Dieu et les handicapés 

Ordination de l'abbé Guillaume le 26 décembre 2004 à Saint-Nicolas-du-Chardonnet

« De leur cœur Jaillissait encore une joie toute intime… leurs noces, il y a six mois, fut le plus beau jour de leur vie. Un mariage tel qu’ils l’a­vaient tou­jours rêvé : un don total de l’un à l’autre, défi­ni­ti­ve­ment, sous le regard de Dieu. Leur confiance mutuelle, ils en étaient cer­tains, serait plus stable que les impo­sants monts de leur Auvergne natale. Car elle s’ap­puyait sur un idéal qu’ils par­ta­geaient : « faire avan­cer chaque jour le Royaume de Dieu »

Mais ce matin, tout a sem­blé cha­vi­rer. Assise sur le lit, en pleurs, elle est encore sous le choc de l’an­nonce du médecin :

Madame, l’en­fant que vous atten­dez est bien atteint de tri­so­mie 21. Mais ne vous tra­cas­sez pas, vous êtes jeune, vous pour­rez en faire un autre à la place de celui-​ci ; ce ne sera plus qu’un mau­vais souvenir

Sur le coup elle n’a su que lui répondre, mais la colère a rapi­de­ment étouf­fé tout autre sentiment :

S’il vient encore me deman­der de tuer mon enfant, je le gifle, cet assassin.

Puis c’est l’a­bat­te­ment, de longues heures de soli­tude et d’interrogation.

Tout s’en­tre­cho­quait dans mon esprit, le pas­sé et l’a­ve­nir, l’ac­ca­ble­ment et le désir de me battre pour lui, l’an­goisse, la peur de l’in­con­nu, mais aus­si la com­pas­sion et l’a­mour de mon enfant. Et tou­jours me pour­sui­vait, obsé­dante, cette ques­tion : Pourquoi… ? Pourquoi moi ? Pourquoi mon enfant innocent ?

La souf­france quo­ti­dienne, vécue notam­ment par le han­di­cap, s’ins­crit mal­heu­reu­se­ment dans l’his­toire de toute l’hu­ma­ni­té. Elle est tel­le­ment fré­quente sous ses aspects mul­ti­formes, qu’elle paraît faire un avec notre nature, tout comme la lutte contre cette souffrance.

Et Dieu dans tout ça ? Ne paraît-​Il pas silen­cieux, voire indif­fé­rent ? La nature divine étant la Bonté, existe-​t-​Il vrai­ment, puis­qu’il nous aban­donne à notre misère ?

Je vou­drais don­ner quelques élé­ments de réflexion mani­fes­tant que non seule­ment Dieu ne nous délaisse pas, mais qu’il a choi­si au contraire la voie qui va nous per­mettre de péné­trer peu à peu cette Bonté Divine, et d’en pro­fi­ter le mieux possible.

Le meilleur des mondes ?

La pre­mière ques­tion qui se pose est la sui­vante : La mala­die est un fait patent et cou­rant. N’aurions-​nous pu pos­sé­der une nature humaine exempte de toute déficience ?

Toute nature cor­po­relle – donc l’homme – est par défi­ni­tion cor­rup­tible. En effet, du chro­mo­some à l’or­gane les élé­ments sont hété­ro­gènes et assem­blés, donc démon­tables. Les dif­fé­rentes par­ties de notre corps sont sujettes aux aléas exté­rieurs, aux intru­sions, au vieillis­se­ment et de ce fait com­portent for­cé­ment des défi­ciences plus ou moins grandes ; il est impos­sible par con- séquent que la nature humaine n’ait pas de han­di­cap et de mala­die. Notre huma­ni­té n’est donc pas ratée, mais elle porte en elle toutes les consé­quences de sa nature, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.

