Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

8 septembre 1893

Lettre encyclique Laetitiæ Sanctæ

Sur le Rosaire

Table des matières

À Nos Vénérables Frères les patriarches, pri­mats, arche­vêques, évêques et autres Ordinaires des lieux ayant paix et com­mu­nion avec le Siège apostolique.

LÉON XIII, PAPE

Vénérables Frères, Salut et Bénédiction apostolique

La sainte allé­gresse que Nous éprou­vâmes à l’ou­ver­ture de ce cin­quan­tième anni­ver­saire de Notre consé­cra­tion épis­co­pale s’est encore agréa­ble­ment accrue, quand Nous vîmes les catho­liques du monde entier s’u­nir à Nous, comme des fils à leur Père, dans une com­mune et écla­tante mani­fes­ta­tion de foi et d’amour.

Désir de remercier et d’exalter Marie

Pénétré de recon­nais­sance, Nous décou­vrons et Nous rele­vons dans ce fait, de la part de la Providence divine, un des­sein spé­cial à la fois de haute bien­veillance pour Nous et d’une grande béné­dic­tion pour l’Église. De ce bien­fait, Nous éprou­vons aus­si un désir non moins vif de remer­cier et d’exal­ter l’au­guste Mère du Sauveur, Notre très bonne et puis­sante Médiatrice auprès de Dieu. Toujours et en toutes manières, durant les longues années et les péri­pé­ties de Notre exis­tence, Nous l’a­vons sen­tie Nous cou­vrir de sa mater­nelle et exquise cha­ri­té, qui conti­nue à se mani­fes­ter à Nous avec un éclat de plus en plus res­plen­dis­sant. Elle répand dans Notre âme une sua­vi­té céleste et la rem­plit d’une confiance toute surnaturelle.

Assistance de la Reine du ciel

Il Nous semble entendre la voix même de la Reine du ciel, Nous encou­ra­geant au milieu de Nos épreuves, Nous aidant de ses conseils dans les mesures à prendre pour le bien com­mun des fidèles, Nous aver­tis­sant d’ex­ci­ter le peuple chré­tien à la pié­té et à la pra­tique de toutes les vertus.

Progrès de la dévotion du Rosaire

Plusieurs fois, dans le pas­sé, il Nous a été doux et Nous Nous sommes fait un devoir de répondre par Nos actes à ces dési­rs de Marie. Parmi les heu­reux fruits que, sous ses aus­pices, Nos exhor­ta­tions ont pro­duits, il convient de signa­ler les grands déve­lop­pe­ments de la dévo­tion du saint Rosaire, les nou­velles confré­ries éri­gées sous ce nom et la recons­ti­tu­tion des anciennes ; les doctes écrits publiés à cette fin, au grand pro­fit des fidèles, et jus­qu’à cer­taines œuvres d’art d’un mérite et d’une richesse remar­quables ins­pi­rées par cette même pensée.

Nouvelle occasion d’en parler

Aujourd’hui, pres­sé par la voix de la bien­heu­reuse Vierge Mère Nous répé­tons : Clama, ne cesses, « Crie et ne cesse de crier ». Nous venons avec bon­heur, Vénérables Frères, vous entre­te­nir de nou­veau du saint Rosaire de Marie, à l’ap­proche de ce mois d’oc­tobre que Nous avons consa­cré à cette tou­chante dévo­tion en l’en­ri­chis­sant d’in­dul­gences et de grâces nom­breuses. Notre parole, tou­te­fois, n’au­ra pas pré­sen­te­ment pour but immé­diat de décer­ner de nou­velles louanges à cette forme si excel­lente de prières, ni d’ex­ci­ter prin­ci­pa­le­ment les fidèles à y recou­rir avec piété.

