La déprime spirituelle

Abbé Jean-​Marie Salaün

L’homme bles­sé par le péché ori­gi­nel dans son intel­li­gence, sa volon­té et ses appé­tits, est un grand malade, même si le bap­tême lui a redon­né une vie nou­velle et l’a gué­ri par­tiel­le­ment. Il pos­sède encore en lui des pen­chants au mal, ce fomes pec­ca­ti – foyer du péché – qu’il lui faut combattre.

Parmi les mala­dies de l’âme, les pères de l’Église en ont recen­sé sept, les sept péchés capi­taux. Capitaux, car ils sont la tête de beau­coup d’autres péchés plus graves.

L’acédie ou paresse spirituelle

L’acédie est une paresse spi­ri­tuelle, une dépres­sion d’ordre spi­ri­tuel qui s’ex­prime par le dégoût, l’a­bat­te­ment, le décou­ra­ge­ment, qui enlève à l’âme qui en souffre son élan, son enthou­siasme et même son inté­rêt pour les choses spi­ri­tuelles, c’est-​à-​dire pour les actes de la ver­tu de reli­gion : la prière, la péni­tence, la lec­ture spi­ri­tuelle, l’é­tude des véri­tés reli­gieuses, le culte divin en géné­ral. Les Anciens appe­laient cette dépres­sion spi­ri­tuelle acé­die.

Origine et nature de l’acédie

Ce sen­ti­ment d’en­nui qui s’empare sou­dai­ne­ment de l’âme et la plonge brus­que­ment dans une tris­tesse acca­blante n’était pas incon­nu de Cicéron et fut sou­vent décrit par les poètes roman­tiques comme Châteaubriand, Alfred de Vigny, et sur­tout par Baudelaire dans Les Fleurs du mal.

On com­prend cepen­dant que l’acédie ait trou­vé un ter­rain d’élection dans les âmes éprises d’un idéal plus éle­vé. Cassien, Saint Jean Climaque, saint Jean Damascène, Isidore de Séville ont beau­coup étu­dié l’acédie, en rai­son de sa fré­quence chez les soli­taires et les moines.

Saint Thomas d’Aquin, qui a étu­dié l’acédie avec plus de rigueur que per­sonne, la dis­tingue net­te­ment de la paresse, en lui don­nant un sens très pré­cis : la tris­tesse des biens spi­ri­tuels, et sou­ligne son effet, qui est d’enlever le goût de l’action.

Épreuve ou maladie spirituelle

L’ennui ou dégoût spi­ri­tuel, qui prive l’âme de la joie de Dieu peut être soit une épreuve, habi­tuel­le­ment pas­sa­gère, soit une mala­die spi­ri­tuelle extrê­me­ment dan­ge­reuse. Il importe donc de savoir discerner.

Comme épreuve dans une âme qui tend à pro­gres­ser dans l’u­nion avec Dieu, le dégoût des choses spi­ri­tuelles cor­res­pond à ce que les maîtres spi­ri­tuels appellent la déso­la­tion. Bien évi­dem­ment celle-​ci n’est pas un péché.

Lorsque le dégoût spi­ri­tuel est un état per­ma­nent de l’âme, soit en rai­son de la négli­gence à prendre les moyens pour la sur­mon­ter, soit en rai­son de la tié­deur dans laquelle elle s’est lais­sée tom­ber, et qui devient une véri­table tor­peur spi­ri­tuelle qui la replie sur elle-​même, la sépa­rant de plus en plus de Dieu, on se trouve devant une mala­die spi­ri­tuelle extrê­me­ment dangereuse.

Les six filles de l’acédie

L’acédie engendre, dans l’âme, selon saint Grégoire le Grand : la malice, la ran­coeur, la pusil­la­ni­mi­té, le déses­poir, la tor­peur vis-​à-​vis des com­man­de­ments, le vaga­bon­dage de l’esprit autour des choses défen­dues.

Saint Thomas d’Aquin avec la rigueur d’esprit qui le carac­té­rise explique pour­quoi ces six filles ont pour mère l’acédie. S’appuyant sur Aristote qui affirme que per­sonne ne peut res­ter long­temps sans plai­sir, en com­pa­gnie de la tris­tesse, il s’ensuit que la tris­tesse a deux résul­tats : elle conduit l’homme à s’écarter de ce qui l’attriste ; et elle le fait pas­ser à d’autres choses en les­quelles il trouve son plai­sir. Ainsi ceux qui ne peuvent goû­ter les choses spi­ri­tuelles se portent vers les choses cor­po­relles. Dans ce mou­ve­ment de fuite par rap­port à la tris­tesse se remarque le pro­ces­sus sui­vant : d’abord l’homme fuit les choses qui l’attristent ; puis il en vient à com­battre les choses qui lui apportent de la tris­tesse. Or les bien spi­ri­tuels dont s’attriste l’acédie regardent la fin et les moyens qui conduisent à la fin.

