Lettre aux parents, amis et bienfaiteurs de l’ISPX

Editorial du 19 mars 2010, par l’abbé Philippe Bourrat, Recteur


Abbé Philippe Bourrat

+ Paris, le ven­dre­di 19 mars 2010 – Fête de saint Joseph

Chers parents, bien­fai­teurs et amis,

Si les phi­lo­sophes et prin­ci­pa­le­ment les pla­to­ni­ciens ont par­fois quelques véri­tés conformes à nos véri­tés reli­gieuses, nous ne devons pas les reje­ter, mais les leur ravir comme à d’in­justes pos­ses­seurs et les faire pas­ser à notre usage. Le peuple d’Israël ren­con­tra chez les Égyptiens, non seule­ment des idoles et des far­deaux acca­blants qu’il devait fuir et détes­ter, mais encore des vases d’or et d’argent, des vête­ments pré­cieux, qu’il leur enle­va secrè­te­ment en sor­tant de l’Égypte, pour les employer à de plus saints usages. Il ne le fit pas de sa propre auto­ri­té, mais par un com­man­de­ment exprès de la part de Dieu : et les Égyptiens igno­rant leur des­sein leur confiaient ces richesses, dont ils fai­saient eux-​mêmes un cri­mi­nel abus. De même les sciences des infi­dèles ne ren­ferment pas uni­que­ment des fic­tions super­sti­tieuses et des fables, des pres­crip­tions oné­reuses et vaines, que nous devons tous fuir et détes­ter, en nous sépa­rant de la socié­té païenne sous la conduite du Christ. Elles contiennent aus­si ce que les arts libé­raux ont de plus propre à ser­vir la véri­té, d’ex­cel­lents pré­ceptes des moeurs, quelques véri­tés rela­tives au culte d’un Dieu unique.

C’est là leur or et leur argent ; ils ne les ont pas créés, mais tirés des tré­sors de la divine Providence, répan­dus par­tout comme les métaux au sein de la terre, et ils en font un usage indigne en les sacri­fiant aux démons. En bri­sant tous les liens qui l’at­ta­chaient à leur socié­té per­verse, le chré­tien doit enle­ver ces richesses pour les faire ser­vir à la juste cause de la dif­fu­sion de l’Evangile ; il doit aus­si leur ravir, autant que pos­sible, leurs vête­ments de prix, c’est-​à-​dire ces ins­ti­tu­tions humaines qui répondent aux néces­si­tés de la vie sociale, à laquelle nous sommes astreints ici bas, pour les conver­tir en des usages chrétiens(1).

Ce texte tiré de La doc­trine chré­tienne de saint Augustin apporte une réponse équi­li­brée au débat qui a long­temps pré­oc­cu­pé les édu­ca­teurs quant aux ques­tions de savoir s’il fal­lait ou non faire étu­dier les auteurs païens dans les écoles chré­tiennes et quelle était la place des sciences pro­fanes en géné­ral par rap­port à l’é­tude de la doc­trine sacrée. Sans reprendre ici les aspects his­to­riques de cette longue que­relle, sou­li­gnons le fait qu’elle s’ins­crit dans un débat plus pro­fond qui est celui du rap­port entre rai­son et foi. De la com­pré­hen­sion de la part qui revient à la connais­sance ration­nelle et de celle qui res­sor­tit de la foi découle une pleine adhé­sion à la doc­trine catho­lique qu’a illus­trée l’Église, quoi qu’en disent les ratio­na­listes, libres pen­seurs et autres enne­mis véri­tables de la raison.

Des attitudes diverses

Lorsque l’Église retrouve la paix après les per­sé­cu­tions des pre­miers siècles, on voit appa­raître une triple atti­tude des pen­seurs chré­tiens vis à vis du paganisme :

1) un mépris de la sagesse païenne et un rejet de la science sim­ple­ment humaine. La révé­la­tion divine suf­fit. C’est une forme de fidéisme qui repose sur une méfiance à l’é­gard des limites ou, selon cer­tains, de l’in­ca­pa­ci­té de la rai­son humaine à atteindre une quel­conque cer­ti­tude de connais­sance. Cette atti­tude se retrouve encore de nos jours chez ceux qui se réfu­gient dans la Révélation et doutent de toute connais­sance natu­relle. Tout œuvre non catho­lique sera à exclure pour l’é­du­ca­tion chrétienne.

