Paul VI ou Montini ?

« Que le patriarche de Venise fût mort avant d’être deve­nu Pie X, qui eût son­gé à le béa­ti­fier ? ». « La sain­te­té d’un Pape est une sain­te­té de Tête. […] Un Pape sera assez saint pour méri­ter l’au­réole et l’au­tel s’il vita­lise assez héroï­que­ment l’Eglise ». (Abbé Victor-​Alain Berto, Pour la sainte Eglise romaine. Textes et docu­ments, Editions du Cèdre, 1976, p. 95 et 96 [1] ).

1. L’historien fran­çais Philippe Chenaux est pro­fes­seur à l’Université pon­ti­fi­cale du Latran, à Rome. Nous lui devons une bio­gra­phie de Paul VI, parue aux Editions du Cerf, en 2015, sous-​titrée : « Le sou­ve­rain éclai­ré ». Ce tra­vail vient s’ajouter à celui d’Yves Chiron, paru en 1993 chez Perrin, puis réédi­té en 2008 chez Via Romana, et sous-​titré : « Le Pape écar­te­lé ». Ce sont là qua­si­ment les deux seules études d’envergure connues du grand public.

2. Philippe Chenaux a visi­ble­ment écrit son livre, après la béa­ti­fi­ca­tion, en vue de la cano­ni­sa­tion. L’idée cen­trale qui s’en dégage est de pré­sen­ter un Paul VI conser­va­teur, vou­lant l’adaptation néces­saire, dépas­sé par des révo­lu­tion­naires et, bien enten­du, frei­nant de toutes ses forces l’ouverture à gauche : le Pape de l’anti-rupture, pré­mo­ni­toire de Benoît XVI. « Le timo­nier réso­lu de Vatican II se mua, dès avant la fin même de ses tra­vaux, en exé­cu­tant scru­pu­leux de ses déci­sions dans la fidé­li­té à la lettre mais aus­si à l’esprit du concile. […] Dans le sillage des ensei­gne­ments du concile sur l’Eglise dans le monde contem­po­rain (Gaudium et spes, Dignitatis huma­nae), Paul VI cher­cha à pro­mou­voir le modèle d’une Eglise au ser­vice de l’homme et du déve­lop­pe­ment des peuples (Populorum pro­gres­sio). Mais réforme n’était pas syno­nyme de révo­lu­tion. Face aux dérives doc­tri­nales de l’après-concile (caté­chisme hol­lan­dais), Paul VI se posa en défen­seur intré­pide de la foi catho­lique » [2]. Paul VI aurait ain­si été le « sou­ve­rain éclai­ré » que laisse déjà entre­voir le sous-​titre du livre.

3. De son côté, Yves Chiron reste ici, comme dans tous ses pré­cé­dents tra­vaux, fidèle à sa cou­tu­mière réserve, qui lui inter­dit appa­rem­ment, au nom de la stricte et scien­ti­fique neu­tra­li­té his­to­rique, de se pro­non­cer sur les faits. La der­nière ligne de son livre en est symp­to­ma­tique : « Que ce soit devant le tri­bu­nal de l’Histoire ou devant le tri­bu­nal de l’Eglise, Paul VI ne man­que­ra ni de témoins à charge ni d’avocats de la défense » [3]. Certes… Malgré tout, le lec­teur n’est pas tota­le­ment lais­sé sur sa faim, puisque Yves Chiron donne in fine la parole à l’un de ceux qui ont le mieux connu Jean-​Baptiste Montini, pour avoir été son ami pen­dant plus de trente ans, le phi­lo­sophe fran­çais Jean Guitton : « Paul VI n’était pas fait pour être Pape. Il était fait pour être le secré­taire, le col­la­bo­ra­teur d’un grand Pape. Il n’avait pas ce qui fait le propre du Pape, la déci­sion, l’énergie de la déci­sion » [4]. Fort de cette remarque auto­ri­sée, l’auteur du livre tire tout de même la conclu­sion sui­vante : « Quoi qu’il en soit du regard que les siècles futurs por­te­ront sur ce pon­ti­fi­cat, l’Eglise, ne consi­dé­rant plus cette fois la réus­site tem­po­relle du Pape ni même ses qua­li­tés « poli­tiques », juge­ra peut-​être qu’il fut un saint » [5]. Voilà qui sug­gère assez net­te­ment l’éventualité que Paul VI ait été saint comme homme pri­vé, bien qu’il ne l’ait pas été comme Pape. Le sous-​titre du livre en trou­ve­rait alors l’une de ses lec­tures possibles.

