Le droit canonique a vocation à être aimable

L’abbé Grégoire Celier, de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X a accor­dé un entre­tien au site Internet Le Rouge et le Noir. Qu’est-​ce que le droit cano­nique ? Quel juge­ment por­ter sur ses évo­lu­tions récentes ? Comment la Fraternité Saint-​Pie X est-​elle juri­di­que­ment orga­ni­sée ? Entretien repro­duit avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion du site Le Rouge et le Noir.

Pourquoi les ques­tions d’ordre cano­nique ne semblent-​elles pas inté­res­ser les laïcs catho­liques ? Sont-​ce des débats qui pas­sionnent uni­que­ment les clercs ?

Tout sim­ple­ment parce qu’il s’agit de droit, et que cette matière n’attire spon­ta­né­ment qu’une frac­tion de l’humanité. Ne soyez d’ailleurs pas dans l’illusion : une par­tie des clercs se met éga­le­ment à bailler dès que l’on aborde des ques­tions canoniques.

Pourtant, comme le disait l’abbé Louis Coache (1920–1994), doc­teur en droit cano­nique et grand com­bat­tant de la Tradition catho­lique, le droit cano­nique a voca­tion à être « aimable », en d’autres termes digne d’être aimé. Tout sim­ple­ment parce qu’il s’agit du recueil des lois qui, dans l’ordre externe (le droit ne porte pas en soi sur les dis­po­si­tions internes), sont éta­blies pour favo­ri­ser le salut éter­nel des âmes, donc pour pro­cu­rer leur vrai bonheur.

C’est en ce sens que le Code de Droit cano­nique pro­mul­gué en 1983, que nous contes­tons par ailleurs en plu­sieurs de ses dis­po­si­tions (nous nous réfé­rons plu­tôt au Code pro­mul­gué en 1917), se ter­mine, en son ultime canon (ou article de loi, si vous pré­fé­rez), par cette belle et oppor­tune for­mule : « …sans perdre de vue le salut des âmes, qui doit être dans l’Église la loi suprême ».

Le droit cano­nique (ou ecclé­sias­tique) est éga­le­ment inté­res­sant dans la mesure où il est l’héritier d’une longue tra­di­tion d’étude, de réflexion et de confron­ta­tion avec une réa­li­té com­plexe : à ce titre, il est d’une rare sub­ti­li­té, et pro­met à celui qui l’étudie les plai­sirs tou­jours renou­ve­lés de la décou­verte de règles puis­sam­ment effi­caces et cohé­rentes, sous une enve­loppe à cer­tains égards un peu austère.

Quelles sont les prin­ci­pales évo­lu­tions du droit cano­nique depuis les débuts de l’Église ? Les muta­tions récentes et à venir vous semblent-​elles problématiques ?

Pour résu­mer, il s’est consti­tué au fil du temps un ensemble de recueils de lois ecclé­sias­tiques, pro­mul­guées par diverses ins­tances (les papes, les conciles, etc.), qui ont été ras­sem­blés dans un ouvrage appe­lé Corpus Juris cano­ni­ci. Ce docu­ment com­plexe, d’une auto­ri­té légis­la­tive non clai­re­ment défi­nie, a ser­vi de base durant des siècles à la vie juri­dique de l’Église latine (les Églises catho­liques d’Orient pos­sèdent des formes juri­diques en par­tie dif­fé­rentes), et il a été ensei­gné et com­men­té par les pro­fes­seurs de droit cano­nique dans les universités.

Mais on se plai­gnait de ses défauts et, au XIXe siècle, le Code civil napo­léo­nien est deve­nu un modèle et un stan­dard tant pour les États que pour l’Église, en rai­son de sa clar­té, de sa sim­pli­ci­té et de sa com­mo­di­té. On dési­rait arri­ver à un tel résul­tat pour le droit cano­nique, mais l’entreprise était colos­sale car, comme pour la France post-​révolutionnaire, il s’agissait de conser­ver le meilleur de la tra­di­tion juri­dique tout en la réécri­vant com­plè­te­ment. C’est fina­le­ment le pape Pie X qui a pris le pro­blème à bras-​le-​corps, trou­vant l’homme de la situa­tion, à savoir Mgr Gasparri, un cano­niste éru­dit, doué d’une grande puis­sance de tra­vail, de la capa­ci­té de faire tra­vailler ensemble des per­sonnes très dif­fé­rentes, et d’un sens éton­nant de la syn­thèse. Toutefois, le saint pon­tife est mort en 1914 avant d’avoir vu l’achèvement com­plet de son pro­jet, qui a fina­le­ment été publié en 1917 par son suc­ces­seur, le pape Benoît XV, sous le titre Codex Juris cano­ni­ci : c’est pour­quoi on l’appelle usuel­le­ment le Code pio-bénédictin.

