Apologétique/​Préambules : Existe-​t-​il une vérité ? (3)

L’apologétique a pour objet de répondre à un cer­tain nombre de ques­tions et de trou­ver la véri­té sur Dieu, le Christ, l’Église. Mais une objec­tion se pose bien avant cette série de ques­tions, et cette objec­tion consti­tue tout sim­ple­ment une remise en cause radi­cale de la pos­si­bi­li­té de poser même ces ques­tions. Il s’a­git du pro­blème de l’exis­tence d’une véri­té objec­tive et connais­sable. L’homme peut-​il atteindre la véri­té sur ces ques­tions reli­gieuses, ou bien une telle pré­ten­tion ne constitue-​t-​elle qu’une vaine illusion ?

Nous avons vu que l’homme ani­mal rai­son­nable, être défi­ni essen­tiel­le­ment et pre­miè­re­ment par son intel­li­gence, sa rai­son, est fait pour la véri­té comme le pois­son est fait pour l’eau.

Et comme la nature ne fait rien en vain, il est essen­tiel­le­ment pos­sible à l’homme d’atteindre la véri­té, même si dans les faits, pour toutes sortes de rai­sons (paresse, fai­blesse, manque de temps, etc.), cer­tains hommes n’atteignent pas, ou pas seuls, cer­taines véri­tés. Il existe des hommes qui ne com­prennent pas les mathé­ma­tiques, mais l’homme en géné­ral, l’humanité dans son ensemble com­prend les mathé­ma­tiques, comme le prouvent les livres écrits sur cette matière.

Cependant, des objec­tions ont été éle­vées contre la pos­si­bi­li­té pour l’homme d’atteindre la véri­té. Il faut main­te­nant, pour don­ner à notre démons­tra­tion toute son ampli­tude, y répondre.

La vérité est relative aux diverses personnes

L’idée que la véri­té serait essen­tiel­le­ment rela­tive à chaque per­sonne entraîne une consé­quence iné­luc­table : l’incommunicabilité abso­lue entre les hommes. Si ce que j’affirme ne peut être com­pris et admis que par moi, parce qu’un autre sera trop dif­fé­rent par ses ori­gines, ses acquis cultu­rels, ses pré­ju­gés, son tem­pé­ra­ment, pour le com­prendre et l’admettre, alors l’humanité se com­pose de petites « monades » indé­pen­dantes qui vivent dans des mondes paral­lèles et incommunicables.

Mais cette pré­ten­due incom­mu­ni­ca­bi­li­té est démen­tie par toute la vie humaine, par toute la socié­té humaine, par toute l’histoire humaine. Que signi­fie l’adage clas­sique « Nul n’est cen­sé igno­rer la loi », sinon que la loi est pré­ci­sé­ment com­pré­hen­sible par tous ? Que signi­fient les contrats (de vente, de loca­tion, d’assurance, de tra­vail, de mariage, etc.) qui tissent nos vie, sinon que les hommes peuvent se com­prendre et s’accorder sur des véri­tés stables (cer­tains contrats sont conclus pour des dizaines d’années, voire des siècles) ? Que signi­fie l’enseignement sous toutes ses formes, sinon qu’un homme peut trans­mettre à un autre, qui le com­prend, des véri­tés objec­tives ? Pourquoi discutons-​nous avec nos amis, nos rela­tions, nos col­lègues de tra­vail, sinon parce que nous avons la convic­tion spon­ta­née de pou­voir ain­si par­ta­ger cer­taines vérités ?

Bien sûr, ces dif­fé­rences de culture, de tem­pé­ra­ment et d’histoire existent, et colorent pour par­tie nos juge­ments. Mais ceci ne consti­tue qu’une dif­fé­rence acces­soire, tan­dis que la nature humaine, d’animal rai­son­nable, nous est com­mune et fonde, pré­ci­sé­ment, cette « com­mu­ni­ca­bi­li­té » essen­tielle de l’homme.

