Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

17 avril 2003

Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia

Sur l'Eucharistie dans son rapport à l'Eglise

Table des matières

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 17 avril 2003, Jeudi saint,
en la vingt-​cinquième année de mon pon­ti­fi­cat et en l’an­née du Rosaire.

Introduction

L’Église vit de l’Eucharistie (Ecclesia de Eucharistia vivit). Cette véri­té n’ex­prime pas seule­ment une expé­rience quo­ti­dienne de foi, mais elle com­porte en syn­thèse le cœur du mys­tère de l’Église. Dans la joie, elle fait l’ex­pé­rience, sous de mul­tiples formes, de la conti­nuelle réa­li­sa­tion de la pro­messe : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jus­qu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). Mais, dans l’Eucharistie, par la trans­for­ma­tion du pain et du vin en corps et sang du Seigneur, elle jouit de cette pré­sence avec une inten­si­té unique. Depuis que, à la Pentecôte, l’Église, peuple de la Nouvelle Alliance, a com­men­cé son pèle­ri­nage vers la patrie céleste, le divin Sacrement a conti­nué à mar­quer ses jour­nées, les rem­plis­sant d’es­pé­rance confiante.

À juste titre, le Concile Vatican II a pro­cla­mé que le Sacrifice eucha­ris­tique est « source et som­met de toute la vie chré­tienne ».((Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur l’Église Lumen gen­tium, n. 11.))« La très sainte Eucharistie contient en effet l’en­semble des biens spi­ri­tuels de l’Église, à savoir le Christ lui-​même, notre Pâque, le pain vivant, qui par sa chair, vivi­fiée par l’Esprit Saint et vivi­fiante, pro­cure la vie aux hommes ».((Conc. œcum. Vat. II, Décret sur le minis­tère et la vie des prêtres Presbyterorum ordi­nis, n. 5.)) C’est pour­quoi l’Église a le regard constam­ment fixé sur son Seigneur, pré­sent dans le Sacrement de l’au­tel, dans lequel elle découvre la pleine mani­fes­ta­tion de son immense amour.

2. Au cours du grand Jubilé de l’An 2000, il m’a été don­né de célé­brer l’Eucharistie au Cénacle, à Jérusalem, là où, selon la tra­di­tion, elle a été accom­plie pour la pre­mière fois par le Christ lui- même. Le Cénacle est le lieu de l’ins­ti­tu­tion de ce très saint Sacrement. C’est là que le Christ prit le pain dans ses mains, qu’il le rom­pit et le don­na à ses dis­ciples en disant : « Prenez et mangez-​en tous : ceci est mon corps, livré pour vous » (cf. Mt 26, 26 ; Lc 22, 19 ; 1 Co 11, 24). Puis il prit dans ses mains le calice du vin et il leur dit : « Prenez et buvez-​en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’Alliance nou­velle et éter­nelle, qui sera ver­sé pour vous et pour la mul­ti­tude en rémis­sion des péchés » (cf. Mc 14, 24 ; Lc 22, 20 ; 1 Co 11, 25). Je rends grâce au Seigneur Jésus de m’a­voir per­mis de redire au même endroit, dans l’o­béis­sance à son com­man­de­ment « Vous ferez cela en mémoire de moi » (Lc 22, 19), les paroles qu’il a pro­non­cées il y a deux mille ans.

Les Apôtres qui ont pris part à la der­nière Cène ont-​ils com­pris le sens des paroles sor­ties de la bouche du Christ ? Peut-​être pas. Ces paroles ne devaient se cla­ri­fier plei­ne­ment qu’à la fin du Triduum pas­cal, c’est-​à-​dire de la période qui va du Jeudi soir au Dimanche matin. C’est dans ces jours-​là que s’ins­crit le mys­te­rium paschale ; c’est en eux aus­si que s’ins­crit le mys­te­rium eucha­ris­ti­cum.

3. L’Église naît du mys­tère pas­cal. C’est pré­ci­sé­ment pour cela que l’Eucharistie, sacre­ment par excel­lence du mys­tère pas­cal, a sa place au centre de la vie ecclé­siale. On le voit bien dès les pre­mières images de l’Église que nous donnent les Actes des Apôtres : « Ils étaient fidèles à écou­ter l’en­sei­gne­ment des Apôtres et à vivre en com­mu­nion fra­ter­nelle, à rompre le pain et à par­ti­ci­per aux prières » (2, 42). L’Eucharistie est évo­quée dans la « frac­tion du pain ». Deux mille ans plus tard, nous conti­nuons à réa­li­ser cette image pri­mi­tive de l’Église. Et tan­dis que nous le fai­sons dans la célé­bra­tion de l’Eucharistie, les yeux de l’âme se reportent au Triduum pas­cal, à ce qui se pas­sa le soir du Jeudi saint, pen­dant la der­nière Cène, et après elle. En effet, l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie anti­ci­pait sacra­men­tel­le­ment les évé­ne­ments qui devaient se réa­li­ser peu après, à par­tir de l’a­go­nie à Gethsémani. Nous revoyons Jésus qui sort du Cénacle, qui des­cend avec ses dis­ciples pour tra­ver­ser le tor­rent du Cédron et aller au Jardin des Oliviers. Dans ce Jardin, il y a encore aujourd’­hui quelques oli­viers très anciens. Peut-​être ont-​ils été témoins de ce qui advint sous leur ombre ce soir-​là, lorsque le Christ en prière res­sen­tit une angoisse mor­telle et que « sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tom­baient jus­qu’à terre » (Lc 22, 44). Son sang, qu’il avait don­né à l’Église peu aupa­ra­vant comme bois­son de salut dans le Sacrement de l’Eucharistie, com­men­çait à être ver­sé. Son effu­sion devait s’a­che­ver sur le Golgotha, deve­nant l’ins­tru­ment de notre rédemp­tion : « Le Christ…, grand prêtre des biens à venir…, entra une fois pour toutes dans le sanc­tuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes tau­reaux, mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemp­tion éter­nelle » (He 9, 11–12).

4. L’heure de notre rédemp­tion. Bien qu’il soit pro­fon­dé­ment éprou­vé, Jésus ne se dérobe pas face à son « heure » : « Que puis-​je dire ? Dirai-​je : Père, délivre-​moi de cette heure ? Mais non ! C’est pour cela que je suis par­ve­nu à cette heure-​ci ! » (Jn 12, 27). Il désire que les dis­ciples lui tiennent com­pa­gnie, et il doit au contraire faire l’ex­pé­rience de la soli­tude et de l’a­ban­don : « Ainsi, vous n’a­vez pas eu la force de veiller une heure avec moi ? Veillez et priez, pour ne pas entrer en ten­ta­tion » (Mt 26, 40–41). Seul Jean res­te­ra au pied de la Croix, à côté de Marie et des pieuses femmes. L’agonie à Gethsémani a été l’in­tro­duc­tion de l’a­go­nie sur la Croix le Vendredi saint. L’heure sainte, l’heure de la rédemp­tion du monde. Quand on célèbre l’Eucharistie près de la tombe de Jésus, à Jérusalem, on revient d’une manière qua­si tan­gible à son « heure », l’heure de la Croix et de la glo­ri­fi­ca­tion. Tout prêtre qui célèbre la Messe revient en esprit, en même temps que la com­mu­nau­té chré­tienne qui y par­ti­cipe, à ce lieu et à cette heure.

« Il a été cru­ci­fié, est mort et a été ense­ve­li, est des­cen­du aux enfers, le troi­sième jour est res­sus­ci­té des morts ».Aux paroles de la pro­fes­sion de foi font écho les paroles de la contem­pla­tion et de la pro­cla­ma­tion : « Ecce lignum cru­cis in quo salus mun­di pepen­dit. Venite ado­re­mus ». Telle est l’in­vi­ta­tion que l’Église adresse à tous l’après-​midi du Vendredi saint. Elle conti­nue­ra à chan­ter ensuite durant le temps pas­cal en pro­cla­mant : « Surrexit Dominus de sepul­cro qui pro nobis pepen­dit in ligno. Alleluia ».

5. « Mysterium fidei – Mystère de la foi ! » Quand le prêtre pro­nonce ou chante ces paroles, les fidèles disent l’ac­cla­ma­tion : « Nous pro­cla­mons ta mort, Seigneur Jésus, nous célé­brons ta résur­rec­tion, nous atten­dons ta venue dans la gloire ».

Par ces paroles, ou par d’autres sem­blables, l’Église désigne le Christ dans le mys­tère de sa Passion, et elle révèle aus­si son propre mys­tère : Ecclesia de Eucharistia. Si c’est par le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte que l’Église vient au jour et se met en route sur les che­mins du monde, il est cer­tain que l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie au Cénacle est un moment déci­sif de sa consti­tu­tion. Son fon­de­ment et sa source, c’est tout le Triduum pas­cal, mais celui-​ci est comme conte­nu, anti­ci­pé et « concen­tré » pour tou­jours dans le don de l’Eucharistie. Dans ce don, Jésus Christ confiait à l’Église l’ac­tua­li­sa­tion per­ma­nente du mys­tère pas­cal. Par ce don, il ins­ti­tuait une mys­té­rieuse « contem­po­ra­néi­té » entre le Triduum et le cours des siècles.

Penser à cela fait naître en nous des sen­ti­ments de grande et recon­nais­sante admi­ra­tion. Dans l’é­vé­ne­ment pas­cal et dans l’Eucharistie qui l’ac­tua­lise au cours des siècles, il y a un « conte­nu » vrai­ment énorme, dans lequel est pré­sente toute l’his­toire en tant que des­ti­na­taire de la grâce de la rédemp­tion. Cette admi­ra­tion doit tou­jours péné­trer l’Église qui se recueille dans la Célébration eucha­ris­tique. Mais elle doit accom­pa­gner sur­tout le ministre de l’Eucharistie. C’est lui en effet qui, en ver­tu de la facul­té qui lui a été confé­rée par le sacre­ment de l’or­di­na­tion sacer­do­tale, effec­tue la consé­cra­tion. C’est lui qui pro­nonce, avec la puis­sance qui lui vient du Christ du Cénacle, les paroles : « Ceci est mon corps, livré pour vous… Ceci est la coupe de mon sang ver­sé pour vous… » Le prêtre pro­nonce ces paroles, ou plu­tôt il met sa bouche et sa voix à la dis­po­si­tion de Celui qui a pro­non­cé ces paroles au Cénacle et qui a vou­lu qu’elles soient répé­tées de géné­ra­tion en géné­ra­tion par tous ceux qui, dans l’Église, par­ti­cipent minis­té­riel­le­ment à son sacerdoce.

6. Par la pré­sente ency­clique, je vou­drais ravi­ver cette « admi­ra­tion » eucha­ris­tique, dans la ligne de l’hé­ri­tage du Jubilé que j’ai vou­lu lais­ser à l’Église par la lettre apos­to­lique Novo mil­len­nio ineunte et par son cou­ron­ne­ment marial Rosarium Virginis Mariæ. Contempler le visage du Christ, et le contem­pler avec Marie, voi­là le « pro­gramme » que j’ai indi­qué à l’Église à l’aube du troi­sième mil­lé­naire, l’in­vi­tant à avan­cer au large sur l’o­céan de l’his­toire avec l’en­thou­siasme de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion. Contempler le Christ exige que l’on sache le recon­naître par­tout où il se mani­feste, dans la mul­ti­pli­ci­té de ses modes de pré­sence, mais sur­tout dans le Sacrement vivant de son corps et de son sang. L’Église vit du Christ eucha­ris­tique, par lui elle est nour­rie, par lui elle est illu­mi­née. L’Eucharistie est un mys­tère de foi, et en même temps un « mys­tère lumi­neux ».((Cf. Jean-​Paul II, Lettre apost. Rosarium Virginis Mariæ (16 octobre 2002), n. 21 : AAS 95 (2003), p. 19 ; La Documentation catho­lique 99 (2002), pp. 959- 960.))

