Troquer la tiare pour l’auréole, par Côme de Prévigny

Elle était pré­vue pour le 8 décembre. Elle aura fina­le­ment lieu le 27 avril pro­chain. Sans qu’elle soit une sur­prise, tant elle a été annon­cée, la cano­ni­sa­tion offi­cielle du pape Jean-​Paul II ne manque pas de sus­ci­ter inter­ro­ga­tion, tris­tesse, indi­gna­tion ou confu­sion au sein-​même la sainte Église catho­lique et romaine. De même, celle de son pré­dé­ces­seur Jean XXIII est loin de faire l’unanimité…

C’est un fait, François, suc­ces­seur de Pierre, ins­cri­ra au cata­logue des saints les noms d’Angelo Roncalli et de Karol Wojtyla, deux de ses récents pré­dé­ces­seurs, lors du dimanche de la divine misé­ri­corde, ins­ti­tué par ce der­nier. Un grand nombre de théo­lo­giens a consi­dé­ré que la cano­ni­sa­tion rele­vait de l’in­failli­bi­li­té pon­ti­fi­cale. La ques­tion demeure ouverte dans la mesure où elle n’a pas fait l’ob­jet d’une pro­cla­ma­tion dog­ma­tique, mais l’o­pi­nion contraire est qua­li­fiée sévè­re­ment par les meilleurs auteurs. Notons néan­moins que ces der­niers font des nuances sur l’ob­jet de ce qui doit être cru. D’après eux, nous devons en prin­cipe croire que le cano­ni­sé béné­fi­cie de la vision béa­ti­fique. Les quelques lignes qui suivent n’ont pas la pré­ten­tion d’of­frir une étude théo­lo­gique ou cano­nique et elles ren­voient le lec­teur au Fideliter n° 182 de mars-​avril 2008, consa­cré aux « saints du Concile » pour com­prendre l’at­ti­tude réser­vée de la Fraternité Saint-​Pie X que résu­mait l’ab­bé de Cacqueray :

« Accepter ces nou­veaux saints en bloc ? Ce serait ris­quer d’a­va­ler l’er­reur au milieu de la ver­tu la plus héroïque. Sélectionner les saints qui nous plaisent, qui nous conviennent, en reje­tant ceux que nous esti­mons indignes d’être saints ? Ce serait nous sub­sti­tuer au Magistère, seul com­pé­tent. La Fraternité Saint-​Pie X a choi­si de ne pas choi­sir, et d’at­tendre les déci­sions d’un Magistère deve­nu clair. Lors du cha­pitre de 2006, elle a rap­pe­lé faire ce non-​choix « afin de ne pas tom­ber dans la néces­si­té de choi­sir [entre les saints] et de tom­ber dans l’ar­bi­traire [Fideliter n° 182, mar­sa­vril 2008] ». »

Cet article vise sim­ple­ment à repla­cer cette grave déci­sion pon­ti­fi­cale dans un contexte his­to­rique et politique.

Décision lourde de conséquences

D’emblée se pose le grave pro­blème de pro­mou­voir ces papes contem­po­rains. Jean XXIII n’a sans doute pas eu de pro­pos héré­tique. Néanmoins, toute sa vie a été mar­quée par une pro­pen­sion à la fois faible et faus­se­ment bonne à favo­ri­ser les auteurs hété­ro­doxes et les nova­teurs, en par­ti­cu­lier au cours du Concile, aux débuts duquel il a ava­li­sé toutes les prises de pou­voirs d’une poi­gnée de Pères déci­dés à faire de Vatican II une révo­lu­tion : Bea, Suenens, Koenig, Alfring, Frings ou Kâmara béné­fi­cièrent de son sou­tien pour rui­ner le catholicisme.

Son suc­ces­seur Jean-​Paul II a fait siennes les déci­sions hau­te­ment ambi­guës de ce concile et le libé­ra­lisme du dia­logue inter­re­li­gieux et de la supré­ma­tie de la conscience sous-​tendit ses écrits et ses gestes, jus­qu’à la dra­ma­tique réunion pour la paix d’Assise, qui avait pour­tant été préa­la­ble­ment condam­née par l’en­cy­clique Mortalium Animos publiée par Pie XI le 6 jan­vier 1928. Il fau­drait éga­le­ment pou­voir men­tion­ner toutes ces atti­tudes qui ont rom­pu avec les siècles pré­cé­dents : repen­tances bles­sant l’hon­neur de l’Église, égards indû­ment ren­dus à des digni­taires reli­gieux réprou­vant le Christ et sa sainte Église, per­sé­cu­tion des quelques œuvres de res­tau­ra­tion du caté­chisme et de la Tradition.