Lorsque les conquis­ta­dors par­vinrent en Amérique et ren­con­trèrent les habi­tants du lieu (les « Indiens »), habi­tants qu’ils n’avaient jamais vus et qui n’avaient, eux-​mêmes, jamais vu d’hommes blancs, habi­tants qui par­laient une langue incon­nue et qui vivaient de façon dif­fé­rente, ils ne mirent guère de temps à recon­naître des êtres humains comme eux et à entrer en com­mu­ni­ca­tion avec eux pour par­ta­ger un cer­tain nombre de véri­tés. En revanche, ils ne le firent jamais pour aucun des ani­maux décou­verts au même moment. Tout sim­ple­ment parce que la nature ration­nelle com­mune entre les conquis­ta­dirs et les Indiens per­met­tait cette communicabilité.

Les Inuits, ou Esquimaux, vivent en un monde où domine le blanc (notam­ment celui de la neige et de la glace). Leur langue pos­sède donc plu­sieurs mots pour expri­mer des nuances de blanc que nous ne per­ce­vons qu’en par­tie, nos sens étant sur ce point moins affi­nés que les leurs. En revanche, les Inuits et nous par­ta­geons sans aucune dif­fi­cul­té les véri­tés concer­nant l’opposition entre le noir et le blanc, entre le tra­vail et la paresse, entre la famine et l’abondance, entre le bien et le mal, etc.

Il est donc faux de déduire des dif­fé­rences (réelles) entre les hommes une incom­mu­ni­ca­bi­li­té totale, qui empê­che­rait la véri­té de cir­cu­ler entre eux. Cette incom­mu­ni­ca­bi­li­té n’est qu’accessoire, parce que les dif­fé­rences entre les humains sont acces­soires, tan­dis que la nature ration­nelle com­mune fonde la com­mu­ni­ca­bi­li­té essen­tielle de la véri­té entre les hommes.

La vérité évolue avec le temps

L’idée que la véri­té évo­lue essen­tiel­le­ment avec le temps se heurte à un dilemme infran­chis­sable. Si j’affirme comme vraie cette pro­po­si­tion : « La véri­té évo­lue avec le temps », j’affirme que cette pro­po­si­tion elle-​même va évo­luer. Il vien­dra donc un moment où elle fini­ra par se trans­for­mer en cette nou­velle pro­po­si­tion : « La véri­té n’évolue pas avec le temps ». Mais alors, cette pro­po­si­tion « La véri­té évo­lue avec le temps » n’aura pas pu évo­luer avec le temps. Autrement dit, les deux pro­po­si­tions contra­dic­toires : « La véri­té évo­lue avec le temps » et « La véri­té n’évolue pas avec le temps » seraient vraies en même temps, ce qui est l’absurdité radicale.

Affirmer que la véri­té évo­lue avec le temps, c’est éga­le­ment, chose plai­sante, reve­nir à une théo­rie très ancienne : l’un des che­vaux de bataille d’Aristote consis­tait pré­ci­sé­ment à lut­ter contre la théo­rie de la véri­té évo­lu­tive issue d’Héraclite. Autrement dit, cette affir­ma­tion que la véri­té ne peut que chan­ger avec le temps est une véri­té qui n’aurait pas chan­gé depuis le début de la pen­sée humaine.

En réa­li­té, l’une des bases essen­tielles de la science (la plus moderne, celle qui régit toute notre vie aujourd’hui) consiste à affir­mer que les lois de de la nature sont abso­lu­ment immuables à tra­vers le temps. Par exemple, les recherches sur l’histoire du cos­mos (big bang, âge des pla­nètes, car­bone 14, etc.) n’auraient stric­te­ment aucun sens si les lois de la nature, il y a dix mille ou cent mille ans, n’étaient pas exac­te­ment les mêmes qu’aujourd’hui.

De la même façon, quand nous lisons les anciens phi­lo­sophes, nous les com­pre­nons, nous y adhé­rons ou au contraire nous reje­tons leurs affir­ma­tions (du point de vue de la véri­té), et leur véri­té d’hier devient ain­si notre véri­té d’aujourd’hui. La Renaissance, dont on nous chante tous les jours les mérites car elle nous aurait sor­tis des « ténèbres du Moyen Âge », n’a jamais consis­té, selon une for­mule humo­ris­tique, qu’à « reje­ter les Anciens pour glo­ri­fier les Antiques », bref, à consi­dé­rer que les phi­lo­sophes du XIIIe siècle après J.C. étaient beau­coup moins dans la véri­té que les phi­lo­sophes du Ve siècle avant J.C.