Objet pré­cis de l’encyclique

I. – La bienfaisance sociale du rosaire

Nous vou­lons plu­tôt vous rap­pe­ler cer­tains avan­tages très pré­cieux décou­lant de cette dévo­tion et répon­dant à mer­veille aux cir­cons­tances actuelles des hommes et des choses ; car Nous sommes très per­sua­dé que de la réci­ta­tion du saint Rosaire, pra­ti­quée de façon à pro­duire son plein effet, décou­le­ront, non seule­ment pour les indi­vi­dus en par­ti­cu­lier, mais pour toute la répu­blique chré­tienne, les avan­tages les plus précieux.

Préoccupations sociales du Pape

Il n’est per­sonne qui ne sache com­bien, pour obéir au devoir de Notre suprême apos­to­lat, Nous Nous sommes effor­cé, comme Nous sommes prêt à le faire encore avec l’aide de Dieu, de tra­vailler au bon­heur et à la pros­pé­ri­té des socié­tés. Souvent Nous avons aver­ti ceux qui détiennent le pou­voir de ne faire des lois et de ne les appli­quer que dans le sens de la pen­sée divine. Ceux que leur génie, leurs mérites, la noblesse du sang ou la for­tune ont éle­vés au-​dessus de leurs conci­toyens, Nous les avons exhor­tés à unir leurs lumières et leurs forces, pour tra­vailler d’au­tant plus effi­ca­ce­ment à for­ti­fier et à défendre les inté­rêts com­muns1.

Trois causes de malheur pour les peuples

Mais, dans la socié­té civile telle que Nous la voyons consti­tuée aujourd’­hui, il est des causes nom­breuses et mul­tiples qui affai­blissent les liens de l’ordre public, et détournent les peuples de la voie de l’hon­nê­te­té et des bonnes mœurs. Ces causes Nous paraissent sur­tout être les trois sui­vantes, à savoir : l’aversion pour la vie humble et labo­rieuse ; l’horreur de tout ce qui fait souf­frir ; l’oubli des biens futurs, objet de notre espérance.

A. Aversion pour la vie humble et laborieuse

a) La situation présente

Nous consta­tons avec dou­leur, – et ceux mêmes qui ne jugent toutes choses qu’à la lumière de la rai­son humaine et d’après le prin­cipe de l’intérêt le recon­naissent et le déplorent avec Nous –, qu’une plaie pro­fonde a frap­pé le corps social, depuis qu’on y voit négli­gés et comme dédai­gnés les devoirs et les ver­tus qui font l’ornement de la vie simple et commune.

De là, en effet, au foyer domes­tique, cette résis­tance opi­niâtre des enfants à l’obéissance que la nature elle-​même leur impose, et cette impa­tience à sup­por­ter tout joug autre que celui de la mol­lesse et de la volupté.

De là, chez l’homme condam­né au tra­vail, cette recherche à écar­ter et à fuir tout labeur pénible, ce pro­fond mécon­ten­te­ment de son sort, ces visées à un rang supé­rieur, ces aspi­ra­tions incon­si­dé­rées vers un égal par­tage des biens, et autres ambi­tions du même genre, qui font déser­ter la cam­pagne pour aller se plon­ger dans le tumulte et les jouis­sances des grandes villes.

De là, cette rup­ture de l’équilibre entre les diverses classes de la socié­té ; cette inquié­tude uni­ver­selle, ces haines et ces poi­gnantes jalou­sies ; ces vio­la­tions fla­grantes du droit, enfin ces efforts inces­sants de tous les déçus de la vie à trou­bler par des sédi­tions et par des émeutes la paix publique, et à s’attaquer à ceux mêmes qui ont mis­sion de la protéger.

b) Les remèdes : la méditation des mystères Joyeux

Le remède à ces maux, qu’on le demande au Rosaire de Marie, à cette réci­ta­tion coor­don­née de cer­taines for­mules de prières accom­pa­gnée de la pieuse médi­ta­tion des mys­tères de la vie du Sauveur et de sa Mère. Que, dans un lan­gage conve­nable et adap­té à l’intelli­gence des simples fidèles, on leur explique les mys­tères joyeux en les leur met­tant devant les yeux, comme autant d’images et de tableaux de la pra­tique des ver­tus. Chacun voit quelle admi­rable et riche mine il y a là d’arguments faciles et capables, par leur suave élo­quence, de per­sua­der la pra­tique des bonnes mœurs et de l’honnêteté.