4. La thèse de Philippe Chenaux ne tient pas. Non, Paul VI n’a pas été le « défen­seur intré­pide de la foi catho­lique », ni défen­seur, ni intré­pide, eût-​il même vou­lu l’être. Il ne l’a pas été, car les faits parlent d’eux-mêmes [6]. Et ces faits s’expliquent pour une rai­son extrê­me­ment grave, qui met un obs­tacle abso­lu­ment rédhi­bi­toire à la cano­ni­sa­tion de Paul VI.

5. Cette rai­son a été bien mise en lumière par Romano Amerio, au cha­pitre VI [7] de son maître ouvrage, Iota unum, consa­cré à l’étude des varia­tions de l’Eglise catho­lique au XXe siècle. « Le carac­tère sin­gu­lier du pon­ti­fi­cat de Paul VI », remarque-​t-​il, « est la pro­pen­sion à trans­fé­rer le rôle du Souverain Pontife du gou­ver­ne­ment à l’ad­mo­ni­tion, ou, pour le dire en termes sco­las­tiques, à res­treindre le domaine de la loi pré­cep­tive, qui crée une obli­ga­tion, et à élar­gir celui de la loi direc­tive, qui for­mule une loi sans y atta­cher obli­ga­tion de la suivre. De cette façon le gou­ver­ne­ment de l’Eglise se trouve réduit de moi­tié et, pour le dire en lan­gage biblique, la main du Seigneur est abré­gée (Isaïe LIX, 1) » [8]. Il y a indis­cu­ta­ble­ment là un manque de ver­tu, d’autant plus grave que la ver­tu en ques­tion est abso­lu­ment requise chez celui que Dieu appelle à gou­ver­ner son Eglise, car c’est la ver­tu même du Souverain Pontife. Paul VI a d’ailleurs recon­nu lui-​même cette dis­po­si­tion défec­tueuse, en essayant de l’excuser et de l’attribuer à une inap­ti­tude de sa nature. Cet aveu se trouve dans le Discours du 22 juin 1972 adres­sé au Sacré Collège, à l’occasion du neu­vième anni­ver­saire de son élé­va­tion au Souverain Pontificat : « Peut-​être le Seigneur m’a‑t-il appe­lé à cet office, non que j’y eusse quelque apti­tude ou pour que je gou­verne et sauve l’Eglise de ses dif­fi­cul­tés actuelles, mais pour que je souffre quelque chose pour l’Eglise et pour qu’il soit clair que c’est Lui et nul autre qui la guide et la sauve » [9].