Si un être n’a jamais d’in­fir­mi­té, il n’y a que deux rai­sons pos­sibles : soit sa nature est au-​dessus de toutes les influences mau­vaises et exté­rieures, il est indé­fec­tible, abso­lu­ment par­fait. Un tel être est com­mu­né­ment appe­lé Dieu. Soit un autre l’a pro­té­gé de toutes les influences mauvaises.On appelle cela com­mu­né­ment une grâce. Dans le cas de l’homme, cette grâce a his­to­ri­que­ment exis­té : La Tradition catho­lique nous enseigne que Dieu avait don­né cette grâce à l’hu­ma­ni­té. Adam et Eve béné­fi­ciaient des grâces pré­te­ma­tu­relles d’im­mor­ta­li­té et d’im­pas­si­bi­li­té, les­quelles les empê­chaient de res­sen­tir la souf­france et de mou­rir. Témoignage éclai­rant de l’a­mour du Cour de Dieu pour l’homme…

Mais, en refu­sant de suivre la Volonté de Dieu, nos pre­miers parents se séparent de la source de la grâce et s’en voient dès lors pri­vés. Par cette grâce, l’homme pou­vait faci­le­ment se diri­ger vers Dieu. Désormais l’hu­ma­ni­té est livrée à sa propre fai­blesse, à ses doutes, à ses sen­sa­tions, à son ego si sou­vent nom­bri­liste, et enfin à sa mor­ta­li­té et pas­si­bi­li­té naturelles.

En outre, l’homme va, tout au cours des siècles, se livrer au désordre moral, au péché, per­tur­bant de façon plus ou moins pro­fonde ses facul­tés humaines et la nature qui l’en­toure… autant de nou­velles occa­sions de souffrance.

Et Dieu, com­ment va-​t-​il réagir ? Il ne peut réagir que selon sa nature par­faite. Or Dieu est infi­ni­ment juste et infi­ni­ment bon. Le propre de la jus­tice est de récom­pen­ser le bien et de punir le mal. Ainsi Dieu va devoir récom­pen­ser le bien à l’in­fi­ni et punir le mal à l’in­fi­ni. Mais…le propre de la Bonté est de se répandre, de mettre le bien là où il n’est pas, de trans­for­mer les maux en biens. Plus quel­qu’un est bon, plus il va être capable d’u­ti­li­ser les pires maux comme moyens pour don­ner les meilleurs biens. Dieu, ne pou­vant agir autre­ment que selon les exi­gences de sa jus­tice et de sa bon­té infi­nies, va lais­ser les souf­frances consé­quentes au péché, et les trans­fi­gu­rer comme moyen d’ob­te­nir pour soi et pour les autres un Bien d’une gran­deur incom­pa­rable, l’u­nique Bien abso­lu­ment stable et comblant :

des choses que l’œil n’a point vues, que l’o­reille n’a point enten­dues, et qui ne sont pas mon­tées au cœur de l’homme, – des choses que Dieu a pré­pa­rées pour ceux qui l’aiment.

1 Cor. 2, 9

Ces réflexions étant très théo­riques, jetons un coup d’oil sur la réac­tion concrète, his­to­rique, de Dieu face à nos souffrances.

Dieu a abandonné l’homme ?

Etant enten­du que l’é­tat de notre huma­ni­té com­prend défi­ni­ti­ve­ment la souf­france, que va faire Dieu ?

Imaginons un membre aimé de notre famille condam­né défi­ni­ti­ve­ment à la pri­son, qu’allons-​nous faire ? Puisqu’il est impos­sible que nous le fas­sions sor­tir, nous essaie­rons de le visi­ter sou­vent, de le conso­ler, de le soi­gner, de lui appor­ter toutes sortes de dou­ceurs. Lui-​même mesu­re­ra notre amour à la fré­quence de nos visites, à la qua­li­té des biens apportés.

Non seule­ment Dieu nous visite, mais il s’est fait homme. Etemel, trans­cen­dant, il a pris une chair souf­frante et mor­telle comme nous ! Il a vécu, comme nous, une vie humaine com­plète. Innocent, il a sai­si pour lui la souf­france que notre huma­ni­té mérite. Mystère inson­dable, scan­dale pour les juifs, folie pour les païens.

Nouvelle révé­la­tion de l’a­mour du Cour de Dieu pour l’homme, autre­ment plus tou­chante que les dons pré­te­ma­tu­rels à nos pre­miers parents !