1. Nazareth : vie domestique parfaite

Nous voi­ci en pré­sence de la Maison de Nazareth, le domi­cile de la sain­te­té divine et ter­restre. Quelle per­fec­tion dans la vie quo­ti­dienne ! Quel modèle ache­vé de la socié­té domes­tique ! Il y règne la can­deur et la sim­pli­ci­té ; une per­pé­tuelle concorde ; un ordre tou­jours par­fait ; un res­pect mutuel et un amour réci­proque, un amour non point faux et men­son­ger, mais réel et actif, qui, par l’assiduité de ses bons offices, ravit même les yeux des simples spec­ta­teurs. Un zèle pré­voyant y pour­voit à tous les besoins de la vie ; mais cela, in sudore vul­tus, « à la sueur du front, » à la façon de ceux qui, sachant se conten­ter de peu, s’efforcent moins de mul­ti­plier leur avoir que de dimi­nuer leurs besoins. Par-​dessus tout, ce qu’on admire dans ce foyer domes­tique, c’est la paix de l’âme et la joie de l’esprit, double tré­sor de la conscience de tout homme de bien.

2. Avantages de cette contemplation

Or, ces grands exemples de modes­tie et d’humilité, de patience dans le tra­vail, de bien­veillance envers le pro­chain, d’un par­fait accom­plis­se­ment des menus devoirs de la vie pri­vée et de toutes les ver­tus ne sau­raient être médi­tés ni se fixer ain­si peu à peu dans la mémoire, sans qu’insensiblement il n’en résulte une salu­taire trans­for­ma­tion dans les pen­sées et dans les habi­tudes de la vie. Alors les obli­ga­tions d’un cha­cun ces­se­ront de lui peser et de lui ins­pi­rer le dégoût ; il les aime­ra, et trou­ve­ra à les rem­plir une jouis­sance qui lui sera un nou­veau sti­mu­lant pour le bien. Par suite aus­si, les mœurs devien­dront plus douces ; la vie de famille plus agréable et plus chère ; le com­merce avec le pro­chain plus péné­tré de sin­cé­ri­té, de cha­ri­té et de res­pect. Et si ces trans­for­ma­tions de l’homme pri­vé s’étendent aux familles, aux cités, aux peuples et à ses ins­ti­tu­tions, l’on voit aisé­ment quels immenses avan­tages en reti­re­ra la chose publique tout entière.

B. Horreur de tout ce qui fait souffrir

a) La situation présente

Un second mal extrê­me­ment funeste et que jamais Nous ne sau­rions assez déplo­rer parce qu’il ne cesse de se pro­pa­ger de jour en jour au grand détri­ment des âmes, c’est la volon­té arrê­tée de se sous­traire à la dou­leur, d’employer tous les moyens pour évi­ter la souf­france et repous­ser l’adversité.

Pour la grande majo­ri­té des hommes, la récom­pense de la ver­tu, de la fidé­li­té au devoir, du tra­vail sou­te­nu, des obs­tacles sur­mon­tés, n’est plus, comme il le fau­drait, dans la paix et la liber­té de l’âme ; ce qu’ils pour­suivent comme per­fec­tion der­nière, c’est un état chi­mérique de la socié­té, où il n’y aurait plus rien à endu­rer, et où l’on goû­te­rait, à la fois, toutes les jouis­sances ter­restres. Or, il est im­possible que les âmes ne soient pas souillées sous l’action de ce désir effré­né des jouis­sances ; si elles ne vont pas jusqu’à en deve­nir les com­plètes vic­times, il en résulte tou­jours un éner­ve­ment tel, que les maux de la vie venant à se faire sen­tir, elles flé­chissent hon­teu­se­ment et finissent par misé­ra­ble­ment y succomber.

