Analyse du Décret Ad gentes du 7 décembre 1965

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Histoire et présentation du texte

Le texte de ce décret est com­po­sé d’un pré­am­bule, sui­vi de six cha­pitres et d’une conclu­sion. Les cha­pitres ont pour titre : 1° les prin­cipes doc­tri­naux ; 2° l’œuvre mis­sion­naire elle-​même ; 3° les Églises par­ti­cu­lières ; 4° les mis­sion­naires ; 5° l’or­ga­ni­sa­tion de l’ac­ti­vi­té mis­sion­naire ; 6° la coopération.

Préparation

Dès la phase pré­pa­ra­toire du concile, une com­mis­sion nom­mée « De Missionibus » avait été éri­gée pour exa­mi­ner les pro­blèmes et réformes liés aux mis­sions. Le but était de don­ner un véri­table élan à l’é­van­gé­li­sa­tion des peuples païens. Le pré­sident de cette com­mis­sion était le car­di­nal Gregorio Petro Agagianian. De nom­breux tra­vaux et réunions abou­tirent, à la fin de l’an­née 1961, à la rédac­tion d’un sché­ma pré­pa­ra­toire d’un décret sur les missions.

Ce texte com­pre­nait un pré­am­bule et sept cha­pitres [1]. Après exa­men de la Commission cen­trale pré­pa­ra­toire, en mars et mai 1962, seuls furent rete­nus le pro­logue et les cha­pitres 1 et 7, qui trai­taient plus spé­ci­fi­que­ment de l’ac­ti­vi­té missionnaire.

Pendant le Concile, avant discussion

Cependant, ce sché­ma pré­pa­ra­toire souf­frit de nom­breuses révi­sions dues aux aléas du Concile. On se sou­vient sur­tout qu’en jan­vier 1964, à l’in­ter­ses­sion, la Commission de coor­di­na­tion avait déci­dé la réduc­tion de sept sché­mas [2], dont celui-​ci, sous la forme de simples pro­po­si­tions des­ti­nées à être votées sans discussion.

À la suite de cette déci­sion, le texte fut tota­le­ment refon­du (ce fut la cin­quième mou­ture !) et ne consis­tait plus qu’en une intro­duc­tion, treize pro­po­si­tions puis une brève conclu­sion. Approuvé par la Commission de coor­di­na­tion puis par le pape, ce texte fut envoyé vers la mi-​juillet aux Pères conci­liaires afin d’en rece­voir les avis pour dis­cus­sion en session.

Dans l’Aula

Les dis­cus­sions dans l’as­sem­blée furent à l’ordre du jour des 6 et 7 novembre 1964. Le pre­mier jour, le pape Paul VI vint en per­sonne recom­man­der cha­leu­reu­se­ment le texte. Puis il quit­ta l’au­la. Même si toutes les inter­ven­tions pré­vues n’ont pas pu être enten­dues, les cri­tiques allèrent bon train mal­gré l’in­ter­ven­tion papale. Le sché­ma était jugé trop géné­ral et trop court, pas assez com­plet compte tenu des dif­fi­cul­tés actuelles. C’est pour­quoi la com­mis­sion pro­po­sa rapi­de­ment de refaire entiè­re­ment le sché­ma en le trans­for­mant en un véri­table texte d’un pro­logue et de cinq chapitres.

Le nou­veau texte fut exa­mi­né lors de la qua­trième ses­sion entre les 8 et 13 octobre 1965. Le total des inter­ven­tions tint en plus de 500 pages que la com­mis­sion prit en compte pour ajou­ter au texte les der­nières modi­fi­ca­tions. La nou­velle mou­ture fut dis­cu­tée les 10 et 11 novembre puis le vote final eut lieu le 30 novembre. Le décret fut pro­mul­gué le 7 décembre par le pape.

Analyse du texte

Il faut dire en pre­mier lieu que ce texte est un heu­reux abou­tis­se­ment. C’est la pre­mière fois qu’un concile émet un docu­ment sur les mis­sions. Certes, le pre­mier concile du Vatican avait bien pré­vu de dis­cu­ter le sujet, mais on sait com­ment le fléau de la guerre a inter­rom­pu ce concile inachevé.

La pre­mière lec­ture du texte appa­raît satis­fai­sante. Le mot même de mis­sion est repla­cé dans son cadre théo­lo­gique et tri­ni­taire. Car la mis­sion est un envoi. Et les pre­mières mis­sions sont les envois du Fils et du Saint-​Esprit dans le monde. Ce mys­tère tri­ni­taire est d’ailleurs tout à la fois le secret de Dieu et celui de notre salut. Toutes les mis­sions de l’Eglise sont en directe dépen­dance des mis­sions trinitaires.

