Apologétique/​Préambules : Existe-​t-​il une vérité ? (2)

L’apologétique a pour objet de répondre à un cer­tain nombre de ques­tions et de trou­ver la véri­té sur Dieu, le Christ, l’Église. Mais une objec­tion se pose bien avant cette série de ques­tions, et cette objec­tion consti­tue tout sim­ple­ment une remise en cause radi­cale de la pos­si­bi­li­té de poser même ces ques­tions. Il s’a­git du pro­blème de l’exis­tence d’une véri­té objec­tive et connais­sable. L’homme peut-​il atteindre la véri­té sur ces ques­tions reli­gieuses, ou bien une telle pré­ten­tion ne constitue-​t-​elle qu’une vaine illusion ?

Nous avons rele­vé pré­cé­dem­ment une série d’ob­jec­tions contre l’exis­tence d’une véri­té objec­tive et stable ou, si elle exis­tait, contre la pos­si­bi­li­té pour l’homme de connaître une telle véri­té. Il s’a­git main­te­nant de répondre à ces objec­tions. Mais, en fait, la réponse essen­tielle à ces objec­tions se cache dans la réponse à une autre inter­ro­ga­tion : Qu’est-​ce que l’homme et que doit-​il deve­nir, autre­ment dit quel est son véri­table des­tin ? Lorsque nous le sau­rons, nous pour­rons dire sérieu­se­ment si la quête de la véri­té repré­sente quelque chose de valable pour l’homme.

Chaque être cherche à développer ses virtualités

Si nous obser­vons autour de nous les miné­raux, les plantes, les ani­maux, nous remar­quons que cha­cun tend spon­ta­né­ment à deve­nir le plus plei­ne­ment pos­sible ce qu’il est par sa consti­tu­tion, par sa défi­ni­tion. Sa tâche propre, son pro­gramme spé­ci­fique semble être de déve­lop­per les vir­tua­li­tés de sa nature, de les ame­ner à la pleine réa­li­sa­tion. Le che­val ne tend pas à deve­nir âne ou aigle, mais che­val dans toute la plé­ni­tude de cette nature che­va­line. L’aigle ne tend pas à deve­nir che­val ou âne, mais aigle dans toute la plé­ni­tude de cette nature d’aigle.

L’homme se dis­tingue du che­val, de l’arbre, de la pierre, comme ces êtres se dis­tinguent entre eux, car il est lui aus­si d’une autre espèce. Il ne tend donc pas à deve­nir che­val, arbre ou pierre, mais homme dans toute la plé­ni­tude de cette nature d’homme.

L’homme se caractérise par la raison

Cependant, l’homme se dis­so­cie éga­le­ment du che­val, de l’arbre ou de la pierre parce qu’il trouve en lui des carac­tères spé­ci­fiques qu’il est seul à pos­sé­der, carac­tères qui l’op­posent aux autres êtres de la nature et l’en isolent. Seul il parle, seul il construit des mai­sons, seul il invente des outils com­plexes, seul il pra­tique une reli­gion. Il est impos­sible de le confondre avec un autre animal.

Tout au cours de son his­toire, l’homme a réflé­chi sur cette étran­ge­té qui le rend unique dans l’u­ni­vers et l’ar­rache en par­tie à cette nature où les autres ani­maux sont immer­gés. Il a cher­ché à com­prendre ce qui, en lui, avait pro­vo­qué cette rup­ture, cette mise à part.

La tra­di­tion constante de l’hu­ma­ni­té a admis que la dif­fé­rence pro­ve­nait de la rai­son. L’homme est un ani­mal, certes, comme le che­val ou le renard, mais il est un ani­mal rai­son­nable, volon­taire et libre. Ce qu’il y a de plus en l’homme, c’est l’es­prit, l’in­tel­li­gence, la raison.

Cette rai­son n’est pas seule­ment une par­tie spé­ciale, elle est sur­tout ce qui fait l’homme en tant que tel, ce qui le consti­tue comme homme. On ne peut défi­nir l’homme sans par­tir de cet élé­ment essen­tiel. Aussi, le déve­lop­pe­ment de l’homme aura un rap­port essen­tiel avec la rai­son et se dis­tin­gue­ra radi­ca­le­ment du déve­lop­pe­ment des autres animaux.

L’homme se distingue des végétaux et des simples animaux

C’est pour­quoi le but de la vie humaine ne peut consis­ter à res­pi­rer, à man­ger, à boire, à dor­mir, car tout cela nous est com­mun avec les végé­taux et ne sau­rait donc être la tâche propre de l’homme en tant qu’homme.

Le but de la vie humaine ne peut pas non plus se réduire aux rela­tions sexuelles, mal­gré ce que semblent pen­ser beau­coup de nos contem­po­rains. Car la repro­duc­tion sexuelle nous est éga­le­ment com­mune avec les végé­taux et ne peut consti­tuer en tant que telle une acti­vi­té spé­ci­fi­que­ment humaine.