Chaque fois que l’Église la célèbre, les fidèles peuvent en quelque sorte revivre l’ex­pé­rience des deux dis­ciples d’Emmaüs : « Leurs yeux s’ou­vrirent, et ils le recon­nurent » (Lc 24, 31).

7. Depuis que j’ai com­men­cé mon minis­tère de Successeur de Pierre, j’ai tou­jours vou­lu don­ner au Jeudi saint, jour de l’Eucharistie et du sacer­doce, un signe d’at­ten­tion par­ti­cu­lière en envoyant une lettre à tous les prêtres du monde. Cette année, la vingt-​cinquième de mon pon­ti­fi­cat, je vou­drais entraî­ner plus plei­ne­ment l’en­semble de l’Église dans cette réflexion eucha­ris­tique, et cela éga­le­ment pour remer­cier le Seigneur du don de l’Eucharistie et du sacer­doce : « Don et mys­tère ».((Tel est le titre que j’ai vou­lu don­ner à un témoi­gnage auto­bio­gra­phique à l’oc­ca­sion de mon cin­quan­tième anni­ver­saire de sacer­doce.)) Si, en pro­cla­mant l’Année du Rosaire, j’ai vou­lu pla­cer cette vingt-​cinquième année sous le signe de la contem­pla­tion du Christ à l’é­cole de Marie, je ne puis lais­ser pas­ser ce Jeudi saint 2003 sans m’ar­rê­ter devant le « visage eucha­ris­tique » du Christ, mon­trant plus for­te­ment encore à l’Église la place cen­trale de l’Eucharistie. C’est d’elle que vit l’Église. C’est de ce « pain vivant » qu’elle se nour­rit. Comment ne pas res­sen­tir le besoin d’ex­hor­ter tout le monde à en faire constam­ment une expé­rience renouvelée ?

8. Quand je pense à l’Eucharistie, tout en regar­dant ma vie de prêtre, d’é­vêque, de Successeur de Pierre, je me rap­pelle spon­ta­né­ment les nom­breux moments et lieux où il m’a été don­né de la célé­brer. Je me sou­viens de l’é­glise parois­siale de Niegowić, où j’ai exer­cé ma pre­mière charge pas­to­rale, de la col­lé­giale Saint-​Florian à Cracovie, de la cathé­drale du Wawel, de la basi­lique Saint-​Pierre et des nom­breuses basi­liques et églises de Rome et du monde entier. J’ai pu célé­brer la Messe dans des cha­pelles situées sur des sen­tiers de mon­tagne, au bord des lacs, sur les rives de la mer ; je l’ai célé­brée sur des autels bâtis dans les stades, sur les places des villes… Ces cadres si divers de mes Célébrations eucha­ris­tiques me font for­te­ment res­sen­tir leur carac­tère uni­ver­sel et pour ain­si dire cos­mique. Oui, cos­mique ! Car, même lors­qu’elle est célé­brée sur un petit autel d’une église de cam­pagne, l’Eucharistie est tou­jours célé­brée, en un sens, sur l’au­tel du monde. Elle est un lien entre le ciel et la terre. Elle englobe et elle imprègne toute la créa­tion. Le Fils de Dieu s’est fait homme pour res­ti­tuer toute la créa­tion, dans un acte suprême de louange, à Celui qui l’a tirée du néant. C’est ain­si que lui, le prêtre sou­ve­rain et éter­nel, entrant grâce au sang de sa Croix dans le sanc­tuaire éter­nel, res­ti­tue toute la créa­tion rache­tée au Créateur et Père. Il le fait par le minis­tère sacer­do­tal de l’Église, à la gloire de la Trinité sainte. C’est vrai­ment là le mys­te­rium fidei qui se réa­lise dans l’Eucharistie : le monde, sor­ti des mains de Dieu créa­teur, retourne à lui après avoir été rache­té par le Christ.

9. L’Eucharistie, pré­sence sal­vi­fique de Jésus dans la com­mu­nau­té des fidèles et nour­ri­ture spi­ri­tuelle pour elle, est ce que l’Église peut avoir de plus pré­cieux dans sa marche au long de l’his­toire. Ainsi s’ex­plique l’at­ten­tion empres­sée qu’elle a tou­jours réser­vée au Mystère eucha­ris­tique, atten­tion qui res­sort de manière auto­ri­sée dans l’œuvre des Conciles et des Souverains Pontifes. Comment ne pas admi­rer les expo­sés doc­tri­naux des décrets sur la sainte Eucharistie et sur le saint Sacrifice de la Messe pro­mul­gués par le Concile de Trente ? Au cours des siècles qui ont sui­vi, ces pages ont gui­dé la théo­lo­gie aus­si bien que la caté­chèse, et elles sont encore une réfé­rence dog­ma­tique pour le renou­veau conti­nuel et pour la crois­sance du peuple de Dieu dans la foi et l’a­mour envers l’Eucharistie. À une époque plus proche de nous, il faut men­tion­ner trois ency­cliques : Miræ cari­ta­tis de Léon XIII (28 mai 1902),((Leonis XIII P.M. Acta XXII (1903), pp. 115–136;)) Mediator Dei de Pie XII (20 novembre 1947)1 et Mysterium fidei de Paul VI (3 sep­tembre 1965).((AAS 57 (1965), pp. 753–774 ; La Documentation catho­lique 62 (1965), col. 1633–1651.))

Le Concile Vatican II n’a pas publié de docu­ment spé­ci­fique sur le Mystère eucha­ris­tique, mais il en a illus­tré les divers aspects dans l’en­semble de ses docu­ments, spé­cia­le­ment dans la consti­tu­tion dog­ma­tique sur l’Église Lumen gen­tium et dans la consti­tu­tion sur la sainte LiturgieSacrosanctum conci­lium.

Moi-​même, dans les pre­mières années de mon minis­tère apos­to­lique sur la Chaire de Pierre, par la lettre apos­to­lique Dominicæ cenæ (24 février 1980),((AAS 72 (1980), pp. 113–148 ; La Documentation catho­lique 77 (1980), pp. 301–312.)) j’ai eu l’oc­ca­sion de trai­ter cer­tains aspects du Mystère eucha­ris­tique et de son inci­dence dans la vie de ceux qui en sont les ministres. Je reviens aujourd’­hui sur ce sujet, avec un cœur encore plus rem­pli d’é­mo­tion et de gra­ti­tude, fai­sant en quelque sorte écho à la parole du psal­miste : « Comment rendrai-​je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? J’élèverai la coupe du salut, j’in­vo­que­rai le nom du Seigneur » (Ps 116 [114–115], 12–13).

10. Une crois­sance inté­rieure de la com­mu­nau­té chré­tienne a répon­du à ce sou­ci d’an­nonce de la part du Magistère. Il n’y a pas de doute que la réforme litur­gique du Concile a pro­duit de grands béné­fices de par­ti­ci­pa­tion plus consciente, plus active et plus fruc­tueuse des fidèles au saint Sacrifice de l’au­tel. Par ailleurs, dans beau­coup d’en­droits, l’a­do­ra­tion du Saint-​Sacrement a une large place chaque jour et devient source inépui­sable de sain­te­té. La pieuse par­ti­ci­pa­tion des fidèles à la pro­ces­sion du Saint-​Sacrement lors de la solen­ni­té du Corps et du Sang du Christ est une grâce du Seigneur qui rem­plit de joie chaque année ceux qui y par­ti­cipent. On pour­rait men­tion­ner ici d’autres signes posi­tifs de foi et d’a­mour eucharistiques.

Malheureusement, à côté de ces lumières, les ombres ne manquent pas. Il y a en effet des lieux où l’on note un aban­don presque com­plet du culte de l’a­do­ra­tion eucha­ris­tique. À cela s’a­joutent, dans tel ou tel contexte ecclé­sial, des abus qui contri­buent à obs­cur­cir la foi droite et la doc­trine catho­lique concer­nant cet admi­rable Sacrement. Parfois se fait jour une com­pré­hen­sion très réduc­trice du Mystère eucha­ris­tique. Privé de sa valeur sacri­fi­cielle, il est vécu comme s’il n’al­lait pas au-​delà du sens et de la valeur d’une ren­contre convi­viale et fra­ter­nelle. De plus, la néces­si­té du sacer­doce minis­té­riel, qui s’ap­puie sur la suc­ces­sion apos­to­lique, est par­fois obs­cur­cie, et le carac­tère sacra­men­tel de l’Eucharistie est réduit à la seule effi­ca­ci­té de l’an­nonce. D’où, ici ou là, des ini­tia­tives œcu­mé­niques qui, bien que sus­ci­tées par une inten­tion géné­reuse, se laissent aller à des pra­tiques eucha­ris­tiques contraires à la dis­ci­pline dans laquelle l’Église exprime sa foi. Comment ne pas mani­fes­ter une pro­fonde souf­france face à tout cela ? L’Eucharistie est un don trop grand pour pou­voir sup­por­ter des ambi­guï­tés et des réductions.

J’espère que la pré­sente ency­clique pour­ra contri­buer effi­ca­ce­ment à dis­si­per les ombres sur le plan doc­tri­nal et les manières de faire inac­cep­tables, afin que l’Eucharistie conti­nue à res­plen­dir dans toute la magni­fi­cence de son mystère.

Ch. I. Mystère de la foi

11. « La nuit même où il était livré, le Seigneur Jésus » (1 Co 11, 23) ins­ti­tua le Sacrifice eucha­ris­tique de son Corps et de son Sang. Les paroles de l’Apôtre Paul nous ramènent aux cir­cons­tances dra­ma­tiques dans les­quelles est née l’Eucharistie, qui est mar­quée de manière indé­lé­bile par l’é­vé­ne­ment de la pas­sion et de la mort du Seigneur. Elle n’en consti­tue pas seule­ment l’é­vo­ca­tion, mais encore la re-​présentation sacra­men­telle. C’est le sacri­fice de la Croix qui se per­pé­tue au long des siècles.((Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. sur la sainte Liturgie Sacrosanctum conci­lium, n. 47 : Salvator nos­ter […] Sacrificium Eucharisticum Corporis et Sanguinis sui ins­ti­tuit, quo Sacrificium Crucis in sæcu­la, donec veni­ret, per­pe­tua­ret…: « Notre Sauveur […] ins­ti­tua le sacri­fice eucha­ris­tique de son Corps et de son Sang pour per­pé­tuer le sacri­fice de la croix au long des siècles, jus­qu’à ce qu’il vienne ».)) On trouve une bonne expres­sion de cette véri­té dans les paroles par les quelles, dans le rite latin, le peuple répond à la pro­cla­ma­tion du « mys­tère de la foi » faite par le prêtre : « Nous pro­cla­mons ta mort, Seigneur Jésus ».

L’Église a reçu l’Eucharistie du Christ son Seigneur non comme un don, pour pré­cieux qu’il soit par­mi bien d’autres, mais comme le don par excel­lence, car il est le don de lui-​même, de sa per­sonne dans sa sainte huma­ni­té, et de son œuvre de salut. Celle-​ci ne reste pas enfer­mée dans le pas­sé, puisque « tout ce que le Christ est, et tout ce qu’il a fait et souf­fert pour tous les hommes, par­ti­cipe de l’é­ter­ni­té divine et sur­plombe ain­si tous les temps… ».((Catéchisme de l’Église catho­lique, n. 1085.))