Partant, le rôle mis­sion­naire d’ap­por­ter le salut aux hommes est réaf­fir­mé dans la dépen­dance de l’œuvre de Notre- Seigneur. « Afin que le Royaume de Dieu [soit] annon­cé et ins­tau­ré dans le monde entier [3]. » « L’Église est appe­lée à sau­ver et à réno­ver toute créa­ture, afin que tout soit res­tau­ré dans le Christ [4]. »« Ce qui a été une fois pro­cla­mé par le Seigneur doit être pro­cla­mé et répan­du jus­qu’aux extré­mi­tés de la terre [5]. »

Parmi les moyens recom­man­dés, on appré­cie­ra gran­de­ment de lire que la vie contem­pla­tive doit tenir une très haute place. « La vie contem­pla­tive, rele­vant du déve­lop­pe­ment com­plet de la pré­sence de l’Église, doit être ins­tau­rée par­tout dans les jeunes Églises [6]. »On se sou­vien­dra com­ment Mgr Lefebvre, alors mis­sion­naire en Afrique, tenait à suivre cette direc­tive déjà don­née par le pape Pie XII [7].

De même, le cha­pitre 4, consa­cré aux mis­sion­naires, déve­loppe de très bonnes idées quant à la for­ma­tion spi­ri­tuelle et aux qua­li­tés et dis­po­si­tions d’âme requises chez les mis­sion­naires. « Annonçant l’Évangile par­mi les nations, il doit faire connaître avec assu­rance le mys­tère du Christ, dont il est l’am­bas­sa­deur, de telle manière qu’en lui il ait l’au­dace de par­ler comme il le faut (cf. Ep 6, 19 sv. ; Ac 4, 31) sans rou­gir du scan­dale de la Croix. Suivant les traces de son Maître qui était doux et humble de cœur, il doit mon­trer que son joug est doux et son far­deau léger (Mt 11, 29 sv.) Par une vie véri­ta­ble­ment évan­gé­lique, par une grande constance, par la lon­ga­ni­mi­té, par la dou­ceur, par une cha­ri­té non feinte (cf. 2 Co 6, 4 sv.), il doit rendre témoi­gnage à son Seigneur et même, si c’est néces­saire, jus­qu’à l’ef­fu­sion du sang. Il obtien­dra de Dieu cou­rage et force pour recon­naître que, dans les mul­tiples tri­bu­la­tions et la très pro­fonde pau­vre­té qu’il expé­ri­mente, se trouve une abon­dance de joie (cf. 2 Co 8, 2). Il doit être per­sua­dé que l’o­béis­sance est la ver­tu spé­ci­fique du ministre du Christ, qui a rache­té le genre humain par son obéis­sance [8]

Un esprit qui demeure

Cependant, ces bons rap­pels ne doivent pas mas­quer la réa­li­té d’un texte entiè­re­ment imbi­bé des prin­cipes modernes et moder­nistes que l’on retrouve dans les textes pré­cé­dents du concile. C’est pour­quoi on ne s’é­ton­ne­ra pas que, sur les 96 notes de ce docu­ment, 45 (soit presque la moi­tié) fassent réfé­rence aux sché­mas déjà votés et publiés par ce funeste concile, notam­ment Lumen Gentium [9].

On retrouve alors la défi­ni­tion de l’Église sacre­ment, c’est-​à-​dire signe et cause de l’u­nion des âmes, dès la pre­mière phrase : « Envoyée par Dieu aux nations pour être « le sacre­ment uni­ver­sel du salut », l’Église [10] » Et plus loin, « le Seigneur fon­da son Église comme sacre­ment du salut [11]

De cette Église com­mu­nion, résulte l’im­por­tance don­née au Peuple de Dieu et au laï­cat. « L’Église n’est pas fon­dée vrai­ment, elle ne vit pas plei­ne­ment, elle n’est pas le signe par­fait du Christ par­mi les hommes si un laï­cat authen­tique n’existe pas et ne tra­vaille pas avec la hié­rar­chie. » « Par consé­quent faut-​il, dès la fon­da­tion d’une Église, appor­ter une très grande atten­tion à consti­tuer un laï­cat chré­tien qui atteigne sa matu­ri­té [12]

