Année jubilaire du saint curé d’Ars : le sacerdoce

Le sacerdoce
17 octobre 2009

« Car ce qui est folie en Dieu est plus sage que les hommes. » I Cor. I, 25

« Car la sagesse de ce monde est une folie pour Dieu. » I Cor. III, 19.

« Or l’homme ani­mal ne per­çoit pas les choses qui sont de l’Esprit de Dieu ; car elles sont une folie pour lui, et il ne peut les com­prendre, parce que c’est spi­ri­tuel­le­ment qu’on en juge. » I Cor. II, 14.

En cette année jubi­laire du saint curé d’Ars, nous sommes vive­ment invi­tés à scru­ter jusque dans ses pro­fon­deurs le tré­sor qu’est le sacre­ment de l’Ordre. Cependant, pour pou­voir expri­mer quelque chose de sa gran­deur, c’est bien à la folie et non à la sagesse de Dieu que nous nous voyons contraints de remonter.

Les sen­ti­ments du prêtre à qui échoit une telle tâche ne peuvent qu’être divers : mal­gré la dila­ta­tion inté­rieure d’exprimer une réa­li­té si sublime et l’espérance de mettre en lumière l’une ou l’autre des mer­veilles sacer­do­tales, il res­sent vive­ment l’impuissance des mots pour évo­quer l’ineffable et l’humiliation de ne pas savoir dire le cœur de sa vie, faute de son adé­qua­tion à la folie divine.

Pour nos esprits tel­le­ment com­pli­qués, rien n’est aus­si dérou­tant que l’extrême sim­pli­ci­té des cir­cons­tances au cours des­quelles Notre Seigneur Jésus-​Christ consa­cra les pre­miers prêtres de la nou­velle Alliance. C’est en effet au cours d’un repas qu’Il choi­sit d’instituer, immé­dia­te­ment l’un à la suite de l’autre, et le sacre­ment de l’Eucharistie pour se don­ner aux hommes comme ali­ment et celui du Sacerdoce pour que la dis­tri­bu­tion de son propre Corps et de son propre Sang assure notre ras­sa­sie­ment jusqu’à la consom­ma­tion des siècles. Pour par­ler du sacre­ment de l’Ordre, nous ne pou­vons donc suivre une autre logique que celle de Dieu qui l’a pla­cé en une si étroite cor­ré­la­tion avec l’institution de la Sainte Eucharistie.

En ces deux ins­tants sublimes qui se suc­cèdent, celui de la pre­mière trans­sub­stan­tia­tion et celui de l’ordination des apôtres à renou­ve­ler ce que leur Seigneur venait d’accomplir, nous voi­ci en pré­sence de deux actes de Dieu qui mani­festent, incom­pa­ra­ble­ment plus que tout ce qu’Il avait fait jusqu’ici, sa puis­sance infi­nie. Alors que la créa­tion n’avait jamais pro­duit que des créa­tures, c’est le Créateur Lui-​même que la trans­sub­stan­tia­tion rend infailli­ble­ment pré­sent sur nos autels. Mais si l’unique ins­tant de la trans­sub­stan­tia­tion dépasse toutes les concep­tions les plus éle­vées que nous aurions pu nous faire de la puis­sance de Dieu, que faut-​il dire alors de l’Ordre, dont le seul nom indique déjà ce sai­sis­se­ment qui s’empare de tout homme face au pou­voir d’un genre abso­lu­ment nou­veau que le prêtre reçoit de Dieu pour lui rendre Dieu obéis­sant et, sur sa seule injonc­tion, « le faire des­cendre » sur l’autel ?