2) le ratio­na­lisme qui met fina­le­ment la phi­lo­so­phie au-​dessus de la foi. C’est, entre autres, l’at­ti­tude typique des gnos­tiques. La phi­lo­so­phie per­met de trans­for­mer la foi en gnose, c’est-​à-​dire en connais­sance supé­rieure pou­vant aller jus­qu’à l’in­tui­tion exta­tique de Dieu par un che­mi­ne­ment per­son­nel. Le ratio­na­lisme a eu et conserve encore de nom­breux émules, qui règlent le monde sur la peti­tesse humaine et inter­disent à l’in­tel­li­gence humaine d’ac­cé­der aux connais­sances don­nées par Dieu. On ne veut être rede­vable en rien d’un autre, fût-​il Dieu. L’immanence et le pan­théisme découlent faci­le­ment de cette attitude.

3) une col­la­bo­ra­tion har­mo­nieuse de la sagesse divine et de la sagesse humaine. Ce sera la posi­tion majo­ri­taire. Les pen­seurs recon­naissent la pri­mau­té de la sagesse divine mais veulent mettre la phi­lo­so­phie au ser­vice de cette sagesse. Son rôle sera de pré­pa­rer les esprits à la foi, de la défendre contre les attaques des païens et d’ex­pli­quer le conte­nu de la Révélation. C’est l’at­ti­tude que l’on retrou­ve­ra chez les Pères apo­lo­gètes (IIe siècle), dans l’é­cole chré­tienne d’Alexandrie (II-​IIIe siècles), chez saint Augustin ou Denys l’Aréopagite(2). La rai­son et l’in­tel­li­gence humaines sont mises à leur véri­table place : on en recon­naît les limites mais on tient compte qu’elles sont un mode de connais­sance légi­time et don­né par Dieu à la nature humaine, indé­pen­dam­ment de la grâce, même si celle-​ci gué­ri­ra et élè­ve­ra l’in­tel­li­gence à la vie et à la connais­sance surnaturelles.

Mais cette solu­tion ne résout pas tous les pro­blèmes d’in­té­gra­tion des élé­ments païens dans la pen­sée chré­tienne. Il fau­dra attendre le tour­nant du XIe siècle et bien sûr l’a­po­gée de la sco­las­tique au XIIIe siècle pour assis­ter à l’ex­pres­sion la plus ache­vée de ces prin­cipes qui sont d’une impor­tance capi­tale pour com­prendre la légi­ti­mi­té de la méta­phy­sique mais aus­si de la théologie.

Le contenu des programmes d’études

De façon plus concrète, les pro­grammes sco­laires des écoles reli­gieuses médié­vales tien­dront compte de cet équi­libre et mani­fes­te­ront la jus­tesse de cette troi­sième atti­tude qui sera celle de l’Église.

Avec les apports aus­si divers que furent ceux de saint Augustin (De doc­tri­na chris­tia­na) et de son contem­po­rain Martianus Capella (Les Noces de Mercure et de la Philologie), lequel pré­sente avec pré­ci­sion les arts libé­raux, puis de Boèce, qui fait connaître sérieu­se­ment Aristote à l’Occident au début du VIe siècle, la for­ma­tion intel­lec­tuelle et morale pour­ra repo­ser sur ces sciences mises au ser­vice de la doc­trine sacrée, Sagesse suprême. Les mathé­ma­tiques, l’as­tro­no­mie, la musique côtoient la rhé­to­rique et l’é­tude des auteurs païens, le tout ordon­né à la phi­lo­so­phie et à la for­ma­tion morale du chré­tien. L’Église chris­tia­ni­sait et per­fec­tion­nait ain­si l’in­tui­tion d’un Cicéron ou, au siècle sui­vant, d’un Quintilien.

