Jean-​Paul II : Santo subito ?

I. Avant-​propos : le point de vue de la presse.

La béa­ti­fi­ca­tion de Jean-​Paul II est signa­lée par la presse : comme un fait his­to­rique sans pré­cé­dent parce qu’il a eu lieu en un temps record (Jean-​Paul II a été pro­cla­mé bien­heu­reux 6 ans et 1 mois après sa mort) ; comme un évé­ne­ment qui sur­vient au terme d’un pro­cès sérieux. Ce double constat exprime une contra­dic­tion fon­da­men­tale, puisque le sérieux de la pro­cé­dure tra­di­tion­nelle des béa­ti­fi­ca­tions repose en grande par­tie sur la lon­gueur des délais, gage de pru­dence. A cette pru­dence s’oppose la pré­ci­pi­ta­tion d’une démarche trop rapide. Cette contra­dic­tion est un indice évident, point de départ légi­time pour des doutes. Nous vou­lons expli­quer ici en quoi il est légi­time de dou­ter du bien-​fondé de la béa­ti­fi­ca­tion de Jean-​Paul II.

II. Quelques principes de base

La béa­ti­fi­ca­tion est un acte par lequel le sou­ve­rain pon­tife accorde la per­mis­sion de rendre un culte public au béa­ti­fié, dans cer­taines par­ties de l’Eglise jusqu’à ce que le bien­heu­reux soit cano­ni­sé. Cet acte n’est pas un pré­cepte ; il est seule­ment tem­po­raire et réfor­mable. La béa­ti­fi­ca­tion se réduit à per­mettre le culte. L’acte d’une béa­ti­fi­ca­tion n’énonce pas direc­te­ment ni la glo­ri­fi­ca­tion ni les ver­tus héroïques du ser­vi­teur de Dieu béatifié.

La cano­ni­sa­tion est l’acte par lequel le vicaire du Christ jugeant en der­nier res­sort et por­tant une sen­tence défi­ni­tive ins­crit au cata­logue des saints un ser­vi­teur de Dieu pré­cé­dem­ment béa­ti­fié. L’objet de la cano­ni­sa­tion est triple, car cet acte ne concerne pas seule­ment le culte. Le pape déclare pre­miè­re­ment que le fidèle défunt est dans la gloire du ciel ; deuxiè­me­ment il déclare que le fidèle défunt a méri­té de par­ve­nir à cette gloire en exer­çant des ver­tus héroïques qui ont valeur d’exemple pour toute l’Eglise ; troi­siè­me­ment, pour mieux don­ner en exemple ces ver­tus et remer­cier Dieu de les avoir ren­du pos­sibles, il pres­crit qu’un culte public soit ren­du au fidèle défunt. Sur ces trois points : la cano­ni­sa­tion est un pré­cepte et oblige toute l’Eglise ; elle consti­tue un acte défi­ni­tif et irréformable.

La béa­ti­fi­ca­tion et la cano­ni­sa­tion ont toutes les deux pour objet de rendre pos­sible le culte vis-​à-​vis d’un fidèle défunt, ce qui sup­pose que ce fidèle a exer­cé de son vivant des ver­tus exem­plaires et obte­nu la gloire. La dif­fé­rence est que la béa­ti­fi­ca­tion ne fait que per­mettre ce culte et ne fait que sup­po­ser la gloire et les ver­tus exem­plaires ; tan­dis que la cano­ni­sa­tion rend ce culte obli­ga­toire et impose aux fidèles de croire expli­ci­te­ment à la réa­li­té de la gloire et des ver­tus héroïques du saint. Dans toute cela, l’essentiel est la ver­tu exem­plaire (ou héroïque) du fidèle défunt et c’est elle que l’on cherche à véri­fier dans les deux pro­cès, de béa­ti­fi­ca­tion et de cano­ni­sa­tion. En effet, le culte sup­pose cette ver­tu comme l’effet sup­pose sa cause. Les miracles ne sont eux-​mêmes pris en compte que comme des signes qui attestent la ver­tu héroïque. Sans ver­tu héroïque, pas de sain­te­té et pas de vénération.