L’institution de ces deux sacre­ments révèle une telle puis­sance de Dieu que jamais nous n’aurions pu seule­ment en ima­gi­ner de sem­blable, et elle exprime en même temps toute l’incapacité de notre esprit à s’en faire même une loin­taine idée. Cependant, bien plus que la puis­sance, c’est l’amour incom­men­su­rable de Dieu qui se trouve, tout pal­pi­tant, pla­cé devant nos yeux à la Cène. Si la folie de Dieu sup­pose sa toute-​puissance pour être mise en œuvre, c’est bien d’amour et d’amour seule­ment que Dieu est fou. D’un seul mot, d’un seul geste, regar­dez « comme Il se dépose sur la table » pour nour­rir et étan­cher ses amis ! En réa­li­té, Il n’a jamais aspi­ré qu’à cet ins­tant et toute son exis­tence n’a consis­té qu’à pas­ser de la man­geoire qui lui ser­vit de ber­ceau à la table dont il se fit un autel. De toutes les œuvres que Dieu avait jusqu’ici opé­rées et de toutes celles que Notre-​Seigneur avait réa­li­sées tout au long des années qu’Il venait de pas­ser sur la terre, aucune n’a jamais dévoi­lé le mys­tère inson­dable de son amour infi­ni comme cet ins­tant de la der­nière Cène où Il déci­da de s’offrir en pâture à ses créa­tures humaines.

Lors du pre­mier de ces deux ins­tants célestes, Dieu s’est fait nour­ri­ture et bois­son pour que l’homme puisse le man­ger et le boire : « Ma chair est vrai­ment une nour­ri­ture et mon sang est vrai­ment une bois­son. » Jean VI, 56. Nous aurions bien tort de recu­ler devant la cru­di­té de ces mots qui expriment si pré­ci­sé­ment le divin des­sein. Il a vou­lu Lui-​même se faire l’aliment de cha­cune de nos jour­nées pour venir habi­ter au-​dedans de nous-​mêmes, nous nour­rir et nous abreu­ver de sa pré­sence. C’est son Amour de Dieu qui le pres­sait et le ren­dait impa­tient de ne pas attendre l’éternité pour s’unir à nous et que nous nous unis­sions à Lui. Il a vou­lu non seule­ment deve­nir l’hôte de tous les cœurs mais se faire aus­si Lui-​même le fes­tin de ce céleste repas.

Rien comme l’amour ne rend les hommes inven­tifs et il n’est encore que l’amour pour avoir pro­duit les plus belles œuvres de la terre et ses plus sur­pre­nantes ingé­nio­si­tés. Cependant, tous ses plus beaux traits et toutes ses inven­tions les plus géniales se trouvent comme pul­vé­ri­sés par cet unique ins­tant de l’Eucharistie. Il n’avait été que d’un Dieu de concé­der à la femme l’apanage de por­ter le fruit de son amour en son sein. Or ce jeu­di, il s’est pas­sé ce à quoi les plus brû­lantes ima­gi­na­tions de l’amour n’avaient jamais son­gé : le plus sim­ple­ment du monde, Celui qui aime s’est intro­duit par la bouche au-​dedans de ceux qu’Il aimait pour y vivre désor­mais. Et Celui qui vit au-​dedans de l’homme, c’est Dieu. Et celui qui porte Dieu en son sein, c’est l’homme. Et Celui qui est man­gé par l’homme, c’est Dieu et celui qui mange Dieu, c’est l’homme. Ne fallait-​il donc pas que l’homme fût une créa­ture bien aimable et pure pour que Dieu eût ain­si la pen­sée de recu­ler à l’infini toutes les fron­tières de l’amour ?

Mais il nous faut défi­ni­ti­ve­ment mettre dans un pla­card tous nos pauvres rai­son­ne­ments trop sages pour être vrais. Ces hommes, en les­quels Dieu veut venir habi­ter, ne sont au contraire que ceux-​là même à s’être dres­sés contre Lui jusqu’à bafouer sa Loi et ses com­man­de­ments. Infatués au plus haut point d’eux-mêmes, il ne se passe pas d’instant sans qu’on les voie mul­ti­plier leur révolte contre ce Dieu à qui ils doivent l’existence, tout ce qu’ils sont et tout ce qu’ils pos­sèdent. Il était donc juste que les péchés conduisent leurs fau­teurs dans le lieu de l’éternel sup­plice. Mais il n’est que de Dieu de nous mon­trer com­ment, quand on est Dieu, on aime et com­ment on par­donne, non pas seule­ment ceux qui nous aiment mais aus­si ceux qui nous haïssent.