De là, et par un glis­se­ment sub­til, la doc­trine de Gaudium et Spes [13] se trouve ino­cu­lée, notam­ment par l’ex­pres­sion ambi­guë du salut du genre humain. Car on ne sait plus tel­le­ment si c’est l’ins­tau­ra­tion d’un gou­ver­ne­ment ter­restre qui est en jeu ou la cité céleste qu’il faut conqué­rir. « Le devoir de leurs suc­ces­seurs [des Apôtres] est de per­pé­tuer cette œuvre, afin que [ ] le royaume de Dieu soit annon­cé et ins­tau­ré dans le monde entier [14]. » « L’Église, sel de la terre et lumière du monde (cf. Mt 5, 13–14), est appe­lée de façon plus pres­sante à sau­ver et à réno­ver toute créa­ture, afin que tout soit res­tau­ré dans le Christ, et qu’en lui les hommes consti­tuent une seule famille et un seul Peuple de Dieu. » « C’est pour­quoi tous les fils de l’Église doivent avoir une vive conscience de leur res­pon­sa­bi­li­té à l’é­gard du monde [15]

Chaos doctrinal

Cette confu­sion des termes est symp­to­ma­tique d’une erreur fon­da­men­tale du concile Vatican II : l’ab­sence de dis­tinc­tion entre nature et « sur­na­ture » [16]. Cette ambi­guï­té engendre une espèce de confu­sion des ordres pour­tant dis­tincts, confu­sion qui d’une part rela­ti­vise le rôle des ver­tus théo­lo­gales et d’autre part exalte l’im­por­tance don­née à la nature humaine.

D’ailleurs, une lec­ture atten­tive du décret fait appa­raître que le mot « sur­na­tu­rel » (et les mots de la même famille d’ailleurs) n’ap­pa­raît jamais. Si le mot « Ciel » n’est énon­cé que deux fois, et qui plus est en cita­tion, l’ad­jec­tif « céleste » ne s’y trouve pas. Pas une fois les termes de rédemp­tion, ni de rachat, ni de messe. Certes, une fois on évoque l’im­mo­la­tion, à pro­pos de l’im­mo­la­tion de soi [17]. Deux fois aus­si le vocable « croix » pour dire que le mis­sion­naire ne doit pas en rou­gir [18]. Deux fois aus­si le mot « sacri­fice » [19] et une fois le mot « pas­sion » [20]. Il faut bien avouer que c’est un peu court, en somme 

On se demande bien alors quels sont les grands moyens d’é­van­gé­li­sa­tion, quand on sait que les pre­miers mis­sion­naires avaient à cœur de plan­ter la croix par­tout où ils pas­saient, à l’ins­tar de saint Paul qui disait : « Car je n’ai pas jugé savoir autre chose par­mi vous que Jésus-​Christ et Jésus-​Christ cru­ci­fié. » En réa­li­té, si toutes ces notions (ain­si que les réa­li­tés qui leur cor­res­pondent) sont lar­ge­ment estom­pées, c’est pour lais­ser libre cours à une autre idée chère à ce concile : l’oecuménisme.

Ce nivel­le­ment entre bap­ti­sés appa­raît très clai­re­ment dans le pré­sent décret, au point même que le texte appelle à une véri­table col­la­bo­ra­tion. « La divi­sion des chré­tiens, en effet, nuit à la cause très sacrée de l’an­nonce de l’Évangile à toute créa­ture, et pour beau­coup elle ferme l’ac­cès à la foi. Ainsi de par la néces­si­té de la mis­sion, tous les bap­ti­sés sont appe­lés à s’as­sem­bler en un seul trou­peau, afin de pou­voir ain­si de façon una­nime rendre témoi­gnage du Christ leur Seigneur devant les nations. S’ils sont encore inca­pables de don­ner le témoi­gnage d’une foi unique, il faut au moins qu’ils soient ani­més par une estime et une cha­ri­té réci­proques [21]. » « Les chré­tiens doivent donc tra­vailler, en col­la­bo­ra­tion avec tous les autres [22]. »

« L’esprit œcu­mé­nique doit aus­si être nour­ri par­mi les néo­phytes, qui doivent recon­naître hon­nê­te­ment que des frères qui croient au Christ sont des dis­ciples du Christ, régé­né­rés par le bap­tême, ayant part à de nom­breux biens du Peuple de Dieu. Autant que le per­mettent les situa­tions reli­gieuses, une action œcu­mé­nique doit être menée de telle sorte que, étant ban­nie toute appa­rence d’in­dif­fé­ren­tisme, de confu­sion­nisme ou d’o­dieuse riva­li­té, les catho­liques col­la­borent avec les frères sépa­rés, selon les dis­po­si­tions du décret sur l’œ­cu­mé­nisme, dans une com­mune pro­fes­sion de foi en Dieu et en Jésus- Christ devant les nations, dans la mesure du pos­sible, et dans la coopé­ra­tion en matière sociale et tech­nique, cultu­relle et reli­gieuse ; qu’ils col­la­borent sur­tout à la cause du Christ leur Seigneur com­mun : que son nom les unisse [23] ! »

