Apologétique/​Préambules : Existe-​t-​il une vérité ? (1)

L’apologétique a pour objet de répondre à un cer­tain nombre de ques­tions et de trou­ver la véri­té sur Dieu, le Christ, l’Église. Mais une objec­tion se pose bien avant cette série de ques­tions, et cette objec­tion consti­tue tout sim­ple­ment une remise en cause radi­cale de la pos­si­bi­li­té de poser même ces ques­tions. Il s’a­git du pro­blème de l’exis­tence d’une véri­té objec­tive et connais­sable. L’homme peut-​il atteindre la véri­té sur ces ques­tions reli­gieuses, ou bien une telle pré­ten­tion ne constitue-​t-​elle qu’une vaine illusion ?

Il existe aujourd’hui un état d’esprit géné­ral, dont la réflexion reli­gieuse subit néces­sai­re­ment le contre­coup : c’est celui qui remet en cause l’existence même d’une véri­té, spé­cia­le­ment sur les points qui touchent au sens de la vie humaine.

Dans une dis­cus­sion sur les grands pro­blèmes de l’existence humaine, la plu­part des réflexions et des objec­tions de nos contem­po­rains se ramènent, une fois les points de vue cla­ri­fiés, à cette seule ques­tion fon­da­men­tale et préa­lable : existe-​t-​il une véri­té objec­tive ? En bien des domaines, les hommes ne croient plus aujourd’hui à une véri­té unique, valable pour tous, ne chan­geant pas avec le temps et ayant valeur en elle-​même. Ils n’admettent même pas que, si une telle véri­té exis­tait, leur intel­li­gence pour­rait l’appréhender valablement.

De même que Monsieur Jourdain fai­sait de la prose sans le savoir, les esprits actuels font du rela­ti­visme sans le savoir. Ils croient sans dif­fi­cul­té en une véri­té objec­tive dans leur vie pri­vée ou pro­fes­sion­nelle. En revanche, dans le domaine intel­lec­tuel, ils ne font plus confiance ni à la réa­li­té, ni à l’intelligence. Sans même exa­mi­ner la ques­tion, ils se com­portent comme si toutes les opi­nions se valaient, sous-​entendu ne valaient pas mieux les unes que les autres, sinon pour expri­mer la sub­jec­ti­vi­té individuelle.

La vérité est relative aux diverses personnes

Nos contem­po­rains estiment, en effet, que les caté­go­ries logiques, les manières de rai­son­ner et de per­ce­voir le réel varient selon les cultures, comme nous le montrent l’ethnologie et la socio­lo­gie. La véri­té que je per­çois dépend de mes ori­gines, de mon envi­ron­ne­ment natu­rel, de mes acquis cultu­rels, qui « colorent » ma vision des choses. Chaque homme est d’ailleurs plein de pré­ju­gés incons­cients, issus des opi­nions de sa famille, de son milieu, de son métier, de son pays.

Par ailleurs, il existe des dif­fé­rences de tem­pé­ra­ment qui mul­ti­plient les modes de pen­sée. On divise sou­vent, par exemple, l’humanité en deux classes : les esprits larges et super­fi­ciels, les esprits étroits et pro­fonds. Chaque classe pos­sède sa manière de voir qui, se réfrac­tant dans les innom­brables carac­té­ris­tiques indi­vi­duelles, pro­duit l’infinité des concep­tions personnelles.

La vérité évolue avec le temps

Nos contem­po­rains ne jugent pas seule­ment que la véri­té est rela­tive aux per­sonnes : ils sont éga­le­ment impré­gnés de l’idée d’évolution dans le temps.

C’est que la « véri­té » scien­ti­fique évo­lue, comme le montre la suc­ces­sion des théo­ries scien­ti­fiques. Hier, on croyait que le soleil tour­nait autour de la terre, aujourd’hui on affirme que la terre tourne autour du soleil. Avant-​hier, on pré­ten­dait que la lumière était une onde, hier qu’elle était une émis­sion de cor­pus­cules, aujourd’hui qu’elle est un mélange des deux : qu’en sera-​t-​il demain ?

