LAB de l’ADEC n° 32 – D’une révolution à l’autre

La « révo­lu­tion de mai 68 », comme on l’ap­pelle depuis un demi-​siècle, consti­tue davan­tage le sym­bole d’une rup­ture sociale forte qui a ouvert la voie à une reven­di­ca­tion indi­vi­dua­liste durable, qu’une révolte his­to­rique mar­quante comme l’ont été les révo­lu­tions de 1789, de 1830 ou de 1848.

Des restes d’un ordre social bour­geois et encore natio­nal qui s’é­tait lui-​même empa­ré du pou­voir en 1789, on est pas­sé à une trans­gres­sion ado­les­cente qui tient lieu d’au­dace, à la contes­ta­tion de toute auto­ri­té et de toute trans­cen­dance, qui donne l’illu­sion d’a­voir atteint l’au­to­no­mie de l’âge adulte, alors que l’on a géné­ra­le­ment affaire aux caprices d’en­fants gâtés. La « décons­truc­tion des sté­réo­types » impo­sés par la socié­té, la « fin des tabous », la reven­di­ca­tion des droits les plus sin­gu­liers qui carac­té­risent l’es­prit soixante-​huitard rap­pellent les ori­gines mar­xistes, freu­diennes et exis­ten­tia­listes des ins­pi­ra­teurs du mouvement.

En ce fameux mois de mai sur­chauf­fé, on a offert à la jeu­nesse plu­tôt chan­ceuse du baby boom le luxe de jouer pour un temps dans un monde sans adultes. L’Etat contes­té pen­sait qu’il fal­lait que jeu­nesse passe et finit par prendre peur devant les acti­vistes déter­mi­nés. L’Université dis­cré­di­tée dut adap­ter ses pro­grammes à la mon­tée d’une géné­ra­tion qui vou­lait des diplômes et du tra­vail.., sans tra­vailler. La morale de papa fut jetée aux orties. La musique et le ciné­ma impor­tés des USA fai­saient rêver d’une révo­lu­tion en jeans ou jupe courte, sur fond de rock and roll.

Dans ce nou­veau monde fac­tice, il est désor­mais inter­dit d’in­ter­dire. Le vent de la licence sexuelle balaie­ra la vieille morale rigide issue d’un temps révo­lu. Les hommes d’Eglise avaient mon­tré l’exemple en inven­tant une doc­trine nou­velle lors du Concile Vatican II, pour être plus proche des attentes du peuple, sans craindre de s’é­loi­gner de la doc­trine mul­ti­sé­cu­laire dont elle avait la garde.

Rousseau et Marc Sangnier avaient fina­le­ment rai­son. L’homme est un « tout par­fait et soli­taire[1] », il est son propre roi, libre et éman­ci­pé de toute auto­ri­té qui ne vienne de lui. Pourtant saint Pie X, en condam­nant le Sillon de Marc Sangnier en 1910, avait dénon­cé l’utopie :

« Le Sillon réclame, au nom de la digni­té humaine, la triple éman­ci­pa­tion poli­tique, éco­no­mique et intel­lec­tuelle, la cité future à laquelle il tra­vaille n “aura plus de maîtres ni de ser­vi­teurs ; les ci toyens y seront tous libres, tous cama­rades, tous rois. Un ordre, un pré­cepte, serait un atten­tat à la liber­té ; la subor­di­na­tion à une supé­rio­ri­té quel­conque serait une dimi­nu­tion de l’homme, l’o­béis­sance une déchéance. [2]»

Cinquante ans après, les héri­tiers de mai 68 veulent réa­li­ser l’é­tape sui­vante, celle que leurs grands-​parents n’a­vaient même pas la pré­ten­tion d’ac­com­plir, dans l’a­gi­ta­tion prin­ta­nière de leurs vingt ans. Il s’a­git de réa­li­ser une nou­velle huma­ni­té, créée de toutes pièces par l’homme, sans auto­ri­té au-​dessus d’elle, pas même celle issue des contraintes de la nature humaine elle-même.

Le pro­grès des tech­no­lo­gies per­met cette « ultime trans­gres­sion[3]». Les trans­hu­ma­nistes, tel est leur nom, inves­tissent des mil­liards pour conce­voir un homme hybride : de chair, d’os et de micro­pro­ces­seurs. Le cer­veau d’un ordi­na­teur dans un corps aug­men­té des puis­sances du numé­rique, choi­sies comme on achète des options pour l’a­chat d’une voi­ture neuve. Avec l’i­dée de pou­voir être un jour immortel.

