La déclaration du 21 novembre 1974 – 40 ans plus tard

1. Le Secrétaire en titre de la Commission Pontificale Ecclesia Dei, Mgr Guido Pozzo, s’est récem­ment pro­non­cé au sujet des rela­tions entre Rome et la Fraternité Saint Pie X [1]. Nul ne peut se mettre au-​dessus du magis­tère ; et comme les ensei­gne­ments du concile Vatican II doivent être consi­dé­rés comme ceux d’un véri­table magis­tère catho­lique, les auto­ri­tés romaines ne peuvent pas moins exi­ger de la Fraternité Saint-​Pie X que l’adhé­sion à la Profession de foi de 1989. Celle-​ci énonce en effet la sou­mis­sion de prin­cipe aux ensei­gne­ments de Vatican II, selon les dif­fé­rents niveaux indi­qués. Mgr Pozzo est très clair : le Saint-​Siège est prêt à accor­der tout au plus à la Fraternité Saint-​Pie X que « les ensei­gne­ments de Vatican II ont un degré d’au­to­ri­té et un carac­tère contrai­gnant extrê­me­ment variable, en fonc­tion des textes ». Par exemple, « les décla­ra­tions sur la liber­té reli­gieuse, sur les reli­gions non chré­tiennes, et le décret sur l’œ­cu­mé­nisme, ont un degré d’au­to­ri­té et un carac­tère contrai­gnant dif­fé­rents et infé­rieurs » par rap­port aux consti­tu­tions Lumen gen­tium sur l’Église et Dei Verbum sur la Révélation divine, qui « ont le carac­tère d’une décla­ra­tion doc­tri­nale, même s’il n’y a pas eu de défi­ni­tions dog­ma­tiques ». Mais à cette nuance près, il reste que les deux types de docu­ments font tous auto­ri­té et sont tous contrai­gnants. La seule conces­sion qui est faite consiste à recon­naître une simple dif­fé­rence de degré dans l’au­to­ri­té et le carac­tère obli­ga­toire. Qu’en conclure, sinon que la Fraternité devrait recon­naître, quoi­qu’à des degrés divers, l’au­to­ri­té et le carac­tère contrai­gnant de tous les docu­ments signa­lés ? Or, c’est pré­ci­sé­ment cela qui est inac­ceptable. Car c’est pré­ci­sé­ment dans les docu­ments signa­lés que se mani­feste clai­re­ment la Rome de ten­dance néo-​moderniste, celle que « nous refu­sons et avons tou­jours refu­sé de suivre ». Quel que soit le degré d’au­to­ri­té dont on vou­drait en vain parer ces textes.

2. Aux yeux de Mgr Pozzo, la rai­son fon­da­men­tale pour laquelle on ne sau­rait mettre en doute l’au­to­ri­té et le carac­tère contrai­gnant de ces ensei­gne­ments est que l’au­to­ri­té pré­sente entend les impo­ser comme ceux d’un magis­tère vrai et propre. La pos­si­bi­li­té même d’une rup­ture entre Vatican II et la Tradition est annu­lée d’a­vance et elle l’est en rai­son du fait que l’au­to­ri­té d’au­jourd’­hui affirme comme un prin­cipe la conti­nui­té entre Vatican II et la Tradition. En défi­ni­tive, l’ar­gu­ment qui est à la base de tout le dis­cours de Mgr Pozzo est repris de celui de Benoît XVI : argu­ment selon lequel seule l’au­to­ri­té pré­sente est fon­dée à dire ce qui est révé­lé et à l’im­po­ser comme tel. Le magis­tère pas­sé dépend lui aus­si de cette pro­po­si­tion auto­ri­sée, car il doit s’en­tendre à la lumière de ce qu’en dit l’au­to­ri­té pré­sente : celle-​ci a auto­ri­té pour conser­ver, défendre et inter­pré­ter celui-​là. C’est pour­quoi, on ne sau­rait contes­ter ce que déclare l’au­to­ri­té pré­sente en s’ap­puyant sur le magis­tère pas­sé. Le pré­sup­po­sé de cette démarche est que le seul magis­tère vivant, magis­tère au sens vrai et propre du terme, est celui qui est exer­cé par l’au­to­ri­té présente.