Nous savons bien qu’il y a des hommes pour rica­ner de toutes ces choses. Nous com­pre­nons qu’on puisse ne pas y croire car nous savons que la Foi est un don. Mais nous croyons cepen­dant que tout rica­ne­ment, à l’évocation de la pure­té et de la noblesse de ces croyances et de cette doc­trine, devrait s’étrangler dans la gorge et se figer sur les dents des rica­neurs. De tous les élans et de tous les rêves amou­reux de tous les siècles, per­sonne n’avait jamais ima­gi­né une si folle intru­sion dans l’être aimé ni don­né l’exemple d’une telle hau­teur de sen­ti­ments. Que l’on ne s’y trompe pas, cette com­pré­hen­sion de la logique où va l’amour, qui n’avait jamais été atteinte, n’a pu jaillir que d’une âme habi­tée d’une telle soif inté­rieure que le monde n’en avait jamais connu de sem­blable. C’est une ère nou­velle de l’amour qui s’en trouve inau­gu­rée.

Et cet amour, non content de se pro­po­ser aux apôtres, embrasse tous les enfants des géné­ra­tions des hommes, sans qu’aucun fût excep­té. Il a aimé comme per­sonne n’a jamais aimé, non pas sim­ple­ment douze hommes qui étaient ses amis, mais Il nous a aimés, nous tous et cha­cun d’entre nous, ani­mé de cette volon­té ardente que nous le dévo­rions à pleines dents pour satis­faire son désir insa­tiable de vivre au-​dedans de nous et d’y « demeu­rer tous les jours, jusqu’à la consom­ma­tion des siècles. » Matth. XXVIII, 20

Nous avons dit que jamais per­sonne n’avait seule­ment ima­gi­né une entre­prise aus­si folle que celle-​là et que toutes les plus grandes esca­pades de l’amour, à côté de celle ici ten­tée, ne sont que piètres sen­ti­ments. Rien ni per­sonne ne semble plus capable de l’arrêter. C’est la rai­son pour laquelle Il invente et se donne les moyens pour que son amour atteigne plus cer­tai­ne­ment jusqu’aux cœurs les plus éloi­gnés du sien, pour triom­pher plus sûre­ment des obs­tacles les plus invin­cibles, pour bon­dir par-​dessus tous les espaces, pour se rire du temps, pour enfin pro­vo­quer la mort « en un duel sai­sis­sant » (Séquence du dimanche de Pâques) et la tuer. A peine venait-​Il donc de deve­nir nour­ri­ture et bois­son pour nour­rir et étan­cher ses amis qu’Il les fit prêtres et éta­blit la per­ma­nence du nou­veau sacer­doce, prêtres pour que soit tou­jours refait en mémoire de Lui ce qu’Il venait de faire : « Il prit de même le calice après avoir sou­pé, en disant :’Ce calice est la nou­velle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi, toutes les fois que vous en boi­rez.’ » Ainsi, jusqu’à la fin du monde, Il se réserve de pou­voir entrer dans l’intimité de toutes les âmes par son sacrement.

S’il faut main­te­nant com­pa­rer ces deux ins­tants l’un à l’autre, dépar­ta­ger leurs gran­deurs et dire quel est le plus fou ou le plus divin des deux, nous ne devrions pas avoir d’hésitation. Nous croyons de toute notre âme que Dieu s’est fait ali­ment et bois­son et qu’il suf­fit d’avoir énon­cé cette pro­po­si­tion pour que la cause soit enten­due. Cependant, de même qu’un expert des tableaux d’un Maître repère d’instinct les­quels sont de sa main, nous recon­nais­sons bien une seule et même folie comme signa­taire et de l’institution de la sainte Eucharistie et de celle du Sacerdoce.

Mais, Seigneur, mon Dieu, veuillez me par­don­ner. Pour avoir don­né de tels pou­voirs aux hommes et leur avoir confié une telle mis­sion, c’est à finir par dou­ter que vous connais­siez vrai­ment le cœur de l’homme. Votre amour pour nous ne vous aveugle-​il pas ? Vous faire nour­ri­ture, c’est la déci­sion incom­pré­hen­sible du mys­tère d’une cha­ri­té incon­nue de la terre et en face de laquelle nos âmes, à jamais inter­dites, n’ont plus qu’à se pros­ter­ner. Mais, après tout, que pourrions-​nous y redire ? Votre cœur de Dieu, nous savons bien que nous n’en connais­sons pas les abîmes ; votre sagesse nous décon­certe et ne cesse de nous lais­ser inter­dits. Nous met­tons donc sur ce compte cette pre­mière folie de l’Eucharistie.

