Lettre n°89 du Supérieur général Don Davide Pagliarani aux Amis et Bienfaiteurs de la FSSPX de mars 2020

Chers fidèles, amis et bienfaiteurs,

epuis long­temps, j’ai dési­ré vous adres­ser ces quelques mots. En effet, nous nous trou­vons actuel­le­ment entre deux anni­ver­saires impor­tants : d’une part, il y a cin­quante ans, la nou­velle messe était pro­mul­guée et, avec elle, les fidèles se sont vu impo­ser une nou­velle concep­tion de la vie chré­tienne, adap­tée aux soi-​disant exi­gences modernes. D’autre part, nous fêtons cette année le cin­quan­tième anni­ver­saire de la fon­da­tion de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X. Il va de soi que ces deux anni­ver­saires ont une rela­tion assez étroite, car le pre­mier évé­ne­ment deman­dait une réac­tion pro­por­tion­née. C’est de cela que je vou­drais vous entre­te­nir afin d’en tirer quelques conclu­sions valables pour le pré­sent, mais en fai­sant d’abord un retour en arrière, car ce conflit qui s’est mani­fes­té il y a cin­quante ans a, en réa­li­té, déjà com­men­cé pen­dant la vie publique de Notre-​Seigneur Jésus-Christ.

En effet, lorsque Notre-​Seigneur annon­ça pour la pre­mière fois aux Apôtres et à la foule qui l’écoutait à Capharnaüm le grand don de la Messe et de l’Eucharistie, un an avant sa Passion, cer­tains se sépa­rèrent de lui, tan­dis que d’autres s’attachèrent à lui de façon plus radi­cale. Cela est para­doxal, mais c’est l’idée-même de l’Eucharistie qui a pro­vo­qué le pre­mier « schisme » et, en même temps, a pous­sé les Apôtres à adhé­rer défi­ni­ti­ve­ment à la per­sonne de Notre-Seigneur.

Voici com­ment saint Jean rap­porte les paroles de Notre-​Seigneur et la réac­tion de ses audi­teurs : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui. De même que le Père vivant m’a envoyé, et que, moi aus­si, je vis par le Père, ain­si celui qui me mange vivra aus­si par moi. Voici le Pain qui est des­cen­du du ciel. Ce n’est pas comme la manne, que vos pères ont man­gée, après quoi ils sont morts. Celui qui mange ce Pain vivra éter­nel­le­ment. Il dit ces choses en ensei­gnant dans la syna­gogue, à Capharnaüm. Beaucoup de ses dis­ciples, l’ayant enten­du, dirent : « Cette parole est dure, et qui peut l’écouter ? » (…) Dès lors beau­coup de ses dis­ciples se reti­rèrent, et ils n’allaient plus avec lui. » (Jn 6, 57–61, 67).

Essayons de répondre à trois ques­tions qui s’appellent l’une l’autre. Pourquoi les Juifs se scan­da­li­sèrent et que refusèrent-​ils dès lors ? Que refuse à son tour le chré­tien moderne ? Que devons-​nous faire pour ne pas tom­ber, nous aus­si, dans cette erreur si ancienne ?

