Suis-​je fait pour m’engager en politique ?

Il y a des ques­tions du type « suis-​je fait pour…? » que l’on recom­mande de se poser au moins une fois dans sa vie pour véri­fier que l’on ne passe pas à côté d’une grâce spé­ciale de Dieu. Selon l’ordre éta­bli par sa divine Providence, Dieu nous des­tine à des états de vie, dans les­quels il nous pré­pare des moyens de salut plus abon­dants et des secours de grâce plus effi­caces, dont il nous pri­ve­ra si, par l’opiniâtreté de notre volon­té, nous nous choi­sis­sons nous-​mêmes un état auquel nous ne sommes point appe­lés, sur­tout l’état clé­ri­cal et l’état reli­gieux. À la ques­tion « suis-​je fait pour la prê­trise ? », on répond nor­ma­le­ment après une réflexion appro­fon­die pen­dant laquelle on pose un dis­cer­ne­ment qui sera spé­cia­le­ment ins­pi­ré par Dieu. Vouloir répondre avec ses seules forces humaines à une telle ques­tion peut entraî­ner bien des dés­illu­sions, des erreurs d’orientation et des mau­vais choix aux consé­quences par­fois irré­ver­sibles. C’est faire une élec­tion sans pro­fi­ter du secours de la grâce alors même que la grâce seule peut ins­pi­rer la volon­té, réflé­chie et constante, de ser­vir Dieu plus par­fai­te­ment. Peut-​on par­ler par ana­lo­gie d’un appel de Dieu à s’engager en politique ? 

L’engagement poli­tique, comme tout choix réflé­chi, se dis­cerne mais il n’est pas de la même nature que l’engagement à répondre à l’appel à deve­nir ouvrier à la vigne de Notre Seigneur. Dit autre­ment : on n’entre pas en reli­gion comme on choi­sit la vie mari­tale et a for­tio­ri un enga­ge­ment poli­tique spé­ci­fique. La poli­tique, enten­due comme la par­ti­ci­pa­tion aux acti­vi­tés de la Cité qui contri­buent à la vie bonne[1], est l’une des acti­vi­tés humaines fon­da­men­tales dans laquelle tout homme peut et même doit s’engager en tenant compte de son état de vie et sur­tout sans avoir besoin d’attendre indé­fi­ni­ment des signes clairs de la Providence divine qui mon­tre­raient dans « quel sens » il faut s’engager. On ne doit pas non plus être induit en erreur par les asser­tions trom­peuses de repré­sen­tants du per­son­nel poli­ti­cien qui tentent de faire croire au peuple qu’ils n’ont fait que suivre une route déjà tra­cée pour eux. Ainsi peut-​on lire ce type d’assertion dans les mémoires de l’ancien pré­sident Jacques Chirac publiées en 2009 : « On n’ac­cède pas à la magis­tra­ture suprême sans l’in­time convic­tion, che­villée au corps, du des­tin qui nous y conduit. ». Ces pro­pos ne font que ren­for­cer un pro­vi­den­tia­lisme sécu­la­ri­sé très ancré à droite de l’échiquier poli­tique et qui pousse les gens à espé­rer le « che­va­lier blanc », l’homme pro­vi­den­tiel qui doit venir pour redres­ser le pays.

Considérant cela, il nous faut évi­ter de répondre à la ques­tion de l’engagement poli­tique en se disant pour soi-​même : « mais non, j’ai déjà tel métier très pre­nant », ou bien « j’ai une famille à laquelle je dois me consa­crer », ou encore « je pour­suis telles études qui n’ont rien à voir avec la poli­tique, je « sens » bien que je suis heu­reux dans mon cur­sus, dans les acti­vi­tés sociales que j’ai choi­sies, cela montre a pos­te­rio­ri que je n’étais pas fait pour la poli­tique, donc ma conscience est en paix ». Ces réponses conduisent à négli­ger le devoir d’engagement poli­tique que tout catho­lique doit res­pec­ter lorsqu’il peut par­ti­ci­per à la vie de la Cité. Il ne s’agit pas ici de mili­tan­tisme qui est une dévia­tion qui consiste à se repor­ter abu­si­ve­ment, c’est-à-dire d’une manière illé­gi­time sur une per­sonne ou sur une ins­ti­tu­tion (tel ou tel par­ti répu­bli­cain par exemple). On ne contri­bue en rien à une saine poli­tique lorsque l’on se borne à être membre d’un par­ti en pen­sant que le vote est aujourd’­hui la seule action pos­sible. Il ne s’agit pas non plus de consi­dé­rer que le témoi­gnage public du bon com­bat (par des groupes de pres­sion, des mani­fes­ta­tions, des péti­tions, des affi­chages, des abon­ne­ments, etc.) est suf­fi­sant, même si ce der­nier peut être courageux. 