Mais si nous n’avons pas idée de votre cœur de Dieu, nous savons ce qu’il en est du nôtre. Et, c’est parce que ce cœur, nous le connais­sons, que nous en arri­ve­rions à pen­ser que la folie du sacer­doce l’emporte encore sur la pre­mière. Comment avoir pu confier vos subli­mi­tés à ces faibles ins­tru­ments ; en des vases si fra­giles avoir ris­qué tant de beau­té ? Pourquoi vous moquer, Seigneur, et nous deman­der de nous his­ser à une telle inac­ces­sible sain­te­té ? Pour nous, il nous semble, au jour de notre ordi­na­tion, qu’à la folie de votre amour, nous n’avons répon­du que par celle de notre pré­somp­tion. Nos oreilles ont enten­du qu’il s’agirait désor­mais pour nous d’imiter le sacri­fice que nous offrions sur l’autel (Monition aux ordi­nands pour l’ordination des prêtres). Et nous voi­ci main­te­nant chaque jour à manier vos Mystères, votre Corps et votre Sang, à devoir mon­trer aux hommes com­ment on vous mange et com­ment on vous boit.

Seigneur mon Dieu, Vous ne faites pour­tant rien que de sou­ve­rai­ne­ment sage. Vous n’avez donc pas vou­lu mar­quer des hommes d’un tel carac­tère, les revê­tir d’une digni­té si sublime, les munir de pou­voirs si divins sans leur confé­rer éga­le­ment les forces et les grâces pour res­pec­ter cette dis­ci­pline divine, déjà expo­sée par Paul à Tite et à Timothée, et les éle­ver à ces hau­teurs où vous ambi­tion­nez de les ache­mi­ner. Votre bon­té envers les pêcheurs du lac de Tibériade conti­nue à Vous don­ner si pro­fon­dé­ment à cha­cun de vos ministres que leurs âmes reçoivent tout ce dont elles ont besoin pour ne pas vous res­ter étran­gères ni demeu­rer divi­sées au-​dedans d’elles-mêmes.

Vous ne vou­lez certes pas que vos prêtres, toutes leurs années durant, soient des êtres mal­heu­reux et divi­sés, réduits à vivre au plus pro­fond d’eux-mêmes un divorce spi­ri­tuel per­ma­nent, condam­nés à vivre leurs années sacer­do­tales sur l’irréconciliable frac­ture des ins­tants qu’ils passent à l’autel avec le res­tant de leur jour. Vous êtes Vous-​même trop « Un » pour n’avoir pas vou­lu pour vos prêtres la plus intime cor­res­pon­dance entre leur exté­rieur et leur inté­rieur, la réa­li­sa­tion de l’unité de leur vie à l’imitation de la vôtre. Vous avez tout au contraire vou­lu que leur messe quo­ti­dienne soit le cœur orga­nique de leurs heures, l’inspiratrice et le modèle de leurs journées.

C’est pour­quoi, le pre­mier, Vous ne vous êtes pas conten­té du don seule­ment sacra­men­tel de Vous-​même. Ce signe de la Cène, le plus sublime de tous les siècles, si effi­cace que vous le fîtes, n’était encore qu’un signe. Mais ce signe, lorsque Vous le don­nâtes, Vous saviez que Vous réa­li­se­riez en Vous-​même tout ce qu’il signi­fiait. Vous n’avez donc jamais envi­sa­gé de ne Vous don­ner à nous qu’en signe. Vous avez dit que Vous vou­liez nous aimer jusqu’au bout de votre amour de Dieu. Et comme il est plus grand d’aimer en signe et en réa­li­té signi­fiée par ce signe qu’en signe seule­ment, Vous avez conjoint au sacre­ment de votre amour votre sacri­fice par amour.

