Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

25 juin 1956

Radiomessage à la France

Rome, près Saint Pierre, le 25 juin 1956

En cette heure solen­nelle, en laquelle toute une nation chré­tienne, repré­sen­tée par ses per­son­na­li­tés les plus émi­nentes, offre au Seigneur une messe d’ac­tion de grâces sous les voûtes d’une mer­veilleuse cathé­drale, qui renaît à la vie tel un malade qui a sur­mon­té une crise grave à force d’éner­gie et d’en­du­rance, en cette heure où vous célé­brez le cin­quième cen­te­naire de la réha­bi­li­ta­tion de sainte Jeanne d’Arc, comme une grande famille qui retrouve en l’un de ses enfants l’in­car­na­tion de ses valeurs les plus hautes et les plus repré­sen­ta­tives, ce Nous est une grande conso­la­tion de mani­fes­ter, Nous aus­si, la joie qui rem­plit notre âme et de vous féli­ci­ter, fils bien-​aimés, pour cette fête d’une mai­son de Dieu et d’une héroïne de la sain­te­té, qui sont vos légi­times gloires.

Qui donc, en cette triste jour­née du prin­temps de 1431, rega­gnant sa demeure les yeux bais­sés et le cœur abat­tu, après avoir assis­té à la tra­gé­die de la place du Vieux-​Marché, s’il eût fixé ses yeux sur l’é­di­fice gran­diose de votre cathé­drale pour y cher­cher récon­fort, aurait jamais pen­sé que la pré­sente jour­née his­to­rique réuni­rait Jeanne et ce temple, comme si sur eux eût pesé un com­mun des­tin de voca­tion, divine, de souf­france et de mar­tyre, de mort appa­rente et de glo­rieuse résur­rec­tion, pour les dres­ser devant le monde comme sym­bole tan­gible des ver­tus d’une race, comme authen­tique expres­sion de l’âme nationale ?

Il fau­drait remon­ter jus­qu’aux siècles où l’his­toire se confond avec la légende pour retra­cer les vicis­si­tudes subies par votre cathé­drale, en évo­quant les noms des saints et des hommes illustres qui en ont occu­pé le siège, et pour la suivre, à tra­vers les âges, comme une vivante image du peuple, de la cité et de la région, dont elle par­ta­gea les joies et les peines.

C’est en elle, comme dans une bible de pierre, que vos aïeux lurent les véri­tés de la foi, sui­virent avec admi­ra­tion les hauts faits de leurs ancêtres, admi­rèrent les beau­tés les plus pures mises au ser­vice de l’i­déal le plus éle­vé, apprirent à prier, et, en même temps, se sen­tirent plus frères, sous l’é­treinte de ses grandes voûtes. Ses lignes élan­cées leur mon­traient le che­min du ciel, et la légè­re­té de ses masses leur ensei­gnait le déta­che­ment du monde.

Dans le ciel clair de Normandie allaient pas­ser des lueurs d’in­cen­die, les nuées de la guerre char­gées de déso­la­tion et d’é­pou­vante, et même les ténèbres que créent l’a­ban­don des hommes et les excès sacri­lèges de la Révolution.

Mais la cathé­drale res­te­ra tou­jours debout, elle trou­ve­ra tou­jours la main et le cœur qui lui don­ne­ront une vie nou­velle, parce qu’elle exprime des réa­li­tés immor­telles et que ses fon­de­ments s’ap­puient sur le rocher de la foi, d’une foi sen­tie et trans­for­mée en sub­stance de vie jus­qu’à for­mer pour un peuple son carac­tère le plus essentiel.

Et voi­ci que, onze ans à peine après la der­nière tour­mente, vous reve­nez l’ad­mi­rer dans toute sa splen­deur. Votre constance, votre géné­ro­si­té et votre enthou­siasme méritent un éloge spé­cial que nous sommes heu­reux de vous accor­der. Cet éloge s’a­dresse en par­ti­cu­lier aux auto­ri­tés publiques, grâce aux­quelles la cathé­drale a pu être rele­vée de ses ruines. Il va aus­si à ceux qui ont sou­le­vé ces pierres de leurs propres mains, et renou­ve­lé ain­si les tra­di­tions véné­rables des siècles pas­sés. Aimez-​la, fils bien-​aimés, parce qu’elle est vôtre, parce qu’elle vous repré­sente, parce qu’elle vous est un bien­fait ou, comme dit un hymne :

Elle est la barque qui nous porte sans péril,
Le ber­cail dont le toit nous abrite,
La colonne de la véri­té et notre sûr appui.