Il existe certes une évo­lu­tion pour la véri­té : c’est quand l’homme, par son tra­vail intel­lec­tuel, sa réflexion, passe de l’erreur à la véri­té, ou d’une véri­té moins connue à une véri­té mieux connue. En sens inverse, par sa paresse, ou en rai­son de cir­cons­tances externes (guerres, catas­trophes natu­relles, etc.), l’homme peut pas­ser d’une véri­té connue à une véri­té mécon­nue, voire à l’erreur. En rai­son des inva­sions bar­bares, par exemple, le tout début du Moyen âge avait per­du cer­taines véri­tés connues dans l’Antiquité.

Mais si la per­cep­tion de la véri­té par l’homme peut varier en fonc­tion des cir­cons­tances, la véri­té, elle, conti­nue à exis­ter de façon stable. Les véri­tés de l’ordre mathé­ma­tique sont tou­jours vraies, que les hommes les connaissent ou pas. Ce n’est donc pas parce qu’une véri­té est ancienne qu’elle n’a plus de valeur aujourd’hui. Après tout, l’étoile polaire est là depuis la nuit des temps, mais n’en conti­nue pas moins à indi­quer le nord.

La vérité correspond à ce qui est utile

L’idée que la véri­té cor­res­pond à ce qui est utile pro­vient d’une erreur sur la hié­rar­chie des biens.

L’utile, en effet, est ce qui a sa valeur, non en soi-​même, mais comme moyen en vue d’une autre fin, d’un autre bien, qui évi­dem­ment est meilleur que le bien utile, puisqu’il met ce der­nier à son ser­vice. Ainsi la voi­ture est pour moi un bien utile, qui me sert à atteindre un but plus éle­vé qu’elle, par exemple visi­ter mes parents ou tra­vailler. Ce qui m’intéresse n’est donc pas la voi­ture en soi, mais sa capa­ci­té à me pro­cu­rer le but que je vise vrai­ment, la visite à mes parents ou mon travail.

Or, pré­ci­sé­ment, la véri­té n’a pas en soi le sta­tut de bien utile, mais celui de fin, de but final, qui met à son propre ser­vice les biens utiles. Ce que l’homme recherche par sa rai­son, c’est la beau­té intel­li­gible qui consiste dans la per­cep­tion de l’ordre qui régit la struc­ture des êtres et pré­side à leurs rela­tions. Le but de la réflexion intel­lec­tuelle est la joie d’admirer la beau­té de l’adéquation des par­ties au tout, des moyens à la fin, etc.

Cette joie est aus­si inutile ou aus­si utile que celle qui naît de la contem­pla­tion d’une pein­ture ou d’un pay­sage. La connais­sance de la véri­té, comme l’art, comme l’amour, est donc pour l’homme un but en soi, non un moyen en vue d’autre chose, non un bien « utile ».

On peut le per­ce­voir a contra­rio par le fait que nous avons spon­ta­né­ment honte de nous décou­vrir dans l’erreur ou l’ignorance, même si cette erreur ou cette igno­rance n’a que peu de consé­quences pra­tiques fâcheuses. De la même façon, le men­songe, même léger et sans por­tée mal­veillante, nous répugne spon­ta­né­ment et altère notre répu­ta­tion auprès d’autrui s’il est décou­vert. Tout sim­ple­ment parce que l’homme est fait pour la véri­té, que celle-​ci n’est pas un simple moyen utile mais une fin en soi, et que man­quer à la véri­té par l’erreur, l’ignorance ou le men­songe, c’est man­quer en par­tie à la plé­ni­tude de sa nature d’homme.

Il ne s’agit tou­te­fois pas d’occulter un cer­tain aspect utile de la véri­té. En effet, ce qui est fin en soi peut être, sous un autre rap­port, uti­li­sé comme moyen pour atteindre un autre but. Par exemple, les mathé­ma­tiques, dont la connais­sance est un but en soi pour l’homme, peuvent éga­le­ment être uti­li­sées comme outil pour la phy­sique. Il s’agit là d’un bien­fait sup­plé­men­taire, dont il faut se féli­ci­ter, mais qui ne change pas la nature intrin­sèque de la véri­té, d’être en soi une fin de l’homme, un but ultime. De la même façon, pour l’étudiant en art, le fait de regar­der un tableau et de jouir de sa beau­té est un but en soi, mais il peut y ajou­ter acces­soi­re­ment le fait d’acquérir par là les connais­sances néces­saires à l’obtention de son diplôme.

