Concile ou révolution ?

Le concile Vatican II a été étu­dié sous divers aspects : son dérou­le­ment, ses décla­ra­tions offi­cielles, ses consé­quences. Bien enten­du, c’est sa doc­trine qui inté­resse en pre­mier lieu le chré­tien, doc­trine qui, dans ses par­ties les plus impor­tantes, réa­lise une véri­table rup­ture avec le pas­sé. Un autre aspect, cepen­dant, appa­raît à celui qui lit atten­ti­ve­ment les textes du Concile Vatican II, celui de la méthode, de la péda­go­gie, du pro­ces­sus employé pour faire pas­ser les nou­veau­tés. À l’évidence, les prin­ci­paux rédac­teurs des sché­mas pos­sé­daient sou­ve­rai­ne­ment les tech­niques de groupes et les pro­cé­dés révolutionnaires.

Ceux-​ci sont mul­tiples. Il y a la pres­sion de « l’opinion publique », l’emploi d’un lan­gage confus et fuyant, le par­ti pris de ne jamais défi­nir exac­te­ment les dogmes et sur­tout de ne jamais condam­ner les erreurs oppo­sées à la véri­té catho­lique, l’affirmation auto­ri­taire, sans pré­avis, d’une pro­po­si­tion consi­dé­rée comme évi­dente mais qui contient en germe de nom­breuses erreurs. À ces pro­cé­dés bien connus s’ajoute un autre qui mérite une atten­tion par­ti­cu­lière, dans la mesure où il est plus sub­til et plus efficace.

Au cours d’une confé­rence trai­tant de l’euthanasie don­née le 18 mars 1993, le pro­fes­seur Lejeune met­tait à nu une stra­té­gie bien connue de ceux qui ont étu­dié les manœuvres des révo­lu­tion­naires, celle du « rai­son­ne­ment ter­naire ou de la dia­lec­tique du diable : Diversion, on invite à regar­der autre chose (« la souf­france et le désar­roi des proches ») ; Inversion, on fait com­prendre l’opposé de ce qui se passe vrai­ment (« sou­la­ger la souf­france ») ; Perversion : on com­met le mal (« on sup­prime le faible inno­cent »)[1].

La pre­mière étape de cette tri­lo­gie révo­lu­tion­naire, la diver­sion, est une sorte de dévia­tion du regard. Elle attire l’attention sur une véri­té secon­daire, pour faire oublier les prin­cipes, les véri­tés pre­mières, et les lais­ser dans le flou. Il ne s’agit donc pas de dire une erreur, mais de mettre en lumière une véri­té afin d’en cacher une autre.

La deuxième, l’inversion, suit natu­rel­le­ment la pre­mière. Petit à petit, l’air de ne pas y tenir, la véri­té secon­daire va prendre le pas sur la véri­té pre­mière. Celle-​ci est mise de côté, elle devient secon­daire et comme une consé­quence de l’autre. C’est donc bien une inver­sion des valeurs, un détrônement.

C’est alors qu’advient la véri­table per­ver­sion. L’esprit s’étant habi­tué à ne plus consi­dé­rer les prin­cipes, ceux-​ci dis­pa­raissent et perdent leur fonc­tion ordon­na­trice et paci­fiante. Tout est alors pos­sible. On rem­place les véri­tés pre­mières par le pro­grès per­pé­tuel, par l’évolution, et on met en place un appa­reil arti­fi­ciel pour assu­rer cette muta­tion continue.

Quelques exemples suf­fisent à mon­trer que les Pères pro­gres­sistes du Concile et leurs théo­lo­giens sur­ent mettre en place cette méthode révo­lu­tion­naire avec une main de maître.