Quel contraste entre cette inal­té­rable sta­bi­li­té et les frêles appa­rences de l’humble jeune fille qui devait avoir une si grande part dans l’his­toire de France ! Et pour­tant, cette enfant, à pre­mière vue si fra­gile, deve­nait elle aus­si un solide édi­fice. Telle une cathé­drale enra­ci­née dans le sol, elle creu­sait ses fon­de­ments dans l’a­mour de la patrie, dans un désir véhé­ment de paix et une soif de jus­tice qui devaient l’ar­ra­cher de l’ombre où elle sem­blait confi­née pour la jeter dans le cours violent de l’histoire.

Choisie par Dieu, une conscience inébran­lable de sa mis­sion, un désir ardent de sain­te­té, ali­men­té par la volon­té de mieux cor­res­pondre à sa très haute voca­tion, lui feront sur­mon­ter les obs­tacles, igno­rer les périls, affron­ter les grands de la terre, se mêler aux pro­blèmes inter­na­tio­naux du temps, et même se trans­for­mer en capi­taine habillé de fer, pour mon­ter, ter­rible, à l’assaut.

Plus d’une année de cam­pagne, semée de com­bats et de vic­toires, la prise d’Orléans, le sacre de Reims, les che­vau­chées inter­mi­nables, les bles­sures et les pri­sons, semblent les pages magni­fiques d’une légende dorée.

Mais en face de la sim­pli­ci­té exem­plaire, du par­fait dés­in­té­res­se­ment, de l’i­déal sans tache, se dressent la pru­dence du monde, la cupi­di­té, l’in­com­pré­hen­sion et la cor­rup­tion, qui vont tis­ser leurs filets pour l’i­so­ler, l’im­mo­bi­li­ser et la faire périr comme un enne­mi dan­ge­reux. Dans le ciel de Normandie ont repas­sé des ombres sinistres, l’obs­cu­ri­té revient cou­vrir pour un moment la Rouen lumi­neuse. Et voi­là qu’une fois encore les flammes d’un bûcher ravivent l’in­cen­die sur l’une de ses places. Dans le silence résonnent les paroles d’une mar­tyre fidèle à sa voca­tion, pleine de foi en l’Église, à laquelle elle en appe­lait, invo­quant le très doux nom de Jésus, son unique conso­la­tion. À tra­vers la fumée qui monte, elle fixe la croix, cer­taine qu’un jour elle obtien­dra jus­tice. Plus tard, sur les ruines de la cathé­drale, une croix aus­si serait l’es­pé­rance de la recons­truc­tion future.

Vie longue ou brève, triomphe ou déroute appa­rente, soli­di­té de la pierre ou fra­gi­li­té d’une pauvre jeune fille mor­telle : peu importe, s’il existe une Vérité immuable, une foi qui ne peut pas­ser, l’a­mour d’une Patrie immor­telle, l’at­tente d’une Paix qui est une exi­gence natu­relle du cœur humain, la soif d’une jus­tice qui, néces­sai­re­ment, l’emportera à l’heure fixée par l’his­toire, à l’heure de la recons­truc­tion, de la réha­bi­li­ta­tion, de la Résurrection.

Loi néces­saire, qui unit tou­jours le sacri­fice au triomphe, l’hu­mi­lia­tion à la gloire, le mys­tère du cal­vaire à l’aube lumi­neuse du matin de la Résurrection.

Heureux le peuple qui s’en sou­vient, même pour affron­ter, s’il le fal­lait, le juge­ment des hommes, comme Jeanne l’a su faire avec une admi­rable constance et une inal­té­rable séré­ni­té, pour ne pas refu­ser le sacri­fice qu’elle vit venir sans craindre per­sonne et avec une éner­gie mer­veilleuse, pour être tou­jours fidèle à sa voca­tion, spé­cia­le­ment aux moments les plus difficiles.

Jeanne d’Arc se pré­sente ain­si aux chré­tiens de notre temps comme un modèle de foi solide et agis­sante, de doci­li­té à une mis­sion très haute, de force au milieu des épreuves.