« Ils [les enfants] doivent être édu­qués dans un esprit d’œ­cu­mé­nisme et pré­pa­rés comme il convient au dia­logue fra­ter­nel avec les non-​chrétiens [24]

Ces pas­sages, qui ne sont pas exhaus­tifs, se passent, hélas, de com­men­taires. Terminons sim­ple­ment par l’un des der­niers para­graphes : « Avec les autres chré­tiens, avec les non-​chrétiens, par­ti­cu­liè­re­ment avec les membres des asso­cia­tions inter­na­tio­nales, ils doivent col­la­bo­rer fra­ter­nel­le­ment, ayant tou­jours devant les yeux que « la construc­tion de la cité ter­restre doit être fon­dée sur le Seigneur et orien­tée vers lui [25] ». »

Tout y est dit En bref, dans ce texte, le bon côtoie le mau­vais. Hélas, plus qu’une jux­ta­po­si­tion, il s’a­git d’une fusion. Les bonnes notions, les idées catho­liques sont noyées dans un esprit, dans un corps de doc­trine moder­niste qui les rend irré­cu­pé­rables. Cela n’a rien d’é­ton­nant, d’ailleurs, quand on connaît les experts de ce décret : Josef Ratzinger et Yves Congar qui « furent invi­tés à pré­pa­rer les bases théo­lo­giques du sché­ma [26]. » Même le père Karl Rahner, pour­tant si cri­tique, s’é­tait pro­non­cé avec enthou­siasme en faveur du texte [27].

Lors des débats sur ce décret, le car­di­nal Franz König avait deman­dé que tous les chré­tiens sachent consi­dé­rer les reli­gions non chré­tiennes et les voir pour ain­si dire de l’in­té­rieur, pour en dis­cer­ner les valeurs posi­tives qui, dans le des­sein de Dieu, sont une pré­pa­ra­tion et une voie de salut [28]. La mis­sion devient alors une prise de conscience. Car selon cette doc­trine, tout homme est chré­tien, mais ne le sait pas 

Abbé Gabriel Billecocq, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Notes de bas de page
  1. Les sept cha­pitres étaient ain­si inti­tu­lés : régime des mis­sions ; dis­ci­pline du cler­gé ; les reli­gieux ; les sacre­ments et la sainte litur­gie ; dis­ci­pline du peuple chré­tien ; études des ecclé­sias­tiques ; coopé­ra­tion mis­sion­naire.[]
  2. Il s’a­git des sché­mas sur les Églises orien­tales, les mis­sions, les prêtres, les reli­gieux, les sémi­naires, les écoles catho­liques et le mariage.[]
  3. Ad Gentes, n° 1.[]
  4. Ibid.[]
  5. Ad Gentes, n° 3.[]
  6. Ad Gentes, n° 18.[]
  7. S.E. Mgr Bernard Tissier de Mallerais, Marcel Lefebvre, une vie, Clovis, 2002, p. 243.[]
  8. Ad Gentes, n° 24.[]
  9. Cf. Fideliter n° 215 (septembre-​octobre 2013).[]
  10. Ad Gentes, n° 1.[]
  11. Ad Gentes, n° 5.[]
  12. Ad Gentes, n° 21.[]
  13. Cf. Fideliter n° 234 (novembre-​décembre 2016).[]
  14. Ad Gentes, n° 1.[]
  15. Ad Gentes, n° 36.[]
  16. Cf. Fideliter n° 234 (novembre-​décembre 2016).[]
  17. Ad Gentes, n° 5.[]
  18. Ad Gentes, n° 1 et 24.[]
  19. Ad Gentes, n° 15 et 25.[]
  20. Ad Gentes, n° 5.[]
  21. Ad Gentes, n° 6.[]
  22. Ad Gentes, n° 12.[]
  23. Ad Gentes, n° 15.[]
  24. Ad Gentes, n° 16.[]
  25. Ad Gentes, n° 41.[]
  26. Ralph Wiltgen s.v.d., Le Rhin se jette dans le Tibre, DMM, 5e édi­tion, p. 253.[]
  27. Ibid., p 254.[]
  28. Cf. Antoine Wenger, Vatican II, Chronique de la qua­trième ses­sion, Centurion, 1966, p. 290.[]