Quand l’Église célèbre l’Eucharistie, mémo­rial de la mort et de la résur­rec­tion de son Seigneur, cet évé­ne­ment cen­tral du salut est ren­du réel­le­ment pré­sent et ain­si « s’o­père l’œuvre de notre rédemp­tion ».((Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 3.))Ce sacri­fice est tel­le­ment déci­sif pour le salut du genre humain que Jésus Christ ne l’a accom­pli et n’est retour­né vers le Père qu’a­près nous avoir lais­sé le moyen d’y par­ti­ci­per comme si nous y avions été pré­sents. Tout fidèle peut ain­si y prendre part et en goû­ter les fruits d’une manière inépui­sable. Telle est la foi dont les géné­ra­tions chré­tiennes ont vécu au long des siècles. Cette foi, le Magistère de l’Église l’a conti­nuel­le­ment rap­pe­lée avec une joyeuse gra­ti­tude pour ce don inestimable.((Cf. Paul VI, Profession de foi (30 juin 1968), n. 24 : AAS 60 (1968), p. 442 ; La Documentation catho­lique 65 (1968), col. 1256–1257 ; Jean-​Paul II, Lettr. apost. Dominicæ Cenæ (24 février 1980), n. 9 : AAS 72 (1980), pp. 142–146 ; La Documentation catho­lique 77 (1980), pp. 305–306.)) Je désire encore une fois redire cette véri­té, en me met­tant avec vous, chers frères et sœurs, en ado­ra­tion devant ce Mystère : Mystère immense, Mystère de misé­ri­corde. Qu’est-​ce que Jésus pou­vait faire de plus pour nous ? Dans l’Eucharistie, il nous montre vrai­ment un amour qui va « jus­qu’au bout » (cf. Jn 13, 1), un amour qui ne connaît pas de mesure.

12. Cet aspect de cha­ri­té uni­ver­selle du Sacrement eucha­ris­tique est fon­dé sur les paroles mêmes du Sauveur. En l’ins­ti­tuant, Jésus ne se conten­ta pas de dire « Ceci est mon corps », « Ceci est mon sang », mais il ajou­ta « livré pour vous » et « répan­du pour la mul­ti­tude » (Lc 22, 19–20). Il n’af­fir­ma pas seule­ment que ce qu’il leur don­nait à man­ger et à boire était son corps et son sang, mais il en expri­ma aus­si la valeur sacri­fi­cielle, ren­dant pré­sent de manière sacra­men­telle son sacri­fice qui s’ac­com­pli­rait sur la Croix quelques heures plus tard pour le salut de tous. « La Messe est à la fois et insé­pa­ra­ble­ment le mémo­rial sacri­fi­ciel dans lequel se per­pé­tue le sacri­fice de la Croix, et le ban­quet sacré de la com­mu­nion au Corps et au Sang du Seigneur ».((Catéchisme de l’Église catho­lique, n. 1382.))

L’Église vit conti­nuel­le­ment du sacri­fice rédemp­teur, et elle y accède non seule­ment par un simple sou­ve­nir plein de foi, mais aus­si par un contact actuel, car ce sacri­fice se rend pré­sent, se per­pé­tuant sacra­men­tel­le­ment, dans chaque com­mu­nau­té qui l’offre par les mains du ministre consa­cré. De cette façon, l’Eucharistie étend aux hommes d’au­jourd’­hui la récon­ci­lia­tion obte­nue une fois pour toutes par le Christ pour l’hu­ma­ni­té de tous les temps. En effet, « le sacri­fice du Christ et le sacri­fice de l’Eucharistie sont un unique sacri­fice ».((Ibid., n. 1367. .)) Saint Jean Chrysostome le disait déjà clai­re­ment : « Nous offrons tou­jours le même Agneau, non pas l’un aujourd’­hui et un autre demain, mais tou­jours le même. Pour cette rai­son, il n’y a tou­jours qu’un seul sacri­fice. […] Maintenant encore, nous offrons la vic­time qui fut alors offerte et qui ne se consu­me­ra jamais ».((Homélie sur la Lettre aux Hébreux, 17, 3 : PG 63, 131.))

La Messe rend pré­sent le sacri­fice de la Croix, elle ne s’y ajoute pas et elle ne le mul­ti­plie pas.((Cf. Conc. œcum. de Trente, Session XXII, Doctrine sur le saint sacri­fice de la Messe, ch. 2 : DS 1743 ; La Foi catho­lique, n. 768 : « C’est une seule et même vic­time, c’est le même qui offre main­te­nant par le minis­tère des prêtres, qui s’est offert lui-​même alors sur la Croix ; seule, la manière d’of­frir dif­fère ».)) Ce qui se répète, c’est la célé­bra­tion en mémo­rial, la « mani­fes­ta­tion en mémo­rial » (memo­ria­lis demons­tra­tio)2 du sacri­fice, par laquelle le sacri­fice rédemp­teur du Christ, unique et défi­ni­tif, se rend pré­sent dans le temps. La nature sacri­fi­cielle du Mystère eucha­ris­tique ne peut donc se com­prendre comme quelque chose qui sub­siste en soi, indé­pen­dam­ment de la Croix, ou en réfé­rence seule­ment indi­recte au sacri­fice du Calvaire.

13. En ver­tu de son rap­port étroit avec le sacri­fice du Golgotha, l’Eucharistie est un sacri­fice au sens propre, et non seule­ment au sens géné­rique, comme s’il s’a­gis­sait d’une simple offrande que le Christ fait de lui-​même en nour­ri­ture spi­ri­tuelle pour les fidèles. En effet, le don de son amour et de son obéis­sance jus­qu’au terme de sa vie (cf. Jn 10, 17–18) est en pre­mier lieu un don à son Père. C’est assu­ré­ment un don en notre faveur, et même en faveur de toute l’hu­ma­ni­té (cf. Mt 26, 28 ; Mc 14, 24 ; Lc 22, 20 ; Jn 10, 15), mais c’est avant tout un don au Père : « Sacrifice que le Père a accep­té, échan­geant le don total de son Fils, qui s’est fait « obéis­sant jus­qu’à la mort » (Ph 2, 8), avec son propre don pater­nel, c’est-​à-​dire avec le don de la vie nou­velle et immor­telle dans la résur­rec­tion ».((Jean-​Paul II, Encycl. Redemptor homi­nis (15 mars 1979), n. 20 : AAS 71 (1979), p. 310 ; La Documentation catho­lique 76 (1979), p. 317.))

En don­nant son sacri­fice à l’Église, le Christ a vou­lu éga­le­ment faire sien le sacri­fice spi­ri­tuel de l’Église, appe­lée à s’of­frir aus­si elle-​même en même temps que le sacri­fice du Christ. Tel est l’en­sei­gne­ment du Concile Vatican II concer­nant tous les fidèles : « Participant au Sacrifice eucha­ris­tique, source et som­met de toute la vie chré­tienne, ils offrent à Dieu la vic­time divine, et s’offrent eux-​mêmes avec elle ».((Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 11.))
14. La Pâque du Christ com­prend aus­si, avec sa pas­sion et sa mort, sa résur­rec­tion, comme le rap­pelle l’ac­cla­ma­tion du peuple après la consé­cra­tion : « Nous célé­brons ta résur­rec­tion ». En effet, le Sacrifice eucha­ris­tique rend pré­sent non seule­ment le mys­tère de la pas­sion et de la mort du Sauveur, mais aus­si le mys­tère de la résur­rec­tion, dans lequel le sacri­fice trouve son cou­ron­ne­ment. C’est en tant que vivant et res­sus­ci­té que le Christ peut, dans l’Eucharistie, se faire « pain de la vie » (Jn 6, 35. 48), « pain vivant » (Jn 6, 51). Saint Ambroise le rap­pe­lait aux néo­phytes, en appli­quant à leur vie l’é­vé­ne­ment de la résur­rec­tion : « Si le Christ est à toi aujourd’­hui, il res­sus­cite pour toi chaque jour ».((De sacra­men­tis, V, 4, 26 : CSEL 73, 70 ; SCh 25bis, p. 135.)) Saint Cyrille d’Alexandrie, quant à lui, sou­li­gnait que la par­ti­ci­pa­tion aux saints Mystères « est vrai­ment une confes­sion et un rap­pel que le Seigneur est mort et qu’il est reve­nu à la vie pour nous et en notre faveur ».((In Ioannis Evangelium, XII, 20 : PG 74, 726.))

15. Dans la Messe, la repré­sen­ta­tion sacra­men­telle du sacri­fice du Christ cou­ron­né par sa résur­rec­tion implique une pré­sence tout à fait spé­ciale que – pour reprendre les mots de Paul VI – « on nomme « réelle », non à titre exclu­sif, comme si les autres pré­sences n’é­taient pas « réelles », mais par anto­no­mase parce qu’elle est sub­stan­tielle, et que par elle le Christ, Homme-​Dieu, se rend pré­sent tout entier ».((Encycl. Mysterium fidei (3 sep­tembre 1965): AAS 57 (1965), p. 764 ; La Documentation catho­lique 62 (1965), col. 1643.)) Ainsi est pro­po­sée de nou­veau la doc­trine tou­jours valable du Concile de Trente : « Par la consé­cra­tion du pain et du vin s’o­père le chan­ge­ment de toute la sub­stance du pain en la sub­stance du corps du Christ notre Seigneur et de toute la sub­stance du vin en la sub­stance de son sang ; ce chan­ge­ment, l’Église catho­lique l’a jus­te­ment et exac­te­ment appe­lé trans­sub­stan­tia­tion ».((Session XIII, Décret sur la très sainte Eucharistie, ch. 4 : DS, 1462 ; La Foi catho­lique, n. 739.)) L’Eucharistie est vrai­ment « mys­te­rium fidei », mys­tère qui dépasse notre intel­li­gence et qui ne peut être accueilli que dans la foi, comme l’ont sou­vent rap­pe­lé les caté­chèses patris­tiques sur ce divin Sacrement. « Ne t’at­tache donc pas – exhorte saint Cyrille de Jérusalem – comme à des élé­ments natu­rels au pain et au vin, car ils sont, selon la décla­ra­tion du Maître, corps et sang. C’est, il est vrai, ce que te sug­gèrent les sens ; mais que la foi te ras­sure ».((Catéchèses mys­ta­go­giques, IV, 6 : SCh 126, p. 138.))

Nous conti­nue­rons à chan­ter avec le Docteur angé­lique : « Adoro te devote, latens Deitas ». Devant ce mys­tère d’a­mour, la rai­son humaine fait l’ex­pé­rience de toute sa fini­tude. On voit alors pour­quoi, au long des siècles, cette véri­té a conduit la théo­lo­gie à faire de sérieux efforts de compréhension.

Ce sont des efforts louables, d’au­tant plus utiles et péné­trants qu’ils ont per­mis de conju­guer l’exer­cice cri­tique de la pen­sée avec « la foi vécue » de l’Église, recueillie spé­cia­le­ment dans le « cha­risme cer­tain de véri­té » du Magistère et dans l”« intel­li­gence inté­rieure des réa­li­tés spi­ri­tuelles » à laquelle par­viennent sur­tout les saints.((Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. sur la Révélation divine Dei Verbum, n. 8.)) Il y a tout de même la limite indi­quée par Paul VI : « Toute expli­ca­tion théo­lo­gique, cher­chant quelque intel­li­gence de ce mys­tère, doit, pour être en accord avec la foi catho­lique, main­te­nir que, dans la réa­li­té elle-​même, indé­pen­dante de notre esprit, le pain et le vin ont ces­sé d’exis­ter après la consé­cra­tion, en sorte que c’est le corps et le sang ado­rables du Seigneur Jésus qui, dès lors, sont réel­le­ment pré­sents devant nous sous les espèces sacra­men­telles du pain et du vin ».((Profession de foi (30 juin 1968), n. 25 : AAS 60 (1968), pp. 442–443 ; La Documentation catho­lique 65 (1968), col. 1256.))

16. L’efficacité sal­vi­fique du sacri­fice se réa­lise en plé­ni­tude dans la com­mu­nion, quand nous rece­vons le corps et le sang du Seigneur. Le Sacrifice eucha­ris­tique tend en soi à notre union intime, à nous fidèles, avec le Christ à tra­vers la com­mu­nion : nous le rece­vons lui-​même, Lui qui s’est offert pour nous, nous rece­vons son corps, qu’il a livré pour nous sur la Croix, son sang, qu’il a « répan­du pour la mul­ti­tude, en rémis­sion des péchés » (Mt 26, 28). Rappelons-​nous ses paroles : « De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même aus­si celui qui me man­ge­ra vivra par moi » (Jn 6, 57). C’est Jésus lui-​même qui nous ras­sure : une telle union, qu’il com­pare par ana­lo­gie à celle de la vie tri­ni­taire, se réa­lise vrai­ment. L’Eucharistie est un vrai ban­quet, dans lequel le Christ s’offre en nour­ri­ture. Quand Jésus parle pour la pre­mière fois de cette nour­ri­ture, ses audi­teurs res­tent stu­pé­faits et déso­rien­tés, obli­geant le Maître à sou­li­gner la véri­té objec­tive de ses paroles : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne man­gez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’au­rez pas la vie en vous » (Jn 6, 53). Il ne s’a­git pas d’un ali­ment au sens méta­pho­rique : « Ma chair est la vraie nour­ri­ture, et mon sang est la vraie bois­son » (Jn 6, 55).