Voici, Jésus, au milieu de nous, en Judée, nous dévoi­lant à chaque page de l’Evangile un Cour immense, ému par nos souf­frances, atti­ré par les pleurs et dévoué sans réserve aux pauvres et petits. Jamais il ne cherche à dis­cou­rir pour expli­quer le mal­heur, mais il vient à coté de nous mar­cher dans la même voie de dou­leur, nous gui­dant à tra­vers celle- ci vers la Résurrection et le Bonheur promis.

Jésus et les handicapés

L’attitude du Christ dans l’Evangile envers les han­di­ca­pés, les malades, les pauvres et les petits nous apprend la façon dont Dieu réagi­ra tou­jours avec eux car Dieu ne change pas – Immutabilis Deus.

Remarquons com­bien le Christ est atti­ré par les handicapés :

« L’ayant vue, Jésus l’ap­pe­la et lui dit : « Femme, tu es déli­vrée de ton infir­mi­té », « Et il lui impo­sa les mains ; aus­si­tôt elle se redres­sa (Lc 13, 12) » « Jésus l’ayant vu gisant et sachant qu’il était malade depuis long­temps, lui dit : « Veux-​tu être gué­ri ? » (Jn 5, 6)

II est tel­le­ment proche de ceux qui souffrent que c’est à cela qu’on le recon- naî­tra comme Messie :

Allez rap­por­ter à Jean ce que vous avez vu et enten­du : les aveugles voient, les boi­teux marchent, les lépreux sont gué­ris, les sourds entendent, les morts res­sus­citent, les pauvres sont évangélisés.

Semblant avoir la même atti­tude vis-​à-​vis de la misère morale, Jésus s’ap­proche et appelle le pécheur :

Quand il arri­va à cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : Zachée, hâte-​toi de des­cendre, car aujourd’­hui il faut que je demeure dans ta maison.

Lc 19, 5

Mais quelle est la source de cette atti­rance ? On découvre chez le Christ une com­pas­sion réelle : Au vu de la femme de Naïm tou­chée dou­ble­ment par le deuil

le Seigneur l’ayant vue, fut tou­ché de com­pas­sion pour elle, et il lui dit : Ne pleu­rez pas 

Lc 7, 13

et il res­sus­ci­ta son fils. Face à la mort de Lazare et à la peine de ses soeurs

Jésus pleu­ra ; les Juifs dirent : « Voyez comme il l’ai­mait. » Mais quelques-​uns d’entre eux dirent : “Ne pouvait-​il pas, lui qui a ouvert les yeux d’un aveugle-​né, faire aus­si que cet homme ne mou­rût point?” Et Jésus, fré­mis­sant de nou­veau en lui-​même, se ren­dit au sépulcre.

Jn 11,36–38

Son Cour humain est au dia­pa­son de son Cour divin. Il est comme un reflet des sen­ti­ments éte­mels de Dieu face à nos dou­leurs. Mais qu’est-​ce qui pousse ce Cour à la compassion ?

Son cour mani­feste un excès d’a­mour envers les malades, le pous­sant à gué­rir tous ceux qu’on lui présente :

Et des foules nom­breuses s’ap­pro­chèrent de lui, ayant avec elles des boi­teux, des estro­piés, des aveugles, des muets, et beau­coup d’autres. On les mit à ses pieds, et il les gué­rit ; de sorte que les foules étaient dans l’ad­mi­ra­tion, voyant les muets par­ler, les estro­piés gué­ris, les boi­teux mar­cher, les aveugles voir ; et elles glo­ri­fiaient le Dieu d’Israël.

Mat. 15,30–31

Il opère tant de gué­ri­sons qu’il paraît même man­quer de prudence :

Et il dit à ses dis­ciples de lui tenir une barque toute prête à cause de la foule, pour qu’on ne le pres­sât pas. Car il avait gué­ri beau­coup de gens, si bien que tous ceux qui avaient des afflic­tions se jetaient sur lui pour le toucher.