Mais son exemple doit être spé­cia­le­ment élo­quent pour vous, fils bien-​aimés, dont la patrie a méri­té, en ver­tu d’un appel divin, de renaître en un moment si difficile.

Vous êtes les frères d’une héroïne simple fille de votre peuple. Par sa vie exem­plaire, sa consé­cra­tion à un idéal et son par­fait sacri­fice, elle enseigne à tous le che­min sûr, en ce siècle de sen­sua­li­té, de maté­ria­lisme, de laisser-​aller, qui vou­drait faire oublier le sen­tier tra­cé par les héros les meilleurs, et la voie qui mène au por­tail gran­diose des vieilles cathédrales.

Il n’est pas rare qu’aux ins­tants les plus cri­tiques, ain­si qu’un coup de vent rompt les nuages et laisse voir l’é­toile qui gui­de­ra le navi­ga­teur au port, le Seigneur envoie l’ins­pi­ra­tion sur­na­tu­relle qui doit faire d’une âme le salut de son peuple.

Levez donc les yeux, fils bien-​aimés, dignes repré­sen­tants d’une nation qui se glo­ri­fie du titre de fille aînée de l’Église, et regar­dez les grands exemples qui vous ont pré­cé­dés, levez les yeux et admi­rez ces splen­dides cathé­drales qui demeurent par­mi vous un vivant sym­bole de cette Église catho­lique au sein de laquelle vous avez gran­di. Mieux encore, entrez d’un pas assu­ré dans la cathé­drale de Dieu, véné­rez les saints qui se trouvent sur ses autels, tom­bez à genoux devant le Dieu qui vous attend au taber­nacle, renou­ve­lez votre pro­fes­sion de foi, promettez-​lui de nou­veau votre fidé­li­té la plus par­faite, et soyez sûrs que, ce fai­sant, vous répon­drez à votre voca­tion d’hommes, de chré­tiens, de Français.

S’il arrive que souffle au dehors le vent mau­vais, si le men­songe, la cupi­di­té, l’in­com­pré­hen­sion trament le mal, s’il vous semble même deve­nir vic­times à votre tour, regar­dez vos héros réha­bi­li­tés, vos cathé­drales recons­truites et vous vous convain­crez une fois de plus que tou­jours la der­nière vic­toire est celle de la foi, de la sainte foi que rien ne peut abattre et dont l’Église catho­lique est l’u­nique dépositaire.

Catholiques fran­çais, dignes repré­sen­tants d’une nation qui a tou­jours trou­vé dans son titre de catho­lique le sti­mu­lant le plus fort pour écrire les pages les plus glo­rieuses de son his­toire, des tours de vos cathé­drales tombent les notes graves ou joyeuses des cloches, comme la rosée qui des­cend sur la terre pour la rafraî­chir et la fécon­der ; du sol géné­reux de ce jar­din de l’Europe qu’est la France, germent les héros de la patrie et de la foi, qui, par amour pour leur mère, si sa défense l’exige, savent batailler, souf­frir et mou­rir, dans la cer­ti­tude que les lau­riers du triomphe ne sau­raient jamais man­quer à qui accepte de se sacri­fier pour une cause grande et juste. Et s’il peut sem­bler un moment que triomphent l’i­ni­qui­té, le men­songe et la cor­rup­tion, il vous suf­fi­ra de faire silence quelques ins­tants et de lever les yeux au ciel pour ima­gi­ner les légions de Jeanne d’Arc qui reviennent, ban­nières déployées, pour sau­ver la patrie et sau­ver la foi.

Par l’in­ter­ces­sion de tant de saints qui ont occu­pé le siège de Rouen, par l’in­ter­ces­sion sur­tout de cette gran­diose figure dont vous com­mé­mo­rez aujourd’­hui la réha­bi­li­ta­tion, que la Bénédiction du Très-​Haut des­cende sur vous tous ici pré­sents, sur nos frères dans l’é­pis­co­pat, le cler­gé et les fidèles, sur les très dignes auto­ri­tés qui, par leur pré­sence et leur appui, ont tant contri­bué à l’é­clat de ces solen­ni­tés et, par-​dessus tout, sur la France, qui nous est si chère, et à laquelle nous sou­hai­tons la paix et le bon­heur dans la plus par­faite adhé­sion à ses des­ti­nées de grande nation catholique.

PIUS PP. XII