Pour vous livrer aux hommes, Vous avez sim­ple­ment atten­du d’être livré par eux et ce n’est que « la nuit où Il était livré » [I Cor. XI, 23] que Vous Vous êtes livré Vous-​même. Il n’est pas jusqu’au rythme et à la cadence de votre livrai­son pour trente deniers aux­quels vous ne vous soyez doci­le­ment sou­mis. En signe d’abord, par le don que vous avez fait de votre corps sacra­men­tel tan­dis que votre valeur est esti­mée au prix de l’esclave. En la réa­li­té signi­fiée par ce signe ensuite, lorsque, Vous avan­çant libre­ment vers la cohorte menée par Judas, Vous l’avez lais­sé dépo­ser le bai­ser qui vous désigne à vos enne­mis. Si, dans la suc­ces­sion tem­po­relle où se sont pro­duites les choses, le signe signi­fiant la réa­li­té a pré­cé­dé la réa­li­té signi­fiée par le signe, Votre sacre­ment n’en est pas moins déjà un sacri­fice et votre sacri­fice un sacrement.

Seigneur Jésus-​Christ, com­ment, dès lors, ne comprendrais-​je pas que les hommes élus pour renou­ve­ler de tels rites sur vos autels ne sau­raient seule­ment vous prê­ter leurs doigts et leur langue pour répé­ter vos gestes et vos paroles, en des rites exté­rieurs qui ne les enga­ge­raient pas au plus pro­fond d’eux-mêmes ? Si votre sacre­ment est indis­so­cia­ble­ment uni à votre sacri­fice et que son auteur en est et le prêtre et la vic­time, com­ment vos prêtres pourraient-​ils pré­tendre à célé­brer de leurs lèvres une litur­gie qui ne serait pas celle de leurs cœurs ? Comment seraient-​ils vos intimes au Cénacle s’ils n’aspirent à gra­vir la mon­tée du Calvaire ?

Que nous réflé­chis­sions un peu. Le prêtre célèbre la messe tous les jours. Le moindre degré de foi lui suf­fit pour croire, en cette action sacrée, qu’il renou­velle le plus sublime des mys­tères divins accom­plis sur cette terre, le sacre­ment et le sacri­fice de la livrai­son de Dieu. Comment pourrait-​il alors envi­sa­ger de célé­brer sa messe comme un acte de sa jour­née par­mi les autres ? Plus que tout autre, un tel prêtre serait alors bien « un homme qui regarde dans un miroir son visage natu­rel, et qui, après s’être regar­dé, s’en va et oublie aus­si­tôt quel il était. » [Jac. I, 23–24]. Quelles excuses invo­quer devant Dieu pour avoir relé­gué nos messes sur nos autels, hési­té à accep­ter qu’elles soient en même temps célé­brées dans nos cœurs ?

Un seul ins­tant d’union des époux, celui qui abou­ti­ra à la nais­sance d’un enfant, suf­fit pour enga­ger toute leur exis­tence et leur enjoindre le grave devoir d’amener le fruit de leur amour jusqu’à l‘âge adulte. Et nous autres prêtres, com­ment pourrions-​nous exé­cu­ter chaque jour l’action la plus divine qui soit – action qui nous engage infi­ni­ment plus que la pro­créa­tion et tout ce qui peut se faire de plus grand sur la terre – et vivre ensuite comme si notre messe ne nous obli­geait pas ? Comment, d’une messe à l’autre, ne pas vivre de notre messe et pour notre messe seule­ment ? Comment conce­voir encore quelque pen­sée ou quoi que ce soit, en ces heures d’attente de la pro­chaine messe à célé­brer, en dehors de la messe à dire ou de la messe dite ? Comment nous endor­mir sur une pen­sée autre que celle de la messe célé­brée aujourd’hui ou de celle à célé­brer demain ? Nous ne savons pas ce qu’il y a de plus incroyable, ou de notre bon­heur de mon­ter à l’autel tous les jours ou de notre folle capa­ci­té, avant ou après la célé­bra­tion de notre messe, à vivre hors de la messe.

Notre uni­té de vie est donc celle qui doit éta­blir une har­mo­nie sou­ve­raine entre nos autels et nos cœurs, qui doit peu à peu his­ser nos cœurs jusqu’au niveau de nos autels, dépo­ser les pre­miers tous les jours sur nos patènes et dans nos calices afin de vivre comme des hos­ties et comme une liba­tion, dans l’offrande per­ma­nente et renou­ve­lée que nous fai­sons de nous-​mêmes à notre Dieu pour l’expiation de nos péchés et le salut des âmes.