La « véri­té » poli­tique évo­lue éga­le­ment, comme le montrent les révo­lu­tions sociales et les coups d’État, avec leurs affir­ma­tions idéo­lo­giques contra­dic­toires. Sous la Révolution, on a pour­sui­vi les Vendéens. Sous la Restauration, on a pour­sui­vi les révo­lu­tion­naires. Sous la Monarchie de Juillet, on a pour­sui­vi les légi­ti­mistes. Sous l’Empire, on a pour­sui­vi les répu­bli­cains, puis les catho­liques. Sous la Troisième République, on a pour­sui­vi les conser­va­teurs. Sous l’État Français, on a pour­sui­vi les francs-​maçons. Sous la Quatrième République, on a pour­sui­vi les pétai­nistes, etc.

Devant l’évolution conti­nuelle de ces « véri­tés » scien­ti­fiques ou poli­tiques, les hommes finissent par croire que la véri­té, en soi, évo­lue avec le temps, comme le monde, comme l’homme. Pour eux, ce qui était véri­té hier devien­dra erreur demain, tan­dis que ce qui est erreur aujourd’hui cor­res­pond à une ancienne véri­té aban­don­née mais qui peut reve­nir sur le devant de la scène.

La vérité correspond à ce qui est utile

Si l’on creuse un peu plus pro­fond, on constate que nos contem­porains ne s’intéressent plus à la véri­té en tant que telle. La « véri­té » qu’ils sou­haitent, c’est uni­que­ment celle qui sera pro­duc­tive et utile, qui les ser­vi­ra dans leurs pro­jets per­son­nels. Même dans la science, la ques­tion sous-​jacente que posent les gens n’est plus : « Est-​ce vrai ? » mais : « A quoi ça sert ? ».

Cela reste d’ailleurs sur le plan d’une uti­li­té stric­te­ment maté­rielle. Karl Marx a tra­duit cet état d’esprit dans l’une de ses­thèses sur Feuerbach :

« Les phi­lo­sophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit de le transformer. »

L’influence du « mar­ke­ting » est ici très impor­tante. Auparavant, on conce­vait un pro­duit conforme à un réel besoin, puis on le ven­dait. Aujourd’hui, si l’on peut dire, on étu­die les dési­rs sup­po­sés des uti­li­sa­teurs, puis on conçoit le pro­duit qui y cor­res­pond. Les hommes ont trans­fé­ré cette démarche sur d’autres plans.

La poli­tique a été conta­mi­née la pre­mière. On part désor­mais des dési­rs des élec­teurs pour pro­po­ser un pro­jet poli­tique. C’est tout sim­ple­ment la véri­té elle-​même qui est au ser­vice de l’homme, et non plus le contraire.

Cette conta­mi­na­tion uti­li­ta­riste a fina­le­ment atteint les réa­li­tés les plus hautes. S’enflammer pour la véri­té perd tout son sens. Comme dit la chanson :

« Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente. »

La vérité découle de l’expression du « vécu »

Nos contem­po­rains n’identifient cepen­dant pas tou­jours la véri­té à la seule uti­li­té pra­tique. A d’autres moments, elle exprime pour eux l’authenticité du « témoi­gnage » per­son­nel. Une œuvre se juge à sa valeur de vie, à sa richesse de sin­cé­ri­té. Bien secon­daire paraît sa cohé­rence logique, sa signi­fi­ca­tion intel­lec­tuelle, sa valeur de vérité.

Si la véri­té n’est bonne qu’en tant qu’expression de l’expérience per­son­nelle tra­duite avec sin­cé­ri­té, le conte­nu intel­li­gible d’une doc­trine devient effec­ti­ve­ment sans importance.