b) Remède : la méditation des mystères Douloureux

Ici encore, il est per­mis d’espérer que, par la ver­tu de l’exemple, la dévo­tion du saint Rosaire don­ne­ra aux âmes plus de force et d’éner­gie ; et pour­quoi en adviendrait-​il autre­ment quand le chré­tien, dès sa plus tendre enfance et constam­ment depuis, s’est appli­qué, dans le silence et le recueille­ment, à la suave contem­pla­tion des mys­tères appe­lés dou­lou­reux ?

1. Les exemples de Jésus

Dans ces mys­tères, nous appre­nons que Jésus-​Christ, l’auteur et le consom­ma­teur de notre foi2, a com­men­cé simul­ta­né­ment par faire et par ensei­gner3 : afin que nous trou­vions en lui, réduit en pra­tique, ce qu’il devait nous ensei­gner tou­chant la patience et la géné­ro­si­té dans les dou­leurs et les souf­frances, au point de vou­loir endu­rer lui-​même tout ce qu’il peut y avoir de plus cru­ci­fiant et de plus pénible à sup­por­ter. Nous le voyons acca­blé sous le poids d’une tris­tesse qui, com­pri­mant les vais­seaux du cœur, en fait sor­tir une sueur de sang. Nous le contem­plons lié à la façon des mal­fai­teurs, subis­sant le juge­ment des scé­lé­rats, inju­rié, calom­nié, accu­sé de faux crimes, frap­pé de verges, cou­ron­né d’épines, atta­ché à la croix, jugé indigne de vivre et méri­tant que la foule récla­mât sa mort.

– Les exemples de Marie

À tout cela nous ajou­tons la médi­ta­tion des dou­leurs de sa très sainte Mère, dont un glaive tran­chant n’a pas seule­ment effleu­ré le cœur, mais l’a trans­per­cé de part en part, afin qu’elle devînt et méri­tât d’être appe­lée la Mère des douleurs.

2. Leçon : la patience vertueuse

Quiconque contem­ple­ra fré­quem­ment, non pas seule­ment des yeux du corps, mais par la pen­sée et la médi­ta­tion, d’aussi grands exemples de force et de ver­tu, com­ment ne brûlerait-​il pas du désir de les imi­ter ! Que la terre se montre à lui cou­verte de ses malé­dic­tions et ne pro­dui­sant que des ronces et des épines ; que son âme soit oppres­sée de peines et d’angoisses, son corps miné par les mala­dies ; il n’y aura pas de souf­france lui venant soit de la méchan­ce­té des hommes, soit de la colère des démons, pas d’adversité soit pri­vée soit publique, dont sa patience ne fini­ra par triompher.

D’où le pro­verbe : Facere et pati for­tia chris­tia­num est, « agir et souf­frir, c’est le propre du chré­tien », car qui­conque veut avoir droit à ce nom ne sau­rait se dis­pen­ser de suivre Jésus souffrant.

Pas du stoïcisme

Mais quand Nous par­lons de patience, Nous n’entendons nulle­ment cette vaine osten­ta­tion d’une âme endur­cie à la dou­leur, ce qui fut le propre de cer­tains phi­lo­sophes de l’antiquité ; mais bien cette patience qui prend modèle sur Celui qui pro­po­si­to sibi gau­dio sus­ti­nuit cru­cem confu­sione contemp­ta « qui, au lieu de la joie qu’on lui pro­po­sait, a souf­fert la croix en en mépri­sant l’ignominie »4 ;

Nous enten­dons cette patience, qui, après avoir deman­dé à Dieu le secours de sa grâce, ne récuse aucune souf­france, mais s’en réjouit, et, quelle qu’elle soit, la consi­dère comme un gain.

