La belle histoire du Notre Père en esquimau – 11 avril 2018


Le Christ est res­sus­ci­té, Alléluia ! Il nous a méri­té la grâce, tant actuelle qu’habituelle. Les mys­tères de la grâce actuelle dans les âmes encore ense­ve­lies à l’ombre de la mort, en voi­ci un exemple.

La vie d’un jeune mis­sion­naire au Grand Nord. Son nom ? Peu importe, on ne retien­dra que le per­son­nage qu’il incarne : celui du mis­sion­naire des Esquimaux. Ils l’appellent Falla, déri­vé du mot anglais, Father, que leur gorge ne peut pro­non­cer ; ou Akortuyoaluk, la Longue-Robe. 

Origine du nom. – Ayaeskimeow ! Il mange la chair crue ! S’écrièrent un jour les Indiens algon­quins se deman­dant com­ment ce peuple sau­vage pou­vait sur­vivre dans des condi­tions cli­ma­tiques aus­si rudes. Ce cri, vieux de trois siècles, est par­ve­nu jusqu’à nous, et l’Académie Française l’adopta sous la forme un peu moins rébar­ba­tive d’Esquimau.

Le mis­sion­naire est par­ve­nu à atteindre une tri­bu. Du coin de leurs yeux en amande, tous observent l’infortuné Falla assis à l’écart. Il est si drôle, cet étran­ger, et si dif­fé­rent des Inuit (Vivants). « Pourquoi ce Krablunak (Longs-​sourcils, un Blanc) pensent ces sub­tils inqui­si­teurs, ne mange-​t-​il pas comme nous sa tranche de pour­ri ? Sait-​il seule­ment dépe­cer un phoque, bâtir un igloo ? Abandonné à lui-​même dans notre désert, il se per­drait et mour­rait bien­tôt de froid et de faim. Que vient-​il donc faire chez nous, puisqu’il ne peut pas vivre comme nous ? De mémoire d’Esquimau on n’a jamais vu chose pareille ! » 

Et puis, il faut lut­ter contre le démon. « Les Esprits sont mécon­tents ! susurre le sor­cier. La pré­sence du Blanc les a irri­tés, et c’est à cause de lui que nathek (phoque) a délais­sé ses aglus (trous de res­pi­ra­tion). Nous sommes mena­cés de famine. Nous crè­ve­rons tous de faim. » 

Peu à peu, Falla finit par être admis. Maintenant, comme un Inuk (Vivant, au sin­gu­lier), il chasse et pêche, mange la chair crue ou pour­rie, sait construire un igloo. 

Mais, oh ! comme il est dif­fi­cile d’apporter la parole de Dieu ! La langue est très pauvre, tout leur voca­bu­laire, fidèle miroir de leur civi­li­sa­tion, ne se rap­porte qu’à leur vie maté­rielle : chasse, pêche, nour­ri­ture, voyages, outils, sai­sons, tem­pé­ra­ture, faune et flore, géo­gra­phie du pays… Il fal­lait donc que Falla choi­sît dans ce voca­bu­laire les mots et les nuances qui sem­blaient expri­mer le mieux les idées reli­gieuses, idées toutes nou­velles pour les Esquimaux. Au début, ce tour d’adresse, nul­le­ment à la por­tée d’un appren­ti, Falla l’avait man­qué. Les rires inex­tin­guibles des nomades témoi­gnaient qu’ils n’avaient rien com­pris aux expo­sés du prêtre ou qu’ils les avaient déformés. 

Il fal­lut donc repen­ser le pro­blème de la langue, en fonc­tion de l’instruction reli­gieuse. D’abord cher­cher les mots les plus expres­sifs, les plus ima­gés, pro­cé­der constam­ment par ana­lo­gie ; puis for­ger peut-​être de toutes pièces un ensemble de termes nou­veaux adap­tés à la tech­nique reli­gieuse : mys­tères, sacri­fice, sacre­ments… Tâche ardue ! Elle requer­ra beau­coup d’ingéniosité et de patience.

Un matin, de bonne heure, Falla se pré­sente chez Kiktoriak. Il a pas­sé la nuit à mettre la der­nière main à sa tra­duc­tion du Notre Père. Fier de son texte, il s’apprête à le débi­ter à la vieille Esquimaude, deve­nue son pro­fes­seur de voca­bu­laire. Tiriganiak et Ukpik n’ont point encore quit­té l’igloo. Iront-​ils à la chasse aujourd’hui ?