Pour Cicéron, chez qui l’é­lo­quence est l’art suprême tout autant qu’une ver­tu (De inven­tione rhe­to­ri­caDe ora­tore), être élo­quent et phi­lo­sophe ne font qu’un : on est élo­quent parce que phi­lo­sophe, la sophis­tique n’est qu’une cari­ca­ture d’é­lo­quence à ban­nir. C’est l’i­dée du doc­tus ora­tor. Pas d’é­lo­quence qui ne vienne d’une sagesse. Vers l’an 95 de notre ère, Quintilien publie son Institutio ora­to­ria (La for­ma­tion de l’o­ra­teur) : il y réclame aus­si l’al­liance de la phi­lo­so­phie et de l’é­lo­quence. Mais lui cherche à for­mer un homme de bien qui sache par­ler : vir bonus dis­cen­di per­itus. Saint Augustin trans­for­me­ra ce vir bonus en vir chris­tia­nus.

Lors de la grande renais­sance caro­lin­gienne, à la fin du VIIIe siècle, sous l’im­pul­sion de Charlemagne secon­dé par Alcuin, les fon­da­tions de ce qui devien­dra l’Université du XIIIe siècle sont consti­tuées de ce cor­pus d’é­tudes qui empruntent, quant à la phi­lo­so­phie pro­pre­ment dite, tant à Platon pré­sen­té par Cicéron qu’à Aristote défen­du par Boèce. Dans le cadre des arts libé­raux, les œuvres des auteurs lit­té­raires ou des his­to­riens, on cherche à rete­nir ce qui peut être imi­té tant du point de vue de l’ex­pres­sion que du point de vue de l’é­lé­va­tion d’âme car la véri­té du dis­cours doit révé­ler la véri­té et la bon­té de l’âme. Et le lec­teur se forme à cette école des huma­ni­tés en s’ins­pi­rant de ces œuvres universelles.

A la fin du Xe siècle, Gerbert d’Aurillac, le futur pape Sylvestre II, maître de l’é­cole cathé­drale de Reims, y déve­loppe un des centres intel­lec­tuels les plus impor­tants de cette époque, avec Chartres, Tours, l’ab­baye du Bec, et sys­té­ma­tise un ensei­gne­ment qui atteint des som­mets. Grammaire, rhé­to­rique et dia­lec­tique (le tri­vium des arts libé­raux) se retrouvent inti­me­ment liées et pra­ti­quées dans l’é­tude des textes : les auteurs Virgile, Stace, Térence, Juvénal, Horace et les his­to­riens Lucain, César, Tite-​Live, Salluste consti­tuent le pro­gramme des études, dans le sillage d’une longue tra­di­tion qui a for­mé les Pères de l’Église eux-​mêmes et sans modi­fi­ca­tion notable jus­qu’à l’es­sor de l’Université(3).

Parallèlement le XIe siècle a été le théâtre d’une vaste joute entre les par­ti­sans et les oppo­sants à l’u­sage de la dia­lec­tique dans l’ex­po­si­tion de la doc­trine chré­tienne à par­tir de l’é­tude des saintes Écritures. Par étapes suc­ces­sives, de saint Pierre Damien à saint Anselme, le pre­mier ouvrant et le second ache­vant le XIe siècle, l’Église recon­naî­tra le bon usage pos­sible de la dia­lec­tique notam­ment contre les excès ratio­na­listes de l’hé­ré­tique Bérenger qui la pla­çait au-​dessus de toute science et en tirait des théo­ries héré­tiques quant à l’Eucharistie(4) .

Enfin, au début du XIIe siècle, on trouve, par exemple, dans le Dialogus super auc­tores du moine Conrad d’Hirsau, où sont pré­sen­tés briè­ve­ment vingt et un auteurs accom­pa­gnés d’un juge­ment sur leurs œuvres prin­ci­pales, la per­ma­nence des mêmes auteurs classiques(5) qui demeurent un héri­tage assi­mi­lé de la culture chrétienne.