Vies héroïques

L’Église catho­lique a tou­jours eu et compte pré­sen­te­ment, et en tous lieux, d’illustres dis­ciples de cette doc­trine, des hommes et de pieuses femmes de tout rang qui, pour mar­cher sur les traces du Seigneur, sup­portent avec cou­rage et en esprit de reli­gion toutes sortes d’in­jures et d’a­mer­tumes en redi­sant, plus encore par leurs actes qu’en paroles, avec l’a­pôtre saint Thomas : Eamus et nos et moria­mur cum eo, « Allons, nous aus­si, et mou­rons avec lui »5 – Plaise à Dieu de mul­ti­plier de plus en plus ces exemples d’in­signe constance ! Us sont un sou­tien pour la socié­té civile, et pour l’Église une gloire et une vertu.

C. L’oubli des biens futurs

Le troi­sième genre de maux aux­quels il faut por­ter remède, est par­ti­cu­liè­re­ment propre aux hommes de notre temps. Ceux, en effet, des siècles anté­rieurs, alors même qu’ils aimaient par­fois plus pas­sion­né­ment les choses de la terre, n’a­vaient pas cepen­dant un dédain abso­lu pour les choses célestes ; ain­si, à entendre les sages d’entre les païens eux-​mêmes, cette vie leur appa­rais­sait comme une hôtel­le­rie et une mai­son de pas­sage, plu­tôt que comme une demeure fixe et durable.

a) La situation présente

Les hommes de nos jours, au contraire, quoique nour­ris de chris­tia­nisme, pour­suivent de telle sorte les biens péris­sables de la vie pré­sente, qu’ils vou­draient non seule­ment oublier mais, par un excès d’a­vi­lis­se­ment, effa­cer même le sou­ve­nir d’une patrie meilleure dans l’é­ter­nelle béa­ti­tude, comme si saint Paul nous avait aver­tis en vain que nous n’a­vons pas ici de demeure per­ma­nente, mais que nous cher­chons celle qui est à venir. Non habe­mus hic manen­tem civi­ta­tem, sed futu­ram inqui­ri­mus6.

Une erreur réfutée

Que si l’on scrute quelles sont les causes de cette aber­ra­tion, la pre­mière qui se pré­sente, c’est la per­sua­sion d’un grand nombre, que la pré­oc­cu­pa­tion des choses futures éteint l’a­mour de la patrie ter­restre et tourne au détri­ment de la pros­pé­ri­té de l’État : calom­nie odieuse et insen­sée. Et, de fait, les biens que nous espé­rons ne sont pas de nature à absor­ber la pen­sée des hommes jus­qu’à les détour­ner du soin des choses pré­sentes, Jésus-​Christ lui-​même, en nous recom­man­dant de cher­cher tout d’abord le royaume de Dieu, a insi­nué par là même que cela ne devait point nous faire négli­ger tout le reste.

L’usage, en effet, des biens pré­sents et la jouis­sance hon­nête qui s’y attache, quand la ver­tu y trouve un sti­mu­lant ou une récom­pense, comme aus­si les décors et les embel­lis­se­ments de la cité ter­restre, quand on y voit une image des splen­deurs et des magni­fi­cences de la cité céleste, n’offrent rien de contraire à la rai­son humaine ou aux conseils divins ; car Dieu est auteur à la fois de la nature et de la grâce, et il n’a pas vou­lu que l’une nuise à l’autre, ni qu’elles se com­battent mutuel­le­ment, mais qu’unies par une fra­ter­nelle alliance, elles nous conduisent toutes les deux plus aisé­ment à cette immor­telle béa­ti­tude, pour laquelle, hommes mor­tels, nous sommes venus en ce monde.

Suite funeste d’une telle erreur

Cependant, les volup­tueux et les ama­teurs d’eux-mêmes, ceux dont les pen­sées se perdent dans les choses basses et péris­sables au point qu’il leur devient impos­sible de s’élever plus haut, ceux-​là, plu­tôt que de sen­tir naître en eux, par la jouis­sance des créa­tures visibles, le désir des biens invi­sibles et éter­nels, perdent com­plè­te­ment de vue l’éternité elle-​même, et tombent jusqu’au der­nier degré de l’abjection.

