18 février

3e apparition – La miséricorde de Marie

Le troisième « Ave » du prélude – la miséricorde de Marie

En s’é­loi­gnant de Massabielle le 14 février, Ber­nadette, devant l’in­ter­dic­tion de sa mère, croyait « avoir dit un éter­nel adieu à la Grotte ». Trois jours après, elle reve­nait. Etait-​ce déso­béis­sance ou appel mys­té­rieux ? Ni l’un ni l’autre. Elle était in­capable de déso­béir et son cœur était demeu­ré si­lencieux. Elle reve­nait seule­ment pour ne point déplaire à une dame Millet qui la sol­li­ci­tait de manière pressante.

Qui était cette dame Millet à qui nous devons la troi­sième Apparition ?

Les his­to­riens l’ont dit dis­crè­te­ment. On le com­prend. Aujourd’hui le recul des évé­ne­ments nous laisse plus de liber­té. Nous nous bor­ne­rons néan­moins à cette appré­cia­tion du pro­cu­reur impé­rial de Lourdes :

« Une cer­taine dame Millet, autre­fois ser­vante, aujourd’­hui en pos­session d’une assez jolie for­tune, par suite de son mariage avec son der­nier maître ; femme dont les mœurs ont été un peu décriées lors­qu’elle était plus jeune, que son igno­rance oisive rend acces­sible à toutes les impres­sions et sujette à tous les caprices ».

Il nous est infi­ni­ment émou­vant de pen­ser que c’est sur les ins­tances de cette per­sonne que Bernadette s’a­che­mine de nou­veau vers la Grotte, le 18 février, et que c’est à la curio­si­té de cette âme légère que Notre-​Dame elle-​même semble céder.

Il devait en être ain­si pour que fût mise en relief cette bon­té dont le Saint-​Esprit a revê­tu Marie et qu’elle com­munique à ceux qu’elle prend sous sa garde. C’est en effet aujourd’­hui que doit se jouer à Massabielle le mys­tère de la misé­ri­corde de l’Epouse de l’Esprit-Saint.

Les enfants qui avaient quit­té Bernadette le dimanche pré­cé­dent au mou­lin de Savy étaient ren­trées à Lourdes en semant sur leur pas­sage le récit des choses extra­or­di­naires dont elles avaient été té­moins. Le récit fut accueilli géné­ra­le­ment avec scep­ticisme. On pro­non­çait les mots d’illu­sion ou d’exaltation.

Quelques-​uns pour­tant se dirent : « C’est une âme du pur­ga­toire qui vient deman­der des prières ».

Et l’âme du pur­ga­toire fut dési­gnée par son nom : une jeune fille à robe et voile blancs, comme ceux des congré­ga­nistes, c’é­tait sans aucun doute une enfant de Marie ; et l’en­fant de Marie assez fa­vorisée de Dieu pour appa­raître ain­si gra­cieuse et rayon­nante avant même d’être admise dans la socié­té des saints, ne pou­vait être que l’an­cienne pré­si­dente de la Congrégation, récem­ment décé­dée, Elisa Latapie. Sa mort avait été un deuil public. Au jour de ses funé­railles, la ville entière de Lourdes avait accom­pa­gné son cercueil.

Or, par­mi les enfants de Marie, par­ti­cu­liè­re­ment atta­chées à Mlle Latapie, se fai­sait remar­quer Antoinette Peyret, fille de l’huis­sier. Etant en jour­née chez Madame Millet, elle lui fit part de ses impres­sions et de son inquiétude.

Aussitôt la curio­si­té de Mme Millet s’al­lume. Ayant sans doute dis­pen­sé quelques libé­ra­li­tés à la famille Soubirous, elle se crut en droit de pro­fi­ter de la dépen­dance où les pauvres estiment se trou­ver à l’é­gard de leurs bien­fai­teurs. Elle se ren­dit donc chez ses pro­té­gés et deman­da d’ac­com­pa­gner Bernadette à la Grotte le dimanche sui­vant. Louise Casterot ne céda qu’à regret à ses exi­gences impor­tunes. Elle ne s’en tint pas là.