6. Cet aveu est remar­quable. Jean XXIII avait de sa charge une concep­tion dia­mé­tra­le­ment oppo­sée. Sur son lit de mort il disait à son méde­cin : un Pape meurt la nuit, car, pen­dant la jour­née, il gou­verne l’Eglise. Romano Amerio ne manque pas de rele­ver la por­tée tra­gique de cet aveu du Pape Montini : « Il est exor­bi­tant, dépas­sant tout ce que l’on pou­vait attendre, soit en consi­dé­ra­tion de l’his­toire, soit de la théo­lo­gie, que Pierre, char­gé par le Christ de conduire la barque de l’Eglise (gou­ver­ner, en effet, dérive du terme de marine tenir le gou­ver­nail, pilo­ter), se montre rétif à un tel ser­vice et se réfu­gie dans le désir de souf­frir pour l’Eglise. Car l’of­fice du Souverain Pontife lui pres­crit un ser­vice d’ac­tion et de gou­ver­ne­ment. L’acte de gou­ver­ner est étran­ger au carac­tère et à la voca­tion de Montini, qui ne trouve pas dans son propre fond le moyen d’u­nir son âme à son propre des­tin : Son tra­vail lui est étran­ger (Isaïe, XXVIII, 21). De plus, en lais­sant les pen­chants de son tem­pé­ra­ment pré­va­loir sur les devoirs de sa charge, le Pape semble trou­ver un exer­cice d’hu­mi­li­té plus méri­toire dans la souf­france endu­rée que dans l’ac­tion accom­plie pour sa charge. Je ne sais si cette idée est fon­dée : est-​il sûr que se pro­po­ser de souf­frir pour l’Eglise demande plus d’hu­mi­li­té qu’ac­cep­ter d’oeuvrer pour l’Eglise ? » [10]. Voilà qui dépasse de loin le constat fait par Jean Guitton et retrans­crit par Yves Chiron. N’étant sans doute pas fait pour être Pape, Paul VI lais­sa « les pen­chants de son tem­pé­ra­ment pré­va­loir sur les devoirs de sa charge ». Au lieu d’assumer l’exercice de cette charge pour y acqué­rir la ver­tu qui lui fai­sait défaut, Jean-​Baptiste Montini s’est don­né le faux ali­bi d’une concep­tion erro­née de l’humilité et de la souf­france méri­toire. N’aurions-nous pas en défi­ni­tive ici la preuve qui nous auto­ri­se­rait à dou­ter que Paul VI non seule­ment ait été, mais ait vou­lu être le « défen­seur intré­pide de la foi catholique » ?…

7. Cette auto-​démission (pour appe­ler la chose par son nom) va beau­coup plus loin qu’une simple défaillance de nature, per­son­nelle à Paul VI. Elle tire en effet son ori­gine du dis­cours inau­gu­ral du Concile, pro­non­cé par Jean XXIII. Le Pape Roncalli y décla­rait que désor­mais l’Eglise renon­ce­rait à condam­ner les erreurs. Paul VI a adop­té cette manière de faire pen­dant toute la durée de son pon­ti­fi­cat. « Il s’en est tenu comme doc­teur aux for­mules tra­di­tion­nelles concer­nant l’or­tho­doxie, mais comme pas­teur il n’a pas empê­ché les for­mules hété­ro­doxes de s’é­le­ver, pen­sant que d’elles-​mêmes elles se sys­té­ma­ti­se­raient en for­mules ortho­doxes, conformes à la véri­té. Il dénon­ça les erreurs, il main­tint la foi catho­lique, mais la défor­ma­tion du dogme ne fut pas condam­née chez les éga­rés, et la situa­tion schis­ma­tique de l’Eglise fut dis­si­mu­lée et tolé­rée » [11]. Voilà qui explique com­ment cette auto-​démission put, jusqu’à un cer­tain point, sau­ver les appa­rences de l’Eglise et de la catho­li­ci­té. « Renoncer à son auto­ri­té n’a­mène pas Paul VI à renon­cer aux prin­cipes du dogme : il les a au contraire affir­més avec force dans les grandes ency­cliques, Humanae Vitae sur le mariage, Mysterium fidei sur l’Eucharistie. Le prin­cipe même du plein pou­voir qu’a le Pape de tout juger (judi­care omnia) a été reven­di­qué par Paul VI dans le dis­cours du 22 octobre 1970, où il se réfère expres­sé­ment à la fameuse bulle Unam sanc­tam de Boniface VIII : toutes choses sont assu­jet­ties aux clés de saint Pierre. Cette défaillance veut seule­ment dire que les pro­cla­ma­tions de foi sont sépa­rées de l’exer­cice de l’au­to­ri­té de légi­fé­rer et de sanc­tion­ner, laquelle est à leur ser­vice selon la tra­di­tion de l’Eglise. Reste en chaque homme l’o­bli­ga­tion d’o­béir, mais à cette obli­ga­tion du fidèle ne cor­res­pond dans l’Eglise aucun titre lui per­met­tant de l’exi­ger. A cet égard, tout se passe comme si l’homme, dépour­vu de toute orga­ni­sa­tion sociale, était aban­don­né dans l’i­so­le­ment à ses lumières per­son­nelles, l’Eglise ne deve­nant jamais motif suprême de la déci­sion du chré­tien » [12]. C’est bel et bien le prin­cipe de l’autonomie de la conscience, inau­gu­ré par le même Paul VI, avec la décla­ra­tion Dignitatis huma­nae, dans la droite ligne du dis­cours de Jean XXIII.