A l’occasion du concile Vatican II, il a été déci­dé de révi­ser et de refondre ce Code de 1917. Cela a abou­ti, vingt ans plus tard, à la pro­mul­ga­tion en 1983 d’un nou­veau Codex Juris cano­ni­ci. Comme l’écrivait le pape Jean-​Paul II, dans la Constitution par laquelle il le pro­mul­guait, « ce Code a mis en acte l’esprit du concile Vatican II ». Il est donc jus­ti­ciable des mêmes cri­tiques que celles que nous adres­sons au Concile lui-​même. Beaucoup de canons, certes, sont iden­tiques à ceux du Code de 1917, ou ne consti­tuent qu’une inté­gra­tion de la juris­pru­dence éla­bo­rée jusqu’à Pie XII. Mais cer­tains canons sont assez net­te­ment déviants, et l’esprit géné­ral de ce nou­veau Code est plu­tôt mauvais.

Quel est le rôle des nonces apos­to­liques ? Ont-​ils plus de pou­voirs que les évêques et les cardinaux ?

Un nonce apos­to­lique est au pre­mier chef « l’ambassadeur » du Saint-​Siège auprès d’un pays. Contrairement à ce que croient cer­tains, il ne repré­sente pas l’État du Vatican (qui, dans sa forme actuelle, ne date que de 1929, alors que les nonces existent depuis quinze siècles), mais bel et bien l’Autorité suprême de l’Église catho­lique, à savoir la Papauté. A ce titre, il assure les rela­tions diplo­ma­tiques entre le Siège apos­to­lique et l’État auprès duquel il est accré­di­té, pour toutes les ques­tions qui peuvent se poser (l’ambassadeur dudit État auprès du Vatican fai­sant le tra­vail inverse).

A titre secon­daire, le nonce est le repré­sen­tant du Saint-​Siège auprès de l’Église locale, prin­ci­pa­le­ment les évêques du pays. Mais il n’a pas, au sens propre, d’autorité sur les chré­tiens du pays et sur la hié­rar­chie ecclé­sias­tique : il écoute, il trans­met des rap­ports, il informe qui de droit au Vatican comme dans le pays où il réside, mais il ne peut don­ner d’ordre ni prendre lui-​même quelque sanc­tion que ce soit. C’est donc un rôle en bonne par­tie infor­mel, qui pos­sède néan­moins une grande impor­tance dans le « jeu » ecclésiastique.

Par exemple, Mgr Roncalli (futur Jean XXIII) fut nom­mé nonce à Paris en 1944, avec pour mis­sion prin­ci­pale de gérer la ques­tion de l’épiscopat fran­çais, puisque le Gouvernement pro­vi­soire exi­geait le départ d’un grand nombre de pré­lats jugés trop com­pro­mis avec le régime du maré­chal Pétain. Par son habi­le­té, le nonce obtint du gou­ver­ne­ment que l’épuration ne touche que six évêques (au lieu d’une tren­taine), et réus­sit à convaincre ces « sacri­fiés » de don­ner leur démis­sion plu­tôt que d’être rele­vés de leurs fonc­tions par le Vatican. Pourtant, à aucun moment, ces déci­sions ne furent prises direc­te­ment et offi­ciel­le­ment par lui.

Le droit cano­nique per­met une bonne orga­ni­sa­tion au sein de l’Église. Mais existe-​t-​il des règles qui régissent les rap­ports avec l’extérieur, notam­ment avec les autres États ? Comment l’Église doit-​elle conce­voir sa poli­tique étrangère ?