Survivre sous l’État moderne et témoi­gner est une bonne chose qui est même indis­pen­sable mais nous nous pro­po­sons ici un autre objec­tif que Jean Ousset a décrit dans son livre L’action. Le fon­da­teur de la Cité Catholique pro­pose dans cet ouvrage de for­mer une authen­tique élite catho­lique qui sera capable de refaire la Cité depuis les fon­da­tions. Il ima­gine ain­si « mille » hommes, suf­fi­sam­ment répar­tis dans le corps social et qui pour­ront revi­ta­li­ser les ins­ti­tu­tions. Ces mille doivent être rigou­reu­se­ment pré­pa­rés sur le plan intel­lec­tuel et moral en vue du gou­ver­ne­ment. Prendre tous les moyens néces­saires pour faire par­tie de cette élite appa­raît donc comme le pre­mier but à pour­suivre au plan indi­vi­duel. Cela sup­pose d’acquérir la connais­sance de la science et de l’art poli­tique pour ce qu’ils sont (et non pas pour ce que l’on sou­hai­te­rait qu’ils soient), en se met­tant à l’école d’Aristote et de Saint Thomas. Il faut éga­le­ment lever tous les obs­tacles à cet enga­ge­ment, c’est-à-dire nous-​mêmes, dans nos com­por­te­ments qui peuvent être inadap­tés à la crise politique. 

Selon le conseil d’un ancien ani­ma­teur issus des rangs de la Cité Catholique, il nous faut :

  • obser­ver la chas­te­té rela­tive à votre état, 
  • s’offrir un véri­table pro­gramme de lec­ture, sans dilettantisme,
  • opé­rer une ana­lyse socio­lo­gique de notre manière de vivre pour ces­ser de suivre les mots d’ordre des médias, de la publi­ci­té et de tout ce que veut pour nous la socié­té globale,
  • enta­mer une réflexion sur le binôme tra­vail et loi­sirs pour ne pas s’adonner à corps per­du dans un tra­vail qui nous empê­che­rait de pra­ti­quer la véri­table action politique,
  • enfin faire une bonne retraite fer­mée (idéa­le­ment les exer­cices ignatiens).

L’analyse poli­tique nous conduit à recon­naître que nous vivons aujourd’hui dans une socié­té en ruine, déchris­tia­ni­sée, et qu’il n’est plus pos­sible de pour­suivre le pro­jet de réfor­mer les ins­ti­tu­tions exis­tantes. Dans son maître ouvrage L’Humanisme poli­tique de saint Thomas d’Aquin, le père domi­ni­cain Louis Lachance men­tionne à ce sujet que 

« si le régime est mau­vais, il faut le réfor­mer, et s’il est irré­for­mable, il faut voir à le rem­pla­cer par un meilleur. Si cela est immé­dia­te­ment impos­sible, c’est une rai­son de plus de s’empresser de créer les condi­tions qui puissent rendre le chan­ge­ment possible ». 

Louis Lachance, L’Humanisme poli­tique de saint Thomas d’Aquin

C’est pour­quoi l’on peut déduire de cette pro­po­si­tion et de l’histoire poli­tique des actions contre-​révolutionnaires qui ont réus­si (comme l’IRA en Irlande à par­tir de 1916) qu’il appar­tien­dra au petit nombre (les « mille » de Jean Ousset) d’é­tu­dier en par­ti­cu­lier la forme que doit revê­tir une institution-​relais des­ti­née à prendre le pou­voir, car sans cause effi­ciente il n’est pas pos­sible de pour­suivre le bien com­mun politique.

Louis Lafargue

Source : Foyers Ardents n°24 /​Site de la revue Foyers Ardents

Notes de bas de page
  1. La « vie bonne » chez Aristote et Saint Thomas signi­fie « la vie ver­tueuse en com­mun ».[]