Ces deux papes sont deve­nus avec les ans les seuls pon­tifes qui aient eu grâce aux yeux d’un monde média­tique athée et ne cachant pas son aver­sion de Dieu, du fait de leur « huma­nisme » ou de leur « ouver­ture au monde ». Dès leur dis­pa­ri­tion, les jour­naux créaient l’i­cône du « bon pape Jean » parce qu’il n’a­vait jamais rien condam­né, ou celle du pape polo­nais qu’on aurait dû cano­ni­ser immé­dia­te­ment au nom de quelques pan­cartes bran­dis­sant : Santo Subito. Voir les auto­ri­tés de l’Église rejoindre les juge­ments de ses enne­mis sans même consi­dé­rer les objec­tions expri­mées ne peut que créer une grave onde de choc au sein de l’Église.

Contrastes récents

Depuis le XVIe siècle, un seul pape cano­ni­sé a pré­si­dé aux des­ti­nées de l’Église : Giuseppe Sarto deve­nu Pie X, éle­vé à la gloire des autels par Pie XII le 3 juin 1951, lequel l’ins­cri­vit au cata­logue des saints moins de trois ans plus tard. Pape de la sain­te­té sacer­do­tale, de la sainte eucha­ris­tie et de la lutte contre les erreurs doc­tri­nales modernes, son pon­ti­fi­cat fut pré­sen­té le jour de sa béa­ti­fi­ca­tion comme « l’âge d’or de l’Église », car sa clar­té d’en­sei­gne­ment était accom­pa­gnée de la déli­ca­tesse d’un bon pas­teur, grâce aux fruits de ver­tus por­tées à un degré héroïque. Ce jour-​là, l’es­prit de la réforme et de la révo­lu­tion avait subi un coup fatal.

Or la cano­ni­sa­tion com­bi­née de Jean XXIII et de Jean-​Paul II vient rela­ti­vi­ser cette élé­va­tion de leur pré­dé­ces­seur et exau­cer un rêve cares­sé par les pro­gres­sistes depuis des décen­nies. Le pape de la condam­na­tion du Sillon et du ser­ment anti­mo­der­niste est désor­mais iso­lé au milieu ce trio de trois papes contem­po­rains aux pro­fils divers. Pascendi Dominici gre­gis n’est pas mieux consi­dé­ré que Pacem in ter­ris ou que les réunions pour la paix d’Assise, com­bien même ce seraient les ver­tus des hommes qui seraient étu­diées dans les pro­cès de cano­ni­sa­tion et non les déci­sions pontificales.

Le pape Roncalli n’a pas caché son admi­ra­tion pour Marc Sangnier, le fon­da­teur du Sillon. Il a de manière très solen­nelle invi­té à ne plus condam­ner mais à écou­ter, sup­pri­mant les défenses immu­ni­taires de l’Église, la livrant aux menées insi­dieuses de ses enne­mis séculaires.

Quant au pape Wojtyla, son pon­ti­fi­cat aura été mar­qué par une désa­cra­li­sa­tion des rites et une perte des repères doc­tri­naux, même si, tout homme n’é­tant pas d’un seul tenant, des qua­li­tés peuvent leur être allouées.

Néanmoins, il demeure une nette oppo­si­tion entre la pro­chaine cano­ni­sa­tion et celle qui avait été pro­cla­mée soixante ans plus tôt. Par ailleurs, en por­tant sur les autels Jean XXIII et Jean-​Paul II, la papau­té vise à rendre irré­mé­diable la dyna­mique du Concile. Son ini­tia­teur et son prin­ci­pal appli­ca­teur devront désor­mais être véné­rés. Les cri­ti­quer – comme on pour­rait s’in­di­gner d’Assise, du bai­ser du Coran, de la nou­velle messe – risque d’être consi­dé­ré comme une attaque des marques d’in­dé­fec­ti­bi­li­té de l’Église. Cette déci­sion per­met­trait, pense-​t-​on peut-​être, de por­ter faci­le­ment par voie d’au­to­ri­té un coup à la cri­tique tra­di­tio­na­liste qui n’a pas épar­gné ces papes ces der­nières décen­nies. Dans ses récents entre­tiens, le sou­ve­rain pon­tife a indi­qué que « la manière de lire l’Évangile en l’ac­tua­li­sant, qui fut propre au Concile, [était] abso­lu­ment irré­ver­sible ». Il a ajou­té vou­loir mettre l’ac­cent sur Vatican II, qui aurait cher­ché à s’ou­vrir à l’es­prit moderne et qui, dans ce sens, aurait atteint de timides résul­tats qu’il escompte obtenir :