Le pire des châtiments

Aussi bien, Dieu ne saurait-​il infli­ger à l’homme une puni­tion plus ter­rible qu’en le lais­sant de la sorte oublier les biens supé­rieurs pour pas­ser sa vie dans la jouis­sance des basses voluptés.

b) Le remède : la méditation des mystères Glorieux

Or, à un dan­ger pareil ne sera cer­tai­ne­ment jamais expo­sé le chré­tien qui, le pieux Rosaire à la main, en médi­te­ra sou­vent les mys­tères glo­rieux. De ces mys­tères, en effet, jaillit une lumière qui nous découvre ces célestes tré­sors et beau­tés, que notre œil cor­po­rel ne sau­rait atteindre, mais que nous savons par la foi être pré­pa­rés à ceux qui aiment Dieu.

1. Sens de ces mystères

Nous y appre­nons que la mort n’est pas une ruine qui ne laisse rien der­rière elle, mais le pas­sage d’une vie à une autre, et que le che­min du ciel est ouvert à tous. Quand nous y voyons mon­ter le Christ Jésus, nous nous rap­pe­lons sa pro­messe de nous y pré­pa­rer une place : Vado parare vobis locum ((Jean, xiv, 2.)). Le saint Rosaire nous fait sou­ve­nir qu’il y aura un temps où Dieu séche­ra toute larme de nos yeux, où il n’y aura plus de deuil, ni de gémis­se­ment, ni aucune dou­leur7, où nous serons tou­jours avec le Seigneur8, sem­blables à Dieu parce que nous le ver­rons comme il est9 ; enivrés du tor­rent de ses délices, conci­toyens des saints, en consé­quence de la bien­heu­reuse Vierge, notre Mère.

2. Application pratique

Comment une âme, qui se nour­rit de sem­blables pen­sées, ne se sentirait-​elle pas brû­ler d’une sainte flamme et ne s’écrierait-​elle pas avec un grand saint : « Que la terre me paraît vile quand je regarde le ciel ! Quam sor­det tel­lus dum coe­lum aspi­cio ! » Comment ne se consolerait-​elle pas, en son­geant qu’une légère, tri­bu­la­tion momen­ta­née pro­duit en nous un poids éter­nel de gloire : Momentaneum et leve tri­bu­la­tio­nis nos­trae aeter­num glo­riae pon­dus ope­ra­tur in nobis ((II Cor., iv, 17.)). En véri­té, là seule­ment est le secret d’u­nir, comme il convient, le temps à l’é­ter­ni­té, la cité ter­restre à la cité céleste, et de for­mer des carac­tères nobles.

Si ces carac­tères sont le grand nombre, la socié­té sera sauve­gardée dans sa digni­té et sa gran­deur ; on y ver­ra fleu­rir le bien, le vrai et le beau, à l’i­mage de Celui qui est le prince et l’in­ta­ris­sable source de toute véri­té, de toute bon­té et de toute beauté.

Combien grande est la valeur du Rosaire médité

Et main­te­nant, qui ne voit, comme Nous l’a­vons obser­vé en com­men­çant, com­bien grande et féconde est la salu­taire ver­tu du saint Rosaire de Marie et quels admi­rables remèdes la socié­té actuelle peut y pui­ser pour gué­rir ses maux et en pré­ve­nir le retour ?