Mais s’il est bien clair que la voca­tion des prêtres et la célé­bra­tion de leur messe de chaque jour les engagent à conce­voir l’enchaînement de leurs heures et leur apos­to­lat comme un écou­le­ment de leur messe, vrai cœur de cha­cune de leurs jour­nées, tout chré­tien doit éga­le­ment s’affermir dans la même pen­sée et dans le même amour de la messe. Nous devons tous prendre conscience qu’il est incon­ce­vable, lorsque l’on croit que Dieu est des­cen­du sur la terre pour rache­ter les hommes de son sang, pous­sant la condes­cen­dance jusqu’à se faire ali­ment pour venir habi­ter dans nos cœurs, de conti­nuer à vivre ici-​bas sans avoir pla­cé la messe au cœur de notre vie. Or, il faut bien l’avouer, la messe demeure cette grande mécon­nue de la plu­part d’entre nous. Si nous l’avions connue, nous aurions depuis long­temps tout orga­ni­sé en fonc­tion de notre messe et seule­ment autour d’elle, véri­table centre de notre exis­tence. Elle aurait d’ailleurs été le cœur de toute exis­tence, de celle des âmes comme de celle de la cité. Tous auraient cher­ché inten­sé­ment dans ses mys­tères les lumières et les forces pour pas­ser leurs heures ter­restres selon le cœur de Dieu.

Nous ne cares­sons pas une uto­pie. Nous disons assu­ré­ment le cœur des âmes et des socié­tés tel que le Bon Dieu l’a vou­lu et tel qu’Il conti­nue de le vou­loir. Bien plus, nous disons ce cœur tel qu’il est tou­jours dans la réa­li­té pré­sente. Qu’elles le sachent on non, qu’elles le veuillent ou non, les âmes et les socié­tés n’ont encore aujourd’hui d’autre cœur que la sainte messe. Si elles le com­prennent et qu’elles mettent tout leur soin à favo­ri­ser son action et l’irrigation de tout leur être par le sang de Dieu, elles croissent, elles se for­ti­fient et ne cessent d’embellir. Si elles s’éloignent de ce cœur, si elles le délaissent et si elles en viennent à l’ignorer, tout l’organisme s’en trouve bien­tôt affai­bli et fati­gué de vivre. Si elles en arrivent à le per­sé­cu­ter, à l’empêcher de battre et à lui pré­fé­rer des contre­fa­çons, le corps marque alors les sou­bre­sauts de l’agonie avant de s’orienter rapi­de­ment vers la mort. Qui pour­rait s’en éton­ner ? Tout orga­nisme vivant ne vit-​il pas de son cœur et ne meurt-​il pas de la mort de son cœur ?

Ne croyons pas qu’il soit de peu d’importance que le nombre de messes jadis célé­brées de par le monde ait immen­sé­ment dimi­nué et que celles qui le sont encore aujourd’hui n’en soient le plus sou­vent que des paro­dies déma­go­giques, de véri­tables outrages qui blessent le Cœur de Dieu. Penser ain­si revien­drait plus ou moins à consi­dé­rer qu’il suf­fit bien à l’homme d’avoir un cœur et que le nombre de ses bat­te­ments importe peu ! Les messes sont-​elles en effet rien d’autre que ces bat­te­ments innom­brables du cœur de toute l’histoire des hommes qu’est le Sacrifice du Calvaire ? Comment alors ne pas s’épouvanter de leur raré­fac­tion et de leur affai­blis­se­ment ? Comment la vie des âmes, celle de la vie de l’Eglise et celle de toutes les socié­tés ne s’en trouverait-​elle pas pro­fon­dé­ment remise en cause ? Comment serait-​il ano­din que la vraie messe, lorsqu’elle est encore célé­brée, se trouve le plus sou­vent relé­guée et sou­mise à l’humiliation, et que son impu­dente rivale soit répu­tée non moins bonne qu’elle par les prêtres qui la célèbrent ? Anodin, l’asservissement de ceux-​ci à la pré­di­ca­tion unique où, de l’honneur de Dieu et de la reli­gion, ne res­tent que les débris cal­ci­nés consen­tis par le concile Vatican II ?