8. Voilà qui inter­dit de voir en Paul VI un Pape ayant exer­cé héroï­que­ment la ver­tu requise à son devoir d’état. Car il est bien évident que céder à celui qui viole la loi, non seule­ment par fai­blesse per­son­nelle, mais encore par un libé­ra­lisme de prin­cipe, n’est ni sagesse ni bon­té. Du moins pourrait-​on céder ver­tueu­se­ment, en résis­tant et en essayant de main­te­nir la loi en pro­tes­tant. Or, Paul VI, s’il a rap­pe­lé la loi, n’a pas pro­tes­té contre les vio­la­tions de la loi. Il s’en est seule­ment attris­té. Et il s’en est attris­té en par­tie seule­ment. On retrouve en effet chez lui – autre indice de son absence de ver­tu et de son libé­ra­lisme de prin­cipe – ce que Romano Amerio désigne comme « la grande loi psy­cho­lo­gique du gra­tis­si­mus men­tis error, de l’erreur agréable à l’es­prit, qui fait que l’es­prit répugne à recon­naître ce qu’il sait pour­tant, parce que cela lui déplaît ». Par exemple dans le dis­cours du 16 novembre 1970 le Pape a vive­ment dépeint en ces termes le triste état de l’Eglise post-​conciliaire : « C’est pour tout le monde », dit-​il, « un motif de stu­peur, de dou­leur, de scan­dale de voir que c’est jus­te­ment de l’in­té­rieur de l’Eglise que naissent les inquié­tudes et les infi­dé­li­tés, et sou­vent venant de ceux qui devraient, en rai­son de l’en­ga­ge­ment pris et du cha­risme reçu, être plus constants et plus exem­plaires ». Paul VI évoque de plus « les aber­ra­tions doc­tri­nales, l’af­fran­chis­se­ment à l’é­gard de l’au­to­ri­té de l’Eglise, le refus de la dis­ci­pline ». Et pour­tant, le Pape voit quelque chose de posi­tif dans la situa­tion, il y voit ce qu’il désigne comme des signes mer­veilleux de vita­li­té, de spi­ri­tua­li­té, de sain­te­té. « Jusqu’au sein des erreurs dog­ma­tiques, qu’il pour­fend cepen­dant vigou­reu­se­ment dans l’en­cy­clique Mysterium fidei, le Pape entre­voit des rai­sons d’y applau­dir sous réserve, parce que dans l’hé­ré­sie même qui nie la pré­sence réelle « appa­raît le désir louable de scru­ter un si grand mys­tère et d’en explo­rer les richesses inépui­sables ». La pro­pen­sion du Pape à ne pas éteindre la mèche qui fume exa­gère ici jus­qu’à le trou­ver louable l’es­sai qui vise à res­treindre et à dis­soudre le mys­tère. […] Par une sorte de synec­doque géné­rale, un petit élé­ment, même menu et peu carac­té­ris­tique, est affec­té d’une valeur expo­nen­tielle illu­soire et est repro­duit à une plus grande échelle, deve­nant l’in­dice de faits géné­ra­li­sés. C’est, comme l’a dit Arnobe, comme si l’on niait la nature ter­reuse d’une mon­tagne parce qu’y est enfouie une pépite d’or, ou l’é­tat mor­bide d’un malade, tout décré­pit et endo­lo­ri, parce qu’il lui reste un ongle sain » [13].