Sacrosanctum Concilium

Le pre­mier sché­ma qui fut dis­cu­té au Concile fut celui trai­tant de la litur­gie. Il fut publié le 2 décembre 1963. On y retrouve les trois étapes suivantes :

1. Diversion

Au lieu de consi­dé­rer la litur­gie d’abord et avant tout comme le culte qui accom­pagne le sacri­fice rédemp­teur de l’autel, voyons-​la plu­tôt dans ses effets sur les assis­tants. Elle a en effet « une grande valeur péda­go­gique », car « dans la litur­gie, Dieu parle à son peuple » (n. 33). Dans les sacre­ments, rete­nons sur­tout qu’ils ont « rôle d’enseignement » (n. 59). N’est-ce pas une appli­ca­tion du fameux adage « Lex oran­di, lex cre­den­di », la loi de la prière est la loi de la foi, la litur­gie est un ensei­gne­ment, elle a un rôle pas­to­ral de pre­mier ordre.

Cette diver­sion est pré­sente dès le Préambule de SC, qui met en avant la réunion du peuple de Dieu avant de défi­nir la litur­gie comme culte public ren­du à Dieu par l’Eglise…

2. Inversion

Ces affir­ma­tions ont quelque chose de vrai. Mais sont-​elles pre­mières ? L’expression citée ne signi­fie pas, en effet, que la foi doit se fondre sur le culte, mais bien plu­tôt que la litur­gie exprime dans ses prières la foi de l’Église dans le saint sacri­fice de la messe et dans la rédemp­tion. Et cette mani­fes­ta­tion de la foi n’est pas pre­mière, elle est comme le rayon par rap­port au soleil. C’est la foi qui prime, c’est elle qui façonne le culte. Celui-​ci n’est pas un cours de caté­chisme ni une pré­di­ca­tion, ce qui rejoin­drait l’erreur pro­tes­tante. Il est à l’égard du sacri­fice pro­pi­tia­toire ce que les dames de la cour sont à la reine. On en trouve d’ailleurs une confir­ma­tion dans le fait très ancien de ren­voyer les caté­chu­mènes de la messe après le ser­mon, avant l’offertoire. Or, s’il est des per­sonnes qui auraient besoin de béné­fi­cier de l’enseignement de la litur­gie, ce sont bien ces can­di­dats au bap­tême. Mais puisqu’ils ne sont tou­jours pas bap­ti­sés, l’Église leur inter­di­sait l’accès au saint sacrifice.

Contre cette sagesse de l’Église de tou­jours, la consti­tu­tion sur la litur­gie se contente d’une défi­ni­tion très vague et ten­dan­cieuse du sacri­fice de la messe, celle du « mys­tère pas­cal »[2], pour mettre l’accent sur la pas­to­rale litur­gique. Elle fait une véri­table inver­sion des valeurs, elle s’intéresse aux « phé­no­mènes » de la litur­gie (ici un effet extrin­sèque) pour faire dis­pa­raître la nature pro­fonde du sacri­fice. Or en déviant le regard de l’essentiel, en don­nant le pri­mat à la valeur péda­go­gique de la litur­gie, on réa­lise une véri­table inver­sion, et on s’apprête à trans­for­mer radi­ca­le­ment les rites en fonc­tion de cette nou­velle manière de voir.

3. Perversion

Tout est per­mis, lorsque l’on a bri­sé la hié­rar­chie des véri­tés. Réalisons donc « au plus tôt », une « res­tau­ra­tion géné­rale de la litur­gie elle-​même » (n. 21). Pour don­ner à la litur­gie et à la messe leur « pleine effi­ca­ci­té pas­to­rale » (n. 49), transformons-​les de part en part. La litur­gie doit en effet favo­ri­ser bien davan­tage la « par­ti­ci­pa­tion pleine, consciente et active » (n. 14) des fidèles[3]. On devra y favo­ri­ser « les accla­ma­tions du peuple » (n. 30), on orga­ni­se­ra les rites de telle sorte qu’ils soient « faci­le­ment sai­sis­sables » (n. 21) par tous.

On est prêt pour cela à tous les cham­bou­le­ments : « Les rites mani­fes­te­ront une noble sim­pli­ci­té, seront d’une briè­ve­té remar­quable et évi­te­ront les répé­ti­tions inutiles ; ils seront adap­tés à la capa­ci­té de com­pré­hen­sion des fidèles et, en géné­ral, il n’y aura pas besoin de nom­breuses expli­ca­tions pour les com­prendre » (n. 34). On a pu consta­ter depuis lors que le nou­veau rite de la messe (1969) a bien rem­pli ce cahier des charges. Mais où a‑t-​on vu que les rites de la litur­gie devaient être com­pré­hen­sibles de prime abord par n’importe quel pas­sant ? Le très saint sacri­fice de la messe est un très grand mys­tère de foi. Il demande une longue ini­tia­tion, et une vie sacri­fiée, pour être goû­té un tant soit peu.