Mc 3, 9–10

Tant de gué­ri­sons que les Apôtres vont deve­nir impatients :

« Alors les dis­ciples, s’é­tant appro­chés, le priaient en disant : « Renvoyez-​la, car elle nous pour­suit de ses cris (Mat 15, 23) », « Et l’on se mit à appor­ter les malades sur les gra­bats, par­tout où l’on appre­nait qu’il était. Et par­tout où il entrait, bourgs, ou villes, ou fermes, on met­tait les malades sur les places, et on le priait de leur lais­ser seule­ment tou­cher la houppe de son man­teau ; et tous ceux qui pou­vaient tou­cher étaient gué­ris. (Mc 6,55–56) ».

Tant de gué­ri­sons que cela risque de pous­ser les foules à s’at­ta­cher à lui comme à un vul­gaire guérisseur :

Mais les Pharisiens disaient : “C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons”.

Mat 9, 34

Tant de gué­ri­sons que cela risque de com­pro­mettre son ensei­gne­ment sur le carac­tère rédemp­teur de la souffrance :

« C’est ain­si que le Fils de l’homme est venu, non pour être ser­vi, mais pour ser­vir et don­ner sa vie en ran­çon pour beau­coup (Mat 20, 28) » : « II a été trans­per­cé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos ini­qui­tés ; le châ­ti­ment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meur­tris­sures que nous sommes gué­ris (Is 53, 5).

Tant de gué­ri­sons que cela modi­fie le mode de sa Révélation. Il vou­lait faire connaître sa divi­ni­té sur­tout par sa Résurrection :

Ne par­lez à per­sonne de cette vision, jus­qu’à ce que le Fils de l’homme soit res­sus­ci­té des morts.

Mat 17,9

Mais il ne peut s’empêcher de faire des gué­ri­sons qui mani­festent contre son gré sa divi­ni­té : Aux aveugles de Capharnaüm 

leurs yeux s’ou­vrirent, et Jésus leur com­man­da avec force : « Prenez garde que per­sonne ne le sache.

Mat 9. 30

A Jéricho,

« Et il ren­voya gué­ri dans sa mai­son, en disant : N’entre même pas dans le bourg. (Mat 8. 26) « Car il avait gué­ri beau­coup de gens, si bien que tous ceux qui avaient des afflic­tions se jetaient s’é­criaient : « Vous êtes le Fils de Dieu ! » Mais il leur com­man­dait avec grande force de ne pas le faire connaître. (Mc 3. 10–12) »

Oui, tout cela nous montre une atti­rance, un atten­dris­se­ment et un amour pour les malades qui paraît dépas­ser la mesure. Un excès. Une folie. Allant jus­qu’à vou­loir souf­frir comme les malades… jus­qu’à en mou­rir trans­per­cé sur une croix. Pourquoi tant de dévoue­ment chez le Christ ? Parce que c’est sa Mission, sa rai­son d’être sur la terre, ce qui fait battre son cœur aujourd’­hui comme hier :

Je suis venu pour sau­ver ce qui était perdu.

Lc 19, 10

Ce même Cour vit et bat aujourd’­hui au Ciel – et dans l’Eucharistie – avec les mêmes sen­ti­ments pour cha­cun de nous en particulier :

je connais mes bre­bis et mes bre­bis me connaissent, comme mon Père me connaît, et que je con- nais mon Père, et je donne ma vie pour mes bre­bis. J’ai encore d’autres bre­bis qui ne sont pas de cette ber­ge­rie ; il faut aus­si que je les amène, et elles enten­dront ma voix.

Jn 10, 14–16

Mais, sachant qu’il allait mon­ter au Ciel, sachant aus­si que l’es­sen­tiel n’est pas dans la gué­ri­son, le Christ va nous lais­ser un exemple et un ensei­gne­ment concer­nant le handicap.

Notre regard sur les han­di­ca­pés et les malades est sou­vent super­fi­ciel, bor­né à l’ap­pa­rence exté­rieure qui peut être repous­sante. Le Christ nous apprend à le rem­pla­cer par quatre regards : regar­der à tra­vers le han­di­cap, à l’in­té­rieur, au-​dessus, et après lui.

