Dans Newsweek : « Réconciliation à Rome » – Publication Nouvel Obs.


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membres de la FSSPX ne peuvent être consi­dé­rés comme reflé­tant
la posi­tion offi­cielle de la Fraternité Saint-​Pie X

Par George Weigel – Traduction de David Korn

Que peuvent avoir en com­mun le car­di­nal Richelieu et le Roi Louis XVI, la prise de la Bastille et la Terreur, les Bourbons et Robespierre, les exac­tions révo­lu­tion­naires en Vendée, l’affaire Dreyfus, l’anticléricalisme de la Troisième République, et le régime de Vichy, avec le mou­ve­ment schis­ma­tique que feu l’archevêque Marcel Lefebvre a mené hors de l’église catho­lique romaine en 1988 – un mou­ve­ment que le pape Benoît XVI tente aujourd’hui d’amener vers la récon­ci­lia­tion en annu­lant le 21 jan­vier l’excommunication de ses quatre évêques illé­ga­le­ment ordonnés ? 

En un mot : tout. 

Le mou­ve­ment lefeb­vriste regroupe, bien enten­du, des gens très dif­fé­rents. La grande majo­ri­té d’entre eux sont des hommes et des femmes qui consi­dèrent que les formes plus anciennes du rite catho­lique – et notam­ment la messe latine célé­brée dans la forme tri­den­tine – apportent un plus grand béné­fice spi­ri­tuel que la litur­gie réfor­mée ins­tau­rée à la suite du Concile Vatican II (1962–1965). Il est éga­le­ment vrai que l’archevêque Lefebvre, un des lea­ders de la fac­tion anti-​réformiste lors du Concile Vatican II, fut très mécon­tent de ce qui avait été fait à la litur­gie à la suite du Concile. 

Mais Lefebvre fut éga­le­ment un homme for­gé par les haines pro­fondes qui ont défi­ni les lignes de frac­ture dans la socié­té et la culture fran­çaise, de la Révolution au régime de Vichy. Ses cri­tiques les plus achar­nées lors du Concile étaient diri­gées vers une autre réforme : la décla­ra­tion par de Vatican II que « la per­sonne humaine dis­pose du droit à la liber­té reli­gieuse », qui impli­quait que la puis­sance sécu­laire de l’é­tat ne devait pas être mise au ser­vice de la véri­té pro­cla­mée par l’église catho­lique, ou toute autre com­mu­nau­té reli­gieuse. Pour Lefebvre, ceci confine à l’hérésie. Car cette réforme remet­tait en ques­tion l’alliance du trône et de l’autel, que Lefebvre aurait vou­lu voir per­du­rer mais qui fut ren­ver­sée par la révo­lu­tion de 1789, avec selon Lefebvre des consé­quences désas­treuses pour l’église et la société. 

La guerre de Marcel Lefebvre, en d’autres mots, n’est pas sim­ple­ment, voire pre­miè­re­ment diri­gée contre la litur­gie moderne. C’est une guerre contre la moder­ni­té, point à la ligne. Car la moder­ni­té, dans l’esprit de Lefebvre, implique un sécu­la­risme agres­sif, un anti­clé­ri­ca­lisme, et la per­sé­cu­tion de l’église par des hommes sans dieu. C’est la moder­ni­té qu’il connais­sait, ou pen­sait connaître (appa­rem­ment, Lefebvre n’a jamais lu les consi­dé­ra­tions d’un de ses com­pa­triotes sur un genre très dif­fé­rent de moder­ni­té « De la démo­cra­tie en Amérique », d’Alexis de Tocqueville). La moder­ni­té qu’il haïs­sait, en tout cas. Pour Lefebvre, trai­ter avec cette moder­ni­té – en affir­mant par exemple le droit à la liber­té de culte et la sépa­ra­tion de l’église et de l’état – revient à signer un pacte avec le diable. 

La cer­ti­tude que l’église catho­lique avait effec­ti­ve­ment conclu un pacte avec le diable en ren­dant les armes au concile Vatican II devant le monde moderne est la pierre angu­laire idéo­lo­gique du mou­ve­ment lefeb­vriste. Le résul­tat fut spec­ta­cu­laire. Les lefeb­vristes en vinrent à se consi­dé­rer comme les dépo­si­taires en exil du Catholicisme authen­tique – ou comme le mou­ve­ment le défi­nit, de la Tradition (tou­jours avec un T majus­cule). Dix ans durant, le Pape Jean Paul II ten­ta de convaincre l’archevêque récal­ci­trant, sans résul­tat. Le Cardinal Joseph Ratzinger ten­ta ensuite une média­tion. Mais au bout du compte, Marcel Lefebvre détes­tait la moder­ni­té plus qu’il n’aimait Rome. Alors, en 1988, igno­rant les sup­pli­ca­tions de Jean Paul II et de Ratzinger (des hommes qu’on peut dif­fi­ci­le­ment accu­ser de céder faci­le­ment à la moder­ni­té), un Lefebvre vieillis­sant ordon­na quatre évêques pour pour­suivre son œuvre, sans l’autorisation de Rome. Ces quatre évêques (dont l’ordination, bien qu’illégalement confé­rée selon le droit canon, est néan­moins un sacre­ment valide aux yeux de l’église) encou­raient auto­ma­ti­que­ment l’excommunication de par leur par­ti­ci­pa­tion à un acte schis­ma­tique – un acte de rébel­lion envers l’autorité de l’Église qui place celui qui le com­met hors de la com­mu­nau­té des fidèles. Ce sont ces excom­mu­ni­ca­tions qui viennent d’être levées par Benoît XVI, afin d’amener le mou­ve­ment lefeb­vriste à la récon­ci­lia­tion avec Rome et le retour à la pleine communion. 

