Miséricorde papale et lamentations catholiques

1. Il y a en Dieu plus de réa­li­té que nous n’en pou­vons sai­sir par les lumières de notre rai­son natu­relle. Cette réa­li­té qui nous demeure insai­sis­sable, nous la connais­sons par la foi, c’est-à-dire grâce à un cer­tain nombre d’expressions que Dieu nous com­mu­nique, en uti­li­sant notre propre lan­gage. Ces pro­po­si­tions sont les véri­tés révé­lées. Et quand le Magistère infaillible de l’Église les impose à notre croyance, en leur don­nant toute la pré­ci­sion requise, elles deviennent des dogmes. Les dogmes sont les expres­sions défi­ni­tives et irré­for­mables, qui expriment avec toute la pré­ci­sion requise la véri­té révé­lée par Dieu et que l’Église ensei­gnante nous pro­pose comme telles.

2. C’est donc dire toute l’importance de ce lan­gage, dont le Magistère de l’Église a reçu le dépôt, avec la mis­sion de le conser­ver et de l’expliquer. Car ce lan­gage nous donne accès à la véri­té. Or, s’il y a une évi­dence qui s’impose à tout le monde, depuis cin­quante ans, c’est qu’au moment du concile Vatican II, et depuis, les hommes d’Église ont chan­gé de lan­gage. Jean XXIII l’avait d’ailleurs dit dès le début : selon lui le Concile devait avoir pour but prin­ci­pal non pas de défi­nir de nou­veaux points de doc­trine ni de condam­ner des erreurs, mais seule­ment d’exprimer d’une nou­velle manière la doc­trine déjà défi­nie[1]. Donc, aban­don­ner au moins cer­taines des expres­sions défi­ni­tives uti­li­sées jusqu’ici pour en adop­ter d’autres. Or, même si le Pape n’en était peut- être pas bien conscient, il est cer­tain qu’il y a là un gros risque, car il est très dif­fi­cile de chan­ger la forme (sur­tout quand elle est défi­ni­tive) sans tou­cher au fond, il est très dif­fi­cile d’exprimer d’une nou­velle manière la doc­trine déjà suf­fi­sam­ment for­mu­lée sans en chan­ger la signification.

Saint Vincent de Lérins était plus pru­dent lorsqu’il deman­dait de gar­der pour la doc­trine à la fois et la même croyance, et le même sens et la même expres­sion : « in eodem dog­mate, eodem sen­su eademque sen­ten­tia »[2]. « Sententia » : ce mot latin désigne l’expression ou la for­mu­la­tion de la véri­té, telle qu’elle est par­ve­nue à un tel degré de pré­ci­sion qu’il n’est plus pos­sible de la chan­ger pour l’améliorer encore. Et nous voyons bien que, dans l’Encyclique Humani gene­ris, le Pape Pie XII a condam­né ceux qui vou­draient « libé­rer le dogme de la for­mu­la­tion en usage dans l’Église depuis si long­temps ». En effet, conti­nue le Pape, si l’on néglige les termes par les­quels le Magistère et les théo­lo­giens signi­fient la doc­trine com­mu­né­ment ensei­gnée, l’on favo­rise le rela­ti­visme dog­ma­tique. On peut certes tou­jours amé­lio­rer les expres­sions requises à l’intelligence des véri­tés révé­lées, et c’est d’ailleurs ce que l’Église ensei­gnante a tou­jours fait, dans un pre­mier temps. Et c’est jus­te­ment là ce qui dif­fé­ren­cie cette manière de faire d’avec l’innovation éton­nante d’un Jean XXIII. En effet, jusqu’ici, le Magistère de l’Église ne chan­geait pas son lan­gage pour se confor­mer à la men­ta­li­té d’ailleurs éphé­mère d’un temps ou d’un autre. Le Magistère s’est tou­jours effor­cé de cher­cher la for­mule pré­cise, néces­saire pour expri­mer conve­na­ble­ment la véri­té, et à chaque fois, il a fini par la trou­ver, avec l’aide du Saint-​Esprit. Et à chaque fois aus­si, une fois qu’il l’a trou­vée, il ne l’a plus jamais chan­gée. Si l’on touche à ce lan­gage, tel qu’il est en usage « depuis déjà si long­temps », on touche à la doc­trine, car un lan­gage dont l’usage est immé­mo­rial finit par faire corps avec la doctrine.