Regarder à travers le handicap

En regar­dant une per­sonne atteinte d’un han­di­cap, qu’il soit men­tal, phy­sique, social ou moral, nous pou­vons avoir ten­dance à voir l’in­fir­mi­té avant de voir mon sem­blable ; nous pou­vons nous foca­li­ser sur l’a­nor­ma­li­té au lieu de consi­dé­rer la per­sonne. Or toute per­sonne est un membre de la famille humaine, image et res­sem­blance de Dieu, ayant notre même digni­té humaine et peut- être chré­tienne. Ainsi la per­sonne malade, dont les facul­tés sont para­ly­sées, dont le corps est défor­mé, doit non seule­ment être res­pec­tée comme les autres, mais a le droit d’a­voir des rela­tions de per­sonne à personne,

pour lui faire prendre conscience de sa digni­té, de ses res­sources, de ses pos­si­bi­li­tés de vou­loir, de com­mu­ni­quer, d’ai­mer, de don­ner à son tour.

Jean-​Paul II, aux bles­sés de la vie.

Regarder notre pro­chain han­di­ca­pé est une source d’en­sei­gne­ment sur nous-​mêmes. Si nous nous regar­dons sans voile nous nous recon­nais­sons dans les divers han­di­caps tant au niveau de l’âme que du corps.

Notre regard doit plon­ger au-​dedans de lui pour y décou­vrir notre huma­ni­té com­mune : à tra­vers sa limi­ta­tion, à tra­vers ce qui nous appa­raît comme des ratés, elle nous dévoile la fai­blesse, la limite de notre nature humaine à tous : Elle montre ce qui nous habite et que nous avons bien sou­vent du mal à admettre ; ces défi­ciences chro­niques, phy­siques ou morales, qui nous para- lysent, nous affai­blissent, font échouer ce que nous entre­pre­nons : les déprimes, les impa­tiences, les migraines, les habi­tudes mau­vaises, les timi­di­tés, les mala­dies qui nous mène­ront à la mort. Quel homme pour­rait se van- ter de n’être sujet à aucune défi­cience, d’être sûr de ne jamais avoir un can­cer qui le cloue­ra au lit ? En un mot, elle nous remet à notre place ; elle nous fait com­prendre que nous sommes tous plus ou moins sujets aux han­di­caps car notre nature est cor­rup­tible. Être han­di­ca­pé n’est donc nul­le­ment une honte, et celui qui le croit devrait se regar­der avec un peu plus de réalisme.

Nos frères han­di­ca­pés nous dévoilent aus­si notre âme : à tra­vers la gué­ri­son des boi­teux, des aveugles, des sourds, des lépreux… le Christ vou­lait nous mon­trer qu’il désire soi­gner aus­si ceux qui ont le han­di­cap spi­ri­tuel d’une âme ne voyant pas la véri­té, boi­teuse dans sa vie spi­ri­tuelle, sourde aux appels de la grâce, ron­gée par la lèpre du péché.

Regard à l’intérieur du handicap

Le Christ a opé­ré un chan­ge­ment capi­tal dans notre rela­tion avec les infirmes. Les chré­tiens ne consi­dèrent pas seule­ment les han­di­ca­pés comme des per­sonnes humaines à part entière, mais ils savent qu’ils ont une supé­rio­ri­té. Celle d’être des images plus par­faites du Christ.

Il a vrai­ment pris nos infir­mi­tés et s’est char­gé de nos douleurs.

1 Pet 4.13

il a vou­lu vivre l’in­fir­mi­té jus­qu’à s’i­den­ti­fier avec elle pour s’i­den­ti­fier à ceux qui la portent. A tel point que désor­mais on ne peut plus dire que le Christ à part à nos souf­frances mais l’inverse :

dans la mesure où vous avez part aux souf­frances du Christ, réjouissez-​vous, afin que, lorsque sa gloire sera mani­fes­tée, vous soyez aus­si dans la joie et l’allégresse.