Il ne s’a­git pas, bien sûr, d’é­li­mi­ner le fait pour l’homme de res­pi­rer, de man­ger, de boire, de dor­mir ou d’a­voir des rela­tions sexuelles : ce serait impos­sible et insen­sé. Nous avons en nous une par­tie végé­ta­tive qui nous est com­mune avec les plantes. Mais ces actions végé­ta­tives ne peuvent carac­té­ri­ser l’homme en tant qu’­homme, sauf à dire qu’il n’est qu’un navet ou une fougère.

Par ailleurs, le but de la vie humaine ne peut consis­ter à voir, à entendre, à humer, à goû­ter, à pal­per, ni non plus à ima­gi­ner, à se sou­ve­nir, ni enfin à se mou­voir, à bou­ger. Toutes ces actions sen­sibles nous sont com­munes avec les ani­maux et ne peuvent consti­tuer une acti­vi­té spé­ci­fi­que­ment humaine. Ces acti­vi­tés ne sont pas mépri­sables, mais il faut se sou­ve­nir que l’homme n’est pas un loup, ni un cra­paud, ni un lézard, qu’il est un homme.

La virtualité de l’homme, c’est la raison

D’une façon géné­rale, la vie d’un vivant se révèle par l’o­pé­ra­tion qui, plus que toute autre, lui est spé­ci­fique, et vers laquelle se porte sa prin­ci­pale incli­na­tion. La vie des végé­taux se défi­nit par la nutri­tion et la géné­ra­tion. La vie des ani­maux se défi­nit par la sen­sa­tion et le mou­ve­ment. La vie des hommes va se défi­nir par la facul­té carac­té­ris­tique de l’homme, par la raison.

Lorsque, comme les autres vivants, il tend à deve­nir ce qu’il est, l’homme ne se contente pas d’être un végé­tal, ni même un simple ani­mal, mais il doit assu­mer cette rai­son qui est en lui. Être homme, ce n’est pas d’a­bord man­ger, dor­mir, voir, entendre, goû­ter des plai­sirs, voya­ger, etc., c’est faire régner en soi et autour de soi la rai­son. C’est deve­nir homme, c’est-​à-​dire réa­li­ser plei­ne­ment cette nature d’a­ni­mal rai­son­nable qui est la sienne et déve­lop­per les vir­tua­li­tés de sa facul­té essen­tielle, de sa raison.

Il ne s’a­git pas cepen­dant, nous l’a­vons dit, d’an­ni­hi­ler sa par­tie cor­po­relle, de se faire ange. L’homme n’est pas pure rai­son, intel­li­gence sub­sis­tante en soi. Il porte cette étin­celle d’es­prit dans le vase fra­gile d’un corps et d’une sen­si­bi­li­té. C’est donc l’en­semble de lui-​même, corps et esprit, matière et rai­son, qu’il doit déve­lop­per har­mo­nieu­se­ment pour deve­nir plei­ne­ment cet ani­mal rai­son­nable qu’il est par nature. Et cette har­mo­nie se réa­li­se­ra quand sa facul­té domi­nante, la rai­son, éta­bli­ra son règne sur toute sa propre nature.

Le des­tin de l’homme consiste ain­si pour lui à accom­plir sa tâche d’homme, tâche qui n’est rien d’autre que la plus haute et la plus humaine des acti­vi­tés de l’homme, celle qui réa­lise l’homme plei­ne­ment dans sa propre ligne, c’est-​à-​dire l’ac­ti­vi­té de la raison.

Quelques confirmations

Les anthro­po­logues, les pré­his­to­riens nous parlent d’ailleurs de l’homo sapiens, c’est-​à-​dire de « l’homme sage ». Mais cela ne peut se conce­voir que par rap­port à une sapien­tia, à une « sagesse », à une acti­vi­té de la rai­son qui carac­té­rise et défi­nit l’homme. Sans la rai­son, impos­sible de dis­tin­guer l’homme des autres ani­maux, même pour des sciences sou­vent si matérialistes.

L’éducation, éty­mo­lo­gi­que­ment edu­cere, n’a d’autre but que de « conduire hors », d’ai­der à sor­tir de la condi­tion pure­ment ani­male un être doué d’es­prit. L’homme pos­sède dès le départ une intel­li­gence qui lui per­met de dépas­ser la matière, de s’o­rien­ter vers un monde supé­rieur, de décou­vrir les causes et les expli­ca­tions des choses. Son déve­lop­pe­ment vrai­ment humain se fera dans la mesure où il réa­li­se­ra ce pro­jet ins­crit dans sa nature.