1789 avait mar­qué le ren­ver­se­ment d’un ordre poli­tique et social sou­mis à l’au­to­ri­té de Dieu. S’en est sui­vie la des­truc­tion de la socié­té infé­rieure, la famille par le divorce, la contra­cep­tion et l’a­vor­te­ment, l’en­fant n’est plus la fin du mariage. Celui-​ci devient un simple contrat entre deux êtres qui trouvent un inté­rêt pro­vi­soire à vivre ensemble, et l’en­fant, une mar­chan­dise que l’on achè­te­ra selon des cri­tères eugé­niques stricts. Avec la révo­lu­tion trans­hu­ma­niste, c’est la nature même de l’homme qui est visée. L’homme rêve de ne plus dépendre de Dieu pour naître et pour vivre, mais de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle et des tech­no­lo­gies humaines. Sa vie sera une recherche per­pé­tuelle de plai­sir, qui ne sera plus inter­rom­pue par la mort et ce qui y conduit. Société ren­ver­sée, famille décom­po­sée, indi­vi­du régé­né­ré et arti­fi­ciel, voi­là le trip­tyque de cette vaste Révolution dont mai 68 demeure un mar­queur social important.

C’est dans ce contexte révo­lu­tion­naire que la jeu­nesse catho­lique d’au­jourd’­hui vivra et trans­met­tra la fer­veur de sa foi. Ou pas. Comme l’é­cri­vait au début du XXe siècle Paul Claudel à Jacques Rivière, à la conver­sion duquel il contribua :

« Ne croyez point ceux qui vous diront que la jeu­nesse est faite pour s’a­mu­ser : la jeu­nesse n’est point faite pour le plai­sir, elle est faite pour l’hé­roïsme. C’est vrai, il faut de l’hé­roïsme à un jeune homme pour résis­ter aux ten­ta­tions qui l’en­tourent, pour croire tout seul à une doc­trine mépri­sée, pour oser faire face sans recu­ler d’un pouce à l’ar­gu­ment, au blas­phème, à la raille­rie qui rem­plissent les livres, les­rues et les jour­naux, pour résis­ter à sa famille et à ses amis, pour être seul contre tous, pour être fidèle contre tous. Mais « pre­nez cou­rage, j’ai vain­cu le monde[4]». Ne croyez pas que vous serez dimi­nué, vous serez au contraire mer­viell­leu­se­ment aug­men­té. C’est par la ver­tu que l’on est un homme. La chas­te­té vous ren­dra vigou­reux, prompt, alerte, péné­trant, clair comme un coup de trom­pette et tout splen­dide comme le soleil du matin. La vie vous paraî tra pleine de saveur et de sérieux, le monde de sens et de beau­té.[5]» [3 mars 1907]

Or, pour concré­ti­ser cette belle exhor­ta­tion clau­dé­lienne, il faut une jeu­nesse auda­cieuse et magna­nime, revê­tue de la ver­tu de force. De l’au­dace qui se nour­rit de la foi sur­na­tu­relle en la grâce de Jésus-​Christ pour sou­le­ver des mon­tagnes et vaincre le péché, d’a­bord en soi-​même. On pour­rait emprun­ter à séquence du Lauda Sion, de la Fête-​Dieu, une devise qui invite le jeune à louer le Sauveur non seule­ment par des chants mais par une vie sainte :

« Quantum potes, tan­tum aude,/ Quia maior omni Iaude,/ Nec lau­dare suf­fi­cis. « Ose de tout ton pou­voir, car Il est plus grand que toute louange et à le louer tu ne suf­fis pas. »

Avec l’au­dace, la magna­ni­mi­té qui fait dési­rer et accom­plir les œuvres ver­tueuses les plus grandes. Le magna­nime n’est pas orgueilleux, dès lors qu’il sait que ce qu’il entre­prend et les talents dont il use pour ser­vir Dieu lui viennent de Dieu lui-même.

Le pro­gramme décrit par Claudel peut-​il encore enthou­sias­mer les petits-​fils de mai 68 ? Le cou­rage et la loyau­té des adultes qui les édu­que­ront, l’Espérance invin­cible dans le mys­tère de la Croix, la vie eucha­ris­tique et mariale sont les condi­tions pérennes d’un idéal de vie chré­tienne pour la jeu­nesse du XXIe siècle. A nos jeunes de sai­sir la grâce et de se lais­ser trans­for­mer par le Christ res­sus­ci­té qui les appelle.

Abbé Philippe Bourrat, Directeur de l’en­sei­gne­ment du District de France de la FSSPX

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Notes de bas de page
  1. -J‑J. Rousseau, Du Contrat social, Livre II, ch. 7[]
  2. - St Pie X, Notre charge apos­to­lique, 1910, § 22[]
  3. - Dr Jean-​Pierre Dickès, L’Ultime trans­gres­sion, Editions de chi­ré, 2016 et La Fin de l’es­pèce humaine, Editions de Chiré, 2016.[]
  4. - St Jean, XVI, 33[]
  5. - Jacques Rivière et Paul Claudel, Correspondance 1907–1914, Libraire Pion, 1926, Livre de vie, 1963, p.35–36[]

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