« Le concile Vatican II, ins­pi­ré par le pape Jean et par Paul VI, a déci­dé de regar­der l’a­ve­nir dans un esprit moderne et de s’ou­vrir à la culture moderne. Les Pères conci­liaires savaient que cette ouver­ture à la culture moderne était syno­nyme d’oe­cu­mé­nisme reli­gieux et de dia­logue avec les non-​croyants. Après eux, on fit bien peu dans cette direc­tion. J’ai l’hu­mi­li­té et l’am­bi­tion de vou­loir le faire. »

Après avoir cano­ni­sé le Concile, le pape exprime le désir d’en appli­quer encore plus réso­lu­ment l’esprit.

Banalisation de la sainteté ?

En même temps, cette déci­sion, qui fait fi des mises en garde contre la désaf­fec­tion de l’Église à la faveur de la sécu­la­ri­sa­tion et des déci­sions des der­niers papes, accé­lère les dérives de ces der­nières années et porte en elle les marques d’une inquiétude.

La cano­ni­sa­tion des pon­tifes romains depuis le Haut Moyen Âge était suf­fi­sam­ment rare pour consti­tuer un évé­ne­ment hors du com­mun. Au cours du deuxième mil­lé­naire, seuls cinq papes ont été ins­crits au cata­logue des saints. Parmi eux, Pie V a dû attendre près d’un siècle et demi avant d’être pro­mu. Quant à Grégoire VII, il lui a fal­lu plus de cinq siècles !

En béa­ti­fier deux, comme le fit Jean-​Paul II le 3 sep­tembre 2000, fut déjà un bou­le­ver­se­ment. Il faut dire que l’é­lé­va­tion de Pie IX per­met­tait tac­ti­que­ment de faire accep­ter celle de Jean XXIII car il est fort peu pro­bable que la papau­té du xxe siècle finis­sant ait cher­ché à pro­cla­mer de manière par­ti­cu­lière les mérites de l’Église du Syllabus.

En revanche cano­ni­ser d’un coup deux pon­tifes qui ont admi­ré l’œuvre du Concile mani­feste une pré­ci­pi­ta­tion qui semble reflé­ter un manque de confiance du monde romain en l’a­ve­nir. Les ans seraient-​ils désor­mais comp­tés ? Cette pro­chaine pro­cla­ma­tion s’ins­crit par ailleurs dans un mou­ve­ment géné­ral de cano­ni­sa­tion en série des papes qui auraient fina­le­ment tro­qué la tiare pour l’au­réole, l’é­lec­tion au siège de Pierre deve­nant d’une cer­taine manière le pre­mier stade vers la béatification.

Il est désor­mais ques­tion de por­ter sur les autels tous les papes dis­pa­rus depuis soixante ans puisque les pro­cès visant à recon­naître leurs ver­tus sont ouverts les uns après les autres, Paul VI et Jean-​Paul Ier compris.

Après les dérives du gal­li­ca­nisme, celle de la déi­fi­ca­tion sur terre de papes qui s”« auto-​canonisent » de manière sys­té­ma­tique ne risque-​t-​elle pas de deve­nir un dan­ge­reux écueil du catho­li­cisme contem­po­rain, qui ne ver­ra plus que, der­rière la charge de vicaire du Christ, se trouvent des hommes qui peuvent faillir en bien des domaines et des circonstances ?

L’histoire de l’Église est d’ailleurs là pour rap­pe­ler que les réa­li­tés sont fort contras­tées en la matière et que les pon­tifes romains, mal­gré les grâces inhé­rentes à leur état, ont par­fois été éga­rés par l’at­trait du pou­voir et les ors de la Cité éternelle.

