Valéry Giscard d’Estaing ou les illusions de la Démocratie chrétienne

Valéry Giscard d'Estaing. Crédit photo : Creative Commons / wikimédia

Dans le concert de louanges qui accom­pagne les obsèques de M. Valéry Giscard d’Estaing, il en est une qui revient sans cesse et résume, au regard de la plu­part des obser­va­teurs, son sep­ten­nat : il fut le pré­sident qui léga­li­sa l’avortement. C’est le pré­sident en per­sonne qui confia la mis­sion d’élaborer cette loi à son ministre de la Santé, membre de son par­ti, Simone Veil. Moins célèbre est la loi du 11 juillet 1975 qui auto­ri­sa le divorce par consen­te­ment mutuel, et non plus pour faute de l’un des époux. Ces deux lois « moder­ni­sèrent » la socié­té fran­çaise en tour­nant réso­lu­ment le dos à la doc­trine catho­lique. Paradoxe pour un homme poli­tique qui ne fit jamais mys­tère de sa foi, et se récla­ma volon­tiers de la démo­cra­tie chré­tienne, com­po­sante essen­tielle de son par­ti l’UDF ?

M. Giscard d’Estaing est ori­gi­naire d’une grande famille bour­geoise, dont les racines remontent à l’Ancien Régime, et qui noua de nom­breuses alliances avec la noblesse, jusqu’à rele­ver le titre d’Estaing en 1922. Toutefois cette famille fit réso­lu­ment le choix du ral­lie­ment à la République : il compte trois ministres de la IIIe République et plu­sieurs hommes poli­tiques par­mi ses ascen­dants. Quant à son père, Edmond, il fut ins­pec­teur des Finances, membre de l’Institut et grand offi­cier de la Légion d’honneur.

Celui qu’on sur­nomme VGE se lance à son tour dans le cur­sus hono­rum répu­bli­cain, avec un par­cours éblouis­sant : bac­ca­lau­réat à 16 ans, héros de la Libération, Croix de guerre en Allemagne, Ecole poly­tech­nique, il est l’un des tout pre­miers étu­diants de l’Ecole natio­nale d’Administration et devient Inspecteur des finances. Choisissant la vie poli­tique, il col­lec­tionne les suc­cès élec­to­raux : maire, pré­sident de région, dépu­té fran­çais et euro­péen, il est ministre de Charles De Gaulle et de Georges Pompidou avant de rem­por­ter l’élection pré­si­den­tielle de 1974. Il fonde en 1966 un par­ti « cen­triste et euro­péen », la Fédération Nationale des Républicains Indépendants, récu­pé­rant en grande par­tie l’héritage du MRP et notam­ment son ins­pi­ra­tion démocrate-​chrétienne, qui devien­dra l’une des com­po­santes de l’UDF. Il doit sans doute sa vic­toire de 1974 à l’image qu’il s’efforce de don­ner d’un pré­sident jeune, dyna­mique et moderne, imi­tant jusque dans le détail son modèle John Kennedy. Son slo­gan séduit les Français : « le chan­ge­ment dans la conti­nui­té », autre­ment dit adap­ta­tion de la socié­té aux idéaux bru­ta­le­ment expri­més en mai 68, mais sans rup­ture vers un sys­tème socia­liste. Giscard est, déjà sous De Gaulle, l’homme du « oui, mais », le cen­triste qui a hor­reur des extrêmes et cherche en tout une voie moyenne (d’aucuns n’hésitent pas à rap­pro­cher cette atti­tude d’un cer­tain « et en même temps » contemporain).

Pourtant cet esprit de com­pro­mis a ses excep­tions : ce seront les lois sur l’avortement et le divorce, mais aus­si l’engagement européen.

Les lois sur l’avortement et le divorce, adop­tées dès la pre­mière année de son man­dat pré­si­den­tiel, visent à éta­blir une socié­té plus libé­rale, plus « moderne ». En oppo­si­tion com­plète avec la loi natu­relle et la doc­trine catho­lique, elles vont du reste cou­per le pré­sident d’une par­tie de l’électorat catho­lique – peut-​être les voix qui lui man­que­ront lors de l’élection pré­si­den­tielle de 1981. En bon démo­crate, VGE aligne la loi sur les pré­ten­dues aspi­ra­tions de la socié­té – au prix de la rup­ture avec la doc­trine de l’Eglise, pré­tex­tant qu’il veut évi­ter le drame des avor­te­ments clan­des­tins. Il faut cepen­dant sou­li­gner que, si le pape Paul VI se montre hos­tile à la loi Veil, l’épiscopat fran­çais n’ose pas s’y oppo­ser fran­che­ment, et des groupes de « théo­lo­giens » à la mode sèment le trouble en affir­mant que l’avortement peut être sub­jec­ti­ve­ment licite, ou que l’embryon n’est peut-​être pas un être humain… La confu­sion de l’après-concile bat son plein.

