« Aimes et fais ce que voudras » : L’évangile, le devoir et les passions

Un point fas­cine et dérange dans le chris­tia­nisme : la place opu­lente faite à l’a­mour. « Dieu est Amour », révèle saint Jean ; « Sans la cha­ri­té je ne suis rien », écrit saint Paul ; « Aimes et fais ce que vou­dras », ren­ché­rit saint Augustin. Entre affec­ti­vi­té, sen­si­bi­li­té, sen­ti­ment, devoir et pas­sion, en quel lieu l’a­mour pur peut-​il trou­ver sa place, sinon son équi­libre, chez un chrétien ?

Le com­man­de­ment nou­veau reçu du Christ reste sou­vent her­mé­tique à la plu­part des hommes, y com­pris les chré­tiens, qui le jugent sublime en théo­rie, mais incon­ve­nant et fou dans la pra­tique. La reli­gion serait donc affaire de sen­ti­ment ? Que devien­drait alors la morale ? Tous cal­culs faits, il paraît plus sage de fixer une mesure à la pas­sion, d’im­po­ser une règle à l’é­lan du désir trop per­son­nel, instable et véhé­ment. La reli­gion du devoir arrai­son­ne­ra l’amour.

La vie heureuse : éteindre les passions ?

Admirables lors­qu’ils célèbrent la ver­tu, mais inhu­mains dans leur ambi­tion d’é­teindre toute pas­sion, les stoï­ciens visaient un état de déta­che­ment moral et men­tal où plus aucun désir, aucune crainte, aucun évé­ne­ment, n’au­raient prise sur l’âme. Sénèque, contem­po­rain de saint Paul, dit : « on peut appe­ler heu­reux celui qui est exempt de dési­rs et de crainte grâce aux bien­faits de la rai­son » (La Vie heu­reuse). Est heu­reux celui qui, toutes pas­sions mortes, a ces­sé d’aimer.

De Montaigne à Jansénius, Nietzsche ou Foucault, l’in­fluence du stoï­cisme dure : l’as­cèse et l’i­déal de la ver­tu ont trou­vé leur place natu­relle chez Pères et des phi­lo­sophes. L’évangile, cepen­dant, prê­chant les béa­ti­tudes et l’a­ban­don à la Providence, dépasse infi­ni­ment cet hori­zon de l’ef­fort humain, trop humain, pour vaincre l’a­mour, cette sen­si­bi­li­té, croit-​on, qui épar­pille le cour, l’a­gite et l’affole.

Le Christ a livré sa vie non par agi­ta­tion mais par amour pas­sion­né pour les siens : folie de la Passion et de la Croix ! Il com­mande d’ai­mer notre sem­blable comme Lui nous aime, ami ou enne­mi. Saint Paul résume : « L’amour est l’ac­com­plis­se­ment de la loi. « Saint Jean en fait l’ob­jet de la foi : « Nous croyons en l’a­mour ». Les mys­tiques, eux, parlent d’u­nion à Dieu par la vision nou­velle qui naît dans l’exer­cice de la cha­ri­té. Selon saint Jean de la Croix, nous serons jugés, non sur le devoir ni l’ef­fort, mais sur l’a­mour – ce qui paraît beau­coup moins hypo­crite et autre­ment exigeant.

La morale janséniste

Depuis le XVIIIe siècle, la rigueur appa­rente de la morale bour­geoise, telle que l’a conçue le jan­sé­niste Pierre Nicole , peut gar­der je ne sais quoi d’hé­roïque et de roman­tique, de nature à don­ner le change, et même aller de pair avec un cer­tain sen­ti­men­ta­lisme dans la dévo­tion reli­gieuse ; pour­tant, même impré­gnée de chris­tia­nisme, elle demeure étran­gère et réfrac­taire à la cha­ri­té. Cette morale de l’ap­pa­rence et des conve­nances est fon­dée sur un pos­tu­lat pes­si­miste selon quoi cha­cun fait sem­blant d’ai­mer, alors qu’il recherche avant tout son inté­rêt : morale uti­li­taire, qui jus­ti­fie entiè­re­ment l’hy­po­cri­sie des pré­séances mondaines.

Au XIXème, les catho­liques eux-​mêmes ont fini par s’y sou­mettre et se défier de l’a­mour, dénon­cé comme une pas­sion for­cé­ment illu­soire et mau­vaise. Ils ont réduit la reli­gion à la morale, et la morale au sacro-​saint devoir, mythe emprun­té aux frères sépa­rés d’outre-​Rhin et à leur phi­lo­sophe, mon­sieur Kant. D’apparence bonne et dés­in­té­res­sée, l’im­pé­ra­tif caté­go­rique et la « mys­tique de la consigne » (Vialatte) leur ont paru plus fiables que l’a­mour. Le devoir, non sus­cep­tible d’i­ma­gi­na­tion, ne demande pas de sen­ti­ments : tra­cé à la règle, il tire sa sûre­té de sa rigi­di­té même ; il n’a rien d’ex­ta­tique et n’as­pire à nulle extra­or­di­naire. « Je n’ai fait que mon devoir ! »

Doit-​on aimer son devoir ?

Première remarque : le devoir seul ne peut suf­fire à don­ner la réplique aux Lumières et aux droits de l’homme : droits et devoirs s’op­posent sur un même plan, relèvent du même point de vue hori­zon­tal et sub­jec­tif. Ce point de vue ne sort pas l’homme de lui-​même : il se replie dans l’ar­bi­traire d’une volon­té, per­son­nelle ou col­lec­tive. Oubliant le bon­heur d’ai­mer Dieu et ne cher­chant plus le bien d’au­trui, aux­quels il sub­sti­tue « son » devoir, il devient à lui-​même son propre but.