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L’Evangile nous dit que les Juifs se scan­da­li­sèrent, car ils ne pou­vaient pas com­prendre com­ment Notre-​Seigneur pou­vait leur don­ner à man­ger sa chair. Et Notre-​Seigneur, devant cette dif­fi­cul­té, au lieu de leur don­ner des expli­ca­tions ration­nel­le­ment plus acces­sibles, insiste davan­tage, en réaf­fir­mant plu­sieurs fois la néces­si­té de man­ger sa chair et de boire son sang pour avoir la vie éter­nelle. En fait, ce qui man­qua aux Juifs, c’était la dis­po­ni­bi­li­té et la confiance à se lais­ser gui­der par Notre-​Seigneur, mal­gré le miracle dont ils venaient d’être témoins (cf. Jn 6, 5–14). En un mot, il leur man­quait la foi par laquelle le Père intro­duit les âmes dans le mys­tère du salut : « La volon­té de mon Père qui m’a envoyé, c’est que qui­conque voit le Fils, et croit en lui, ait la vie éter­nelle ; et moi-​même je le res­sus­ci­te­rai au der­nier jour » (Jn 6, 40). Ce fai­sant, les Juifs refu­saient déjà ce qu’ils allaient refu­ser défi­ni­ti­ve­ment une année plus tard : ils rejet­te­raient le sacri­fice de la Croix, dont la Messe est la conti­nua­tion, et la Sainte Eucharistie, le fruit. Ils refu­saient par avance l’économie de la Croix, qui devient incom­pré­hen­sible sans un regard de foi. Pour eux, la Croix serait un scan­dale, tout comme les paroles de Notre-​Seigneur annon­çant la Sainte Eucharistie les scan­da­li­saient. Il s’agit donc de deux mani­fes­ta­tions d’un seul et même « scan­dale ». En effet, l’on ne peut aimer l’Eucharistie si l’on n’aime pas la Croix, et l’on ne peut aimer la Croix si l’on n’aime pas l’Eucharistie.

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Et que refuse, de son côté, le chré­tien moderne ? Il rejette éga­le­ment d’entrer lui-​même dans l’économie de la Croix, c’est-à-dire d’être incor­po­ré au sacri­fice de Notre-​Seigneur, qui se renou­velle sur l’autel. Cette pers­pec­tive le scan­da­lise de nou­veau aujourd’hui. Il ne par­vient pas à com­prendre com­ment Dieu pour­rait lui deman­der une telle chose, car il ne com­prend plus com­ment Dieu le Père a pu deman­der à Notre-​Seigneur de mou­rir sur la Croix. Par-​là, sa concep­tion de la vie chré­tienne change irré­mé­dia­ble­ment. Il n’accepte plus l’idée de com­plé­ter en lui-​même ce qui manque aux souf­frances du Christ (cf. Col. 1, 24). Ainsi, gra­duel­le­ment, l’esprit de la Croix est rem­pla­cé par celui du monde. Le désir pro­fond de voir le triomphe de la Croix laisse la place à un vague désir de voir un monde meilleur, une terre plus vivable, le res­pect de l’écosystème, une huma­ni­té meilleure, mais sans plus savoir dans quel but et par quel moyen. Ainsi, du moment que cette nou­velle pers­pec­tive propre au chré­tien moderne n’a pas de sens et conduit à l’indifférence, l’Eglise tout entière, avec sa hié­rar­chie et ses fidèles, perd sa rai­son d’être, entre dans une crise pro­fonde et cherche alors déses­pé­ré­ment à se don­ner dans le monde une nou­velle mis­sion, car elle a aban­don­né la sienne propre, celle qui ne cherche que le triomphe de la Croix par la Croix. Immanquablement, dans cette nou­velle concep­tion de la vie chré­tienne et de l’Eglise, le saint sacri­fice de la Messe n’a plus sa place, car la Croix elle-​même ne l’a plus. Par consé­quent, la chair et le sang du Christ, que les hommes sont cen­sés man­ger et boire pour avoir la vie éter­nelle, vont revê­tir une nou­velle signi­fi­ca­tion. La nou­velle messe n’est pas seule­ment un nou­veau rite, mais c’est la der­nière expres­sion de l’infidélité à la Croix, telle que Notre-​Seigneur l’avait prê­chée aux Juifs et telle que les Apôtres l’avaient prê­chée à l’Eglise nais­sante. Nous avons ici, à la fois, la clef d’interprétation des der­niers cin­quante ans d’histoire de l’Eglise et celle de la plu­part des erreurs et des héré­sies qui l’ont mena­cée pen­dant deux mille ans.

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Mais alors, que devons-​nous faire en 2020 pour gar­der l’esprit de la Croix et un amour incon­di­tion­nel envers l’Eucharistie ? Car, tôt ou tard, la même ten­ta­tion qui pous­sa les Juifs à s’éloigner de Notre-​Seigneur, va nous atteindre par d’autres biais et Notre-​Seigneur nous inter­ro­ge­ra comme il a inter­ro­gé les Apôtres : « Et vous, est-​ce que vous vou­lez aus­si vous en aller ? » (Jn 6, 68) Comment pouvons-​nous être tou­jours prêts à répondre comme saint Pierre : « Seigneur, à qui irions-​nous ? Vous avez les paroles de la vie éter­nelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que Vous êtes le Christ, le Fils de Dieu. » (Jn 6, 69–70) ?