Le pri­mat de la « pas­to­rale » exige bien sûr que l’on donne à la lec­ture de la Bible une place « plus abon­dante, plus variée et mieux adap­tée » (n. 35), à la joie de protestants.

Bien enten­du, l’emploi de la langue ver­na­cu­laire est de rigueur. L’insistance du concile sur ce point est éclai­rante (n. 36, 39, 54, 63). Ce sera aus­si le pré­texte pour favo­ri­ser la com­mu­nion sous les deux espèces (n. 54) et la concélébration.

L’office divin ne sera pas épar­gné par cet éla­gage. On sup­prime d’emblée l’heure de prime et, si l’on conserve momen­ta­né­ment au chœur les offices de tierce, sexte et none, « hors du chœur, il est per­mis de choi­sir une seule de ces trois Heures, la plus appro­priée au moment de la jour­née » (n. 89).

Et pour s’assurer que toutes ces trans­for­ma­tions seront uni­ver­sel­le­ment sui­vies et ampli­fiées à l’avenir, on veille dès à pré­sent à la consti­tu­tion d’instituts litur­giques (n. 14), et de com­mis­sions litur­giques dio­cé­saines et natio­nales (n. 44).

Lumen Gentium

La consti­tu­tion Lumen Gentium reprend la même stra­té­gie pour impo­ser une nou­velle défi­ni­tion de l’Église.

1. Diversion

Fidèle à l’enseignement de tou­jours, le pape Pie XII défi­nis­sait l’Église comme le corps mys­tique du Christ. Que fallait-​il faire pour trans­for­mer cette défi­ni­tion ? Le terme de « corps » fait en effet trop réfé­rence, pour les nova­teurs, à la struc­ture de l’Église, à l’autorité du pape et de chaque évêque dans son dio­cèse. Il suf­fi­ra, dans un pre­mier temps, de gar­der cette même expres­sion, mais au lieu de sou­li­gner le mot « corps », on insis­te­ra sur celui de « mys­tique ». L’Église est le « corps mys­tique » plu­tôt que le « corps mys­tique » du Christ.

L’Église est donc « 1e royaume du Christ déjà pré­sent sous une forme mys­té­rieuse » (n. 3). Par son Esprit, le Christ a « mys­ti­que­ment éta­bli ses frères comme son propre corps (n. 7). Dans ce corps, on ne voit plus guère la struc­ture visible et hié­rar­chique de l’Église, mais bien plus « la vie du Christ » qui s’y dif­fuse et qui unit les croyants « d’une façon mys­té­rieuse » (n. 7).

Cette diver­sion détourne le regard de la défi­ni­tion tra­di­tion­nelle de l’Église et auto­rise alors une véri­table inversion.

2. Inversion

Puisque l’Église est « mys­tique », elle est le lieu de l’Esprit Saint. Là où l’Esprit Saint agit, là est l’Église ce qui conduit à relé­guer au second plan le rôle du Christ homme et la réa­li­té sociale de l’Église. Celle-​ci n’est vue que comme un fruit du Saint-​Esprit. Pour les nova­teurs, il y a bien encore une struc­ture visible dans l’Église, mais celle-​ci devient acci­den­telle. L’Église du Christ, celle de l’Esprit Saint, est à l’œuvre dans l’Église catho­lique romaine, mais elle ne s’identifie pas à elle. C’est ce que signi­fie la fameuse expres­sion pro­po­sée aux pères du concile par les pro­tes­tants : « Cette Église… sub­siste dans l’Église catho­lique » (n. 8). La volon­té du Concile est nette : « Par cette expres­sion, le Concile se dif­fé­ren­cie de la for­mule de Pie XII, qui avait dit dans son ency­clique Mystici cor­po­ris : l’Église catho­lique ‘est’ (est, en latin) l’unique corps mys­tique du Christ. Dans la dif­fé­rence entre sub­sis­tit et est se cache tout le pro­blème œcu­mé­nique[4]. » « L’Être de l’Église, en tant que tel, est une enti­té plus grande que l’Église romaine.[5] »