Il y a une dif­fé­rence entre un saint et un saint cano­ni­sé. La cano­ni­sa­tion ne cause pas mais indique la sain­te­té d’une per­sonne. Et elle l’indique comme un exemple. Cela explique pour­quoi on ne cano­nise ni tout le monde ni beau­coup de monde. L’exemple, pour être par­lant, doit être unique ou rare : quand bien même les saints seraient nom­breux, un petit nombre d’entre eux et non la plu­part doivent être éle­vés sur les autels. D’autre part, l’Eglise donne tou­jours les exemples dont les fidèles ont besoin, dans le contexte d’une époque. En ce sens, la cano­ni­sa­tion est un acte poli­tique, dans le meilleur sens du terme : non pas un acte de déma­go­gie par­ti­sane, mais un acte qui pro­cure le bien com­mun de toute l’Eglise, un acte de por­tée sociale, et qui tient compte des cir­cons­tances. Il y a une autre dif­fé­rence à noter, entre le salut et la sain­te­té. Une per­sonne morte en odeur de sain­te­té est sau­vée. Mais on peut se sau­ver sans avoir vécu comme un saint. Aux yeux des fidèles, la cano­ni­sa­tion a pour but pre­mier et pour effet immé­diat de signa­ler (pour la don­ner en exemple) la sain­te­té de vie. Même si elles ont pu se sau­ver et aller au ciel, on ne va pas cano­ni­ser des per­sonnes qui n’ont pas don­né l’exemple de la sain­te­té durant leur vie.

L’infaillibilité des cano­ni­sa­tions est aujourd’hui la doc­trine com­mune et cer­taine du plus grand nombre des théo­lo­giens. Tous les manuels d’après Vatican I (et d’avant Vatican II), depuis Billot jusqu’à Salaverri, l’enseignent comme une thèse com­mune en théo­lo­gie [1]. Remarquons que la ques­tion par saint Thomas [2], posée est très pré­cise : saint Thomas ne se demande pas si le pape est infaillible lorsqu’il cano­nise un saint. Sa pro­blé­ma­tique est de savoir si tous les saints qui sont cano­ni­sés par l’Eglise sont dans la gloire ou si cer­tains d’entre eux pour­raient se trou­ver en enfer. Cette manière de poser la ques­tion oriente déjà toute la réponse. Pour saint Thomas, la cano­ni­sa­tion réclame l’infaillibilité d’abord en tant qu’elle com­porte la pro­fes­sion d’une véri­té qui est vir­tuel­le­ment révé­lée. Cela n’exclut pas les deux autres aspects : l’exemple de la vie du saint et le culte pres­crit. Mais il y a un ordre entre les trois juge­ments que le pape énonce lorsqu’il cano­nise un saint. Le pre­mier juge­ment porte sur un fait théo­rique et énonce qu’une per­sonne défunte a per­sé­vé­ré jusqu’au bout dans la pra­tique héroïque de la ver­tu sur­na­tu­relle et se trouve à pré­sent glo­ri­fiée dans la béa­ti­tude éter­nelle. Le deuxième juge­ment donne à toute l’Eglise comme exemple à imi­ter les ver­tus héroïques mises en pra­tique de son vivant par la per­sonne cano­ni­sée. Le troi­sième juge­ment est un pré­cepte qui impose le culte public de ce saint à toute l’Eglise. La cano­ni­sa­tion donne en exemple les ver­tus héroïques du saint et rend son culte obli­ga­toire. Mais elle sup­pose d’abord le fait de la glo­ri­fi­ca­tion de ce saint. Benoît XIV, qui cite et fait siennes ces réflexions de saint Thomas, consi­dère que le juge­ment de la cano­ni­sa­tion repose en der­nière ana­lyse sur l’énoncé d’une véri­té spé­cu­la­tive, déduite de la révé­la­tion [3]. Est-​il de foi défi­nie qu’un saint cano­ni­sé est indu­bi­ta­ble­ment dans la gloire du ciel ? La thèse la plus com­mune en théo­lo­gie est que nier cette véri­té n’entraîne pas la note d’hérésie parce que cela ne porte pré­ju­dice à la foi que de manière indi­recte : si cette véri­té est pré­sen­tée dans le cadre de l’acte de la cano­ni­sa­tion, elle sera défi­nie non pas comme de foi divine et catho­lique mais comme cer­taine ou de foi catho­lique ; la nier serait donc erro­né ou faux. Est-​il de foi défi­nie que le pape ne peut pas se trom­per quand il cano­nise un saint ? Benoît XIV affirme que l’infaillibilité de l’acte de la cano­ni­sa­tion n’est pas encore défi­nie comme de foi mais qu’elle pour­rait l’être. et que la nier équi­vau­drait sinon à la note d’hérésie du moins à celle de témé­ri­té ; cette néga­tion impli­que­rait aus­si injure aux saints et scan­dale pour l’Eglise. Elle méri­te­rait de la sorte les sanc­tions les plus graves.