3. La nature du magis­tère vivant a pour­tant été clai­re­ment défi­nie par Pie XII :

« Dieu a don­né à son Église, en même temps que les sources sacrées, un magis­tère vivant pour éclai­rer et pour déga­ger ce qui n’est conte­nu qu’obs­cu­ré­ment et comme impli­ci­te­ment dans le dépôt de la foi. Et ce dépôt, ce n’est ni à chaque fidèle, ni même aux théo­lo­giens que le Christ l’a confié pour en assu­rer l’in­ter­pré­ta­tion authen­tique, mais au seul magis­tère de l’Église » ; voi­là pour­quoi « le magis­tère de l’Église, en matière de foi et de mœurs, doit être pour tout théo­lo­gien la règle pro­chaine et uni­ver­selle de véri­té, puisque le Seigneur Christ lui a confié le dépôt de la foi les Saintes Écritures et la divine Tradition pour le conser­ver, le défendre et l’in­ter­pré­ter [2]. »

Il y a là un prin­cipe. Un prin­cipe est une véri­té indé­mon­trable, qui trouve en elle-​même sa propre jus­ti­fi­ca­tion. Ce qui, en l’oc­cur­rence, revient à dire que la nature du magis­tère ecclé­sias­tique est à prendre ou à lais­ser. Nul ne sau­rait ni l’in­ven­ter ni la recréer à sa guise et c’est Dieu qui nous en a fixé les limites, par sa révé­la­tion défi­ni­tive. Le rôle du magis­tère se borne ain­si à conser­ver, défendre et inter­pré­ter le dépôt de la foi, c’est-​à-​dire l’en­semble des véri­tés divi­ne­ment révé­lées, telles qu’elles sont consi­gnées dans ces sources de la révé­la­tion que sont les saintes Écritures et la Tradition divine. On dit qu’il est « vivant » en rai­son de cette triple acti­vi­té qu’il exerce, au ser­vice du dépôt de la foi.

4. « Vivant » s’op­pose à « mort ». Le magis­tère se dit vivant par rap­port à la révé­la­tion qui se dit morte, comme l’ac­ti­vi­té qui est encore en cours se dit par rap­port à celle qui a défi­ni­ti­ve­ment ces­sé. En effet, la révé­la­tion est close, depuis la mort du der­nier des apôtres, et ceux-​ci n’ont pas eu de suc­ces­seurs dans la fonc­tion pro­phé­tique qui leur était dévo­lue, afin de publier pour la toute pre­mière fois les véri­tés révé­lées par Dieu. En revanche, les apôtres doivent avoir jus­qu’à la fin du monde des suc­ces­seurs dans leur fonc­tion de magis­tère. Cette fonc­tion a pour objet de conser­ver, de défendre et d’in­ter­pré­ter les véri­tés révé­lées par Dieu. Elle se confond avec la Tradition, enten­due au sens actif du terme. Elle doit s’exer­cer comme telle, c’est-​à-​dire comme un magis­tère tou­jours vivant, jus­qu’à la fin du monde et en tout temps. Le fait d’être pas­sé ou pré­sent est donc acci­den­tel à ce magis­tère vivant, du fait même que cela est acci­den­tel au fait de conser­ver, défendre et inter­pré­ter la révé­la­tion. Le magis­tère pas­sé n’est pas moins vivant que le magis­tère pré­sent, car l’un et l’autre donnent le sens authen­tique des véri­tés de foi.