Ne croyons pas que la vie puisse jamais renaître des sys­tèmes ou des idées. Tout renou­veau, toute renais­sance, toute vie ne refleu­ri­ra jamais que du cœur. Si les organes sont en passe de mou­rir ou s’ils sont déjà morts de leur folle éman­ci­pa­tion du cœur, leur unique espé­rance de revi­vis­cence ou de résur­rec­tion consiste uni­que­ment à lui être de nou­veau gref­fés par la main divine.

A vous qui com­pre­nez bien tout cela. A vous qui ne vou­lez pas voir finir de s’éteindre les cierges des der­nières messes célé­brées. A vous qui ne vou­lez pas être témoins pas­sifs de la dis­pa­ri­tion en fumée des der­niers ves­tiges de nos pays d’antique chré­tien­té. A vous qui fré­mis­sez et ser­rez les poings à la pen­sée que votre des­cen­dance pour­rait ces­ser un jour d’être bap­ti­sée. A vous qui comp­tez par­mi vos com­pa­triotes et le saint curé d’Ars et sainte Jeanne d’Arc et sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. A vous sur­tout qui n’avez pas déses­pé­ré du Calice du Sang de Notre Seigneur Jésus-​Christ, du Sang de Son Alliance Nouvelle et Eternelle, Mystère indi­cible de notre Foi :

Nous vous deman­dons, chers confrères et chers amis, de redé­cou­vrir avec pas­sion votre Messe, la Messe de tou­jours et la Messe qui a fait les saints, la Messe qui met en déroute les puis­sances infer­nales et la Messe qui sauve, la Messe libre­ment célé­brée par des prêtres qui ne sont pas asser­men­tés au Concile de tous nos déboires.

Revenons à notre messe, retrou­vons notre messe, aimons notre messe et crai­gnons, si nous ne l’aimons pas davan­tage, d’avoir un jour à nous mordre l’âme de l’avoir si peu connue et si mal aimée, et de devoir pleu­rer le res­tant de notre vie d’en être pri­vés, à l’instar de tant de pays deve­nus terres d’Islam, parce que nous ne l’aurons pas aimée comme elle le méritait.

Nous deman­dons au saint curé d’Ars qui enflam­ma ses parois­siens et ses contem­po­rains de l’amour de la messe de bien vou­loir consi­dé­rer notre pauvre France d’aujourd’hui comme sa paroisse tout entière, nos contem­po­rains comme les siens, et de souf­fler sur nos âmes pour y réveiller les braises de l’amour de la messe.

Nous vous implo­rons, Très Sainte Vierge Marie, invi­sible asso­ciée de toutes les messes qui sont célé­brées, de bien vou­loir rani­mer la flamme de nos cœurs catho­liques dans ce bra­sier quo­ti­dien de notre messe de chaque jour. Nul plus que vous ne connaît le mys­tère de la messe. Vierge du Cénacle, si atten­tive à tous les prêtres ; Mère du Calvaire, si aimante de tous les pauvres pécheurs, nous vous en sup­plions, donnez-​nous de com­prendre que la messe est l’unique cœur de toute exis­tence et qu’il n’en sera don­né aucun autre de sub­sti­tu­tion. Donnez-​nous de com­prendre qu’il n’est pas d’autre alter­na­tive, pour les âmes comme pour les socié­tés, de vivre de la messe ou de mou­rir sans elle.

Abbé Régis de Cacqueray, Supérieur du District de France

Suresnes, le 17 octobre 2009

Capucin de Morgon

Le Père Joseph fut ancien­ne­ment l’ab­bé Régis de Cacqueray-​Valménier, FSSPX. Il a été ordon­né dans la FSSPX en 1992 et a exer­cé la charge de Supérieur du District de France durant deux fois six années de 2002 à 2014. Il quitte son poste avec l’ac­cord de ses supé­rieurs le 15 août 2014 pour prendre le che­min du cloître au Couvent Saint François de Morgon.