II. Quelques incertitudes problématiques.

Sans pré­tendre don­ner le fin mot de l’histoire (qui reste réser­vé à Dieu), l’on peut au moins sou­le­ver trois dif­fi­cul­tés majeures, qui suf­fisent à rendre dou­teux le bien-​fondé des béa­ti­fi­ca­tions et cano­ni­sa­tions nou­velles. Les deux pre­mières remettent en cause l’infaillibilité et la sûre­té de ces actes. La troi­sième remet en cause leur défi­ni­tion même.

1 – L’insuffisance de la pro­cé­dure. L’assistance divine qui cause l’infaillibilité ou la sûre­té des actes du magis­tère s’exerce à la façon d’une Providence. Celle-​ci, loin d’exclure que le pape exa­mine avec soin les sources de la révé­la­tion trans­mises par les apôtres, exige au contraire cet exa­men par sa nature même. Cela est encore plus vrai pour la cano­ni­sa­tion : celle-​ci sup­pose la véri­fi­ca­tion la plus sérieuse des témoi­gnages humains qui attestent la ver­tu héroïque du futur saint, ain­si que l’examen du témoi­gnage divin des miracles, au moins deux pour une béa­ti­fi­ca­tion et deux autres encore pour une cano­ni­sa­tion. La pro­cé­dure sui­vie par l’Eglise jusqu’à Vatican II était l’expression de cette rigueur extrême. Le pro­cès de la cano­ni­sa­tion sup­po­sait lui-​même un double pro­cès accom­pli lors de la béa­ti­fi­ca­tion, l’un qui se dérou­lait devant le tri­bu­nal de l’Ordinaire, agis­sant en son nom propre ; l’autre qui rele­vait exclu­si­ve­ment du Saint-​Siège. Le pro­cès de cano­ni­sa­tion com­por­tait l’examen du bref de béa­ti­fi­ca­tion, sui­vi de l’examen des deux nou­veaux miracles. La pro­cé­dure se ter­mi­nait lorsque le Souverain Pontife signait le décret ; mais avant de don­ner cette signa­ture, il tenait trois consis­toires suc­ces­sifs. Les nou­velles normes intro­duites par Jean-​Paul II en 1983, avec la Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter confient l’essentiel du pro­cès aux soins de l’évêque Ordinaire : celui-​ci enquête sur la vie du saint, ses écrits, ses ver­tus et ses miracles et consti­tue un dos­sier trans­mis au Saint-​Siège. La Sacrée Congrégation exa­mine ce dos­sier et se pro­nonce avant de sou­mettre le tout au juge­ment du pape. Ne sont plus requis qu’un seul miracle pour la béa­ti­fi­ca­tion et à nou­veau un seul pour la cano­ni­sa­tion. L’accès aux dos­siers des pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion et de cano­ni­sa­tion n’est pas aisé, ce qui ne nous donne guère la pos­si­bi­li­té de véri­fier le sérieux avec lequel cette nou­velle pro­cé­dure est mise en appli­ca­tion. Mais il est indé­niable que, prise en elle-​même, elle n’est déjà plus aus­si rigou­reuse que l’ancienne. Elle réa­lise d’autant moins les garan­ties requises de la part des hommes d’Eglise pour que l’assistance divine assure l’infaillibilité de la cano­ni­sa­tion, et à plus forte rai­son l’absence d’erreur de fait dans la béa­ti­fi­ca­tion. Par ailleurs, le pape Jean-​Paul II a déci­dé de faire une entorse à cette pro­cé­dure actuelle, (laquelle sti­pule que le com­men­ce­ment d’un pro­cès en béa­ti­fi­ca­tion ne peut se faire cinq ans avant la mort du ser­vi­teur de Dieu) en auto­ri­sant l’introduction de la cause de Mère Teresa à peine trois ans après son décès. Benoît XVI agit de même pour la béa­ti­fi­ca­tion de son pré­dé­ces­seur. Le doute n’en devient que plus légi­time, quand on sait le bien-​fondé de la len­teur pro­ver­biale de l’Eglise en ces matières.