5. Par consé­quent, le magis­tère vivant est unique. En effet, cette uni­ci­té n’est pas celle de son sujet, c’est-​à-​dire de celui qui exerce la fonc­tion magis­té­rielle. De ce point de vue du sujet, nous devrions dire plu­tôt qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura dans l’Église autant de magis­tères que de papes et d’é­vêques dans l’Église catho­lique, depuis saint Pierre et les apôtres, jus­qu’à la fin du monde. Mais cette plu­ra­li­té est acci­den­telle au magis­tère, tan­dis que son uni­ci­té essen­tielle découle d’un autre point de vue, car c’est celle de l’ob­jet de son acte. Quels que soient les dif­fé­rents sujets qui exercent la fonc­tion magis­té­rielle au cours du temps, cette fonc­tion s’exerce tou­jours pour conser­ver, défendre et inter­pré­ter l’en­semble de toute la véri­té révé­lée par Dieu, pré­ci­sé­ment en tant qu’elle est révé­lée. On peut certes par­ler d’u­ni­té et de plu­ra­li­té en des sens dif­fé­rents. Numériquement, il y a plu­sieurs sujets qui exercent suc­ces­si­ve­ment le magis­tère, et pour un même sujet il y a plu­sieurs actes suc­ces­sifs de magis­tère. Numériquement encore, il y a plu­sieurs véri­tés révé­lées pro­po­sées suc­ces­si­ve­ment comme révé­lées. Cette plu­ra­li­té est mesu­rée par le temps : on dis­tingue alors un magis­tère pré­sent d’un magis­tère pas­sé, celui-​là suc­cé­dant à celui-​ci. Mais ce point de vue de la plu­ra­li­té numé­rique reste acci­den­tel au magis­tère et essen­tiel­le­ment (ou spé­ci­fi­que­ment), celui-​ci est un et unique comme son objet : cet objet est la véri­té déjà révé­lée par Dieu, et le magis­tère doit la conser­ver, la défendre et l’in­ter­pré­ter, tou­jours dans le même sens. De ce point de vue, on ne dis­tingue pas entre le magis­tère pas­sé et le magis­tère pré­sent, car celui-​là reste tou­jours aus­si vivant que celui- ci. Il n’y a pas deux magis­tères, l’un pas­sé et l’autre pré­sent. Il n’y a qu’un seul magis­tère, qui est le magis­tère de toujours.

6. L’erreur contraire à ce prin­cipe indi­qué par Pie XII serait de dire que le magis­tère, unique par défi­ni­tion, est celui d’au­jourd’­hui. Elle consiste à ne prendre en compte que la seule uni­ci­té numé­rique du sujet pré­sent. Or, le magis­tère ne se défi­nit pas en fonc­tion de son sujet et c’est pour­quoi il n’est comme tel ni celui d’au­jourd’­hui, ni celui d’hier ni celui de demain. Il est celui de tou­jours, car il se défi­nit en fonc­tion de son objet, et son uni­ci­té est indé­pen­dante du sujet qui parle au cours du temps[3]. L’erreur qui est au point de départ de tout le dis­cours des hommes d’Église, depuis qua­rante ans, consiste pour­tant à iden­ti­fier ce magis­tère vivant à un magis­tère pré­sent[4].

7. C’est jus­te­ment l’er­reur sous-​jacente au dis­cours d’un Mgr Pozzo. Que lui répondre, sinon (et pour la énième fois, depuis main­te­nant cinq ans que les fameuses « dis­cus­sions doc­tri­nales » ont été inau­gu­rées) en lui rap­pe­lant le prin­cipe clai­re­ment énon­cé par Pie XII dans Humani gene­ris. Nous ne pou­vons pas sous­crire aux ensei­gne­ments conte­nus dans Lumen gen­tium (le Subsistit et la col­lé­gia­li­té), Dignitatis humanæ (la liber­té reli­gieuse) et Unitatis redin­te­gra­tio (l’œ­cu­mé­nisme) parce que ces ensei­gne­ments contre­disent le sens des véri­tés révé­lées déjà décla­ré par le magis­tère vivant de l’Église. Ce n’est pas parce que ces ensei­gne­ments arrivent aujourd’­hui qu’ils doivent prendre le pas sur ceux d’hier. Ce n’est pas non plus parce qu’ils béné­fi­cient de la cau­tion des auto­ri­tés de l’heure pré­sente qu’ils seraient en conti­nui­té avec la Tradition et que les catho­liques devraient renon­cer à y voir la rup­ture qui s’y trouve ins­crite à tout jamais. C’est jus­te­ment parce que le magis­tère est « l’ins­tance authen­tique qui juge des inter­pré­ta­tions sur l’Écriture et la Tradition, de quelque part qu’elles émanent » que nous refu­sons de sous­crire à la Profession de foi de 1989. Car cette Profession de foi a déjà été jugée par le magis­tère vivant de l’Église et il appa­raît clai­re­ment qu’elle ren­ferme plu­sieurs inter­pré­ta­tions de l’Écriture et de la Tradition qui sont incom­pa­tibles avec celle qu’en donne le magis­tère de toujours.