17. À tra­vers la com­mu­nion à son corps et à son sang, le Christ nous com­mu­nique aus­si son Esprit. Saint Éphrem écrit : « Il appe­la le pain son corps vivant, il le rem­plit de lui-​même et de son Esprit. […] Et celui qui le mange avec foi mange le Feu et l’Esprit […]. Prenez-​en, mangez-​en tous, et man­gez avec lui l’Esprit Saint. C’est vrai­ment mon corps et celui qui le mange vivra éter­nel­le­ment ».((Homélie IV pour la Semaine sainte : CSCO 413 /​Syr. 182, 55.)) Dans l’é­pi­clèse eucha­ris­tique, l’Église demande ce Don divin, source de tout autre don. On lit, par exemple, dans la Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome : « Nous t’in­vo­quons, nous te prions et nous te sup­plions : envoie ton Esprit Saint sur nous tous et sur ces dons, […] afin que ceux qui y prennent part obtiennent la puri­fi­ca­tion de l’âme, la rémis­sion des péchés et le don du Saint Esprit ».((Anaphore.)) Et dans le Missel romain le célé­brant demande : « Quand nous serons nour­ris de son corps et de son sang et rem­plis de l’Esprit Saint, accorde-​nous d’être un seul corps et un seul esprit dans le Christ ».((Prière eucha­ris­tique III.)) Ainsi, par le don de son corps et de son sang, le Christ fait gran­dir en nous le don de son Esprit, déjà reçu au Baptême et offert comme « sceau » dans le sacre­ment de la Confirmation.

18. L’acclamation que le peuple pro­nonce après la consé­cra­tion se conclut de manière heu­reuse en expri­mant la dimen­sion escha­to­lo­gique qui marque la Célébration eucha­ris­tique (cf. 1 Co 11, 26): « … Nous atten­dons ta venue dans la gloire ». L’Eucharistie est ten­sion vers le terme, avant- goût de la plé­ni­tude de joie pro­mise par le Christ (cf. Jn 15, 11); elle est en un sens l’an­ti­ci­pa­tion du Paradis, « gage de la gloire future ».((Solennité du Corps et du Sang du Christ, IIe Vêpres, antienne du Magnificat.)) Dans l’Eucharistie, tout exprime cette attente confiante : « Nous espé­rons le bon­heur que tu pro­mets et l’a­vè­ne­ment de Jésus Christ, notre Sauveur ».((Missel romain, Embolisme après le Notre Père.)) Celui qui se nour­rit du Christ dans l’Eucharistie n’a pas besoin d’at­tendre l’au-​delà pour rece­voir la vie éter­nelle : il la pos­sède déjà sur terre, comme pré­mices de la plé­ni­tude à venir, qui concer­ne­ra l’homme dans sa tota­li­té. Dans l’Eucharistie en effet, nous rece­vons éga­le­ment la garan­tie de la résur­rec­tion des corps à la fin des temps : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éter­nelle ; et moi, je le res­sus­ci­te­rai au der­nier jour » (Jn 6, 54). Cette garan­tie de la résur­rec­tion à venir vient du fait que la chair du Fils de l’homme, don­née en nour­ri­ture, est son corps dans son état glo­rieux de Ressuscité. Avec l’Eucharistie, on assi­mile pour ain­si dire le « secret » de la résur­rec­tion. C’est pour­quoi saint Ignace d’Antioche défi­nit avec jus­tesse le Pain eucha­ris­tique comme « remède d’im­mor­ta­li­té, anti­dote pour ne pas mou­rir ».((Lettre aux Éphésiens, 20 : PG 5, 661 : SCh 10 bis, p. 77.))

19. La ten­sion escha­to­lo­gique sus­ci­tée dans l’Eucharistie exprime et affer­mit la com­mu­nion avec l’Église du ciel. Ce n’est pas par hasard que, dans les ana­phores orien­tales ou dans les prières eucha­ris­tiques latines, on fait mémoire avec véné­ra­tion de Marie, tou­jours vierge, Mère de notre Dieu et Seigneur Jésus Christ, des anges, des saints Apôtres, des glo­rieux mar­tyrs et de tous les saints. C’est un aspect de l’Eucharistie qui mérite d’être sou­li­gné : en célé­brant le sacri­fice de l’Agneau, nous nous unis­sons à la litur­gie céleste, nous asso­ciant à la mul­ti­tude immense qui s’é­crie : « Le salut est don­né par notre Dieu, lui qui siège sur le Trône, et par l’Agneau ! » (Ap 7, 10). L’Eucharistie est vrai­ment un coin du ciel qui s’ouvre sur la terre ! C’est un rayon de la gloire de la Jérusalem céleste, qui tra­verse les nuages de notre his­toire et qui illu­mine notre chemin.

20. Une autre consé­quence signi­fi­ca­tive de cette ten­sion escha­to­lo­gique inhé­rente à l’Eucharistie pro­vient du fait qu’elle donne une impul­sion à notre marche dans l’his­toire, fai­sant naître un germe de vive espé­rance dans le dévoue­ment quo­ti­dien de cha­cun à ses propres tâches. En effet, si la vision chré­tienne porte à regar­der vers les « cieux nou­veaux » et la « terre nou­velle » (cf. Ap 21, 1), cela n’af­fai­blit pas, mais sti­mule notre sens de la res­pon­sa­bi­li­té envers notre terre.((Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 39.)) Je désire le redire avec force au début du nou­veau mil­lé­naire, pour que les chré­tiens se sentent plus que jamais enga­gés à ne pas faillir aux devoirs de leur citoyen­ne­té ter­restre. Il est de leur devoir de contri­buer, à la lumière de l’Évangile, à construire un monde qui soit à la mesure de l’homme et qui réponde plei­ne­ment au des­sein de Dieu.

Les pro­blèmes qui assom­brissent notre hori­zon actuel sont nom­breux. Il suf­fit de pen­ser à l’ur­gence de tra­vailler pour la paix, de poser dans les rela­tions entre les peuples des jalons solides en matière de jus­tice et de soli­da­ri­té, de défendre la vie humaine, de sa concep­tion jus­qu’à sa fin natu­relle. Et que dire des mille contra­dic­tions d’un uni­vers « mon­dia­li­sé » où les plus faibles, les plus petits et les plus pauvres semblent avoir bien peu à espé­rer ? C’est dans ce monde que doit jaillir de nou­veau l’es­pé­rance chré­tienne ! C’est aus­si pour cela que le Seigneur a vou­lu demeu­rer avec nous dans l’Eucharistie, en ins­cri­vant dans la pré­sence de son sacri­fice et de son repas la pro­messe d’une huma­ni­té renou­ve­lée par son amour. De manière signi­fi­ca­tive, là où les Évangiles synop­tiques racontent l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie, l’Évangile de Jean pro­pose, en en illus­trant ain­si le sens pro­fond, le récit du « lave­ment des pieds », par lequel Jésus se fait maître de la com­mu­nion et du ser­vice (cf. Jn 13, 1–20). De son côté, l’Apôtre Paul déclare « indigne » d’une com­mu­nau­té chré­tienne la par­ti­ci­pa­tion à la Cène du Seigneur dans un contexte de divi­sions et d’in­dif­fé­rence envers les pauvres (cf. 1 Co 11, 17–22. 27–34).((« Tu veux hono­rer le corps du Christ ? Ne le méprise pas lors­qu’il est nu. Ne l’ho­nore pas ici, dans l’é­glise, par des tis­sus de soie tan­dis que tu le laisses dehors souf­frir du froid et du manque de vête­ments. Car celui qui a dit : Ceci est mon corps, et qui l’a réa­li­sé en le disant, c’est lui qui a dit : Vous m’a­vez vu avoir faim, et vous ne m’a­vez pas don­né à man­ger, et aus­si : Chaque fois que vous ne l’a­vez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’a­vez pas fait […]. Quel avan­tage y a- t‑il à ce que la table du Christ soit char­gée de vases d’or, tan­dis que lui-​même meurt de faim ? Commence par ras­sa­sier l’af­fa­mé, et avec ce qui te res­te­ra tu orne­ras son autel » : S. Jean Chrysostome, Homélie sur l’Évangile de Matthieu 50, 3–4 : PG 58, 508–509 ; cf. Jean-​Paul II, Encycl. Sollicitudo rei socia­lis (30 décembre 1987), n. 31 : AAS 80 (1988), pp. 553–556 ; La Documentation catho­lique 85 (1988), p. 246.))

Proclamer la mort du Seigneur « jus­qu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26) implique, pour ceux qui par­ti­cipent à l’Eucharistie, l’en­ga­ge­ment de trans­for­mer la vie, pour qu’elle devienne, d’une cer­taine façon, tota­le­ment « eucha­ris­tique ». Ce sont pré­ci­sé­ment ce fruit de trans­fi­gu­ra­tion de l’exis­tence et l’en­ga­ge­ment à trans­for­mer le monde selon l’Évangile qui font res­plen­dir la dimen­sion escha­to­lo­gique de la Célébration eucha­ris­tique et de toute la vie chré­tienne : « Viens, Seigneur Jésus ! »(Ap 22, 20).

Ch. II. L’Eucharistie édifie l’Eglise

21. Le Concile Vatican II a rap­pe­lé que la Célébration eucha­ris­tique est au centre du pro­ces­sus de crois­sance de l’Église. En effet, après avoir dit que « l’Église, qui est le Règne du Christ déjà pré­sent en mys­tère, gran­dit dans le monde de façon visible sous l’ef­fet de la puis­sance de Dieu »((Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 3.)) comme s’il vou­lait répondre à la ques­tion : « Comment grandit-​elle ? », il ajoute : « Chaque fois que se célèbre sur l’au­tel le sacri­fice de la Croix, par lequel « le Christ, notre Pâque, a été immo­lé » (1 Co 5, 7), s’o­père l’œuvre de notre rédemp­tion. En même temps, par le Sacrement du pain eucha­ris­tique, est repré­sen­tée et ren­due effec­tive l’u­ni­té des fidèles qui forment un seul corps dans le Christ (cf. 1 Co 10, 17) ».((Ibid.))

Aux ori­gines mêmes de l’Église, il y a une influence déter­mi­nante de l’Eucharistie. Les Évangélistes pré­cisent que ce sont les Douze, les Apôtres, qui se sont réunis autour de Jésus, à la der­nière Cène (cf. Mt 26, 20 ; Mc 14, 17 ; Lc 22, 14). C’est un point par­ti­cu­lier très impor­tant, puisque les Apôtres « furent les germes du nou­vel Israël et en même temps l’o­ri­gine de la hié­rar­chie sacrée ».((Conc. œcum. Vat. II, Décr. sur l’ac­ti­vi­té mis­sion­naire de l’Église Ad gentes, n. 5.)) En leur don­nant son corps et son sang en nour­ri­ture, le Christ les unis­sait mys­té­rieu­se­ment à son sacri­fice qui devait se consom­mer sur le Calvaire peu après. Par ana­lo­gie avec l’Alliance du Sinaï, scel­lée par le sacri­fice et l’as­per­sion du sang,((« Moïse prit le sang, en asper­gea le peuple, et dit : « Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles, le Seigneur a conclue avec vous » » (Ex 24, 8).)) les gestes et les paroles de Jésus à la der­nière Cène posaient les fon­de­ments de la nou­velle com­mu­nau­té mes­sia­nique, le peuple de la nou­velle Alliance.