Le mer­cre­di soir, l’im­pa­tience la por­ta une seconde fois rue des Petits Fossés où, après de nou­velles sup­pli­ca­tions, elle obtint que la visite à Massabielle se fît le len­demain, au point du jour.
A l’heure conve­nue, accom­pa­gnée d’Antoinette Peyret, elle vint cher­cher Bernadette. L’enfant était encore au lit. Elle se leva et sui­vit ses deux com­pagnes. Elles avaient à peine fait quelques pas dans la rue que les cloches de la paroisse annon­cèrent une messe basse ; elles entrèrent à l’église.

La messe enten­due, elles s’a­che­mi­nèrent vers la Grotte. Peu de per­sonnes les virent pas­ser, car les mai­sons n’é­taient pas encore ouvertes. La cha­ri­té de l’Esprit­-​Saint les ani­mait toutes les trois, mal­gré les sen­ti­ments humains qui avaient ins­pi­ré la démarche. Mme Millet por­tait un cierge qu’elle se pro­po­sait de faire brû­ler en l’hon­neur de l’être mys­té­rieux qui han­tait le rocher.

C’était sans doute la pre­mière fois depuis la créa­tion du monde, dit Lasserre, qu’une telle lueur brille­rait en ce lieu sau­vage. Cet acte si simple qui sem­blait inau­gu­rer un sanc­tuaire, avait en lui-​même une mys­té­rieuse solennité.

A sup­po­ser que l’Apparition fût divine, cette humble petite flamme ne s’é­tein­drait plus et irait chaque jour gran­dis­sant dans la longue suite des siècles. De son côté, Antoinette Peyret cachait sous les plis de son grand capu­chon noir des Pyrénées une feuille de papier, une plume et de l’encre.

« Mon père étant huis­sier, dit-​elle, je trou­vais tout cela faci­le­ment. Pensant comme tant d’autres que notre pré­si­dente Elisa Latapie venait deman­der des prières, et ne sachant que faire de mieux pour m’as­su­rer de la véri­té, j’a­vais ima­gi­né de por­ter à la Grotte ce qu’il fal­lait pour que l’Apparition mît par écrit ce qu’elle désirait ».

Quant à Bernadette, elle allait, entraî­née par ses pro­tec­trices, à qui son cœur obli­geant aurait souf­fert de déplaire.
Parvenues au som­met du mame­lon de Massa­bielle, Bernadette prit les devants, et comme sou­levée par cet Esprit qui enflamme les cœurs d’un feu d’en­thou­siasme, elle parut s’en­vo­ler sur la pente rapide et des­cen­dit avec une éton­nante agi­li­té. « Elle des­cen­dit comme un éclair, nous dit Antoi­nette Peyret. Pour nous, il fal­lut qua­si nous asseoir et avan­cer péni­ble­ment, posant un pied et puis l’au­tre. Quand nous fûmes en bas, nous trou­vâmes Ber­nadette qui nous atten­dait. Nous tour­nâmes le ro­cher et allâmes devant la niche. Bernadette s’age­nouilla sur une pierre plate. Nous la mîmes au mi­lieu, moi à sa gauche, Mme Millet à sa droite ; j’a­vais allu­mé le cierge et j’en abri­tais la flamme au grand roc qui était près de moi ».

« Nous prîmes notre cha­pe­let, et cha­cune le réci­ta tout entier à voix basse. Bernadette était très recueillie, le regard vers la niche. A peine venions-​­nous de com­men­cer à prier qu’elle nous dit : « Elle y est ». Nous lui dîmes : « Tais-​toi, réci­tons le chapelet ».

« J’achevai la pre­mière et me levant, je dis à Mme Millet : nous allons faire pas­ser le papier à cette dame. Je tire le papier, l’encre et la plume et je dis à Bernadette : Va deman­der à la dame ce qu’elle veut, et qu’elle le mette par écrit ».