2 – Le col­lé­gia­lisme. Si l’on exa­mine atten­ti­ve­ment ces nou­velles normes, on s’aperçoit que la légis­la­tion revient à ce qu’elle était avant le 12e siècle : le pape laisse aux évêques le soin de juger immé­dia­te­ment de la cause des saints et se réserve seule­ment le pou­voir de confir­mer le juge­ment des Ordinaires. Comme l’explique Jean-​Paul II, cette régres­sion est une consé­quence du prin­cipe de la col­lé­gia­li­té : « Nous pen­sons qu’à la lumière de la doc­trine de la col­lé­gia­li­té ensei­gnée par Vatican II il convient beau­coup que les évêques soient asso­ciés plus étroi­te­ment au Saint-​Siège quand il s’agit d’examiner la cause des saints » [4]. Or, cette légis­la­tion du 12e siècle confon­dait la béa­ti­fi­ca­tion et la cano­ni­sa­tion comme deux actes de por­tée non-​infaillible [5]. Voilà qui nous empêche d’assimiler pure­ment et sim­ple­ment les cano­ni­sa­tions issues de cette réforme à des actes tra­di­tion­nels d’un magis­tère extra­or­di­naire du Souverain Pontife ; ces actes sont ceux où le pape se contente d’authentifier l’acte d’un évêque ordi­naire rési­den­tiel. Nous dis­po­sons ici d’un pre­mier motif qui nous auto­rise à dou­ter sérieu­se­ment que les condi­tions requises à l’exercice de l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions sont bien rem­plies. Le Motu pro­prio Ad tuen­dam fidem du 29 juin 1998 ren­force ce doute. Ce texte nor­ma­tif a pour but d’introduire en les expli­quant de nou­veaux para­graphes dans le Code de 1983, addi­tion ren­due néces­saire par la nou­velle Profession de foi de 1989. Dans un pre­mier temps, l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions est posée en prin­cipe. Mais dans un deuxième temps, le texte éta­blit des dis­tinc­tions, qui dimi­nuent la por­tée de l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions, puisqu’il en res­sort que cette infailli­bi­li­té ne s’entend plus clai­re­ment selon le sens tra­di­tion­nel. C’est du moins ce qui appa­raît à la lec­ture du docu­ment rédi­gé par le car­di­nal Ratzinger pour ser­vir de com­men­taire offi­ciel à ce Motu pro­prio de 1998 [6]. Ce com­men­taire pré­cise de quelle manière le pape peut désor­mais exer­cer son magis­tère infaillible. Jusqu’ici, nous avions l’acte per­son­nel­le­ment infaillible et défi­ni­toire de la locu­tio ex cathe­dra ain­si que les décrets du concile œcu­mé­nique. Désormais nous aurons aus­si un acte qui ne sera ni per­son­nel­le­ment infaillible ni défi­ni­toire par lui-​même mais qui res­te­ra un acte du magis­tère ordi­naire du pape : cet acte aura pour objet de dis­cer­ner une doc­trine comme ensei­gnée infailli­ble­ment par le Magistère ordi­naire uni­ver­sel du Collège épis­co­pal. Le pape agit sous ce troi­sième mode comme un simple inter­prète du magis­tère col­lé­gial. Or, si l’on observe les nou­velles normes pro­mul­guées en 1983 par la Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter de Jean-​Paul II, il est clair que dans le cas pré­cis des cano­ni­sa­tions le pape va – pour les besoins de la col­lé­gia­li­té – exer­cer son magis­tère selon ce troi­sième mode. Si l’on tient compte à la fois et de la Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter de 1983 et du Motu pro­prio Ad tuen­dam fidem de 1998, lorsque le pape exerce son magis­tère per­son­nel pour pro­cé­der à une cano­ni­sa­tion, il semble bien que sa volon­té soit d’intervenir comme l’organe du magis­tère col­lé­gial ; les cano­ni­sa­tions ne sont donc plus garan­ties par l’infaillibilité per­son­nelle du magis­tère solen­nel du pape. Le seraient-​elles en ver­tu de l’infaillibilité du Magistère ordi­naire uni­ver­sel du Collège épis­co­pal ? Jusqu’ici, toute la tra­di­tion théo­lo­gique n’a jamais dit que c’était le cas, et a tou­jours regar­dé l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions comme le fruit d’une assis­tance divine dépar­tie seule­ment au magis­tère per­son­nel du pape, assi­mi­lable à la locu­tio ex cathe­dra. Voici un deuxième motif qui nous auto­rise à dou­ter sérieu­se­ment de l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions accom­plies dans la dépen­dance de ces réformes post-conciliaires.