– Nous n’aurons bien­tôt plus rien à man­ger, déclare Tiriganiak. La chasse au phoque est mau­dite : voi­là trois jours que nous n’avons pas har­pon­né une seule bête. Ne songes-​tu pas à t’en retourner ? 

Blottie près de sa lampe, Kiktoriak a fait la moue. « Renvoyer Falla ! Ah, ça ! Jamais ! » se dit-​elle inté­rieu­re­ment, car, à ses yeux de grand-​mère, il a déjà gran­di à la digni­té de petit-​fils. Et puis, ne lui raconte-​t-​il pas un tas d’histoires qui l’émerveillent de jour en jour ! 

Elle demande :

– Crois-​tu que Celui qui est en haut et qui nour­rit les cari­bous et les phoques va lais­ser mou­rir d’inanition les Esquimaux et les Blancs ? 

Le vieil homme réplique vivement : 

– Il n’y a rien de moins sûr. J’ai vu, moi, des hommes et des enfants, cou­chés sur le bord de la piste, ter­ras­sés par la faim, avec des lam­beaux de cour­roies pris dans leurs dents. Avant de mou­rir ils avaient mas­ti­qué tout ce qui leur était tom­bé sous la main, har­nais de chiens, mitaines, bottes… 

– Ah ! répond sim­ple­ment le mis­sion­naire, si ceux-​là avaient su prier Celui qui est en haut et qui est notre Père, peut-​être auraient-​ils été sau­vés ? Mais ils n’avaient eu per­sonne pour leur apprendre à prier.

Suit un long silence, durant lequel Tiriganiak, Ukpik et Kiktoriak sont embar­ras­sés, mais ils dévorent des yeux le mis­sion­naire. Falla s’approche alors tout près de la lampe à huile. 

– Je vais vous apprendre à prier. C’est pour cela que je suis venu. Voici ce que nous réci­te­rons tous ensemble, lorsque la famine nous menacera : 

Notre Père, tu es au ciel.
Ton nom, qu’il soit tenu pour bon !
Le temps, où tu seras chef, qu’il vienne !
Ta volon­té, qu’elle se fasse sur la terre comme au ciel !
Notre man­ger d’aujourd’hui, donne-​le-​nous !
Nos péchés, efface-​les, comme les bles­sures que les autres nous font, nous les effa­çons de nos cœurs !
Le péché, quand nous serons pous­sés à le com­mettre, à ne pas dire oui, aide-​nous !
De ce qui est mal, sauve-​nous !
Amen ! 

Des trois audi­teurs, seule Kiktoriak sou­riait d’aise. On eût dit que le prin­temps écla­tait sur sa face ridée. Elle avait l’air d’avoir man­gé les paroles du prêtre comme elle aurait man­gé quelque savou­reux mor­ceau de viande. À défaut de lumière dans ses pauvres yeux usés par la cou­ture, c’était un fais­ceau de rayons qui avaient fil­tré jusque dans son esprit. 

C’est alors que, dans l’intimité de ce misé­rable igloo, la vieille Esquimaude fit jaillir des pro­fon­deurs de son Cœur une source d’une incom­pa­rable limpidité : 

– Oh ! déclare-​t-​elle en sou­riant, je m’en dou­tais, il y en a un qui est bon. Deux fois, dans l’excès de ma misère, quand mon mari, par­ti à la chasse, ne reve­nait pas et que je crai­gnais pour la vie de mes enfants et de moi, je me suis écriée de toutes mes forces : « Il doit pour­tant y en avoir un qui ne fait pas le mal, qui est bon ! Où est-​il, celui-​là ? Qu’il m’entende et nous sauve ! » Cela me cal­mait. Je pen­sais alors à un Esprit fort, plus fort que les autres, mais bon. Je l’aimais. Sans savoir qui il était, il me sem­blait le voir. J’avais tant besoin de lui. Que je suis contente de savoir aujourd’hui que je ne me suis pas trom­pée et qu’il y en a un qui est bon ! 

Sources : Roche Aimé, Robinson de l’Arctique /​/​La Porte Latine du 11 avril 2018