II. – Importance des confréries du rosaire

Mais cette ver­tu, ceux-​là natu­rel­le­ment en éprou­ve­ront avec plus d’a­bon­dance les bien­faits qui, ayant don­né leurs noms à quel­qu’une des pieuses confré­ries du Rosaire, y auront acquis, grâce à cette fra­ter­nelle union et à leur consé­cra­tion spé­ciale au culte de la très sainte Vierge, un titre nou­veau et particulier.

a) Constitution et règlements

Ces confré­ries, en effet, approu­vées par les pon­tifes romains et enri­chies par eux de pri­vi­lèges et d’in­dul­gences, ont leur consti­tu­tion propre et leur dis­ci­pline ; elles tiennent leurs réunions à des jours déter­mi­nés, et sont pour­vues des moyens les plus aptes à faire fleu­rir la pié­té et à se rendre utiles même à la socié­té civile. Ce sont comme autant de bataillons mili­tants qui com­battent les com­bats du Christ pour la ver­tu de ses mys­tères sacrés, sous les aus­pices et la conduite de la Reine du ciel, et Marie en tous les temps, et plus encore à la jour­née des Échinades10, leur a prou­vé mani­fes­te­ment com­bien elle agréait leurs prières, leurs fêtes et leurs sup­pliantes processions.

b) Multiplication et perfection

Il est donc bien juste que, non seule­ment les fils du patriarche saint Dominique, qui le doivent par état et par voca­tion, mais encore tous les prêtres qui ont charge d’âmes et qui, notam­ment, exercent leur minis­tère dans les églises où déjà ces confré­ries sont cano­ni­que­ment éri­gées, s’appliquent avec zèle à les mul­ti­plier et à les main­te­nir dans toute leur ferveur.

Nous dési­rons de plus, et cela très vive­ment, que les mis­sion­naires, ceux qui s’adonnent à la pré­di­ca­tion de la foi, soit dans les pays chré­tiens, soit chez les infi­dèles et les nations bar­bares, se consacrent éga­le­ment à cette acti­vi­té. Leurs exhor­ta­tions, Nous n’en dou­tons pas, por­te­ront leurs fruits et de nom­breux fidèles s’empresseront de se faire ins­crire dans ces confré­ries et s’efforceront à l’envi de reti­rer du saint Rosaire les pré­cieux avan­tages que Nous venons d’énumérer et qu’on en doit regar­der comme l’essence et la rai­son d’être.

c) Influence heureuse

L’exemple ensuite de ces confré­ries et de ces asso­ciés entraî­ne­ra insen­si­ble­ment le reste des fidèles à les imi­ter dans leur estime et leur dévo­tion au Rosaire de Marie, et à leur tour ceux-​ci se mon­tre­ront, ain­si que Nous le dési­rons vive­ment, plus sou­cieux de recueillir à leur pro­fit des tré­sors aus­si salutaires.

Espérance, consolation et vœux

Telles sont les espé­rances que Nous entre­voyons ; elles Nous sont un sou­tien et une conso­la­tion, au milieu des maux et des tris­tesses de l’heure pré­sente. Qu’il plaise à Marie, la Mère de Dieu et des hommes, l’institutrice et la Reine du saint Rosaire, de les réa­li­ser en exau­çant Nos prières et nos sup­pli­ca­tions ! Nous avons la con­fiance, Vénérables Frères, que par le soin de cha­cun d’entre vous ces ensei­gne­ments et ces vœux pro­dui­ront toutes sortes de bons effets et contri­bue­ront notam­ment à la pros­pé­ri­té des familles et à la paix géné­rale des peuples.

Bénédiction apostolique

En atten­dant, comme gage des faveurs célestes et de Notre par­ti­cu­lière bien­veillance, Nous vous accor­dons, à cha­cun de vous, à votre cler­gé et aux fidèles confiés à vos soins, la Bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 8 sep­tembre de l’an­née 1893, la sei­zième de Notre pontificat.

Léon XIII, pape

  1. Rappelons la date de la célèbre ency­clique Rerum Novarum : 15 mai 1891. []
  2. Hébr., xii, 2. []
  3. Act., i, 1. []
  4. Aux Hébreux, xii, 2. []
  5. Jean, xi, 16. []
  6. Aux Hébreux, xiii, 14. []
  7. Apoc., xxi, 4. []
  8. I Thess., iv, 16. []
  9. I Jean, iii, 2. []
  10. La vic­toire de Lépante. []