3. Malheureusement, depuis cin­quante ans que le der­nier Concile s’est ter­mi­né, un nou­veau lan­gage s’est intro­duit dans l’Église et dans la théo­lo­gie. L’un des aspects essen­tiels de ce chan­ge­ment consiste en ce que, tou­jours selon Jean XXIII, « l’Épouse du Christ pré­fère recou­rir au remède de la misé­ri­corde, plu­tôt que de bran­dir les armes de la sévé­ri­té ». Le pape Jean XXIII a sans doute recon­nu que, par le pas­sé, l’Église n’a jamais ces­sé de s’opposer aux erreurs qui mena­çaient le dépôt de la foi et qu’elle les a même sou­vent condam­nées, et très sévè­re­ment. Mais aujourd’hui, ajoute-​t-​il, « l’Épouse du Christ estime que plu­tôt que de condam­ner elle répond mieux aux besoins de notre époque en met­tant davan­tage en valeur les richesses de sa doctrine ».

Et aujourd’hui, le Pape François ne fait que per­sé­vé­rer dans la nou­velle optique adop­tée par Jean XXIII. « Le pre­mier devoir de l’Église », a‑t-​il répé­té tout récem­ment [3], « n’est pas celui de dis­tri­buer des condam­na­tions ou des ana­thèmes mais il est celui de pro­cla­mer la misé­ri­corde de Dieu, d’appeler à la conver­sion et de conduire tous les hommes au salut du Seigneur. » Il y a donc un chan­ge­ment de lan­gage et, comme nous pou­vions le craindre, celui-​ci est allé de pair avec un chan­ge­ment de doc­trine. Nous pou­vions le craindre au moment où Jean XXIII ouvrait la pre­mière ses­sion du Concile. Mais cin­quante ans plus tard, au moment où François clôt la deuxième ses­sion du Synode sur la famille et s’apprête à célé­brer le Jubilé de Vatican II, nous ne crai­gnons plus : nous pleu­rons et nous gémis­sons, car savons et nous voyons.

Nous sommes bien obli­gés de consta­ter qu’en vou­lant sépa­rer la misé­ri­corde de la sévé­ri­té, les suc­ces­seurs de Pie XII ont chan­gé la signi­fi­ca­tion pro­fonde de l’une et de l’autre. Comment en effet pro­cla­mer la vraie misé­ri­corde, sans faire aus­si régner la vraie jus­tice ? Comment conduire les âmes à la conver­sion et au salut, sans condam­ner aus­si et ana­thé­ma­ti­ser ce qui s’y oppose ? Si les fausses doc­trines et les fausses mœurs doivent jouir du même droit d’expression publique que les vraies, sans qu’aucun pou­voir ne puisse les empê­cher de se don­ner en spec­tacle (ce qu’enseigne la Déclaration Dignitatis humanæ, au n° 2), com­ment le Saint-​Esprit pourrait-​il ins­pi­rer aux hommes les grâces néces­saires à leur salut éter­nel ? Le remède de la misé­ri­corde aurait bien mieux répon­du aux exi­gences de l’époque moderne s’il n’avait pas ces­sé de se lais­ser accom­pa­gner par les armes de la sévé­ri­té. Car les faits ont lar­ge­ment démen­ti l’estimation du bon Pape Jean : les mau­vaises doc­trines ont chas­sé la bonne, et à pré­sent, ce sont les mau­vaises mœurs, les scan­dales de l’inconduite qui prennent de plus en plus le pas sur la morale sur­na­tu­relle et natu­relle. Et le comble est que le Pape François est jus­te­ment tout prêt d’entériner cette évo­lu­tion. C’est bien la preuve que, pas plus que la véri­té du dogme, celle de la morale ne s’impose d’elle-même.