Et ce qui va suivre va nous révé­ler de manière, com­bien émou­vante ! quel tré­sor de ten­dresse mater­nelle et d’a­ma­bi­li­té l’Esprit-​Saint a ver­sé dans le cœur de Marie à l’é­gard des hommes. Ne nous atten­dons point à un expo­sé dog­ma­tique. Infiniment plus élo­quents que les dis­cours, les divers inci­dents de cette troi­sième Apparition vont par­ler d’eux-mêmes.

« Le Seigneur, dit le Psalmiste (Ps. 144), est misé­ri­cor­dieux et com­pa­tis­sant, lent à la colère et plein de bon­té, le Seigneur est d’une exquise ten­dresse envers nous et ses ama­bi­li­tés s’é­tendent sur toutes ses créa­tures ». Or, n’est-​ce pas de Marie en pre­mier lieu que la Trinité a dit : « Faisons-​­la à notre image et à notre res­sem­blance » ? Nous allons consta­ter com­ment, façon­née sur ce modèle et repro­dui­sant avec toute la per­fec­tion dont est sus­cep­tible une créa­ture les attri­buts de son divin ori­gi­nal, la Vierge est vrai­ment « notre vie, notre dou­ceur, notre espoir ».

Aujourd’hui, Bernadette n’en­tre­ra pas en extase. Cela n’eût point conve­nu au cli­mat de cette Ap­parition où Notre-​Dame se pré­sente à nous comme notre sœur.

A la rue du Bac, à la Salette, et plus tard à Pontmain, elle est la grande, la mys­té­rieuse Dame, la Reine, la Mère de Dieu.
A Lourdes, sur­tout en cette troi­sième Apparition, elle fait preuve d’i­nef­fables condes­cen­dances. Elle s’in­cline à la taille de Bernadette. Pour la pre­mière fois, elle lui parle, elle traite avec elle d’é­gale à égale, selon les lois de l’a­mi­tié, et l’en­fant « ose­ra » l’aimer.

Aujourd’hui, pareille­ment, pour être plus à no­tre por­tée, afin que per­sonne ne puisse se mépren­dre, l’en­sei­gne­ment va nous être don­né sous une forme directe. Il serait mal­ai­sé d’y décou­vrir du symbolisme.

C’est la seule Apparition, semble-​t-​il, où il ne se ren­contre point.

Il suf­fit, pour com­prendre, d’é­cou­ter, de regar­der et de recueillir son âme. Pour accom­plir la com­mis­sion dont on l’a char­gée, la voyante se lève donc et se dirige vers le rocher. Dans ses mains elle tient le papier, la plume et l’encre. Comment va-​t-​elle faire pour les pré­sen­ter à la Dame ? La niche est si éle­vée ! Son embar­ras sera de courte durée, car dès les pre­miers pas, elle observe que la Dame, qui a devi­né ses inten­tions, re­cule dans la niche et s’en­fonce dans le cou­loir in­térieur. De sorte que lorsque l’en­fant arrive près du bloc de pierre en forme de table qui se trou­vait alors à l’en­trée de la Grotte, l’Apparition se pré­sente à elle dans l’ou­ver­ture qui perce la voûte, lui fai­sant signe du doigt d’ap­pro­cher. L’enfant s’a­vance sans trouble et sans crainte. La Dame se laisse alors cou­ler sur le sol et vient à sa rencontre.

« Nous allions suivre Bernadette, et nous fîmes deux ou trois pas der­rière elle, mais, sans se détour­ner, elle nous fit signe de la main droite. Nous com­prîmes qu’il ne fal­lait pas avan­cer et nous allâmes nous ca­cher, age­nouillées der­rière le rocher, du côté du sen­tier. De l’en­droit où nous étions, nous voyions cepen­dant ce que fai­sait Bernadette ».

Ainsi donc, seule Bernadette était admise à l’au­dience. Mais la Vierge du rocher n’é­car­tait ses com­pagnes que pour mieux se ména­ger tout à l’heure l’oc­ca­sion de mani­fes­ter sa misé­ri­corde à leur endroit.