Certains pré­tendent même que le mot « anthro­pos », qui désigne l’homme, serait une com­bi­nai­son de « ana », qui signi­fie « en haut », et de « tro­pao », qui veut dire « tour­ner ». Cette éty­mo­lo­gie n’est pas for­cé­ment exacte, mais elle semble néan­moins éclai­rante : l’homme est bien cet ani­mal tour­né vers le haut, vers l’esprit.

C’est le sens véri­table du fameux adage des Anciens, qui exprime leur idéal moral : « Sequere natu­ram », « Suis la nature ». Il concerne évi­dem­ment la nature rai­son­nable de l’homme qu’il faut suivre pour trou­ver le bon­heur vrai, c’est-​à-​dire la pleine réa­li­sa­tion de l’homme lui-même.

Tout homme désire naturellement connaître

Au pre­mier abord, la réa­li­sa­tion concrète, maté­rielle, pour­rait sem­bler le but prin­ci­pal de la rai­son humaine. Comme l’oiseau pos­sède un bec pour sa sur­vie, comme le pois­son pos­sède des nageoires pour sa sur­vie, l’homme pos­sé­de­rait la rai­son pour sa sur­vie. Aux yeux du phi­lo­sophe Bergson, par exemple, l’intelligence est essen­tiel­le­ment orien­tée vers la fabri­ca­tion d’outils, vers la survie.

Mais il y a un grave réduc­tion­nisme à can­ton­ner ain­si l’intelligence dans une fonc­tion pra­tique. Car nous consta­tons d’abord en l’homme une curio­si­té, un appé­tit de connaître tout à fait indé­pen­dant des appli­ca­tions pra­tiques qui peuvent en découler.

Les ani­maux, orien­tés vers l’action pra­tique et les plai­sirs des sens, trouvent leur satis­fac­tion dans les biens maté­riels. Si l’on donne à un che­val un peu d’herbe, à un chien de la viande, ils ne dési­rent rien de plus. Mais l’homme ne vit pas seule­ment de pain ou d’autres biens maté­riels, car il est orien­té vers le savoir, et son cœur est inquiet tant qu’il ne se repose pas dans une connais­sance capable de le satis­faire. Comme le dit Aristote au début de sa Métaphysique, « tous les hommes, par nature, dési­rent connaître, dési­rent savoir ».

Le véri­table achè­ve­ment de l’homme réside dans la connais­sance du réel cher­chée et pos­sé­dée pour elle-​même, dans la satis­fac­tion de ce désir de savoir ins­crit au cœur de sa nature. Le réel est la nour­ri­ture de son esprit, comme les ali­ments sont la nour­ri­ture de son corps. L’intel­ligence est faite pour connaître le réel, comme les pou­mons sont faits pour respirer.

Un lion ne peut se nour­rir d’herbe, il fini­rait par mou­rir d’inanition. L’homme ne peut non plus se nour­rir exclu­si­ve­ment du sen­sible ou de l’action pra­tique : il fini­rait par s’étioler et mou­rir intérieurement.

L’homme est fait pour la vérité

Or, pré­ci­sé­ment, le fait pour l’esprit, pour l’intelligence, pour la rai­son de connaître le réel, de l’appréhender adé­qua­te­ment, s’appelle la véri­té. Dans son sens pre­mier, la véri­té est en effet « l’adéquation de l’intellect avec la chose » : ce que l’esprit appré­hende, per­çoit, com­prend, cor­res­pond adé­qua­te­ment à ce qu’est effec­ti­ve­ment la chose.

Connaître le réel par la rai­son est stric­te­ment équi­valent à connaître la véri­té : ce sont deux mots pour une même réa­li­té. Lorsque nous disons que l’homme se carac­té­rise par la rai­son, que cette rai­son a pour objet propre de connaître le réel, et que le déve­lop­pe­ment de l’homme consiste à plei­ne­ment user de sa rai­son, donc à connaître de plus en plus le réel, nous ne disons fina­le­ment qu’une seule chose : « L’homme est fait pour la vérité. »

Or la nature ne fait rien en vain. Elle a fait les vaches pour l’herbe, et l’herbe pour les vaches. Elle a fait la terre, l’eau et le soleil pour les plantes, et les plantes pour la terre, l’eau et le soleil. Elle a fait les gazelles pour être la nour­ri­ture du lion, et le lion pour éli­mi­ner du trou­peau les gazelles malades ou blessées.

De la même façon, la nature a fait l’homme pour la véri­té, pour la connais­sance du réel. Cette orien­ta­tion qui appar­tient à l’essence de l’homme ne peut être frus­trée, ne peut pas ne pas abou­tir, ne peut pas ne pas atteindre son but. C’est pour­quoi, lorsqu’il uti­lise cor­rec­te­ment sa rai­son, l’homme peut vrai­ment et ordi­nai­re­ment atteindre de façon effi­cace cette véri­té pour laquelle il est natu­rel­le­ment « programmé ».