Cet état d’esprit a entraî­né un manque de confiance à l’égard d’une pen­sée qui pose des pro­blèmes et en déve­loppe la solu­tion en réfé­rence aux seuls concepts et au rai­son­ne­ment. La notion d’une véri­té spé­cu­la­tive, expri­mant un rap­port entre les idées qu’on a des choses et ces choses elles-​mêmes, s’infléchit vers celle du rap­port entre l’homme et lui-même.

L’idée que notre esprit puisse arri­ver à sai­sir une véri­té intem­po­relle, indé­pen­dante de l’homme, devient propre­ment impen­sable. La véri­té n’est plus pour l’intelligence un gain défi­ni­tif que l’enseignement trans­met­trait à tra­vers le temps, l’espace et les diverses cultures, mais seule­ment l’expression d’une sub­jec­ti­vi­té passagère.

Chacun sa vérité

Si la véri­té est rela­tive aux diverses per­sonnes, si elle évo­lue avec le temps, si elle cor­res­pond à ce qui est utile, si elle découle uni­que­ment de l’expression du « vécu », alors cette véri­té ne peut être la même pour tous, elle ne peut tra­ver­ser le temps, elle ne mérite plus qu’on s’attache à elle, sauf en tant qu’elle peut nous être utile ou nous per­mettre d’entrer en com­mu­ni­ca­tion avec une autre subjectivité.

Les hommes d’aujourd’hui pensent ain­si qu’il existe plu­sieurs façons de voir, diverses « approches » comme on dit main­te­nant, qui toutes ont une « part de véri­té ». On ne peut enfer­mer le réel dans une concep­tion unique et rigide, car ce serait pra­ti­quer « l’exclusion » à l’égard des autres concep­tions éga­le­ment vraies dans leur ordre.

Cet état d’esprit s’est lar­ge­ment répan­du. Considérant toutes les affir­ma­tions comme éga­le­ment vraies, cha­cun rejette toute auto­ri­té inté­rieure ou exté­rieure et se croit en droit de ne suivre, au nom de sa propre véri­té, que ses impul­sions ou sa manière de voir.

Les gens ont fina­le­ment dans l’idée que les dif­fé­rents sys­tèmes de pen­sée, pro­duits des diverses men­ta­li­tés, finissent par s’annuler réci­pro­que­ment ou par se fondre en un vaste syn­cré­tisme. Il devient inutile de se tra­cas­ser pour une véri­té objec­tive et stable. Comme le disaient Montaigne et Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-​delà ».

D’où l’affirmation bien connue : « Vous dites cela, mais d’autres parlent dif­fé­rem­ment. » Sous-​entendu : le heurt des opi­nions est sim­ple­ment le fruit des dif­fé­rences de tem­pé­ra­ment et il n’y a pas lieu de se pré­oc­cu­per de leur conte­nu intel­li­gible. Ou encore, selon l’expression deve­nue clas­sique : « Chacun sa vérité ».

Protagoras d’Abdère, ce sophiste que Platon a si magni­fi­que­ment mis en scène, avait déjà mani­fes­té un tel état d’esprit.

« L’homme, disait-​il, est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui n’existent pas et de l’explication de leur non-existence. »

Il en concluait que « le vrai est ce qui paraît à cha­cun », de sorte que le même objet peut être blanc pour l’un, noir pour l’autre : « Sur chaque chose, il y a deux dis­cours en oppo­si­tion l’un avec l’autre. »

Cette concep­tion condui­sit Protagoras en son temps, comme nos contem­po­rains dans le nôtre, vers l’agnosticisme concer­nant les réa­li­tés les plus hautes et les plus essen­tielles de la vie humaine.

« Sur les dieux, disait-​il, je ne puis rien dire, ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas : bien des choses empêchent de le savoir, d’abord l’obscurité de la ques­tion, ensuite la briè­ve­té de la vie humaine. »