Grands doutes sur les miracles

Par ailleurs, les condi­tions de cano­ni­sa­tion donnent tous les outils aux auto­ri­tés des décen­nies futures pour cor­ri­ger d’é­ven­tuels abus des temps actuels. L’affranchissement de la tra­di­tion mul­ti­sé­cu­laire qui pres­cri­vait un nombre de miracles (deux pour la béa­ti­fi­ca­tion, deux autres pour la cano­ni­sa­tion), qui exi­geait l’é­tude sérieuse des objec­tions, qui obli­geait à res­pec­ter des délais impres­crip­tibles (cinq ans avant l’in­tro­duc­tion d’une cause) ont engen­dré une hausse ful­gu­rante du nombre de cano­ni­sés, jetant un soup­çon inquié­tant sur une sain­te­té au rabais, même si cer­taines figures comme le Padre Pio sont una­ni­me­ment louées.

Ainsi le pro­cès visant à recon­naître les ver­tus de Jean-​Paul II a‑t-​il été ouvert un mois après sa dis­pa­ri­tion. De même, il n’au­ra fal­lu qu’un seul miracle recon­nu, au lieu de quatre autre­fois, pour que les auto­ri­tés décrètent la sain­te­té de Jean XXIII. C’est sans par­ler – et c’est là l’es­sen­tiel – du chan­ge­ment pro­fond de la défi­ni­tion même de la sain­te­té.

Désormais, on cherche davan­tage à faire l’é­loge de « témoins » sin­cères avec leur conscience plu­tôt que déce­ler chez des hommes et des femmes d’ex­cep­tion des ver­tus exer­cées à un degré héroïque.

Enfin, ima­gi­nons un ins­tant – comme hypo­thèse d’é­cole – que les argu­ments du monde tra­di­tio­na­liste eussent été erro­nés et que depuis trente ans ils s’é­ga­rassent. Il n’en demeure pas moins que Vatican II a divi­sé les catho­liques. Les bles­sures demeurent vives. Devant ce marasme, le pape Benoît XVI, qui a vécu à Rome pen­dant plus de trente ans, l’a per­çu et son pon­ti­fi­cat a consis­té, dans une cer­taine mesure, à recol­ler les mor­ceaux, même c’est lui qui prit l’i­ni­tia­tive de béa­ti­fier Jean-​Paul II.

La ligne de frac­ture – celle qui sépa­rait au Concile l’al­liance du Rhin du Coetus inter­na­tio­na­lis Patrum – s’est main­te­nue. Canoniser les par­ti­sans d’un côté était fort ris­qué, du moins fort impru­dent, dans ce contexte d’un concile qu’on peine à assi­mi­ler. Il ne s’a­git pas là de pré­sen­ter une vision poli­tique des choses mais de sou­li­gner le fait que, même pour les pro­mo­teurs du Concile, recou­rir à ces cano­ni­sa­tions demeure ris­qué et impru­dent. Ce n’est donc pas sans rai­son que l’Église a impo­sé des délais impres­crip­tibles pour por­ter les hommes sur les autels. Plutôt que de rac­com­mo­der, la papau­té actuelle semble gra­ver ces divi­sions dans le marbre et elle risque de pous­ser des chré­tiens vers les « marges ».

Le pape François a confié, dans un récent dis­cours aux gen­darmes du Vatican, que la Curie était en proie à des divi­sions et qu’un conflit s’é­tait ins­tal­lé au cœur du Vatican. « Le diable essaie de créer une guerre interne, une sorte de guerre civile et spi­ri­tuelle » affirmait-​il le 29 sep­tembre. Ce qui est cer­tain, c’est que les esprits ne sont guère apai­sés. Essayer de pro­mou­voir de manière défi­ni­tive et pré­ci­pi­tée des papes dont l’hé­ri­tage contes­té n’est pas assi­mi­lé ne cla­ri­fie­ra pas la situation.

Dans ce contexte confus, on ne peut que se tour­ner vers cette figure auréo­lée qui brille au-​dessus des ténèbres actuelles : le pape Pie X dont le dis­cours était clair, les ver­tus connues de tous, même de ses oppo­sants, et dont le pro­gramme était sans équivoque :

« Tout res­tau­rer dans le Christ. »

Côme de Prévigny, in Fideliter n° 216 de novembre-​décembre 2013