La réponse à cette ques­tion pri­mor­diale se trouve dans la vraie par­ti­ci­pa­tion au sacri­fice de la Messe et dans une vie vrai­ment eucha­ris­tique. La sainte Messe renou­velle nos âmes dans la mesure où nous entrons dans le mys­tère de la Croix, où nous le fai­sons nôtre, non seule­ment en assis­tant à un rite expri­mant notre foi dans le Sacrifice, mais en entrant nous-​mêmes dans ce Sacrifice, de telle manière qu’il devienne par­fai­te­ment nôtre, tout en res­tant par­fai­te­ment celui de Notre-​Seigneur. Pour y par­ve­nir, pour s’offrir soi-​même avec Notre-​Seigneur, il est d’abord néces­saire d’accepter sin­cè­re­ment la Croix, avec toutes ses consé­quences. Il s’agit de nous déta­cher de tout pour être vrai­ment en mesure de tout offrir avec et par Notre-​Seigneur : notre ego, notre volon­té, notre cœur, nos aspi­ra­tions, nos ambi­tions, nos affec­tions, en un mot ce que nous sommes et ce que nous avons, et même nos frustrations.

Avec ces pré­dis­po­si­tions, lorsque le Fils s’offre au Père, nous sommes aus­si dans le Fils, car la Croix nous unit à lui et fusionne notre volon­té avec la sienne. De cette façon, nous sommes prêts pour être offerts au Père avec lui. Nous ne pou­vons pas nous offrir véri­ta­ble­ment au Père si nous ne sommes pas un seul être avec le Christ. C’est seule­ment grâce à cette union à la divine Victime que l’offrande de nous-​mêmes acquiert une grande valeur. Or cela peut se réa­li­ser uni­que­ment pen­dant et par la sainte Messe.

Et c’est après ce don total de nous-​mêmes, renou­ve­lé à chaque Messe, que nous sommes capables de rece­voir le Tout en échange : c’est la sainte Eucharistie, fruit du Sacrifice, dans lequel le Fils s’offre et dans lequel nous nous offrons avec lui. L’Eucharistie nous puri­fie, aug­mente en nous le dégoût du monde et nous sanc­ti­fie ; cela pour­vu qu’il n’y ait pas, de notre part, une résis­tance au dépouille­ment radi­cal, qui est la condi­tion préa­lable pour cette trans­for­ma­tion. Voilà ce qu’est la sainte Messe et voi­là pour­quoi il faut redé­cou­vrir chaque jour sa valeur. Après cin­quante ans, il nous faut tou­jours plus redé­cou­vrir la gran­deur de la grâce que nous avons reçue et que nous conti­nuons de rece­voir par la sainte Messe de toujours.

Cela peut paraître para­doxal : d’un côté, la sainte Messe reste tou­jours pour nous l’objet d’un com­bat dans lequel nous ne pou­vons pas épar­gner nos efforts ; de l’autre, la trans­for­ma­tion qu’elle opère dans l’âme pro­duit la paix inef­fable dont seul Notre-​Seigneur peut être l’auteur. En effet, celui qui reçoit Notre-​Seigneur et qui vit en lui, perd peu à peu tout autre désir. Surtout, il n’a plus la crainte de perdre quoi que ce soit, y com­pris sa propre vie. Par consé­quent, il n’y a plus rien, dans son âme, qui ne cor­res­ponde à la volon­té de Dieu. Ainsi le malaise habi­tuel, pro­ve­nant de la lutte entre le vieil homme et l’homme nou­veau, ne touche plus l’âme trans­for­mée par la Messe et l’Eucharistie. Cette âme vit en paix, paci­fiée qu’elle est par la sainte Communion : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la donne » (Jn 14, 27).