Rom 8, 29

Non seule­ment res­sem­blance mais pré­sence de Jésus : Le Christ nous a appris à le voir dans les malades, les petits, les pauvres car il y est vrai­ment. Grande réa­li­té que nous ne pou­vons com­prendre que par la médi­ta­tion de cette parole :

Tout ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’a­vez fait ». Le Christ nous engage à agir avec eux comme avec lui. Si bien que nous serons jugés ulti­me­ment sur cela : « Alors je dirai : J’étais nu, malade, seul, affa­mé et vous m’a­vez visi­té : venez les bénis de mon Père, pos­sé­dez le Royaume. Et aux autres, je dirai : J’étais nu, malade, seul, affa­mé et vous ne m’a­vez pas visi­té : à chaque fois que vous ne l’a­vez pas fait à l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’a­vez refu­sé ; allez, mau­dits au feu éternel

Mat 25, 31–46

Autrement dit, ce sont bien nos han­di­ca­pés, nos malades, qui nous sauvent en nous per­met­tant de pra­ti­quer cette cha­ri­té divine. Beaucoup seront sau­vés parce qu’ils se sont dévoués avec foi aux handicapés.

St Camille de Lellis, fon­da­teur des Ministres des infirmes, se met­tait à genoux devant les malades et les appe­lait « Jésus ».

Pour chan­ger nos cours, le Christ va don­ner un exemple tou­chant, ini­tiant un mode d’a­gir chré­tien vis-​à-​vis des dépen­dants : le lave­ment des pieds. Moment très solen­nel intro­duit ain­si par Saint Jean (c. 13):

Avant la fête de la Pâque, sachant que son heure était venue dépas­ser de ce monde vers le Père, ayant “aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jus­qu’au bout.

Voilà ce qu’est aux yeux de Dieu, le dévoue­ment envers les plus pauvres. Voilà la qua­li­té d’a­mour que Dieu attend de nous envers les dépendants.

Sachant que le Père lui avait tout remis entre les mains, et qu’il était venu de Dieu et qu’il s’en allait vers Dieu, il se lève de table, dépose ses vête­ments, et pre­nant un linge, il s’en ceignit.

La Majesté immense, Toute-​Puissance divine s’a­baisse et va se mettre à genoux devant sa créa­ture ! et quelle créa­ture ! « au cours du repas, alors que déjà le diable avait mis au cour de Judas Iscariote le des­sein de le livrer ». Comprenez-​vous ce que j’ai fait?- Cette parole devrait réson­ner dans le cour de tous les hommes.

« Moi, le Seigneur et le Maître, c’est un exemple que je vous ai don­né, pour que vous,fassiez, vous aus­si, comme moi j’ai fait pour vous. Sachant cela, heu­reux êtes-​vous si vous le faites ».

Heureux ? Quand il nous semble que notre vie est com­plè­te­ment blo­quée par la pré­sence d’un han­di­cape lourd ? « Heureux ceux qui font misé­ri­corde, car il leur sera fait à eux- mêmes misé­ri­corde » de façon défi­ni­tive et étemelle.

Regarder au-​dessus du handicap

Une per­sonne souf­frant d’une grande limi­ta­tion phy­sique, psy­chique ou men- tale pour­rait se croire inutile. Notre rôle est de lui faire décou­vrir que loin d’être inutile, il peut faire plus de bien qu’un grand nombre de per­sonnes jugées « nor­males ».

Nous pou­vons lui mon­trer que l’es­sen­tiel de l’homme est dans le cour. Ce n’est ni la beau­té phy­sique, ni la force, ni la capa­ci­té intel­lec­tuelle, mais bien la lar­gesse de notre cour qui fait notre beau­té. Et pour cela on apprend à la per­sonne han­di­ca­pée à pen­ser aux autres, à être émue par les souf­frances, pau­vre­tés et limites du pro­chain. On lui apprend à « laver les pieds » à ses proches. Et peu à peu elle sort d’elle-​même, de sa dou­leur, elle s’oublie.