En accueillant au Cénacle l’in­vi­ta­tion de Jésus : « Prenez et man­gez… Buvez-​en tous… » (Mt 26, 26. 28), les Apôtres sont entrés, pour la pre­mière fois, en com­mu­nion sacra­men­telle avec Lui. À par­tir de ce moment-​là, et jus­qu’à la fin des temps, l’Église se construit à tra­vers la com­mu­nion sacra­men­telle avec le Fils de Dieu immo­lé pour nous : « Faites cela en mémoire de moi… Chaque fois que vous en boi­rez, faites cela en mémoire de moi » (1 Co 11, 24–25 ; cf. Lc 22, 19).

22. L’incorporation au Christ, réa­li­sée par le Baptême, se renou­velle et se ren­force conti­nuel­le­ment par la par­ti­ci­pa­tion au Sacrifice eucha­ris­tique, sur­tout par la pleine par­ti­ci­pa­tion que l’on y a dans la com­mu­nion sacra­men­telle. Nous pou­vons dire non seule­ment que cha­cun d’entre nous reçoit le Christ, mais aus­si que le Christ reçoit cha­cun d’entre nous. Il res­serre son ami­tié avec nous : « Vous êtes mes amis » (Jn 15, 14). Quant à nous, nous vivons grâce à lui : « Celui qui me man­ge­ra vivra par moi » (Jn 6, 57). Pour le Christ et son dis­ciple, demeu­rer l’un dans l’autre se réa­lise de manière sublime dans la com­mu­nion eucha­ris­tique : « Demeurez en moi, comme moi en vous » (Jn 15, 4).

En s’u­nis­sant au Christ, le peuple de la nou­velle Alliance, loin de se refer­mer sur lui-​même, devient « sacre­ment » pour l’humanité,((Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 1.)) signe et ins­tru­ment du salut opé­ré par le Christ, lumière du monde et sel de la terre (cf. Mt 5, 13–16) pour la rédemp­tion de tous.((Cf. ibid., n. 9.))La mis­sion de l’Église est en conti­nui­té avec celle du Christ : « De même que le Père m’a envoyé, moi aus­si, je vous envoie » (Jn 20, 21). C’est pour­quoi, de la per­pé­tua­tion du sacri­fice du Christ dans l’Eucharistie et de la com­mu­nion à son corps et à son sang, l’Église reçoit les forces spi­ri­tuelles néces­saires à l’ac­com­plis­se­ment de sa mis­sion. Ainsi, l’Eucharistie appa­raît en même temps comme la source et le som­met de toute l’é­van­gé­li­sa­tion, puisque son but est la com­mu­nion de tous les hommes avec le Christ et en lui avec le Père et l’Esprit Saint.((Cf. Conc. œcum. Vat. II, Décr. Presbyterorum ordi­nis, n. 5. Le même décret dit au n. 6 : « Aucune com­mu­nau­té chré­tienne ne s’é­di­fie si elle n’a pas sa racine et son centre dans la célé­bra­tion de la très sainte Eucharistie ».))

23. Par la com­mu­nion eucha­ris­tique, l’Église est éga­le­ment conso­li­dée dans son uni­té de corps du Christ. Saint Paul se réfère à cette effi­ca­ci­té uni­fi­ca­trice de la par­ti­ci­pa­tion au ban­quet eucha­ris­tique quand il écrit aux Corinthiens : « Le pain que nous rom­pons, n’est-​il pas com­mu­nion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, la mul­ti­tude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain » (1 Co 10, 16- 17). Le com­men­taire de saint Jean Chrysostome est pré­cis et pro­fond : « Qu’est donc ce pain ? C’est le corps du Christ. Que deviennent ceux qui le reçoivent ? Le corps du Christ : non pas plu­sieurs corps, mais un seul corps. En effet, comme le pain est tout un, bien qu’il soit consti­tué de mul­tiples grains qui, bien qu’on ne les voie pas, se trouvent en lui, tels que leur dif­fé­rence dis­pa­raisse en rai­son de leur par­faite fusion, de la même manière nous sommes unis les uns aux autres et nous sommes unis tous ensemble au Christ ».((Homélies sur la 1re Lettre aux Corinthiens, 24, 2 : PG 61, 200 ; cf. Didachè, IX, 4 ; Funk, 1, 22 ; SCh 248, p. 177 ; S. Cyprien, Lettres LXIII, 13 : PL 4, 384 ; Correspondance II, Les Belles Lettres, Paris (1925), pp. 201–202.)) L’argumentation est ser­rée : notre uni­té avec le Christ, qui est don et grâce pour cha­cun, fait qu’en lui nous sommes aus­si asso­ciés à l’u­ni­té de son corps qui est l’Église. L’Eucharistie ren­force l’in­cor­po­ra­tion au Christ, qui se réa­lise dans le Baptême par le don de l’Esprit (cf. 1 Co 12, 13.27).

L’action conjointe et insé­pa­rable du Fils et de l’Esprit Saint, qui est à l’o­ri­gine de l’Église, de sa consti­tu­tion et de sa sta­bi­li­té, est agis­sante dans l’Eucharistie. L’auteur de la Liturgie de saint Jacques en est bien conscient : dans l’é­pi­clèse de l’a­na­phore, on prie Dieu le Père d’en­voyer l’Esprit Saint sur les fidèles et sur les dons, afin que le corps et le sang du Christ « servent à tous ceux qui y par­ti­cipent […] pour la sanc­ti­fi­ca­tion des âmes et des corps ».((PO 26, 206.)) C’est le divin Paraclet qui raf­fer­mit l’Église par la sanc­ti­fi­ca­tion eucha­ris­tique des fidèles.
24. Le don du Christ et de son Esprit, que nous rece­vons dans la com­mu­nion eucha­ris­tique, accom­plit avec une sur­abon­dante plé­ni­tude les dési­rs d’u­ni­té fra­ter­nelle qui habitent le cœur humain ; de même, il élève l’ex­pé­rience de fra­ter­ni­té inhé­rente à la par­ti­ci­pa­tion com­mune à la même table eucha­ris­tique jus­qu’à un niveau bien supé­rieur à celui d’une simple expé­rience de convi­via­li­té humaine. Par la com­mu­nion au corps du Christ, l’Église réa­lise tou­jours plus pro­fon­dé­ment son iden­ti­té : elle « est, dans le Christ, en quelque sorte le sacre­ment, c’est-​à-​dire le signe et l’ins­tru­ment de l’u­nion intime avec Dieu et de l’u­ni­té de tout le genre humain ».((Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 1.))

Aux germes de désa­gré­ga­tion entre les hommes, qui, à l’ex­pé­rience quo­ti­dienne, appa­raissent tel­le­ment enra­ci­nés dans l’hu­ma­ni­té à cause du péché, s’op­pose la force géné­ra­trice d’u­ni­té du corps du Christ. En fai­sant l’Église, l’Eucharistie crée pro­pre­ment pour cette rai­son la com­mu­nau­té entre les hommes.

25. Le culte ren­du à l’Eucharistie en dehors de la Messe est d’une valeur ines­ti­mable dans la vie de l’Église. Ce culte est étroi­te­ment uni à la célé­bra­tion du Sacrifice eucha­ris­tique. La pré­sence du Christ sous les saintes espèces conser­vées après la Messe – pré­sence qui dure tant que sub­sistent les espèces du pain et du vin3 – découle de la célé­bra­tion du Sacrifice et tend à la com­mu­nion sacra­men­telle et spirituelle.((Cf. Rituale Romanum : De sacra com­mu­nione et de cultu mys­te­rii eucha­ris­ti­ci extra Missam, p. 36 (n. 80); Rituel de l’Eucharistie en dehors de la Messe, 2e éd., AELF 1996, p. 67 (n. 80).)) Il revient aux pas­teurs d’en­cou­ra­ger, y com­pris par leur témoi­gnage per­son­nel, le culte eucha­ris­tique, par­ti­cu­liè­re­ment les expo­si­tions du Saint-​Sacrement, de même que l’a­do­ra­tion devant le Christ pré­sent sous les espèces eucharistiques.((Cf. ibid, pp. 38–39 (n. 86–90); Rituel de l’Eucharistie en dehors de la Messe, pp. 69–70 (n. 86–90).))

Il est bon de s’en­tre­te­nir avec Lui et, pen­chés sur sa poi­trine comme le dis­ciple bien-​aimé (cf. Jn 13, 25), d’être tou­chés par l’a­mour infi­ni de son cœur. Si, à notre époque, le chris­tia­nisme doit se dis­tin­guer sur­tout par « l’art de la prière »,((Jean-​Paul II, Lettre apost. Novo mil­len­nio ineunte, n. 32 : AAS 93 (2001), pp. 288 ; La Documentation catho­lique 98 (2001), p. 79.)) com­ment ne pas res­sen­tir le besoin renou­ve­lé de demeu­rer lon­gue­ment, en conver­sa­tion spi­ri­tuelle, en ado­ra­tion silen­cieuse, en atti­tude d’a­mour, devant le Christ pré­sent dans le Saint-​Sacrement ? Bien des fois, chers Frères et Sœurs, j’ai fait cette expé­rience et j’en ai reçu force, conso­la­tion et soutien !

De nom­breux saints nous ont don­né l’exemple de cette pra­tique maintes fois louée et recom­man­dée par le Magistère.((« Qu’au cours de la jour­née 1es fidèles ne négligent point de rendre visite au Saint-​Sacrement, qui doit être conser­vé en un endroit très digne des églises, avec le plus d’hon­neur pos­sible, selon les lois litur­giques. Car la visite est une marque de gra­ti­tude, un geste d’a­mour et un devoir de recon­nais­sance envers le Christ Notre-​Seigneur pré­sent en ce lieu » : Paul VI, Encycl. Mysterium fidei (3 sep­tembre 1965): AAS 57 (1965), p. 771 ; La Documentation catho­lique 62 (1965), col. 1647–1648.)) Saint Alphonse Marie de Liguori se dis­tin­gua en par­ti­cu­lier dans ce domaine, lui qui écri­vait : « Parmi toutes les dévo­tions, l’a­do­ra­tion de Jésus dans le Saint-​Sacrement est la pre­mière après les sacre­ments, la plus chère à Dieu et la plus utile pour nous ».((Visite al S.S. Sacramento ed a Maria Santissima, Introduction : Opere asce­tiche, Avellino (2000), p. 295.))L’Eucharistie est un tré­sor ines­ti­mable : la célé­brer, mais aus­si res­ter en ado­ra­tion devant elle en dehors de la Messe per­met de pui­ser à la source même de la grâce. Une com­mu­nau­té chré­tienne qui veut être davan­tage capable de contem­pler le visage du Christ, selon ce que j’ai sug­gé­ré dans les lettres apos­to­liques (Novo mil­len­nio ineunte et Rosarium Virginis Mariæ, ne peut pas ne pas déve­lop­per éga­le­ment cet aspect du culte eucha­ris­tique, dans lequel se pro­longent et se mul­ti­plient les fruits de la com­mu­nion au corps et au sang du Seigneur.

Ch. III. L’Apostolicité de l’eucharistie et de l’Eglise

26. Si, comme je l’ai rap­pe­lé plus haut, l’Eucharistie édi­fie l’Église et l’Église fait l’Eucharistie, il s’en­suit que le lien entre l’une et l’autre est très étroit. C’est tel­le­ment vrai que nous pou­vons appli­quer au Mystère eucha­ris­tique ce que nous disons de l’Église quand, dans le sym­bole de Nicée-​Constantinople, nous la confes­sons « une, sainte, catho­lique et apos­to­lique ». Une et catho­lique, l’Eucharistie l’est éga­le­ment. Elle est aus­si sainte, bien plus, elle est le très saint Sacrement. Mais c’est sur­tout vers son apos­to­li­ci­té que nous vou­lons main­te­nant por­ter notre attention.