Le Code de Droit cano­nique est la par­tie la plus visible et la plus usuelle du droit ecclé­sias­tique. Mais il existe de nom­breuses autres lois dans l’Église, qui sta­tuent sur des matières par­ti­cu­lières : par exemple, le pro­ces­sus d’élection du Souverain Pontife n’est pas conte­nu dans le Code, mais fait l’objet de docu­ments juri­diques spécifiques.

Dans ses rela­tions avec les États (non pas avec les « autres États » car, comme il a été dit, c’est le Siège apos­to­lique qui agit, non pas l’État du Vatican), l’Église use de divers ins­tru­ments juri­diques, dont le plus connu est le concor­dat. Le canon 3 du Code pré­cise d’ailleurs que les dis­po­si­tions d’un concor­dat priment sur les canons du Code. Ainsi, en France, les quatre fêtes d’obligation (Ascension, Assomption, Toussaint et Noël) ne cor­res­pondent pas à celles du Code (qui compte dix fêtes d’obligation), mais sont issues des dis­po­si­tions concor­da­taires de 1801–1802.

Toutefois, les diverses conven­tions juri­diques ne sont qu’une faible par­tie de ce que vous appe­lez la « poli­tique étran­gère » de l’Église. En véri­té, c’est chaque jour qu’à divers niveaux, par le biais du Pape lui-​même, de la Curie romaine, des nonces, des évêques, des prêtres, des orga­ni­sa­tions catho­liques, des fidèles, l’Église prend contact avec les ins­ti­tu­tions civiles pour infor­mer, dis­cu­ter, récla­mer, pro­tes­ter, négo­cier, expli­quer, contes­ter, répondre aus­si quel­que­fois en jus­tice, etc.

Le but de cette « poli­tique étran­gère », en soi, est de rendre plus facile le salut des âmes. Mais les cir­cons­tances sont si infi­ni­ment variées que tout ce qu’on peut ima­gi­ner comme situa­tions a déjà été mis en œuvre ou le sera demain. Par ailleurs, les gens d’Église sont des hommes qui s’adressent à d’autres hommes : et parce que les êtres humains sont faibles, les moyens employés pour faire « avan­cer le Royaume de Dieu » peuvent quel­que­fois être dis­cu­tables, contre-​productifs, inef­fi­caces, sca­breux, louches, voire immo­raux. Comme l’écrivait Dom Guéranger (1805–1875), le res­tau­ra­teur de Solesmes, en une for­mule que j’aime beau­coup, « l’histoire ecclé­sias­tique est belle en pers­pec­tive, mais les détails vus de trop près ne sont pas tou­jours attrayants ».

La Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie X ne pos­sède pas de sta­tut cano­nique. Pour autant, les sacre­ments célé­brés par les prêtres de ladite Fraternité, comme la confes­sion ou les mariages, sont pro­cla­més licites par le Pape. N’est-ce pas là une contradiction ?

La Fraternité Saint-​Pie X ne pos­sède pas de sta­tut cano­nique plei­ne­ment recon­nu par Rome, c’est vrai. Mais elle pos­sède évi­dem­ment en soi un sta­tut cano­nique, c’est-à-dire une struc­ture juri­dique ecclé­sias­tique, sinon elle n’existerait tout sim­ple­ment pas. Par ailleurs, Rome lui recon­naît au moins un sta­tut juri­dique de fait, sans quoi toute dis­cus­sion serait impos­sible et absurde. Enfin, nous avons tou­jours contes­té de la façon la plus vigou­reuse la pré­ten­due et illé­gale « sup­pres­sion » de la Fraternité Saint-​Pie X en 1975 : à ce titre, la Fraternité Saint-​Pie X conti­nue à exis­ter dans l’Église selon le sta­tut qu’elle pos­sé­dait à l’époque, et ceci sera un jour recon­nu offi­ciel­le­ment par Rome, comme a été recon­nue en 2007 la pleine licéi­té de la messe tra­di­tion­nelle, après quatre décen­nies de négationnisme.

Ce qui est vrai, c’est que durant cet « entre-​deux juri­dique », le Siège apos­to­lique agit en cer­taines cir­cons­tances vis-​à-​vis de la Fraternité Saint-​Pie X comme si elle était une congré­ga­tion nor­male, voire plus qu’une congré­ga­tion puisque, dans le cas de la juri­dic­tion pour les confes­sions et l’onction des malades, par exemple, le Pape est car­ré­ment pas­sé au-​dessus de la tête des évêques dio­cé­sains, comme si la Fraternité Saint-​Pie X était une sorte « d’Église rituelle » ou de « dio­cèse mondial ».