L’Église se défi­nit désor­mais comme une « com­mu­nion de vie » (n. 9), comme l’union mys­tique de « ceux qui regardent avec foi Jésus » (n. 9). Or s’il est bien évident que l’Église est le lieu de la sain­te­té, il n’est pas moins évident que cette union à Dieu par la grâce et la cha­ri­té est le fruit de la pré­di­ca­tion offi­cielle de l’Église, de ses sacre­ments, de son ins­ti­tu­tion visible[6]. La vie mys­tique découle de la hié­rar­chie, et non l’inverse.

3. Perversion

Or cette inver­sion des valeurs auto­rise toutes sortes de per­ver­sions. L’Église se trouve sou­mise à un per­pé­tuel deve­nir, elle est le « peuple mes­sia­nique » qui, quoique appa­rais­sant comme un « petit trou­peau », « n’en sub­siste pas moins au sein de toute l’humanité » (n. 9), tou­jours en route vers le Christ.

Ayant occul­té la struc­ture visible et hié­rar­chique de l’Église, la porte est éga­le­ment ouverte à l’œcuménisme. À cette Église « mys­tique » « appar­tiennent sous diverses formes ou sont ordon­nés, et les fidèles catho­liques et ceux qui, par ailleurs, ont foi dans le Christ, et fina­le­ment tous les hommes sans excep­tion que la grâce de Dieu appelle au salut » (n. 13), de ceux qui ne « pro­fessent pas inté­gra­le­ment la foi », aux musul­mans « qui pro­fessent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique » (n. 15). L’Église du Saint Esprit est donc bien plus large que la stricte Église catho­lique, elle se trouve en germe dans les autres reli­gions. Quant à ces « églises et com­mu­nau­tés sépa­rées, bien que nous les croyions souf­frir de défi­ciences, ne sont nul­le­ment dépour­vues de signi­fi­ca­tion et de valeur dans le mys­tère du salut » (Unitatis Redintegratio, n.3).

La décla­ra­tion Unitatis Redintegratio se char­ge­ra de com­plé­ter la dimen­sion œcu­mé­nique de cette nou­velle ecclé­sio­lo­gie, et don­ne­ra aux fidèles des consignes pra­tiques pour les faire entrer dans cette dynamique.

Révérend Père Jean-​Dominique, O.P.

Notes de bas de page
  1. – Propos rap­por­tés par Bruno Couillaud, Raisonner en véri­té, François de Guibert, 2007, p. 449, note 6.[]
  2. – L’usage de cette expres­sion de « mys­tère pas­cal », qui a une part de véri­té, est à lui seul un exemple de la tri­lo­gie révo­lu­tion­naire qui nous inté­resse ici.[]
  3. – L’insistance du sché­ma sur la par­ti­ci­pa­tion des fidèles est aus­si très signi­fi­ca­tive. Elle doit ser­vir de « règle pri­mor­diale » (n. 79) de cette trans­for­ma­tion que l’on veut radi­cale, et s’é­tend jusque dans l’ar­chi­tec­ture des églises (n. 124). Nous sommes bien en pré­sence d’une nou­velle tri­lo­gie révo­lu­tion­naire, car la par­ti­ci­pa­tion active des fidèles, telle qu’elle a été prô­née dans le pas­sé, est chose bonne. Mais on lui donne ici la pre­mière place afin de tout bou­le­ver­ser.[]
  4. – Joseph Ratzinger, « Conférence lors du congrès du 25 au 27 février 2000 sur l’ec­clé­sio­lo­gie de la consti­tu­tion conci­liaire Lumen Gentium » in DC n° 2223 (2 avril 2000), p. 310.[]
  5. – Card. Ratzinger, Osservatore Romano, 8 octobre 2000[]
  6. – Voir, Le père Roger-​Thomas Calmel, édi­tions Clovis, 2012, p. 255–257.[]