La Reine du Ciel et la pauvre fille de François Soubirous le meu­nier se trou­vaient face à face sur le même plan. L’enfant était ain­si glo­rieu­se­ment ven­gée. L’on avait raillé à Lourdes ceux qui timi­dement avaient avan­cé que la Dame mys­té­rieuse pour­rait bien être la Sainte Vierge. « Pour sûr, avait-​on dit, que la Sainte Vierge va venir rendre visite à Mademoiselle Soubirous ! » C’est pour­tant ce qui avait lieu.

La Mère de Dieu avait quit­té le ciel pour cette enfant que rien ne recom­man­dait aux yeux du public même bien­veillant, et esti­mant que la niche où elle appa­rais­sait la tenait encore trop éloi­gnée, elle en était des­cen­due. Afin que l’in­ti­mi­té de sa mésal­liance fût mieux affi­chée, les deux grandes per­sonnes avaient dû s’é­car­ter. Et ce fut l’heure d’un col­loque ami­cal, comme entre deux sœurs heu­reuses de se rencontrer.

Marie s’en­tre­te­nait fami­liè­re­ment avec Bernadette.

Une exquise fusion d’âme entre la plus splen­dide des étoiles et cette petite flamme très pure, il est vrai, mais si inconnue.

Que se passa-​t-​il entre elles ?

Bernadette ne nous a livré que peu de paroles de l’en­tre­tien, mais ces paroles nous suf­fisent. Elle posa les objets qu’elle tenait en mains sur le roc, et dit avec sim­pli­ci­té « Si vous venez de la part de Dieu, veuillez me dire ce que vous dési­rez, sinon, éloignez-​vous ». Notre-​Dame ne va point se for­ma­li­ser de la naïve som­ma­tion. « J’eus à peine fini la pre­mière par­tie de ma ques­tion, dit l’en­fant, qu’elle me sou­rit gra­cieu­se­ment. Après les der­niers mots, son visage s’as­som­brit et elle secoua la tête ». Elle dit non ! avec une expres­sion d’hor­reur quand on semble suppo­ser qu’il puisse y avoir quelque chose de com­mun entre elle et l’Esprit mau­vais. La voyante insis­ta et mon­trant l’en­crier : « Voulez-​vous avoir la bon­té de mettre votre nom par écrit et de me dire ce que vous désirez ».

Loin de se fâcher, la Dame se mit à « rire » et répon­dit : « Ce que j’ai à vous dire, il n’est pas néces­saire que je le mette par écrit. Voulez-​vous me faire la grâce de venir ici pen­dant quinze jours ? » (Ço queb” ay a disé, n’ey pas néces­sa­ri dé bon­ta per escrit. Boulét mé hé éro gra­cia dé bié pen­den quin­zé dios ?)

L’enfant trou­va aus­sitôt les mots que la sagesse lui dic­tait de répondre :

« Je vien­drai, je deman­de­rai per­mis­sion à mes parents ».

Puis gar­dant toute sa pré­sence d’es­prit, et se rap­pe­lant que ses deux com­pagnes, pri­vées de l’en­tre­tien, atten­daient le résul­tat du mes­sage, elle revint vers elles pour le leur com­mu­ni­quer, faus­sant ain­si com­pa­gnie à Notre-​Dame, qui ne va point s’en for­ma­li­ser. « Mais pour­quoi la Dame veut-​elle que tu viennes ? » deman­da Antoinette Peyret. – « Je l’i­gnore, elle ne me l’a pas dit ».

De l’en­droit où l’en­fant se tenait, elle ne per­dait pas de vue l’Apparition.

Elle remar­qua que la Vierge repo­sa un long moment son regard char­gé de ten­dresse sur la Congréganiste : « Elle te regarde en ce moment », dit-​elle à Antoinette Peyret. – « C’est peut-​être le cierge qu’elle regarde » répon­dit Mme Millet. – « Non ! C’est bien Antoinette Peyret qu’elle regarde, et elle la regarde en souriant ».