C’est par le déses­poir que l’on fuit la fin ; c’est par la pusil­la­ni­mi­té que l’on fuit les bien qui regardent la fin, s’il s’agit de biens dif­fi­ciles, appar­te­nant à la voie des conseils ; et par la tor­peur vis-​à-​vis des com­man­de­ments, s’il s’agit de biens qui appar­tiennent à la jus­tice com­mune. Le com­bat contre les biens spi­ri­tuels attris­tants est par­fois mené contre les hommes qui les pro­posent, et c’est alors la ran­coeur ; par­fois le com­bat s’étend aux biens spi­ri­tuels eux­mêmes, ce qui conduit à les détes­ter, et c’est alors la malice pro­pre­ment dite. Enfin lorsqu’en rai­son de la tris­tesse due aux choses spi­ri­tuelles, on se porte vers les choses exté­rieures qui pro­curent du plai­sir, la fille de l’acédie est alors la course vaga­bonde autours des choses défen­dues.

Les remèdes

Que l’acédie soit une épreuve puri­fi­ca­trice ou une mala­die de l’âme, les remèdes sont les mêmes :

1° – Ne pas fuir. C’est la pre­mière règle que donne Cassien au sujet de l’a­cé­die : Il est prou­vé par l’ex­pé­rience qu’on ne com­bat pas l’a­cé­die par la fuite ; mais qu’il faut lui résis­ter pour la sur­monter. Ce n’est donc pas en négli­geant ses exer­cices spi­ri­tuels : prière, exa­men de conscience, confes­sion, com­mu­nion et mor­ti­fi­ca­tion que l’âme sort de cette situa­tion, bien au contraire.

2° – La patience et la confiance. C’est le conseil de saint Bernard : Lors donc que vous vous sen­tez tom­bé dans la tor­peur, l’a­cé­die et le dégoût, n’en­trez pas pour cela en défiance et ne quit­tez pas vos exer­cices spi­ri­tuels ; mais cher­chez la main de Celui qui peut vous assis­ter.

3° – Se confier, faire prier pour soi. L’ennui spi­ri­tuel, le dégoût des choses de Dieu, peut être si grand dans une âme qu’elle se sente inca­pable de prier, et vio­lem­ment ten­tée, dans une sorte de révolte inté­rieure, de tour­ner défi­ni­ti­ve­ment le dos à Dieu.

Ainsi, on lit dans la vie de saint Bernard ce qui est arri­vé à l’un de ses dis­ciples, Geoffroy de Péronne, qui depuis peu de temps s’é­tait consa­cré au ser­vice de Dieu. Envahi de ténèbres inté­rieures et aus­si par le sou­ve­nir de ses amis jouis­sant des plai­sirs du monde, de ses parents, de tous les biens qu’il venait d’a­ban­don­ner, la ten­ta­tion de décou­ra­ge­ment qu’il en éprou­vait était si rude qu’il ne pou­vait s’empêcher de le lais­ser paraître exté­rieu­re­ment, lui qui aupa­ra­vant était si enthousiaste.

Un de ses amis s’a­per­ce­vant de sa tris­tesse, lui dit : – Que veut dire ceci, Geoffroy ? – Ah ! mon frère, lui répondit-​il, ma peine est trop grande, j’ai per­du le goût de prier ; jamais plus de ma vie je n’au­rai de joie. Voyant l’é­tat déplo­rable de Geoffroy, son ami pen­sa recou­rir à la prière de saint Bernard. Peu de temps après, Geoffroy était tout paci­fié, trans­for­mé ; la tem­pête était pas­sée, et il pou­vait dire à son ami : – main­te­nant je t’as­sure que jamais plus je ne serai triste.

Cette mala­die spi­ri­tuelle, enne­mie de la per­sé­vé­rance, explique sans doute un grand nombre de défaillances dans la foi. Étant socia­le­ment conta­gieuse, en rai­son de la men­ta­li­té mon­daine dans laquelle elle s’en­ra­cine, elle est en très grande part res­pon­sable du dés­in­té­res­se­ment col­lec­tif de la reli­gion, qui s’ex­prime aujourd’­hui par la dimi­nu­tion très sen­sible de la pra­tique reli­gieuse. C’est donc une mala­die spi­ri­tuelle actuelle, bien qu’elle soit pres­qu’in­con­nue sous son ancienne appellation.

Abbé Jean-​Marie Salaün

Extrait de La Voix des Clochers n° 16 de septembre-​octobre 2010