3 – La ver­tu héroïque. L’objet for­mel de l’acte magis­té­riel des cano­ni­sa­tions est la ver­tu héroïque du saint. De la même manière que le magis­tère est tra­di­tion­nel parce qu’il enseigne tou­jours les mêmes véri­tés inchan­gées, ain­si la cano­ni­sa­tion est tra­di­tion­nelle parce qu’elle doit signa­ler tou­jours la même héroï­ci­té des ver­tus chré­tiennes, à com­men­cer par les ver­tus théo­lo­gales. Par consé­quent, si le pape donne en exemple la vie d’un fidèle défunt qui n’a pas pra­ti­qué les ver­tus héroïques, ou s’il les pré­sente dans une optique nou­velle, ins­pi­rée davan­tage par la digni­té de la nature humaine que par l’action sur­na­tu­relle du Saint-​Esprit, on ne voit pas en quoi cet acte pour­rait être une cano­ni­sa­tion. Changer l’objet c’est chan­ger l’acte. Ce chan­ge­ment d’optique appa­raît dans la nou­velle théo­lo­gie et dans le magis­tère post-​conciliaire. On y passe sous silence la dis­tinc­tion entre une sain­te­té com­mune et une sain­te­té héroïque dans laquelle consiste la sain­te­té : le terme même de « ver­tu héroïque » n’apparaît nulle part dans les textes de Vatican II. Depuis le concile, quand les théo­lo­giens parlent de l’acte de la ver­tu héroïque, ils ont plus ou moins ten­dance à le défi­nir en le dis­tin­guant plu­tôt de l’acte de ver­tu sim­ple­ment natu­relle, au lieu de le dis­tin­guer d’un acte ordi­naire de ver­tu sur­na­tu­relle. Ce chan­ge­ment d’optique appa­raît aus­si si l’on observe l’orientation œcu­mé­nique de la sain­te­té, depuis Vatican II. L’orientation œcu­mé­nique de la sain­te­té a été affir­mée par Jean-​Paul II dans l’encyclique [7]. Le pape fait allu­sion à une com­mu­nion de sain­te­té qui trans­cende les dif­fé­rentes reli­gions, mani­fes­tante l’action rédemp­trice du Christ et l’effusion de son Esprit sur toute l’humanité. Quant au pape Benoît XVI, force est de recon­naître qu’il donne du salut une défi­ni­tion qui va dans le même sens oecu­mé­niste, et qui fausse par le fait même la notion de sain­te­té, cor­ré­la­tive du salut sur­na­tu­rel [8]. On peut donc hési­ter sérieu­se­ment à voir dans les actes de ces nou­velles béa­ti­fi­ca­tions et cano­ni­sa­tions une conti­nui­té réelle avec la Tradition de l’Eglise.