Cette uti­li­sa­tion acci­den­telle, cette uti­li­té acces­soire ne change donc pas la nature essen­tielle de la véri­té, qui est d’être par elle-​même un but, une fin. En ce sens, la véri­té est « inutile », parce qu’elle est le but même de l’homme et non un simple moyen d’obtenir autre chose.

La vérité découle de l’expression du « vécu »

L’idée que la véri­té n’a de sens et de valeur que comme l’expression d’un « vécu », comme mani­fes­ta­tion d’une expé­rience per­son­nelle tra­duite avec authen­ti­ci­té, repose sur la confu­sion de deux réa­li­tés dis­tinctes en soi, même si elles devraient ordi­nai­re­ment fusion­ner dans la per­sonne de celui qui s’exprime : la véri­té et la sincérité.

La véri­té est essen­tiel­le­ment l’adéquation de l’intellect avec la chose. La sin­cé­ri­té, pour sa part, est l’adéquation de l’expression exté­rieure avec le sen­ti­ment (dans son sens le plus large) inté­rieur. Je suis dans le vrai si ma rai­son per­çoit ce que la chose est. Je suis sin­cère si ma parole exprime ce que ma rai­son perçoit.

Normalement, la véri­té et la sin­cé­ri­té devraient se répondre. Et si l’homme était infaillible et natu­rel­le­ment droit, elles se répon­draient effec­ti­ve­ment tou­jours. Mais, en réa­li­té, il peut leur arri­ver d’être oppo­sées, à cause de l’erreur et du men­songe (ou hypo­cri­sie). Si l’homme est dans l’erreur, il peut expri­mer sin­cè­re­ment le faux. Si l’homme est dans la véri­té, mais que cette véri­té le gêne, il peut expri­mer men­son­gè­re­ment le faux.

Certes, le « vécu » est une réa­li­té intime que je puis essayer de tra­duire (à moi-​même ou à autrui), et qui peut deve­nir, de ce fait, une cer­taine véri­té, quand un esprit sera adé­quat à cette réa­li­té par la connais­sance qu’il en aura. Étant don­né que ce « vécu » est en soi et ordi­nai­re­ment imper­cep­tible par d’autres que celui qui le res­sent, cette véri­té ne pour­ra être trans­mise que par la sin­cé­ri­té du témoi­gnage per­son­nel. En ce sens, la sin­cé­ri­té est fon­da­trice d’une par­tie des véri­tés humaines, celles qui touchent à la sub­jec­ti­vi­té des individus.

Mais la véri­té, pour sa plus grande part, est indé­pen­dante de la sin­cé­ri­té des per­sonnes. Des mil­lions d’hommes se sont trom­pés et conti­nuent à se trom­per aujourd’hui sin­cè­re­ment à pro­pos de véri­tés abso­lu­ment incon­tes­tables. A l’inverse, des hypo­crites et des per­vers ont été et sont dans la véri­té pour un cer­tain nombre de choses.

Chacun sa vérité

Le vieux Protagoras, avec son homme deve­nu mesure de toutes choses, avec sa véri­té iden­tique à ce qui paraît à cha­cun, avec son accep­ta­tion de dis­cours contra­dic­toires et néan­moins aus­si « vrais » l’un que l’autre, nous a déjà mon­tré à quoi mène ce rela­ti­visme des­truc­teur : au laisser-​aller, à l’avachissement de la pen­sée, à l’effondrement sans cesse plus accen­tué de la pen­sée et de l’homme lui-​même. Le rela­ti­visme est, en effet, une impuis­sance men­tale, la méthode la plus effi­cace et la plus éprou­vée pour rui­ner l’esprit et le sté­ri­li­ser à jamais.

Socrate, au contraire, le gué­ris­seur de l’intelligence grecque, a don­né sa vie pour réfu­ter Protagoras. Au moment ultime, alors qu’il atten­dait la ciguë, il a dit des sophistes :

« Ces gens-​là ne se sou­cient pas de savoir ce qui est vrai, mais d’arriver à ce que leurs thèses soient consi­dé­rées comme vraies. Quant à vous, croyez-​moi, ne vous occu­pez guère de ce qu’a dit Socrate, mais plu­tôt de la vérité. »