9. Le meilleur témoi­gnage de ce gra­tis­si­mus error reste l’Allocution du 23 juin 1975, que Paul VI pro­non­ça pour le dou­zième anni­ver­saire de son cou­ron­ne­ment. Après avoir dit que « Vatican II a vrai­ment ouvert une ère nou­velle dans la vie de l’Eglise de notre temps », le Pape exalte « l’ex­trême una­ni­mi­té de toute l’Eglise avec son pas­teur suprême et de tous avec leur propre évêque », cela juste au moment où presque tous les épis­co­pats du monde jugent de haut les Encycliques du Pape et ont cha­cun une doc­trine par­ti­cu­lière. L’état réel de l’Eglise a été beau­coup mieux décrit par celui qui, lui, refu­sa de se fer­mer les yeux, et dont les ver­tus héroïques sont appa­rues en pleine lumière, à l’occasion de l’aggior­na­men­to : « Nous avons assis­té au mariage de l’Eglise avec les idées libé­rales. Ce serait nier l’évidence, se fer­mer les yeux que de ne pas affir­mer cou­ra­geu­se­ment que le Concile a per­mis à ceux qui pro­fessent les erreurs et les ten­dances condam­nées par les Papes de croire légi­ti­me­ment que leurs doc­trines étaient désor­mais approu­vées. Alors que le Concile se pré­pa­rait à être une nuée lumi­neuse dans le monde d’aujourd’hui si l’on avait uti­li­sé les textes pré­con­ci­liaires dans les­quels on trou­vait une pro­fes­sion solen­nelle de doc­trine sûre au regard des pro­blèmes modernes, on peut et on doit mal­heu­reu­se­ment affir­mer que, d’une manière à peu près géné­rale, lorsque le Concile a inno­vé, il a ébran­lé la cer­ti­tude de véri­tés ensei­gnées par le Magistère authen­tique de l’Eglise comme appar­te­nant défi­ni­ti­ve­ment au tré­sor de la Tradition » [14].

9. Tout cela atteste l’impossibilité d’une cano­ni­sa­tion de Paul VI. Non seule­ment Paul VI n’a pas été « le défen­seur intré­pide de la foi catho­lique », comme le pense Philippe Chenaux, mais encore l’Eglise ne sau­rait juger qu’en lui l’homme pri­vé ait été un saint, en dépit du Pape, ain­si que le sug­gère Yves Chiron. L’Eglise ne sau­rait en effet pro­cé­der à la cano­ni­sa­tion de Montini sans décla­rer la sain­te­té de Paul VI, et l’absence de celle-​ci entraîne l’impossibilité de celle-​là. L’abbé Victor-​Alain Berto a rap­pe­lé cette véri­té, lorsqu’il a démen­ti, en s’appuyant sur les paroles de Pie XII [15], « ces esprits déses­pé­ré­ment indo­ciles ou déses­pé­ré­ment faux » [16], aux yeux des­quels le Pape Pacelli aurait béa­ti­fié Joseph Sarto et non Pie X. car c’est le Pape que Pie XII a vou­lu béa­ti­fier en Pie X, et non l’homme pri­vé, le simple chré­tien : « La sain­te­té d’un Pape est une sain­te­té de Tête, une sain­te­té capi­tale. Le Pape seul est le rocher sur lequel est bâtie l’Eglise. Le Pape seul est, par rap­port à l’Eglise, visi­ble­ment ce que Jésus est invi­si­ble­ment : le Chef. […] Quelle est la fonc­tion d’une tête, sinon de vita­li­ser le corps ? Un Pape sera assez saint pour méri­ter l’auréole et l’autel, s’il vita­lise assez héroï­que­ment l’Eglise. Rien n’empêche, assu­ré­ment, qu’un Pape soit un saint comme homme pri­vé, qu’il l’ait été dès sa jeu­nesse et l’enfance. Mais si, deve­nu Pape, il reste un saint pri­vé, sans être saint comme Tête de l’Eglise, il ne sera cano­ni­sé que moyen­nant abdi­ca­tion préa­lable. Ainsi de saint Célestin, homme de ver­tu certes héroïque, qui eut cette héroïque pru­dence de juger qu’il n’avait pas été créé et mis au monde pour être Tête et qui n’eut de cesse qu’il ne fût rede­ve­nu membre » [17]. N’ayant pas eu cette même pru­dence héroïque qui eût dû le conduire à abdi­quer lui aus­si, Paul VI ne sau­rait être cano­ni­sé. Car Paul VI ne fut point saint comme Tête de l’Eglise : le fait est mani­feste, de l’aveu même du prin­ci­pal inté­res­sé et de par l’éloquence des faits.