Humiliée sans doute par cette faveur qui ne lui était point des­ti­née, et acca­blée par des sou­venirs pénibles, Mme Millet reprit : « Ah ! de grâce, Bernadette, demande-​lui si ma pré­sence ne lui est pas importune ».

L’enfant, qui allait et venait, com­me une sorte de média­trice entre les deux mondes, gar­dant la même tran­quilli­té, soit qu’elle trai­tât face à face avec la Dame lumi­neuse, soit qu’elle redes­cen­dît en ce bas monde, jus­qu’au repli du roc der­rière lequel se cachaient ses deux com­pagnes, par­tit inter­ro­ger l’Apparition, puis elle revint et s’adres­sant à Mme Millet : « La Dame, dit-​elle, a répon­du : sa pré­sence ne m’est pas désagréable ».

L’en­fant retour­na sous la voûte de la Grotte. Elle parut se livrer avec la vision à un nou­veau col­loque in­time dont on connaît les der­niers mots : « Je ne vous pro­mets pas de vous rendre heu­reuse en ce monde, mais dans l’autre ». Cela dit, Notre-​Dame s’é­le­va vers la voûte et disparut.

Méditons toutes les splen­deurs de misé­ri­corde qui rayonnent de ces paroles et de ces gestes. Quelle leçon d’ex­quise poli­tesse !
« Un jour, raconte Es­trade, Bernadette, à ma prière, redi­sait les paroles que lui avait adres­sées la Sainte Vierge. Or, à celle-​­ci : Je ne vous pro­mets pas de vous rendre heu­reuse, etc… dès qu’elle eut pro­non­cé les mots : « Je ne vous pro­mets pas… » elle s’in­ter­rom­pit, et avec une expres­sion d’hu­mi­li­té et de confu­sion qui me char­ma, elle dit : « La Dame me fait vous ».

On deman­da plu­sieurs fois à Bernadette si l’Apparition l’a­vait jamais appe­lée par son nom de Bernadette ; si elle lui avait dit quel­que­fois : ma fille, mon en­fant. Bernadette a répon­du : « Elle ne m’a jamais appe­lée par mon nom, ni autre­ment : elle m’app­lait vous ».

Rien n’é­chappe aux enfants : ils saisis­sent bien vite la nuance des égards qu’on a pour eux. Avec clair­voyance, ils nous jugent d’a­près les égards qu’on leur témoigne.

Et la fille du meu­nier rou­gis­sait de bon­heur à la pen­sée que la Reine du ciel lui disait vous…Elle disait vous et elle par­lait patois. Elle le devait d’ailleurs pour se faire com­prendre. Elle le devait davan­tage pour se faire aimer. Elle se fai­sait ber­gère avec la ber­gère. « Un jour, raconte encore Estrade, que Bernadette cau­sait avec nous au sa­lon, je lui adres­sai cette question :

« Dis-​moi : est-​­ce que la Dame de la Grotte te parle fran­çais ou patois ? – Oh ! patois… – Bah ! tu veux qu’une dame d’un rang si éle­vé sache par­ler patois ? – Mais oui… » Puis avec fier­té : « Et le patois de Lourdes encore, qu’elle parle… »
Ce que j’ai à vous dire, il n’est pas néces­saire que je le mette par écrit. Elle a quelque chose à nous dire, car elle est notre médiatrice.

C’est elle qui, comme Bernadette au cours de sa vision, est char­gée de rap­pro­cher et de relier les deux mondes, de com­mu­ni­quer à la terre les volon­tés du ciel et de plai­der auprès du ciel les causes de la terre. Elle vient donc char­gée d’un mes­sage, et parce que ce mes­sage est d’impor­tance, elle agit à la manière de Dieu. Afin que per­sonne ne soit ten­té de s’e­nor­gueillir, afin que les superbes soient humi­liés et que les humbles soient exal­tés, elle choi­si­ra pour confi­dente une enfant pauvre et ché­tive, dont la famille est déchue, et qui aurait pu dire comme Jeanne la Lorraine : « Je ne sais ni A ni B. Je sais seule­ment filer la laine et gar­der les moutons ».