Mais il y a plus. Le plus conso­lant, le plus fruc­tueux, le plus épa­nouis­sant et le plus stable est de lui faire sen­tir que l’es­sen­tiel est dans notre rela­tion à Dieu. Relation sur­na­tu­relle de foi et d’a­mour. Cela ne demande pas de capa­ci­té intel­lec­tuelle ou phy­sique. « Je crois » et « j’aime » peuvent être anté­rieurs à l’en­ten­de­ment, plus simples qu’un rai­son­ne­ment. C’est un cri du cour livré à Dieu, du cour sai­si par la grâce divine.

Or quelle est l’âme qui attire la grâce de Dieu ? Ce n’est ni la plus intel­li­gente, ni la plus volon­taire, mais l’humble :

Dieu lui donne une grâce d’au­tant plus grande, selon l’Ecriture : « Dieu résiste aux orgueilleux, et il accorde sa grâce aux humbles » (Jac 4, 6).

C’est aus­si celle qui res­semble au Christ grâce à la souffrance :

Car ceux qu’il a connus d’a­vance, il les a aus­si pré­des­ti­nés à être conformes à l’i­mage de son Fils, afin que son Fils soit le premier-​né d’un grand nombre de frères30. Et ceux qu’il a pré­des­ti­nés, il les a aus­si appe­lés ; et ceux qu’il a appe­lés, il les a aus­si jus­ti­fiés ; et ceux qu’il a jus­ti­fiés il les a glorifiés.

Celle qui est dans la dépendance :

Laissez les petits enfants, et ne les empê­chez pas de venir à moi, car le royaume des deux est à ceux qui leur ressemblent.

Mat 19, 14

Celle qui est mépri­sée aux yeux du monde :

Dieu n’a-​t-​il pas choi­si ceux qui sont pauvres aux y eux du monde, pour être riches dans la foi et héri­tiers du royaume qu’il a pro­mis à ceux qui l’aiment ?

Jac 2. 5

Nous ne com­pren­drons jamais pour­quoi Dieu per­met la souf­france si nous ne sai­sis­sons pas le Plan divin. C’est un plan de misé­ri­corde. Dieu veut com­bler le pauvre. Or il ne le fera pas dans cette vie, c’est donc dans l’autre vie :

Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront conso­lés par des choses que l’œil n’a point vues, que l’o­reille n’a point enten­dues, et qui ne sont pas mon­tées au cœur de l’homme, – des choses que Dieu a pré­pa­rées pour ceux qui l’aiment.

1 Cor. 2. 9

Nous consta­tons alors toute l’im­por­tance de l’é­du­ca­tion des han­di­ca­pés, d’é­veiller leur cour à l’a­mour de Dieu. Mais la per­sonne han­di­ca­pée a un rôle social irrem­pla­çable : celui d’a­me­ner les autres au salut. Comment ? Par l’u­nique moyen de salut, la Croix.

Mystère si dou­lou­reux mais si exal­tant que celui de faire sai­sir l’u­ti­li­té des souffrances.

Mystère res­tant pour tou­jours dans l’ordre du scan­dale et de la folie (I Co 1, 27–28).

Mystère exi­geant de la part des édu­ca­teurs d’être exem­plaires, d’ac­cep­ter leurs propres croix.

Mystère nous fai­sant tou­jours reve­nir aux souf­frances du Christ et à leurs conséquences :

Il s’est anéan­ti lui-​même, en pre­nant la condi­tion d’es­clave, en se ren­dant sem­blable aux hommes, et recon­nu pour homme par tout ce qui a paru de lui ; il s’est abais­sé lui-​même, se fai­sant obéis­sant jus­qu’à la mort, et à la mort de la croix. C’est pour­quoi Dieu l’a sou­ve­rai­ne­ment éle­vé, et lui a don­né le nom qui est au-​dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou flé­chisse dans les deux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-​Christ est Seigneur.