Le fait qu’un des évêques lefeb­vristes, Richard Williamson nie la réa­li­té de l’holocauste et soit un pro­sé­lyte des « Protocoles des Sages de Sion » a pro­vo­qué un reten­tis­se­ment consi­dé­rable et nombre de com­men­taires, notam­ment chez les uni­ver­si­taires et les lea­ders reli­gieux juifs, qui ont beau­coup inves­ti dans le dia­logue judéo-​catholique depuis Vatican II. Leur sou­ci est par­fai­te­ment com­pré­hen­sible, bien qu’il faille rap­pe­ler que l’annulation de l’excommunication de Williamson ne consti­tue en aucun cas une recon­nais­sance par le pape de sa vision malade de l’histoire, ni un retour sur la décla­ra­tion de Jean-​Paul II de 1998 regret­tant l’holocauste, ni une inva­li­da­tion des ensei­gne­ments de Vatican II sur le péché de l’antisémitisme. Il faut néan­moins admettre que le néga­tion­nisme de Williamson et son adop­tion d’un cli­ché anti­sé­mite aus­si cari­ca­tu­ral que les « Protocoles » n’est pas tel­le­ment sur­pre­nante, quand on sait que l’idéologie poli­tique lefeb­vriste vient des mêmes maré­cages nau­séa­bonds fran­çais que les anti-​dreyfusards (il faut tou­te­fois recon­naître que les hyper-​sécularistes de la Troisième République haïs­saient autant les Catholiques que cer­tains anti-​dreyfusards ont pu haïr les Juifs). 

Les sot­tises de Williamson, bien que regret­tables et ignobles, ne sont tou­te­fois qu’un épi­phé­no­mène. Car les prin­ci­paux enjeux de ce drame sont appa­rus lorsque l’évêque Bernard Fellay, lea­der actuel du mou­ve­ment lefeb­vriste, envoya le 24 jan­vier aux fidèles du mou­ve­ment une lettre consa­crée à la levée de l’excommunication. C’est un docu­ment sur­pre­nant, qui déclare que « la Tradition catho­lique n’est plus excom­mu­niée » et que les lefeb­vristes consti­tuaient « les catho­liques du monde entier atta­chés à la Tradition « . La lettre concède plus loin la vali­di­té de « tous les conciles jusqu’à Vatican I. Mais nous ne pou­vons qu’émettre des réserves au sujet du Concile Vatican II », et sug­gère que les entre­tiens qui sont pré­vus entre le Vatican et les lefeb­vristes, à pré­sent que les excom­mu­ni­ca­tions ont été levées, seront consa­crés à ces « réserves ». 

Des juristes cano­nistes cré­dibles se demandent si l’arrogance de l’évêque Fellay ne remet pas en cause le res­pect des règles cano­niques néces­saire à une levée de son excom­mu­ni­ca­tion. Quoi qu’il en soit, les non-​canonistes inter­pré­te­ront la lettre de Fellay comme une pro­cla­ma­tion de vic­toire uni­la­té­rale : les lefeb­vristes avaient rai­son, la papau­té recon­naît enfin son erreur, il ne reste à dis­cu­ter que les termes de la red­di­tion. De façon peu sur­pre­nante, la gauche catho­lique (qui a eu l’intelligence d’éviter le schisme, tout en vivant de fac­to dans un schisme intel­lec­tuel et psy­cho­lo­gique depuis l’encyclique Humanae Vitae du pape Paul VI de 1968 sur le plan­ning fami­lial) a salué le sau­ve­tage cano­nique des évêques lefeb­vristes par Benoît XVI. En effet, chez de nom­breux dis­si­dent de gauche de l’église catho­lique, on se demande : « et moi, où en est mon plan de sauvetage ? ». 

Benoît XVI a sans doute conçu cette levée d’excommunication comme un pas vers la gué­ri­son d’une bles­sure au sein de l’église. La lettre de l’évêque Fellay, en réponse au geste du pape sug­gère que la gué­ri­son n’a pas eu lieu. De plus, la lettre de Fellay n’a d’effet que de faire mon­ter les enchères pour tout le monde, et jusqu’au plus haut niveau. Car l’enjeu est à pré­sent pour l’église sa connais­sance d’elle-même, qui se doit d’inclure les ensei­gne­ments de Vatican II. 

Le porte-​parole du pape, le père jésuite Federico Lombardi, pré­ci­sait à la presse le 24 jan­vier der­nier que la levée de l’excommunication ne signi­fiait pas que les lefeb­vristes étaient reve­nus dans la pleine com­mu­nion. Les termes d’une telle récon­ci­lia­tion seront, on le pré­sume, le sujet des « entre­tiens » aux­quels fait réfé­rence l’évêque Fellay dans sa lettre. Ces entre­tiens ne man­que­ront pas d’être pas­sion­nants. Difficile de savoir com­ment en effet on pour­rait faire pro­gres­ser l’unité de l’Église Catholique si la fac­tion lefeb­vriste ne recon­naît pas publi­que­ment et sans ambi­guï­té les ensei­gne­ments du concile Vatican II sur la nature de l’église, la liber­té reli­gieuse, et le péché de l’antisémitisme. L’absence d’une telle recon­nais­sance signi­fie­rait la renais­sance chez ses franges les droi­tières d’une sorte de catho­li­cisme de self-​service, où cha­cun prend ce qui l’arrange et ce, au moment où la for­mule sem­blait défi­ni­ti­ve­ment pas­sée aux oubliettes chez une gauche catho­lique en perte de vitesse, sa mai­son de toujours. 

Par George Weigel – Traduction de David Korn in NouvelObs​.com