Quant à la construc­tion euro­péenne, Giscard en est un fervent défen­seur, repre­nant là aus­si l’héritage démocrate-​chrétien de Jean Monnet, Georges Bidault et Maurice Schumann. S’il a aban­don­né son idée de jeu­nesse d’Etats-Unis euro­péens, il sou­tient la mise en place des ins­ti­tu­tions euro­péennes, et y consacre une grande par­tie de ses acti­vi­tés après son man­dat pré­si­den­tiel, notam­ment le pro­jet de trai­té consti­tu­tion­nel, ache­vé en 2003 mais reje­té en 2005.

On retrouve ain­si en Valéry Giscard d’Estaing la ten­sion carac­té­ris­tique des catho­liques libé­raux depuis près de cent cin­quante ans, et dénon­cée par Saint Pie X dans sa Lettre sur le Sillon[1] : sin­cè­re­ment ral­liés à la démo­cra­tie moderne, ils sont per­sua­dés que l’opinion de la majo­ri­té doit l’emporter sur les convic­tions chré­tiennes, fût-​ce en matière de loi natu­relle. Par res­pect pour le jeu démo­cra­tique, ils s’interdisent de défendre la morale chré­tienne. Par peur de paraître rétro­grades, ils s’empressent de sou­te­nir toutes les mesures qui leur semblent aller dans le sens de la « moder­ni­té ». Rejetant l’idée d’une socié­té chré­tienne au nom d’un pré­ten­du réa­lisme, ils font preuve d’un idéa­lisme réso­lu en faveur d’une démo­cra­tie uni­ver­selle[2]. Pour reprendre la for­mule qu’il affec­tion­nait, Giscard vou­lut être catho­lique, « oui, mais » … il fut démocrate.

Notes de bas de page
  1. Lettre sur le Sillon : En face de l’Eglise ain­si vio­len­tée, on a sou­vent la dou­leur de voir les sillon­nistes se croi­ser les bras, si ce n’est qu’à la défendre ils trouvent leur compte ; on les voit dic­ter ou sou­te­nir un pro­gramme qui nulle part ni à aucun degré ne révèle le catho­lique. Ce qui n’empêche pas les hommes, en pleine lutte poli­tique, sous le coup d’une pro­vo­ca­tion, d’afficher publi­que­ment leur foi. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux hommes dans le sillon­niste : l’individu qui est catho­lique ; le sillon­niste, l’homme d’action, qui est neutre.[]
  2. Lettre sur le Sillon : Mais, plus étranges encore, effrayantes et attris­tantes à la fois, sont l’audace et la légè­re­té d’esprit d’hommes qui se disent catho­liques, qui rêvent de refondre la socié­té dans de pareilles condi­tions et d’établir sur terre, par-​dessus l’Église catho­lique » le règne de la jus­tice et de l’amour « , avec des ouvriers venus de toute part, de toutes reli­gions ou sans reli­gion, avec ou sans croyances, pour­vu qu’ils oublient ce qui les divise : leurs convic­tions reli­gieuses et phi­lo­so­phiques, et qu’ils mettent en com­mun ce qui les unit : un géné­reux idéa­lisme et des forces morales prises « où ils peuvent ». Quand on songe à tout ce qu’il a fal­lu de forces, de science, de ver­tus sur­na­tu­relles pour éta­blir la cité chré­tienne, et les souf­frances de mil­lions de mar­tyrs, et les lumières des Pères et des Docteurs de l’Église, et le dévoue­ment de tous les héros de la cha­ri­té, et une puis­sante hié­rar­chie née du ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édi­fié, relié, com­pé­né­tré par la Vie de Jésus-​Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme ; quand on songe, disons-​Nous, à tout cela, on est effrayé de voir de nou­veaux apôtres s’acharner à faire mieux avec la mise en com­mun d’un vague idéa­lisme et de ver­tus civiques. Que vont-​ils pro­duire ? Qu’est-ce qui va sor­tir de cette col­la­bo­ra­tion ? Une construc­tion pure­ment ver­bale et chi­mé­rique, où l’on ver­ra miroi­ter pêle-​mêle et dans une confu­sion sédui­sante les mots de liber­té, de jus­tice, de fra­ter­ni­té et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une digni­té humaine mal com­prise. Ce sera une agi­ta­tion tumul­tueuse, sté­rile pour le but pro­po­sé et qui pro­fi­te­ra aux remueurs de masses moins uto­pistes. Oui, vrai­ment, on peut dire que le Sillon convoie le socia­lisme, l’œil fixé sur une chi­mère.[]