La sainte Communion nous trans­forme aus­si et sur­tout par l’union qu’elle éta­blit avec Notre-​Seigneur : de fait, toute sain­te­té et toute vie spi­ri­tuelle se résument dans cette union intime avec lui, et tout ce qui ne vise pas cette union n’est que du ver­biage. En défi­ni­tive, c’est la seule chose qui lui importe et c’est la rai­son pour laquelle il a fon­dé son Eglise. Il n’attend qu’une chose : que cette union soit par­faite et impé­ris­sable dans l’éternité : « Père, je veux que, là où je suis, ceux que vous m’avez don­nés y soient aus­si avec moi, afin qu’ils voient ma gloire que vous m’avez don­née, parce que vous m’avez aimé avant la créa­tion du monde » (Jn 17, 24).

Par la sainte Eucharistie, il com­mence cette union et il pré­pare déjà l’éternité : en effet, l’Eucharistie est le gage de la vie éter­nelle et le moyen par lequel cette vie com­mence déjà ici-​bas. Celui qui la reçoit avec les dis­po­si­tions requises est bien conscient que dans la Communion se cache le germe de la vie éter­nelle. C’est la sainte Communion qui fait croître en nous la ver­tu d’espérance, car chaque Communion aug­mente en nous le désir de la vie éter­nelle et elle nous enra­cine chaque fois davan­tage dans le para­dis. L’éternité est en effet une com­mu­nion avec Notre-​Seigneur qui ne pren­dra jamais fin, car il rem­pli­ra nos âmes tota­le­ment et par­fai­te­ment, étant pour tou­jours tout en tous. L’éternité est une longue Pâque sans fin dans laquelle Notre-​Seigneur mani­fes­te­ra de nou­veau sa gloire, comme au jour de sa Résurrection, et il nous asso­cie­ra à sa joie et à sa gloire ; néan­moins cette asso­cia­tion de nos âmes à sa joie et à sa gloire, actuel­le­ment cachées, com­mence déjà à tra­vers notre union avec le Christ caché dans l’Eucharistie.

Il nous faut vivre de tout cela, il nous faut être impré­gnés de cet amour pour la sainte Messe et pour la sainte Eucharistie, et il faut le trans­mettre aux autres, sur­tout aux plus jeunes, car ils se trouvent sou­vent devant le ter­rible choix entre Notre-​Seigneur et le monde. On les pré­pare à choi­sir Notre-​Seigneur dans la mesure où ils peuvent déce­ler chez leurs aînés cet amour incon­di­tion­nel de l’Eucharistie, qu’on ne peut trans­mettre avec une leçon de doc­trine théo­rique, mais avec une vie vrai­ment chré­tienne et com­plè­te­ment absor­bée dans un tel idéal. La sainte Messe est beau­coup plus qu’un simple rite auquel nous sommes atta­chés, comme beau­coup de mécréants nous le reprochent. La sainte Messe est notre vie, car le Christ est notre vie. Nous atten­dons tout de lui et nous n’attendons rien en dehors de lui. Et tout ce que nous atten­dons de lui, nous sommes sûrs de le trou­ver chaque jour dans la sainte Eucharistie : « Je suis le Pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura pas faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif » (Jn 6, 35).

Voilà com­ment il faut sans cesse se res­sour­cer pour gar­der l’esprit de la Croix, qui est à la fois l’esprit de la péni­tence et de la joie, de la mor­ti­fi­ca­tion et de la vie, du mépris du monde et de l’amour de la sainte Eucharistie. Voilà com­ment nous devons pré­pa­rer notre Pâque : celle que nous allons célé­brer dans quelques semaines, mais aus­si et sur­tout celle que nous célé­bre­rons dans l’éternité.

Dieu vous bénisse !

Menzingen, le 1er mars 2020, pre­mier dimanche de Carême

+ Don Davide Pagliarani, Supérieur géné­ral

Supérieur Général FSSPX

M. l’ab­bé Davide Pagliarani est l’ac­tuel Supérieur Général de la FSSPX élu en 2018 pour un man­dat de 12 ans. Il réside à la Maison Générale de Menzingen, en Suisse.