4. Il y avait donc dans l’intention ini­tiale du Concile une grande illu­sion. L’erreur et le vice pré­sentent tou­jours un aspect beau­coup plus sédui­sant et s’offrent avec une plus grande faci­li­té que la véri­té et la ver­tu. Et les hommes, affai­blis qu’ils sont par les consé­quences du péché ori­gi­nel, cèdent d’autant plus faci­le­ment à cette séduc­tion et à cette faci­li­té. Nous le savions d’ailleurs déjà, et le Concile aurait quand même pu évi­ter de ver­ser dans cette uto­pie, puisqu’un pré­dé­ces­seur pas si loin­tain du Pape Jean XXIII nous en avait aver­tis : « Il est », disait-​il, « des hommes empor­tés par un tel excès d’impudence, qu’ils ne craignent pas de sou­te­nir opi­niâ­tre­ment que le déluge d’erreurs qui découle de l’absence de condam­na­tions est assez abon­dam­ment com­pen­sé par la publi­ca­tion de quelque livre impri­mé pour défendre, au milieu de cet amas d’iniquités, la véri­té et la reli­gion [4] . » Ces fortes paroles de Grégoire XVI, le Pape qui pro­non­ça la condam­na­tion de Lamennais, et avec celle de Lamennais celle du libé­ra­lisme, res­tent d’une très grande actua­li­té, et elles pour­raient nous ser­vir de cri­tère d’appréciation pour dis­cer­ner la por­tée du récent Synode sur la famille. Car ce n’est pas impu­né­ment que l’on prône l’ouverture vis-​à-​vis des pécheurs publics que res­tent mal­gré tout les divor­cés rema­riés. Pareille ouver­ture vou­drait lais­ser de côté les armes de la sévé­ri­té, pour­tant bien néces­saires. En effet, dit encore Grégoire XVI, « en voyant ôter ain­si aux hommes tout frein capable de les rete­nir dans les sen­tiers de la véri­té, entraî­nés qu’ils sont déjà à leur perte par un natu­rel enclin au mal, c’est en véri­té que nous disons qu’il est ouvert ce « puits de l’abîme « (Apoc. IX, 3), d’où saint Jean vit mon­ter une fumée qui obs­cur­cis­sait le soleil, et des sau­te­relles sor­tir pour la dévas­ta­tion de la terre ». Le rôle spé­ci­fique d’un Pape n’est pas tant de res­pec­ter les per­sonnes que de les conver­tir. Et la conver­sion des bre­bis com­mence lorsque la juste sévé­ri­té du pas­teur prend les moyens qui s’imposent pour pré­ser­ver les âmes du péché : « La place même que nous occu­pons nous aver­tit qu’il ne suf­fit pas de déplo­rer ces innom­brables mal­heurs, si nous ne fai­sons aus­si tous nos efforts pour en tarir les sources », dit encore Grégoire XVI, qui donne ain­si une défi­ni­tion très juste de sa mis­sion. Comme un bon jar­di­nier, le suc­ces­seur de saint Pierre ne se contente pas de plan­ter des roses ; il doit aus­si arra­cher les mau­vaises herbes (Livre du pro­phète Jérémie, cha­pitre I, ver­set 10).

5. La pseu­do misé­ri­corde renou­ve­lée, que nous prêche le Pape et dont il vou­drait faire la matière du pro­chain Jubilé, n’est que l’expression du libé­ra­lisme qui s’est empa­ré des esprits, à l’intérieur de la sainte Église, libé­ra­lisme déjà condam­né par Grégoire XVI, il y a bien­tôt deux cents ans.

C’est pour­quoi, loin de s’en réjouir, les catho­liques sou­cieux de per­sé­vé­rer dans la voie de la véri­té et de la jus­tice, gardent tous les motifs de se lamenter.

Abbé Jean-​Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Source : Le Courrier de Rome n° 390

Notes de bas de page

  1. DC nº 1387 (4 novembre 1962), col. 1382 et sq. []
  2. Commonitorium pri­mum, c. 23, dans Migne, t. L, col. 668, cité en DS 3020. []
  3. François, « Discours de clô­ture pour le Synode extra­or­di­naire sur la famille », le same­di 24 octobre 2015. []
  4. Grégoire XVI, Encyclique Mirari vos du 15 août 1832. []

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.