Son mes­sage, com­ment le dictera-​t-​elle ? Elle an­nonce qu’elle ne se ser­vi­ra point de l’é­cri­ture, et l’on sait qu’à peine elle pro­non­ce­ra quelques pa­roles. Sur ce point encore, elle imi­te­ra son divin Fils.

« Il leur par­lait par paro­boles, nous dit saint Matthieu, afin que fût accom­plie la parole du pro­phète : Je leur par­le­rai en para­boles, je révé­le­rai les secrets cachés depuis le com­men­ce­ment du monde » Matth. XIII-35.

C’est dans un des­sein de misé­ri­corde que le Fils s’est ser­vi de ce mode de lan­gage, afin qu’il soit don­né aux petits de con­naître les mys­tères du royaume des cieux.

Marie s’ex­pri­me­ra de la même manière.

Elle vient à Lourdes nous remettre sous les yeux le mys­tère du Christ, ce mys­tère qui cause notre perte, parce que nous refu­sons de le vivre. Et pour nous le faire mieux entendre, pour nous le rendre plus émou­vant, pour piquer notre curio­si­té, elle va le mettre en scène sous forme sym­bo­lique. Elle impré­gne­ra le visage, les gestes et les atti­tudes de Bernadette d’un sens caché. Les appa­rences seront banales et dérou­te­ront les cher­cheurs de nou­veau­té. Mais le mys­tère se dévoi­le­ra immense et inson­dable à qui­conque accep­te­ra de se faire petit et de compren­dre que la sagesse de Celui qui s’est dit « doux et humble de cœur » ne peut s’ex­pri­mer que sous un appa­reil de dou­ceur et d’humilité.

Voulez-​vous me faire la grâce… le timbre de voix de Notre-​Dame était infi­ni­ment doux. Il frap­pait sans doute les oreilles de la voyante, mais « il sem­blait sur­tout, dit Bernadette, que le son des paroles arri­vait ici ». Et ce disant, elle posait la main sur sa poitrine.

Elle dit « Voulez-​vous ?… » La Reine du monde aurait pu inti­mer un ordre.

Elle l’eût peut-​être fait à l’é­gard d’une fille de roi. Mais elle s’a­dresse à une fille de meu­nier, et elle donne à son com­man­de­ment la forme et l’ac­cent de la prière. Quelle leçon pour tous ceux et celles qui détiennent quelque par­celle d’au­to­ri­té ! Qu’ils apprennent à dire à l’é­cole de Notre-​Dame, non pas « Je veux », mais « Voulez-vous ?… ».

« Voulez-​vous me faire la grâce ?… » Il ne suf­fit pas à la Dame de faire appel au libre arbitre de sa voyante. Elle se recon­naît d’a­vance son obli­gée, là pour­tant où tout l’hon­neur et toute la joie seront pour la ser­vante. Voulez-​vous me faire la grâce ?…

Peut-​on conce­voir forme de demande plus aimable et plus suave ? Rien dans cette for­mule qui sente l’ar­ti­fice, la mignar­dise ou la pré­cio­si­té, mais la fleur de la déli­ca­tesse la plus exquise.

« Voulez-​vous me faire la grâce de venir ici pen­dant quinze jours ?… » La mer­veilleuse perspec­tive ! Les minutes de vision que Bernadette pas­sait à la Grotte et qui, à ses yeux, valaient un siècle de féli­ci­té, allaient se renou­ve­ler quinze fois. Et à cha­cune des quinze visites, elle lui com­men­te­rait l’un des quinze mys­tères du Rosaire.

Il suf­fi­ra à l’en­fant de venir à la Grotte avec can­deur et bonne vo­lonté. Néanmoins, la Dame sol­li­cite un consen­tement. Alors qu’elle comble sa voyante, elle a l’air de lui deman­der un service.