27. Expliquant que l’Église est apos­to­lique, c’est-​à-​dire fon­dée sur les Apôtres, le Catéchisme de l’Église catho­lique dis­cerne une triple signi­fi­ca­tion de cette expres­sion. D’une part, « elle a été et demeure bâtie sur « le fon­de­ment des Apôtres » (Ep 2, 20), témoins choi­sis et envoyés en mis­sion par le Christ lui-​même ».((N. 857.)) À l’o­ri­gine de l’Eucharistie, il y a aus­si les Apôtres, non parce que le Sacrement ne remon­te­rait pas au Christ lui-​même, mais parce qu’il leur a été confié par Jésus et qu’il a été trans­mis par eux et par leurs suc­ces­seurs jus­qu’à nous. C’est en conti­nui­té avec l’ac­tion des Apôtres, obéis­sants à l’ordre du Seigneur, que l’Église célèbre l’Eucharistie au long des siècles.

La deuxième signi­fi­ca­tion de l’a­pos­to­li­ci­té de l’Église, indi­quée par le Catéchisme, est qu’elle « garde et trans­met, avec l’aide de l’Esprit qui habite en elle, l’en­sei­gne­ment, le bon dépôt, les saines paroles enten­dues des Apôtres ».((Ibid.)) Selon ce deuxième sens aus­si, l’Eucharistie est apos­to­lique parce qu’elle est célé­brée confor­mé­ment à la foi des Apôtres. Au cours de l’his­toire bimil­lé­naire du peuple de la nou­velle Alliance, le Magistère ecclé­sias­tique a pré­ci­sé la doc­trine eucha­ris­tique en diverses occa­sions, même en ce qui concerne sa ter­mi­no­lo­gie exacte, et cela pré­ci­sé­ment pour sau­ve­gar­der la foi apos­to­lique en ce très grand Mystère. Cette foi demeure inchan­gée, et il est essen­tiel pour l’Église qu’elle le demeure.

28. Enfin, l’Église est apos­to­lique en ce sens qu”« elle conti­nue à être ensei­gnée, sanc­ti­fiée et diri­gée par les Apôtres jus­qu’au retour du Christ grâce à ceux qui leur suc­cèdent dans leur charge pas­to­rale : le col­lège des évêques, « assis­té par les prêtres, en union avec le suc­ces­seur de Pierre, pas­teur suprême de l’Église » ».((Ibid.)) Succéder aux Apôtres dans la mis­sion pas­to­rale implique néces­sai­re­ment le sacre­ment de l’Ordre, à savoir la suite inin­ter­rom­pue des ordi­na­tions épis­co­pales valides, remon­tant jus­qu’aux origines.((Cf. Congr. pour la Doctrine de la Foi, Lettre Sacerdotium minis­te­riale (6 août 1983), III, 2 : AAS 75 (1983), p. 1005 ; La Documentation catho­lique 80 (1983), p. 886.)) Cette suc­ces­sion est essen­tielle pour qu’il y ait l’Église au sens propre et plénier.

L’Eucharistie exprime aus­si ce sens de l’a­pos­to­li­ci­té. En effet, comme l’en­seigne le Concile Vatican II, « les fidèles, pour leur part, en ver­tu de leur sacer­doce royal, concourent à l’of­frande de l’Eucharistie »,((Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 10.)) mais c’est le prêtre ordon­né qui « célèbre le Sacrifice eucha­ris­tique en la per­sonne du Christ et l’offre à Dieu au nom de tout le peuple ».((Ibid.)) C’est pour cela que dans le Missel romain il est pres­crit que ce soit le prêtre seul qui récite la prière eucha­ris­tique, pen­dant que le peuple s’y asso­cie dans la foi et en silence.((Cf. Institutio gene­ra­lis : Editio typi­ca ter­tia, n. 147.))

29. L’expression, uti­li­sée à maintes reprises par le Concile Vatican II, selon laquelle « celui qui a reçu le sacer­doce minis­té­riel […] célèbre le Sacrifice eucha­ris­tique en la per­sonne du Christ »,((Cf. Const. dogm. Lumen gen­tium, nn. 10. 28 ; Décret Presbyterorum Ordinis, n. 2.))était déjà bien2 enra­ci­née dans l’en­sei­gne­ment pon­ti­fi­cal.((« Le ministre de l’au­tel repré­sente le Christ en tant que chef offrant au nom de tous ses membres » : Pie XII, Encycl. Mediator Dei (20 novembre 1947): AAS 39 (1947), p. 556 ; La Documentation catho­lique 45 (1948), col. 221 ; cf. Pie X, Exhort. apost. Hærent ani­mo (4 août 1908): Pii X Acta, IV, 16.; Pie XI, Encycl. Ad catho­li­ci sacer­do­tii (20 décembre 1935): AAS 28 (1936), p. 20 ; La Documentation catho­lique 35 (1936/​1), col. 141.)) Comme j’ai déjà eu l’oc­ca­sion de le pré­ci­ser, in per­so­na Christi « veut dire davan­tage que « au nom » ou « à la place » du Christ. In per­so­na : c’est-​à-​dire dans l’i­den­ti­fi­ca­tion spé­ci­fique, sacra­men­telle, au « grand prêtre de l’Alliance éter­nelle » qui est l’au­teur et le sujet prin­ci­pal de son propre sacri­fice, dans lequel il ne peut vrai­ment être rem­pla­cé par per­sonne ».((Lettre apost. Dominicæ cenæ (24 février 1980), n. 8 : AAS 72 (1980), pp. 128–129 ; La Documentation catho­lique, 77 (1980), p. 304.)) Dans l’é­co­no­mie du salut vou­lue par le Christ, le minis­tère des prêtres qui ont reçu le sacre­ment de l’Ordre mani­feste que l’Eucharistie qu’ils célèbrent est un don qui dépasse radi­ca­le­ment le pou­voir de l’as­sem­blée et qui demeure en toute hypo­thèse irrem­pla­çable pour relier vali­de­ment la consé­cra­tion eucha­ris­tique au sacri­fice de la Croix et à la der­nière Cène.

Pour être véri­ta­ble­ment une assem­blée eucha­ris­tique, l’as­sem­blée qui se réunit pour la célé­bra­tion de l’Eucharistie a abso­lu­ment besoin d’un prêtre ordon­né qui la pré­side. D’autre part, la com­mu­nau­té n’est pas en mesure de se don­ner à elle-​même son ministre ordon­né. Celui-​ci est un don qu’elle reçoit à tra­vers la suc­ces­sion épis­co­pale qui remonte jus­qu’aux Apôtres. C’est l’Évêque qui, par le sacre­ment de l’Ordre, consti­tue un nou­veau prêtre, lui confé­rant le pou­voir de consa­crer l’Eucharistie. C’est pour­quoi « dans une com­mu­nau­té le mys­tère eucha­ris­tique ne peut être célé­bré par per­sonne d’autre qu’un prêtre ordon­né, comme l’a expres­sé­ment décla­ré le IVe Concile du Latran ».((Congr. pour la Doctrine de la Foi, Lettre Sacerdotium minis­te­riale (6 août 1983), III, 4 : AAS 75 (1983), p. 1006 ; La Documentation catho­lique 80 (1983), p. 887 ; cf. Conc. œcum. Latran IV, ch. 1, Const. sur la foi catho­lique Firmiter cre­di­mus : DS 802 ; La Foi catho­lique, n. 31.))

30. La doc­trine de l’Église catho­lique sur le minis­tère sacer­do­tal dans son rap­port à l’Eucharistie ain­si que la doc­trine sur le Sacrifice eucha­ris­tique ont fait l’ob­jet, ces der­nières décen­nies, de dia­logues utiles dans le cadre de l’ac­ti­vi­té œcu­mé­nique. Il nous faut rendre grâce à la très sainte Trinité parce qu’il y a eu, dans ce domaine, des pro­grès signi­fi­ca­tifs et des rap­pro­che­ments qui nous font espé­rer un ave­nir de pleine com­mu­nion dans la foi. L’observation, faite par le Concile au sujet des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés ecclé­siales appa­rues depuis le XVIe siècle et sépa­rées de l’Église catho­lique, demeure encore tout à fait per­ti­nente : « Bien que les com­mu­nau­tés ecclé­siales sépa­rées de nous n’aient pas avec nous la pleine uni­té qui dérive du bap­tême et bien que nous croyions que, en rai­son prin­ci­pa­le­ment de l’ab­sence du sacre­ment de l’Ordre, elles n’ont pas conser­vé la sub­stance propre et inté­grale du mys­tère eucha­ris­tique, néan­moins, lorsque dans la sainte Cène elles font mémoire de la mort et de la résur­rec­tion du Seigneur, elles pro­fessent que la vie dans la com­mu­nion au Christ est signi­fiée par là et elles attendent son avè­ne­ment glo­rieux ».((Conc. œcum. Vat. II, Décret sur l’œ­cu­mé­nisme Unitatis redin­te­gra­tio, n. 22.))

Les fidèles catho­liques, tout en res­pec­tant les convic­tions reli­gieuses de leurs frères sépa­rés, doivent donc s’abs­te­nir de par­ti­ci­per à la com­mu­nion dis­tri­buée dans leurs célé­bra­tions, afin de ne pas entre­te­nir une ambi­guï­té sur la nature de l’Eucharistie et, par consé­quent, man­quer au devoir de témoi­gner avec clar­té de la véri­té. Cela fini­rait par retar­der la marche vers la pleine uni­té visible. De même, on ne peut envi­sa­ger de rem­pla­cer la Messe domi­ni­cale par des célé­bra­tions œcu­mé­niques de la Parole, par des ren­contres de prière avec des chré­tiens appar­te­nant aux com­mu­nau­tés ecclé­siales déjà men­tion­nées ou par la par­ti­ci­pa­tion à leur ser­vice litur­gique. De telles célé­bra­tions et ren- contres, louables en elles-​mêmes en cer­taines cir­cons­tances, pré­parent à la pleine com­mu­nion tant dési­rée, même eucha­ris­tique, mais elles ne peuvent la remplacer.

Le fait que le pou­voir de consa­crer l’Eucharistie ait été confié seule­ment aux Évêques et aux prêtres ne consti­tue aucu­ne­ment une dépré­cia­tion du reste du peuple de Dieu, puisque, dans la com­mu­nion de l’u­nique Corps du Christ qu’est l’Église, ce don rejaillit au béné­fice de tous.

31. Si l’Eucharistie est le centre et le som­met de la vie de l’Église, elle l’est pareille­ment du minis­tère sacer­do­tal. C’est pour­quoi, en ren­dant grâce à Jésus Christ notre Seigneur, je veux redire que l’Eucharistie « est la rai­son d’être prin­ci­pale et cen­trale du sacre­ment du sacer­doce, qui est né effec­ti­ve­ment au moment de l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie et avec elle ».((Lettre apost. Dominicæ Cenæ (24 février 1980), n. 2 : AAS 72 (1980), p. 115 ; La Documentation catho­lique 77 (1980), p. 301.))

Les acti­vi­tés pas­to­rales du prêtre sont mul­tiples. Si l’on pense aux condi­tions sociales et cultu­relles du monde actuel, il est facile de com­prendre com­bien les prêtres sont guet­tés par le dan­ger de la dis­per­sion dans de nom­breuses tâches dif­fé­rentes. Le Concile Vatican II a vu dans la cha­ri­té pas­to­rale le lien qui uni­fie leur vie et leurs acti­vi­tés. Elle découle, ajoute le Concile, « avant tout du Sacrifice eucha­ris­tique, qui est donc le centre et la racine de toute la vie du prêtre ».((Décret Presbyterorum ordi­nis, n. 14.)) On com­prend alors l’im­por­tance pour la vie spi­ri­tuelle du prêtre, autant que pour le bien de l’Église et du monde, de mettre en pra­tique la recom­man­da­tion conci­liaire de célé­brer quo­ti­dien­ne­ment l’Eucharistie, « qui est vrai­ment, même s’il ne peut y avoir la pré­sence de fidèles, action du Christ et de l’Église ».((Ibid., n. 13 ; cf. Code de Droit cano­nique, can. 904 ; Code des Canons des Églises orien­tales, can. 378.)) De cette manière, le prêtre est en mesure de vaincre toutes les ten­sions qui le dis­persent tout au long de ses jour­nées, trou­vant dans le Sacrifice eucha­ris­tique, vrai centre de sa vie et de son minis­tère, l’éner­gie spi­ri­tuelle néces­saire pour affron­ter ses diverses tâches pas­to­rales. Ainsi, ses jour­nées devien­dront vrai­ment eucharistiques.