8. Ainsi donc, c’est bien parce que « nous adhé­rons de tout notre cœur, de toute notre âme à la Rome catho­lique, gar­dienne de la foi catho­lique et des tra­di­tions néces­saires au main­tien de cette foi ; à la Rome éter­nelle, maî­tresse de sagesse et de véri­té » que « nous refu­sons par contre, et nous avons tou­jours refu­sé, de suivre la Rome de ten­dance néo-​moderniste, néo-​protestante qui s’est mani­fes­tée clai­re­ment dans le concile Vatican II, et après le Concile dans toutes les réformes qui en sont issues ». La défense de la foi catho­lique reste en effet la prio­ri­té. Nous souf­frons beau­coup d’être sépa­rés dans les faits de celle qui reste mal­gré tout la Mère et la Maîtresse de toutes les églises. Mais notre Mère et notre Maîtresse est conta­gieuse. Tant que dure l’é­pi­dé­mie dont elle est la source, nous ne pou­vons pas prendre le risque de boire à la même coupe qu’elle et de nous lais­ser conta­mi­ner par le microbe, qui infecte plus ou moins toutes les églises de la catho­li­ci­té.

9. Mgr Pozzo conclut son entre­tien en fai­sant remar­quer qu’il ne sau­rait indi­quer dès à pré­sent « une échéance pré­cise pour la conclu­sion du che­min entre­pris », pour une pleine récon­ci­lia­tion entre le Saint-​Siège et la Fraternité Saint-​Pie X, afin de « pro­mou­voir l’u­ni­té dans la cha­ri­té de l’Église uni­ver­selle gui­dée par le suc­ces­seur de Pierre ». De notre côté, nous connais­sons très bien cette échéance et nous savons qu’elle ne sau­ra avoir lieu avant que l’u­ni­té se fasse d’a­bord dans la foi. Foi catho­lique à laquelle les hommes qui dirigent actuel­le­ment l’Église doivent reve­nir, en ayant renon­cé à répandre les erreurs du Concile.

« C’est en rai­son de notre obéis­sance à l’Église que nous sommes consi­dé­rés comme déso­béis­sants, parce que ce sont les autres qui ont pris un cours nou­veau dans l’Église, qui ont ins­tau­ré une ten­dance nou­velle dans l’Église, une ten­dance libé­rale. […] J’estime que nous sommes dans l’Église, et que nous sommes ceux qui sommes dans l’Église, et que nous sommes les vrais fils de l’Église, et que les autres ne le sont pas. Ils ne le sont pas, parce que le libé­ra­lisme n’est pas fils de l’Église. Le libé­ra­lisme est contre l’Église, le libé­ra­lisme est la des­truc­tion de l’Église, en ce sens ils ne peuvent pas se dire des fils de l’Église. Nous, nous pou­vons nous dire des fils de l’Église parce que nous conti­nuons la doc­trine de l’Église, nous main­te­nons toute la véri­té de l’Église, inté­gra­le­ment, telle que l’Église l’a tou­jours ensei­gnée [5]. »

10. La Déclaration du 21 novembre 1974 garde donc toute son actualité.

Abbé Jean-​Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Saint-​Pie X

Sources : Courrier de Rome /​La Porte Latine de jan­vier 2015

Notes de bas de page
  1. Cf. l’en­tre­tien paru dans Famille chré­tienne du 20 octobre 2014.[]
  2. Pie XII ; Encyclique Humani gene­ris du 12 août 1950 dans Les Enseignements Pontificaux de Solesmes, L’Église, t. II, n° 1278.[]
  3. Mgr Lefebvre , Conférence du 10 avril 1982 dans Vu de haut n° 13, cha­pitre XVIII, p. 55–56.[]
  4. Sur ce point, le lec­teur peut se repor­ter au numé­ro d’oc­tobre 2014 du Courrier de Rome, n° 3–6.[]
  5. Mgr Lefebvre , Conférence spi­ri­tuelle à Écône, le 21 décembre 1984 (Cospec 112). []

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.