4 – Conclusion. Trois sérieuses rai­sons auto­risent le fidèle catho­lique à dou­ter du bien-​fondé des nou­velles béa­ti­fi­ca­tions et cano­ni­sa­tions. Premièrement, les réformes qui ont sui­vi le Concile ont entraî­né des insuf­fi­sances cer­taines dans la pro­cé­dure et deuxiè­me­ment elles intro­duisent une nou­velle inten­tion col­lé­gia­liste, deux consé­quences qui sont incom­pa­tibles avec la sûre­té des béa­ti­fi­ca­tions et l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions. Troisièmement, le juge­ment qui a lieu dans les pro­cès fait inter­ve­nir une concep­tion pour le moins équi­voque et donc dou­teuse de la sain­te­té et de la ver­tu héroïque. Dans le contexte issu des réformes post­con­ci­liaires, le pape et les évêques pro­posent à la véné­ra­tion des fidèles catho­liques d’authentiques saints, mais cano­ni­sés au terme d’une pro­cé­dure insuf­fi­sante et dou­teuse. C’est ain­si que l’héroïcité des ver­tus de Padre Pio, cano­ni­sé depuis Vatican II, ne fait aucun doute, alors même qu’on ne peut qu’hésiter devant le nou­veau style de pro­cès qui a abou­ti à pro­cla­mer ses ver­tus. D’autre part, la même pro­cé­dure rend pos­sible des cano­ni­sa­tions jadis incon­ce­vables, où l’on décerne le titre de la sain­te­té à des fidèles défunts dont la répu­ta­tion reste contro­ver­sée et chez les­quels l’héroïcité de la ver­tu ne brille pas d’un éclat insigne. Est-​il bien sûr que, dans l’intention des papes qui ont accom­pli ces cano­ni­sa­tions d’un nou­veau genre, la ver­tu héroïque soit ce qu’elle était pour tous leurs pré­dé­ces­seurs, jusqu’à Vatican II ? Cette situa­tion inédite s’explique en rai­son de la confu­sion intro­duite par les réformes post­con­ci­liaires. On ne sau­rait la dis­si­per à moins de s’attaquer à la racine et de s’interroger sur le bien-​fondé de ces réformes.

IV. Quelques certitudes pratiques.

Première cer­ti­tude : Jean-​Paul II a‑t-​il méri­té d’être béa­ti­fié ? Jean-​Paul II n’a pas don­né l’exemple des ver­tus héroïques ; il a don­né le mau­vais exemple, c’est-à-dire le scan­dale, d’attitudes gra­ve­ment nui­sibles au bien des âmes, prin­ci­pa­le­ment par ses ensei­gne­ments dou­teux et son œcu­mé­nisme. Il a sur­tout publi­que­ment désa­voué l’œuvre de la résis­tance catho­lique en pré­ten­dant excom­mu­nier Mgr Lefebvre.