10. Le Pape écar­te­lé d’Yves Chiron et le Souverain éclai­ré de Philippe Chenaux ne font qu’un seul et même per­son­nage : un Pape et un Souverain infé­rieur à sa tâche, en rai­son de son manque de ver­tu et de son libé­ra­lisme de prin­cipe, un Pape qui ne sau­rait don­ner à l’Eglise le témoi­gnage et l’exemple qu’elle doit attendre de lui, celui de la sain­te­té d’une Tête, celui d’une triple œuvre de gou­ver­ne­ment, de magis­tère et de sanc­ti­fi­ca­tion héroï­que­ment pour­sui­vie à tra­vers l’exercice inlas­sable d’un véri­table com­man­de­ment. Legem requirent ex ore ejus [18] : ce que l’on attend d’un Pape, c’est que de sa bouche sorte l’expression de la volon­té de Dieu, l’expression claire, pré­cise et pré­cep­tive de la loi divine, qui est au fon­de­ment de l’unité de l’Eglise. « L’imprécision de la loi », remarque encore Romano Amerio, « deve­nue sujette à chan­ge­ments et subor­don­née dans son appli­ca­tion à l’ap­pré­cia­tion de plu­sieurs per­sonnes qui peuvent ne pas être d’ac­cord entre elles, ren­force le sen­ti­ment de la valeur du juge­ment per­son­nel et pro­duit une plu­ra­li­té de choix où s’é­clipse et dis­pa­raît l’u­ni­té orga­nique de l’Eglise » [19]. Paul VI fut ain­si le pre­mier res­pon­sable de ce qu’il a lui-​même appe­lé l’auto-destruction de l’Eglise, consé­quente à sa propre auto-​démission. L’Eglise ne sau­rait donc recon­naître et hono­rer en lui les ver­tus héroïques d’un Chef, et c’est pour­quoi sa cano­ni­sa­tion est lit­té­ra­le­ment sans objet.

Abbé Jean-​Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Sources : Courrier de Rome n° 615 de novembre 2018

Notes de bas de page
  1. Le texte que nous citons, inti­tu­lé « Sainteté de Pie X » date de 1951.[]
  2. Philippe Chenaux, Paul VI, Cerf, 2015, p. 314–315.[]
  3. Yves Chiron, Paul VI, Via Romana, 2008, p. 292.[]
  4. Entretien de Jean Guitton avec Yves Chiron le 11 mai 1991, cité par Chiron, ibi­dem.[]
  5. Chiron, ibi­dem.[]
  6. Le lec­teur pour­ra en trou­ver la syn­thèse dans l’article de notre confrère, l’abbé Thierry Gaudray, « Il n’est pas saint » paru dans Fideliter n° 245 (septembre-​octobre 2018), p. 45–54.[]
  7. Chapitre inti­tu­lé : « L’Eglise post­con­ci­liaire. Paul VI », p. 112–156.[]
  8. Romano Amerio, Iota unum. Etude des varia­tions de l’Eglise catho­lique au XXe siècle, Nouvelles Editions Latines, 1987, p. 127.[]
  9. Cité par Amerio, ibi­dem, p. 127–128.[]
  10. Amerio, ibi­dem, p. 128. []
  11. Amerio, ibi­dem, p. 129.[]
  12. Amerio, ibi­dem, p. 132.[]
  13. Amerio, ibi­dem, p. 154–155.[]
  14. Mgr Lefebvre, « Lettre du 20 décembre 1966 adres­sée au car­di­nal Ottaviani » in J’accuse le Concile, Ed. Saint-​Gabriel, Martigny, 1976, p. 107–111.[]
  15. Pie XII, Lettre apos­to­lique Quoniam Christus dans AAS, t. XLIII (1951), p. 462 ain­si que l’Allocution lors de la céré­mo­nie de la béa­ti­fi­ca­tion, ibi­dem, p. 468–471. []
  16. Abbé Victor-​Alain Berto, Pour la sainte Eglise romaine. Textes et docu­ments, Editions du Cèdre, 1976, p. 95.[]
  17. Berto, ibi­dem, p. 97.[]
  18. Malachie, II, 7.[]
  19. Amerio, ibi­dem, p. 139.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.