Du carac­tère cen­tral de l’Eucharistie dans la vie et dans le minis­tère des prêtres découle aus­si son carac­tère cen­tral dans la pas­to­rale en faveur des voca­tions sacer­do­tales. Tout d’a­bord, parce que la prière pour les voca­tions y trouve le lieu d’une très grande union avec la prière du Christ, grand prêtre éter­nel ; mais aus­si parce que le soin atten­tif appor­té par les prêtres au minis­tère eucha­ris­tique, asso­cié à la pro­mo­tion de la par­ti­ci­pa­tion consciente, active et fruc­tueuse des fidèles à l’Eucharistie, consti­tue, pour les jeunes, un exemple effi­cace et un encou­ra­ge­ment à répondre avec géné­ro­si­té à l’ap­pel de Dieu. Ce der­nier se sert sou­vent de l’exemple de cha­ri­té pas­to­rale zélée d’un prêtre pour répandre et faire gran­dir dans le cœur d’un jeune la semence de l’ap­pel au sacerdoce.

32. Tout cela montre com­bien est dou­lou­reuse et anor­male la situa­tion d’une com­mu­nau­té chré­tienne qui, tout en ayant les carac­té­ris­tiques d’une paroisse quant au nombre et à la varié­té des fidèles, manque cepen­dant d’un prêtre pour la gui­der. En effet, la paroisse est une com­mu­nau­té de bap­ti­sés qui expriment et conso­lident leur iden­ti­té sur­tout à tra­vers la célé­bra­tion du Sacrifice eucha­ris­tique. Mais pour cela la pré­sence d’un prêtre est néces­saire, lui seul ayant le pou­voir d’of­frir l’Eucharistie in per­so­na Christi. Quand la com­mu­nau­té est pri­vée de prêtre, on cherche à juste titre à y remé­dier d’une cer­taine manière, afin que se pour­suivent les célé­bra­tions domi­ni­cales, et, dans ce cas, les reli­gieux et les laïcs qui guident leurs frères et sœurs dans la prière exercent de façon louable le sacer­doce com­mun de tous les fidèles, fon­dé sur la grâce du Baptême. Mais de telles solu­tions ne doivent être consi­dé­rées que comme pro­vi­soires, durant le temps où la com­mu­nau­té est en attente d’un prêtre.

Le carac­tère sacra­men­tel­le­ment inache­vé de ces célé­bra­tions doit avant tout inci­ter l’en­semble de la com­mu­nau­té à prier avec une plus grande fer­veur pour que le Seigneur envoie des ouvriers à sa mois­son (cf. Mt 9, 38); il doit aus­si l’in­ci­ter à mettre en œuvre tous les autres élé­ments consti­tu­tifs d’une pas­to­rale voca­tio­nelle adap­tée, sans céder à la ten­ta­tion de cher­cher des solu­tions dans l’af­fai­blis­se­ment des exi­gences rela­tives aux qua­li­tés morales et à la for­ma­tion exi­gées des can­di­dats au sacerdoce.

33. Lorsque, en rai­son du manque de prêtres, une par­ti­ci­pa­tion à la charge pas­to­rale d’une paroisse a été confiée à des fidèles non ordon­nés, ceux-​ci gar­de­ront pré­sent à l’es­prit que, comme l’en­seigne le Concile Vatican II, « aucune com­mu­nau­té chré­tienne ne s’é­di­fie si elle n’a pas sa racine et son centre dans la célé­bra­tion de la très sainte Eucharistie ».((Décret Presbyterorum ordi­nis, n. 6.)) Ils auront donc soin de main­te­nir vive dans la com­mu­nau­té une véri­table « faim » de l’Eucharistie, qui conduit à ne lais­ser pas­ser aucune occa­sion d’a­voir la célé­bra­tion de la Messe, en pro­fi­tant même de la pré­sence occa­sion­nelle d’un prêtre, pour­vu qu’il ne soit pas empê­ché de la célé­brer par le droit de l’Église.

Ch. IV. L’Eucharistie et la communion ecclésiale

34. En 1985, l’Assemblée extra­or­di­naire du Synode des Évêques a vu dans « l’ec­clé­sio­lo­gie de com­mu­nion » l’i­dée cen­trale et fon­da­men­tale des docu­ments du Concile Vatican II.((Cf. Rapport final, II, C, 1 : L’Osservatore Romano, 10 décembre 1985, p. 7 ; La Documentation catho­lique 83 (1986), p. 39.)) Durant son pèle­ri­nage sur la terre, l’Église est appe­lée à main­te­nir et à pro­mou­voir aus­si bien la com­mu­nion avec le Dieu Trinité que la com­mu­nion entre les fidèles. À cette fin, elle dis­pose de la Parole et des Sacrements, sur­tout de l’Eucharistie, dont elle reçoit conti­nuel­le­ment « vie et crois­sance »4 et dans laquelle, en même temps, elle s’ex­prime elle-​même. Ce n’est pas par hasard que le terme com­mu­nion est deve­nu l’un des noms spé­ci­fiques de ce très grand Sacrement.

L’Eucharistie appa­raît donc comme le som­met de tous les Sacrements car elle porte à sa per­fec­tion la com­mu­nion avec Dieu le Père, grâce à l’i­den­ti­fi­ca­tion au Fils unique par l’ac­tion du Saint-​Esprit. Avec une foi péné­trante, l’un des grands auteurs de la tra­di­tion byzan­tine expri­mait cette véri­té à pro­pos de l’Eucharistie : « Ainsi ce mys­tère est par­fait, à la dif­fé­rence de tout autre rite, et il conduit à la cime même des biens, puisque là se trouve aus­si la fin suprême de tout effort humain. Car c’est Dieu lui-​même que nous ren­con­trons en lui, et Dieu s’u­nit à nous de l’u­nion la plus par­faite ».((Nicolas Cabasilas, La vie en Christ, IV, n. 10 : SCh, 355, p. 271.)) C’est pré­ci­sé­ment pour cela qu’il est oppor­tun de culti­ver dans les cœurs le désir constant du Sacrement de l’Eucharistie. C’est ain­si qu’est née la pra­tique de la « com­mu­nion spi­ri­tuelle », heu­reu­se­ment répan­due depuis des siècles dans l’Église et recom­man­dée par de saints maîtres de vie spi­ri­tuelle. Sainte Thérèse de Jésus écri­vait : « Lorsque vous ne rece­vez pas la com­mu­nion à la Messe que vous enten­dez, com­mu­niez spi­ri­tuel­le­ment, c’est là une méthode très avan­ta­geuse […]; vous impri­me­rez ain­si en vous un amour pro­fond pour notre Seigneur ».((S. Thérèse de Jésus, Le che­min de la per­fec­tion, ch. 37 : Oeuvres com­plètes, Paris (1948), p. 766.))

35. Toutefois, la célé­bra­tion de l’Eucharistie ne peut pas être le point de départ de la com­mu­nion, qu’elle pré­sup­pose comme exis­tante, pour ensuite la conso­li­der et la por­ter à sa per­fec­tion. Le Sacrement exprime ce lien de com­mu­nion d’une part dans sa dimen­sion invi­sible qui, dans le Christ, par l’ac­tion de l’Esprit Saint, nous lie au Père et entre nous, d’autre part dans sa dimen­sion visible qui implique la com­mu­nion dans la doc­trine des Apôtres, dans les sacre­ments et dans l’ordre hié­rar­chique. Le rap­port étroit qui existe entre les élé­ments invi­sibles et les élé­ments visibles de la com­mu­nion ecclé­siale est consti­tu­tif de l’Église comme Sacrement du salut.((Cf. Congr. pour la Doctrine de la Foi, Lettre aux Évêques de l’Église catho­lique sur cer­tains aspects de l’Église com­prise comme com­mu­nion Communionis notio (28 mai 1992), n. 4 : AAS 85 (1993), pp. 839–840 ; La Documentation catho­lique 89 (1992), p. 730.)) C’est seule­ment dans ce contexte qu’il y a la célé­bra­tion légi­time de l’Eucharistie et la véri­table par­ti­ci­pa­tion à ce Sacrement. Il en résulte une exi­gence intrin­sèque à l’Eucharistie : qu’elle soit célé­brée dans la com­mu­nion et, concrè­te­ment, dans l’in­té­gri­té des condi­tions requises.

36. La com­mu­nion invi­sible, tout en étant par nature tou­jours en crois­sance, sup­pose la vie de la grâce, par laquelle nous sommes ren­dus « par­ti­ci­pants de la nature divine » (2 P 1, 4), et la pra­tique des ver­tus de foi, d’es­pé­rance et de cha­ri­té. En effet, c’est seule­ment ain­si que s’é­ta­blit une vraie com­mu­nion avec le Père, le Fils et le Saint-​Esprit. La foi ne suf­fit pas ; il convient aus­si de per­sé­vé­rer dans la grâce sanc­ti­fiante et dans la cha­ri­té, en demeu­rant au sein de l’Église « de corps » et « de cœur » ;5 il faut donc, pour le dire avec les paroles de saint Paul, « la foi opé­rant par la cha­ri­té » (Ga 5, 6).

Le res­pect de la tota­li­té des liens invi­sibles est un devoir moral strict pour le chré­tien qui veut par­ti­ci­per plei­ne­ment à l’Eucharistie en com­mu­niant au corps et au sang du Christ. Le même Apôtre rap­pelle ce devoir au fidèle par l’a­ver­tis­se­ment : « Que cha­cun, donc, s’é­prouve soi-​même, et qu’ain­si il mange de ce pain et boive de cette coupe » (1 Co 11, 28). Avec toute la force de son élo­quence, saint Jean Chrysostome exhor­tait les fidèles : « Moi aus­si, j’é­lève la voix, je sup­plie, je prie et je vous sup­plie de ne pas vous appro­cher de cette table sainte avec une conscience souillée et cor­rom­pue. Une telle atti­tude en effet ne s’ap­pel­le­ra jamais com­mu­nion, même si nous rece­vions mille fois le corps du Seigneur, mais plu­tôt condam­na­tion, tour­ment et accrois­se­ment des châ­ti­ments ».((Homélies sur Isaïe 6, 3 : PG 56, 139.))

Dans cette même pers­pec­tive, le Catéchisme de l’Église catho­lique éta­blit à juste titre : « Celui qui est conscient d’un péché grave doit rece­voir le sacre­ment de la Réconciliation avant d’ac­cé­der à la com­mu­nion ».((N. 1385 ; cf. Code de Droit cano­nique, can. 916 ; Code des Canons des Églises orien­tales, can. 711.)) Je désire donc redire que demeure et demeu­re­ra tou­jours valable dans l’Église la norme par laquelle le Concile de Trente a appli­qué concrè­te­ment la sévère admo­ni­tion de l’Apôtre Paul, en affir­mant que, pour une digne récep­tion de l’Eucharistie, « si quel­qu’un est conscient d’être en état de péché mor­tel, il doit, aupa­ra­vant, confes­ser ses péchés ».((Discours aux membres de la Pénitencerie apos­to­lique et aux Pénitenciers des Basiliques patriar­cales de Rome (30 jan­vier 1982): AAS 73 (1981), p. 203 ; cf. Conc. œcum. de Trente, Sess. XIII, Décret sur la très sainte Eucharistie, ch. 7 et can. 11 : DS, nn. 1647. 1661 ; La Foi catho­lique, nn. 742. 755.))

37. L’Eucharistie et la Pénitence sont deux sacre­ments inti­me­ment liés. Si l’Eucharistie rend pré­sent le Sacrifice rédemp­teur de la Croix, le per­pé­tuant sacra­men­tel­le­ment, cela signi­fie que, de ce Sacrement, découle une exi­gence conti­nuelle de conver­sion, de réponse per­son­nelle à l’ex­hor­ta­tion adres­sée par saint Paul aux chré­tiens de Corinthe : « Au nom du Christ, nous vous le deman­dons : laissez-​vous récon­ci­lier avec Dieu » (2 Co 5, 20). Si le chré­tien a sur la conscience le poids d’un péché grave, l’i­ti­né­raire de péni­tence, à tra­vers le sacre­ment de la Réconciliation, devient le pas­sage obli­gé pour accé­der à la pleine par­ti­ci­pa­tion au Sacrifice eucharistique.