Et parce que l’en­fant a pro­mis de venir, si ses parents le lui per­mettent, voi­ci tout aus­si­tôt la récompense :

« Je ne vous pro­mets pas de vous rendre heu­reuse dans ce monde, mais dans l’autre »

Même à ses pri­vi­lé­giés, la Reine des Martyrs ne peut pro­mettre le bon­heur dans ce monde, parce qu’elle ne peut bou­le­ver­ser l’ordre pro­vi­den­tiel qui veut que, depuis la chute, la terre soit pour tous une val­lée de larmes. Mais qu’im­porte ? Cette terre n’est pas un but. Et les souf­frances de la vie ne peuvent que nous appa­raître dési­rables quand, par elles, la conquête du but nous est mieux assu­rée. Combien pri­vi­lé­giée, celle à qui il a été dit : « Je ne vous pro­mets pas de vous rendre heu­reuse dans ce monde, mais dans l’autre ».

Elle com­prit d’ailleurs que cette pro­messe serait subor­don­née à sa fidélité.

Un jour, un mis­sion­naire de Garaison lui dit pour l’é­prou­ver : « Puisque la Dame t’a pro­mis de te rendre heu­reuse dans l’autre monde, tu n’as plus à t’in­quié­ter de rien, et tu peux te repo­ser tran­quille­ment sur cette pro­messe ». – « Ho ! Ho ! Monsieur le Curé, répli­qua la voyante, comme vous y allez ! Je serai heu­reuse, oui ; mais si je fais comme il faut, et si je marche droit mon chemin ».

Bienheureuse Bernadette qui, par ta fidé­li­té, mérite aujourd’­hui de vivre la réa­li­té que conte­nait cette pro­messe, n’ou­blie pas du sein de ta féli­ci­té ceux qui te valurent d’être conviée par la miséri­corde divine aux quinze rendez-​vous de Massabielle, et prie pour nous, pauvres pécheurs…

Déjà, nous pre­nons espoir, puisque la Dame de la Grotte nous signi­fie en la per­sonne de Madame Millet, que notre pré­sence ne lui est pas désagréa­ble et que rien n’empêche que nous demeu­rions dans le rayon­ne­ment de sa mater­ni­té. Mais nous aspi­rons à une faveur meilleure. Nous vou­drions que son regard se repose amou­reu­se­ment sur nous comme sur Antoinette Peyret.
A vrai dire, cela dépend de nous. Pourquoi Antoinette Peyret fut-​elle si pro­di­gieu­se­ment favo­ri­sée ? Parce qu’elle était Enfant de Marie. Parce qu’elle s’é­tait confiée à la pro­tec­tion de la Mère des hommes, et parce qu’elle avait choi­si comme idéal de suivre son sillage. A tous ceux qui imitent Antoinette Peyret, la voix de Bernadette donne cette assu­rance : « Elle te regarde et elle te sourit ».

« Enfant de Marie » ! Voilà un signe cer­tain de pré­des­ti­na­tion. Voilà la garan­tie pré­cieuse que nous n’a­vons pas à redou­ter la colère du ciel, mais au contraire que nous pou­vons tout attendre de sa bien­veillance. Titre qui confère avec la Mère du divin Juge une telle paren­té, que dans ses Ap­paritions de Massabielle, elle a vou­lu, pour nous le mieux signi­fier, por­ter la livrée des Enfants de Marie.

L’on ne sait pas assez, en effet, que le cos­tume de la Dame de la Grotte rap­pe­lait assez exac­te­ment celui des jeunes filles de Lourdes qui, le jour de leur admis­sion dans la Congrégation, en pro­non­çant l’acte qui les consa­crait, pas­saient à leur bras un cha­pe­let nou­vel­le­ment bénit, et étaient revê­tues d’une robe blanche ser­rée à la cein­ture par un ruban bleu.

L’invitation que la Mère de misé­ri­corde nous adresse de cette manière est aus­si dis­crète qu’émou­vante. Qui ne vou­drait l’en­tendre et y répondre ?…

Quatrième appa­ri­tion