Deuxième cer­ti­tude : Jean-​Paul II a‑t-​il vécu sain­te­ment ? Objectivement (si on consi­dère ses actes), Jean-​Paul II n’a pas été un pape digne de ce nom. Subjectivement (si on consi­dère ses inten­tions), il est impos­sible de se pro­non­cer, car ces inten­tions nous échappent. Même s’il reste pos­sible que Jean-​Paul II ait été ani­mé des inten­tions les plus louables, pour juger de sa sain­te­té, on doit juger ses actes, non ses intentions.

Troisième cer­ti­tude : Jean-​Paul II est-​il sau­vé ? Il est pos­sible que Jean-​Paul II n’ait pas eu plei­ne­ment conscience des consé­quences pré­ju­di­ciables de son ensei­gne­ment et de sa pas­to­rale, que cette igno­rance l’ait plus ou moins excu­sé, et que son âme finisse par par­ve­nir (si ce n’est pas encore le cas) à la gloire éter­nelle du ciel. Mais cela reste le secret de Dieu.

Quatrième cer­ti­tude : la béa­ti­fi­ca­tion du 1er mai nous oblige-​t-​elle ? Non, pour trois rai­sons. Premièrement, c’est une simple per­mis­sion et c’est un acte qui n’est pas infaillible. Deuxièmement, les réformes qui ont sui­vi le Concile (Motu pro­prio Divinus per­fec­tio­nis magis­ter du 25 jan­vier 1983) impliquent une inten­tion col­lé­gia­liste qui est incom­pa­tible avec la sûre­té des béa­ti­fi­ca­tions et avec l’infaillibilité des cano­ni­sa­tions. Troisièmement, le juge­ment qui a lieu dans les pro­cès fait inter­ve­nir une concep­tion moder­niste de la sain­te­té et de la ver­tu héroïque.

Abbé Jean-​Michel Gleize, pro­fes­seur de théo­lo­gie au sémi­naire inter­na­tio­nal Saint-​Pie X d’Ecône – Octobre 2013

Notes de bas de page
  1. Salaverri dans son De Ecclesia, thèse 17, § 726 affirme que c’est une véri­té au moins théo­lo­gi­que­ment cer­taine sinon impli­ci­te­ment défi­nie.[]
  2. Dans son Quodlibet 9, article 16.[]
  3. Benoît XIV, ibi­dem, n° 12.[]
  4. Constitution apos­to­lique Divinus per­fec­tio­nis magis­ter, AAS, 1983, p. 351. Ce texte de Jean-​Paul II est cité par Benoît XVI dans son « Message aux membres de l’Assemblée plé­nière de la Congrégation pour les causes des saints », en date du 24 avril 2006 et publié dans l’édition en langue fran­çaise de l’Osservatore roma­no du 16 mai 2006, page 6.[]
  5. Benoît XIV, De la béa­ti­fi­ca­tion des ser­vi­teurs de Dieu et de la cano­ni­sa­tion des saints, livre 1, cha­pitre 10, n° 6.[]
  6. § 9 de la Note de la sacrée Congrégation pour la doc­trine de la foi parue dans les AAS de 1998, pp. 547–548.[]
  7. Jean-​Paul II, Lettre ency­clique Ut unum sint, sur l’engagement œcu­mé­nique, § 15, 21, 48, 84. []
  8. Benoît XVI, « Discours pro­non­cé lors de la ren­contre œcu­mé­nique à l’archevêché de Prague, le dimanche 27 sep­tembre 2009 » dans DC n° 2433, p. 971–972 : « Le terme de salut pos­sède de mul­tiples signi­fi­ca­tions, mais il exprime quelque chose de fon­da­men­tal et d’universel concer­nant l’aspiration humaine au bien-​être et à la plé­ni­tude. Il évoque l’ardent désir de récon­ci­lia­tion et de com­mu­nion qui jaillit des pro­fon­deurs de l’esprit humain ».[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.