Il faut dire que le Souverain Pontife actuel ne s’embarrasse pas de sub­ti­li­tés juri­diques : du moment qu’il veut quelque chose, il le décide, esti­mant que « l’intendance sui­vra ». Ce qui, d’un point de vue stric­te­ment cano­nique, abou­tit à des situa­tions plu­tôt baroques.

Même l’affaire des mariages, où il a res­pec­té cette fois l’autorité des évêques dio­cé­sains, est éton­nante : les évêques peuvent don­ner la délé­ga­tion pour marier selon les normes ordi­naires du droit, à des prêtres aux­quels, par ailleurs, ils ne donnent, ni ne veulent don­ner, ni ne peuvent don­ner (selon leurs fausses concep­tions) aucune juridiction.

Comment la Fraternité Saint-​Pie X est-​elle orga­ni­sée en interne du point de vue juridique ?

Aux termes du Code de 1983, qui a opé­ré une cla­ri­fi­ca­tion fon­dée sur la juris­pru­dence éla­bo­rée jusqu’à Pie XII, nous sommes une « socié­té de vie apos­to­lique », que le droit défi­nit comme une socié­té « dont les membres, sans les vœux reli­gieux, pour­suivent la fin apos­to­lique propre de leur socié­té et, menant la vie fra­ter­nelle en com­mun, tendent, selon leur mode de vie propre, à la per­fec­tion de la cha­ri­té par l’observation des constitutions ».

Nous ne sommes donc pas des reli­gieux ayant fait les trois vœux de pau­vre­té, de chas­te­té et d’obéissance. Mais par notre état sacer­do­tal, nous sommes tenus à la chas­te­té. Et par notre état de membres d’une socié­té de vie com­mune, nous sommes tenus à l’obéissance à nos supé­rieurs (bien que ce ne soit pas sous forme de vœu). C’est donc la ques­tion de la pau­vre­té qui nous dis­tingue réel­le­ment des reli­gieux, même si, comme prêtres confi­gu­rés au Christ, nous devons avoir l’esprit de pau­vre­té. Mgr Marcel Lefebvre (1905–1991), le fon­da­teur de la Fraternité Saint-​Pie X, qui était lui-​même reli­gieux spi­ri­tain mis­sion­naire, s’était en effet aper­çu, dans les mis­sions, de la dif­fi­cul­té de res­pec­ter le vœu de pau­vre­té lorsqu’on gère un apos­to­lat com­plexe loin des supé­rieurs. C’est pour­quoi il a volon­tai­re­ment choi­si de ne pas nous consti­tuer en socié­té religieuse.

D’un autre côté, nous ne sommes pas des prêtres dio­cé­sains, alors pour­tant que nous accom­plis­sons un apos­to­lat sem­blable au leur. En effet, sta­tu­tai­re­ment, nous vivons en com­mu­nau­té et sous la direc­tion de supé­rieurs immé­diats, qui nous com­mandent à la fois dans notre vie per­son­nelle et dans notre apos­to­lat. Un curé de paroisse peut vivre seul dans son pres­by­tère en ne dépen­dant que de l’évêque (qui par­fois est bien loin) ; un membre de la Fraternité Saint-​Pie X vit dans un prieu­ré avec d’autres confrères, en étant sou­mis à l’autorité du prieur, lui-​même sou­mis à l’autorité du Supérieur de District (c’est-à-dire, habi­tuel­le­ment, du pays), lui-​même sou­mis à l’autorité du Supérieur général.

Ce qui fait la spé­ci­fi­ci­té d’une socié­té de vie apos­to­lique comme la Fraternité Saint-​Pie X, c’est qu’elle consti­tue un corps orga­ni­sé, où chaque membre agit selon le com­man­de­ment des supé­rieurs, des­quels il reçoit en retour les impul­sions pour se sanc­ti­fier, afin d’atteindre la fin propre de l’institut, que l’on pour­rait résu­mer en notre cas comme le règne du Christ-​Roi par le saint sacri­fice de la messe.

Source : Le Rouge et le Noir