Deuxième remarque : le sen­ti­ment du devoir soi-​disant accom­pli, ou man­qué, enfle ou décou­rage ; il endur­cit l’âme et déman­tèle la cha­ri­té. Il annonce tour à tour la séche­resse auto­sa­tis­faite ou négli­gente, la tié­deur ou la mas­ca­rade mon­daine et puri­taine. Le triste esclave du devoir aura bien­tôt ces­sé d’aimer.

éloi­gné de la tra­di­tion, qui parle plu­tôt d’of­fice, de mis­sion, d’hon­neur ou de charge, le devoir reste une valeur moderne, à la fois sociale, juri­dique et sub­jec­tive, symé­trique des droits : il cor­res­pond au dû que la volon­té géné­rale (la Loi, les conve­nances) attendent de lui voir ver­ser ; c’est aus­si un défi que la volon­té propre s’im­pose à elle-​même. Parce que sa rai­son se tient dans la seule obli­ga­tion – non dans l’ob­jec­ti­vi­té d’un bien aimable – le devoir n’a pas de cour et confine l’âme dans une fini­tude étouffante.

Qui aime « son » devoir n’aime rien hor­mis soi-​même, ce qui paraît beau­coup, mais ne peut suf­fire. C’est un dérè­gle­ment volon­ta­riste de la pas­sion. Aussi dés­in­té­res­sé qu’il paraisse, le sen­ti­ment du devoir demeure impuis­sant à com­bler le cour humain, lequel ne s’é­pa­nouit que s’il pré­fère autre que soi, s’il aime sur­tout plus grand que soi. C’est le bien, et non le devoir, qui est aimable.

Que faire des passions ?

Quant aux pas­sions, que Freud, les cou­pant de leur objet, a renom­mé pul­sions, elles ont souf­fert dans le chris­tia­nisme récent d’une fort mau­vaise répu­ta­tion. À juste titre, si l’on consi­dère que la mani­fes­ta­tion la plus visible du péché ori­gi­nel éclate en elles, déré­glées et livrées à l’a­nar­chie depuis la chute d’Adam. Pas au point, cepen­dant, qu’elles n’aient plus d’ob­jet, ni que l’as­cèse chré­tienne vise à les éli­mi­ner. Le saint n’est pas le sur­homme que Nietzsche invente pour se débar­ras­ser du Christ. Il est celui qui aime comme Dieu aime.

Saint Thomas d’Aquin, à qui l’on doit un magni­fique trai­té sur la ques­tion, n’a jamais pris le par­ti d’op­po­ser l’a­mour aux pas­sions, ni dans le Christ, ni dans l’homme. Selon lui, l’a­mour est une pas­sion, au sens où qui aime subit l’at­trac­tion de l’ob­jet aimé. Qu’il s’a­gisse de l’ap­pé­tit sen­sible ou spi­ri­tuel, « en cha­cun, l’a­mour est le prin­cipe du mou­ve­ment vers la fin aimée » (Som. Théol. Ia Iae Q 26 a 2). Expulser les pas­sions sen­sibles qui, certes, nous sont com­munes avec les ani­maux, revien­drait ni plus ni moins à éteindre l’a­mour, qui les informe toutes. Mais com­ment accor­der vie pas­sion­nelle et vie spirituelle ?

Le remède à l’amour est d’aimer davantage

La grâce n’é­teint pas les pas­sions qui marquent la per­son­na­li­té de cha­cun. Elle les oriente par un amour plus fort, plus dés­in­té­res­sé, qui ne vient pas de l’ef­fort de l’homme, pour­tant néces­saire, mais du Saint Esprit. La cha­ri­té sur­na­tu­relle, par son souffle, n’o­père pas la lobo­to­mie des émo­tions ni l’in­sen­si­bi­li­sa­tion des pas­sions : elle se tient seule­ment au-​dessus d’elles pour les ordon­ner peu à peu – c’est l’ouvre d’une vie – à l’a­mour du bien spi­ri­tuel et de Dieu.

L’évangile dépeint notre Sauveur Jésus-​Christ non point en sur­homme, inac­ces­sible aux mou­ve­ments des pas­sions sen­sibles : il les expé­ri­mente toutes. On le voit se réjouir et pleu­rer, être ému et remué aux entrailles, se mettre en colère, et s’é­pan­cher devant ceux qu’il aime avec pré­di­lec­tion ; faire preuve d’au­dace, et subir l’an­goisse en son ago­nie ; il aime à se retrou­ver chez ses amis intimes, Lazare, Marthe et Marie-​Madeleine. Le Sacré Cour sym­bo­lise pour la pié­té chré­tienne cette huma­ni­té réelle du Christ, qui nous aime ain­si que son Père jus­qu’en sa sen­si­bi­li­té, au point que nos péchés le trans­per­ce­ront sur la Croix, après qu’il ait ver­sé tout son sang.

L’homme pécheur, livré entiè­re­ment à ses pas­sions, aime égoïs­te­ment, jus­qu’au cynisme, et ne connaît plus Dieu. La conver­sion, en revanche, fait quit­ter cet état anar­chique qu’on appelle amour propre. pour vivre, non du devoir, mais de la cha­ri­té. Le dis­ciple du Christ aime hum­ble­ment. Se mou­vant en l’a­mour de Dieu comme un plon­geur dans l’o­céan, il pré­fère le bon­heur d’au­trui au sien. Son amour du pro­chain est la force qui le sou­lève, comme on le voit chez les mar­tyrs. Avec une sim­pli­ci­té aiguë, le poète chré­tien Marie Noël dévoile le secret de cette mer­veilleuse conver­sion : « Le remède à l’a­mour est d’ai­mer davantage. »

Abbé Christophe Héry
13 novembre 2003