Les places respectives de la raison et de la foi

On le voit, la sagesse de l’Église, Mère et Maîtresse d’en­sei­gne­ment, s’est appli­quée à emprun­ter et par­faire les « dépouilles égyp­tiennes », l’or et l’argent du paga­nisme, pour les mettre au ser­vice de la connais­sance du vrai Dieu, pour per­fec­tion­ner l’é­tude de la science sacrée. Raison et foi, sciences humaines et sciences sacrées trouvent leur har­mo­nie, les pre­mières étant sou­mises et au ser­vice des secondes. Saint Thomas d’Aquin por­te­ra à son apo­gée cette com­pré­hen­sion pro­fonde du rôle et de la place de toute science et offri­ra à l’Église les prin­cipes défi­ni­tifs de la réso­lu­tion du débat. Le pre­mier Concile du Vatican, en 1870, n’au­ra ain­si aucun mal à syn­thé­ti­ser les prin­cipes catho­liques de la double connais­sance de l’homme, rai­son et foi, sans pour autant que celles-​ci s’op­posent entre elles :

« Non seule­ment, la foi et la rai­son ne peuvent jamais être en désac­cord, mais encore elles s’aident mutuel­le­ment. La droite rai­son démontre les fon­de­ments de la foi, et, éclai­rée par la lumière de cel­le­ci, elle s’a­donne à la science des choses divines. Quant à la foi, elle libère et pro­tège la rai­son des erreurs et lui four­nit de mul­tiples connais­sances. C’est pour­quoi il n’est pas ques­tion que l’Église s’op­pose à ce qu’on s’a­donne aux sciences humaines et aux arts libé­raux ; au contraire, elle les aide et les fait pro­gres­ser de mul­tiples façons. Elle n’i­gnore ni ne méprise les avan­tages qui en découlent pour la vie des hommes ; elle recon­naît même que, venues de Dieu, maître des sciences, elles peuvent conduire à Dieu, avec l’aide de sa grâce, si on s’en sert comme il faut. Elle n’in­ter­dit certes pas que ces sciences uti­lisent, cha­cune en son domaine, des prin­cipes et une méthode qui leur sont propres, mais en recon­nais­sant cette légi­time liber­té, elle est très atten­tive à ce qu’elles n’ad­mettent pas des erreurs oppo­sées à la doc­trine divine, ou que, dépas­sant leurs fron­tières, elle n’en­va­hissent ni ne troublent le domaine de la foi.(6) »

C’est bien dans cette vaste pers­pec­tive que s’ins­crivent les pro­grammes de l’Institut Universitaire Saint-​Pie X qui s’at­tachent à pour­suivre l’œuvre pérenne de la for­ma­tion humaine et chré­tienne qui est celle de l’Église. Du bon usage de l’intelli-​gence humaine et de ses prin­cipes pre­miers et de l’é­tude des sciences natu­relles et pro­fanes à la décou­verte et à l’as­si­mi­la­tion des véri­tés révé­lées comme source de la vraie Vie qu’est Jésus-​Christ, par l’inter-​médiaire du Magistère de l’Église, voi­là l’es­prit et la ligne direc­trice, voi­là tout le pro­gramme qui anime nos études pour for­mer l’in­tel­li­gence et le cœur de l’homme chrétien.

Abbé Philippe Bourrat+ , Recteur

(1) Saint Augustin, De la doc­trine chré­tienne, Livre II, ch. 40, n°60
(2) D’après Fernand VAN STEENBERGHEN, Histoire de la phi­lo­so­phie – Période chré­tienne – Louvain 1964
(3)Pierre Riché, Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an mil, Fayard, 1987, pp. 40–53
(4) Cf. André Cantin, Foi et dia­lec­tique au XIe s., Cerf,1997.
(5) Cf. l’ar­ticle de Mlle Sophie Warnan dans Conrad d’Hirsau et son « Dialogue sur les auteurs », Vu de haut n°15, IUSPX, pp. 57–70
(6) Concile Vatican I, Constitution dog­ma­tique Dei Filius sur la foi catho­lique, Denzinger 3019.

Intégralité de la lettre aux parents, amis et bienfaiteurs de mars 2009 au format pdf

Lettre aux parents, amis et bien­fai­teurs de l’ISPX de mars 2010