Un Christ qui a vou­lu vivre le sen­ti­ment d’être dévi­sa­gé, moqué : Voici l’Homme ! ; un Christ qui a vécu dans toute son acui­té le sen­ti­ment de l’a­ban­don abso­lu : « Mon Dieu, pour­quoi m’avez-​vous aban­don­né ? » plainte nue qui abou­ti­ra à la confiance nue « Père, je remets mon âme entre vos mains ». Et peu après, le finit est mani­feste, éclatant :

Seigneur, souvenez-​vous de moi quand vous serez dans votre royaume – Je te le dis, ce soir, tu seras avec moi dans le Paradis.

Regarder après le handicap

La vie sur terre n’est qu’une courte appa­ri­tion, enca­drée par deux éter­ni­tés. « Amassez-​vous des tré­sors dans le Ciel » nous répète le Christ. Les chré­tiens han­di­ca­pés semblent nous répé­ter la même chose par leur souf­france quo­ti­dienne : Bientôt, le Ciel.

On peut se poser la ques­tion de savoir quel degré de bon­heur auront les han­di­ca­pés au Ciel. St Pierre nous répond :

Dans la mesure où vous avez part aux souf­frances du Christ, réjouissez-​vous, afin que, lorsque sa gloire sera mani­fes­tée, vous soyez aus­si dans la joie et l’allégresse.

I Pet4, 13

Dieu pro­por­tionne le bon­heur futur à notre iden­ti­fi­ca­tion au Christ ici-​bas. La souf­france en fait par­tie. Mais le prin­ci­pal est la cha­ri­té, source et consé­quence de la souf­france. Nos han­di­ca­pés men­taux peuvent-​ils gran­dir vrai­ment en cha­ri­té, puis­qu’on aime que ce qu’on connaît, et que leur facul­té de connais­sance est amoin­drie ? Dieu donne plus de grâce à ceux qu’il aime le plus. Or tout l’Evangile nous prouve que le Christ aime davan­tage les pauvres, les petits, les malades…

De plus Dieu demande en fonc­tion de ce qu’on a reçu. Or les han­di­ca­pés men­taux n’ont pas reçu la capa­ci­té d’ap­pro­fon­dir intel­lec­tuel­le­ment l’a­mour de Dieu. Mais ils peuvent avoir reçu la capa­ci­té de connaître par le cour. C’est ce que Dieu leur deman­de­ra. Les édu­ca­teurs on ici un rôle central.

D’autres n’ont reçu aucune capa­ci­té d’ap­pro­fon­dir une connais­sance du Christ, ni par le cour, ni par l’in­tel­li­gence. Ceux-​là sont encore plus atti­rés par le Sauveur ! Par le bap­tême, Dieu règne par­fai­te­ment en eux, ils ont la capa­ci­té de méri­ter. Ils sont des images vivantes du Christ en Croix et pro­fitent donc plus de son fruit rédemp­teur ; c’est pour eux sur­tout que cette parole s’accomplira :

Voici que je fais toutes choses nouvelles.

Au ciel, nous décou­vri­rons avec stu­peur le nombre de per­sonnes « nor­males » sau­vées par la souf­france rédemp­trice des han­di­ca­pés. Et alors nous com­pren­drons… pour­quoi le Christ la per­met. Nous com­pren­drons la digni­té de nos han­di­ca­pés, leur uti­li­té, leur néces­si­té ; nous com­pren­drons qui étaient les vrais han­di­ca­pés, entre eux et nous ; nous ver­rons qu’ils ont peu reçu et qu’ils ont pro­duit un fruit autre­ment plus grand, utile et per­ma­nent que le nôtre. Tous les hommes vien­dront à eux, et d’une seule voix un seul chant résonnera :

Merci de nous avoir sau­vés ! Honneur, Puissance, action de grâce à l’Agneau et à ceux qui jurent vic­times avec lui !

Abbé Guillaume Gaud, Aumônier d’Entraide et handicap

Extrait des Cahiers de Saint Raphaël n° 85

FSSPX

M. l’ab­bé Guillaume GAUD est actuel­le­ment Directeur du Séminaire Saint Curé d’Ars de Flavigny sous l’au­to­ri­té de la Maison Générale et donc supé­rieur majeur. Il est connu pour ses com­pé­tences à pro­pos de l’Islam.