Évidemment, le juge­ment sur l’é­tat de grâce appar­tient au seul inté­res­sé, puis­qu’il s’a­git d’un juge­ment de conscience. Toutefois, en cas de com­por­te­ment exté­rieur gra­ve­ment, mani­fes­te­ment et dura­ble­ment contraire à la norme morale, l’Église, dans son sou­ci pas­to­ral du bon ordre com­mu­nau­taire et par res­pect pour le Sacrement, ne peut pas ne pas se sen­tir concer­née. Cette situa­tion de contra­dic­tion morale mani­feste est trai­tée par la norme du Code de Droit cano­nique sur la non-​admission à la com­mu­nion eucha­ris­tique de ceux qui « per­sistent avec obs­ti­na­tion dans un péché grave et mani­feste ».((Can. 915 ; cf. Code des Canons des Églises orien­tales, can. 712.))

38. La com­mu­nion ecclé­siale, comme je l’ai déjà rap­pe­lé, est aus­si visible, et elle s’ex­prime à tra­vers les liens énu­mé­rés par le même Concile lors­qu’il enseigne : « Sont plei­ne­ment incor­po­rés à la socié­té qu’est l’Église ceux qui, ayant l’Esprit du Christ, acceptent inté­gra­le­ment son orga­ni­sa­tion et tous les moyens de salut qui ont été ins­ti­tués en elle et qui, par les liens que consti­tuent la pro­fes­sion de foi, les sacre­ments, le gou­ver­ne­ment et la com­mu­nion ecclé­sias­tiques, sont unis, dans l’or­ga­nisme visible de l’Église, avec le Christ qui la régit par le Souverain Pontife et les évêques ».((Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 14.))

L’Eucharistie étant la plus haute mani­fes­ta­tion sacra­men­telle de la com­mu­nion dans l’Église, elle exige d’être célé­brée aus­si dans un contexte de res­pect des liens exté­rieurs de com­mu­nion. De manière spé­ciale, parce qu’elle est « comme la consom­ma­tion de la vie spi­ri­tuelle et la fin de tous les sacre­ments »,((S. Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, III, q. 73, a. 3.)) elle exige que soient réels les liens de la com­mu­nion dans les sacre­ments, par­ti­cu­liè­re­ment le Baptême et l’Ordre sacer­do­tal. Il n’est pas pos­sible de don­ner la com­mu­nion à une per­sonne qui n’est pas bap­ti­sée ou qui refuse la véri­té inté­grale de la foi sur le Mystère eucha­ris­tique. Le Christ est la véri­té et rend témoi­gnage à la véri­té (cf. Jn 14, 6 ; 18, 37); le Sacrement de son corps et de son sang n’ad­met pas de mensonge.

39. Par ailleurs, en rai­son du carac­tère même de la com­mu­nion ecclé­siale et du rap­port qu’elle entre­tient avec le Sacrement de l’Eucharistie, il faut rap­pe­ler que « le Sacrifice eucha­ris­tique, tout en étant tou­jours célé­bré dans une com­mu­nau­té par­ti­cu­lière, n’est jamais une célé­bra­tion de cette seule com­mu­nau­té : celle-​ci en effet, en rece­vant la pré­sence eucha­ris­tique du Seigneur, reçoit l’in­té­gra­li­té du don du salut et, bien que dans sa par­ti­cu­la­ri­té visible per­ma­nente, elle se mani­feste aus­si comme image et vraie pré­sence de l’Église une, sainte, catho­lique et apos­to­lique ».((Congr. pour la Doctrine de la Foi, Lettre Communionis notio (28 mai 1992), n. 11 : AAS 85 (1993), p. 844 ; La Documentation catho­lique 89 (1992), p. 731.)) Il en découle qu’une com­mu­nau­té vrai­ment eucha­ris­tique ne peut se replier sur elle-​même, comme si elle était auto­suf­fi­sante, mais qu’elle doit être en syn­to­nie avec chaque autre com­mu­nau­té catholique.

La com­mu­nion ecclé­siale de l’as­sem­blée eucha­ris­tique est com­mu­nion avec son Évêque et avec le Pontife romain. En effet, l’Évêque est le prin­cipe visible et le fon­de­ment de l’u­ni­té dans son Église particulière.((Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 23.)) Il serait donc tout à fait illo­gique que le Sacrement par excel­lence de l’u­ni­té de l’Église soit célé­bré sans une véri­table com­mu­nion avec l’Évêque. Saint Ignace d’Antioche écri­vait : « Que cette Eucharistie soit seule regar­dée comme légi­time, qui se fait sous la pré­si­dence de l’é­vêque ou de celui qu’il en a char­gé ».((Lettre aux Smyrniotes, VIII : PG 5, 713 ; SCh n. 10, p. 139.)) De la même manière, puisque « le Pontife romain, en qua­li­té de suc­ces­seur de Pierre, est le prin­cipe et le fon­de­ment per­ma­nents et visibles de l’u­ni­té, aus­si bien des évêques que de la mul­ti­tude des fidèles »,((Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 23.))la com­mu­nion avec lui est une exi­gence intrin­sèque de la célé­bra­tion du Sacrifice eucha­ris­tique. De là vient la pro­fonde véri­té expri­mée de diverses manières par la litur­gie : « Toute célé­bra­tion de l’Eucharistie est faite en union non seule­ment avec l’é­vêque, mais aus­si avec le Pape, avec l’Ordre épis­co­pal, avec tout le cler­gé et le peuple tout entier. Toute célé­bra­tion valide de l’Eucharistie exprime cette com­mu­nion uni­ver­selle avec Pierre et avec l’Église tout entière ou bien la réclame objec­ti­ve­ment, comme dans le cas des Églises chré­tiennes sépa­rées de Rome ».((Congr. pour la Doctrine de la Foi, Lettre Communionis notio (28 mai 1992), n. 14 : AAS 85 (1993), p. 847 ; La Documentation catho­lique 89 (1992), p. 732.))

40. L’Eucharistie crée la com­mu­nion et éduque à la com­mu­nion. Saint Paul écri­vait aux fidèles de Corinthe, leur mon­trant com­bien leurs divi­sions, qui se mani­fes­taient dans l’as­sem­blée eucha­ris­tique, étaient en oppo­si­tion avec ce qu’ils célé­braient, la Cène du Seigneur. En consé­quence, l’Apôtre les invi­tait à réflé­chir sur la réa­li­té véri­table de l’Eucharistie, pour les faire reve­nir à un esprit de com­mu­nion fra­ter­nelle (cf. 1 Co 11, 17–34). Saint Augustin s’est effi­ca­ce­ment fait l’é­cho de cette exi­gence. Rappelant la parole de l’Apôtre : « Vous êtes le corps du Christ et vous êtes les membres de ce corps » (1 Co 12, 27), il fai­sait remar­quer : « Si donc vous êtes le Corps du Christ et ses membres, le sym­bole de ce que vous êtes se trouve dépo­sé sur la table du Seigneur ; vous y rece­vez votre propre mys­tère ».((Sermon 272 : PL 38, 1247 ; Œuvres com­plètes de saint Augustin, Paris (1873), p. 399.)) Et il en tirait la consé­quence sui­vante : « Notre Seigneur […] a consa­cré sur la table le mys­tère de notre paix et de notre uni­té. Celui qui reçoit le mys­tère de l’u­ni­té, et ne reste pas dans les liens de la paix, ne reçoit pas son mys­tère pour son salut ; il reçoit un témoi­gnage qui le condamne ».((Ibid.,1248 ; Œuvres com­plètes de saint Augustin, l.c., p. 400.))

41. Cette pro­mo­tion par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace de la com­mu­nion, qui est le propre de l’Eucharistie, est l’une des rai­sons de l’im­por­tance de la Messe domi­ni­cale. Sur cet aspect et sur les rai­sons qui le rendent essen­tiel à la vie de l’Église et des fidèles, je me suis lon­gue­ment arrê­té dans la lettre apos­to­lique Dies Domini6 sur la sanc­ti­fi­ca­tion du dimanche. Je rap­pe­lais entre autre que pour les fidèles, par­ti­ci­per à la Messe est une obli­ga­tion, à moins qu’ils n’aient un empê­che­ment grave, et de même, les Pasteurs ont de leur côté le devoir cor­res­pon­dant d’of­frir à tous la pos­si­bi­li­té effec­tive de satis­faire au précepte.((Cf. ibid., nn. 48–49 : AAS 90 (1998), p. 744 ; La Documentation catho­lique, 95 (1998), p. 671.)) Plus récem­ment, dans la Lettre apos­to­lique Novo mil­len­nio ineunte, tra­çant le che­min pas­to­ral de l’Église au début du troi­sième mil­lé­naire, j’ai vou­lu mettre par­ti­cu­liè­re­ment en relief l’Eucharistie domi­ni­cale, sou­li­gnant en quoi elle était effi­ca­ce­ment créa­trice de com­mu­nion : « Elle est, écrivais-​je, le lieu pri­vi­lé­gié où la com­mu­nion est constam­ment annon­cée et entre­te­nue. Précisément par la par­ti­ci­pa­tion à l’Eucharistie, le jour du Seigneur devient aus­si le jour de l’Église, qui peut exer­cer ain­si de manière effi­cace son rôle de sacre­ment d’u­ni­té ».((N. 36 : AAS 93 (2001), pp. 291–292 ; La Documentation catho­lique, 98 (2001), p. 81.))

42. Conserver et pro­mou­voir la com­mu­nion ecclé­siale est une tâche pour tout fidèle, qui trouve dans l’Eucharistie, sacre­ment de l’u­ni­té de l’Église, un lieu pour mani­fes­ter sa sol­li­ci­tude d’une manière spé­ciale. Plus concrè­te­ment, cette tâche incombe avec une res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lière aux Pasteurs de l’Église, cha­cun à son rang et selon sa charge ecclé­sias­tique. C’est pour­quoi l’Église a don­né des normes qui visent tout à la fois à favo­ri­ser l’ac­cès fré­quent et fruc­tueux des fidèles à la table eucha­ris­tique, et à déter­mi­ner les condi­tions objec­tives dans les­quelles il faut s’abs­te­nir d’ad­mi­nis­trer la com­mu­nion. En favo­ri­ser avec soin la fidèle obser­vance devient une expres­sion effec­tive d’a­mour envers l’Eucharistie et envers l’Église.

43. Considérant l’Eucharistie comme sacre­ment de la com­mu­nion ecclé­siale, il y a un argu­ment à ne pas omettre en rai­son de son impor­tance : je me réfère à son lien avec l’en­ga­ge­ment œcu­mé­nique. Nous devons tous rendre grâce à la très sainte Trinité parce que, en ces der­nières décen­nies, de nom­breux fidèles par­tout dans le monde ont été tou­chés par le désir ardent de l’u­ni­té entre tous les chré­tiens. Le Concile Vatican II, au début du décret sur l’œ­cu­mé­nisme, y recon­naît un don spé­cial de Dieu.((Cf. Décret Unitatis redin­te­gra­tio, n. 1.)) Cela a consti­tué une grâce effi­cace qui a enga­gé sur la route de l’œ­cu­mé­nisme aus­si bien nous-​mêmes, fils de l’Église catho­lique, que nos frères des autres Églises et Communautés ecclésiales.

Le désir de par­ve­nir à l’u­ni­té nous incite à tour­ner nos regards vers l’Eucharistie, qui est le Sacrement par excel­lence de l’u­ni­té du peuple de Dieu, étant don­né qu’il en est l’ex­pres­sion la plus par­faite et la source incomparable.((Cf. Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 11.)) Dans la célé­bra­tion du Sacrifice eucha­ris­tique, l’Église fait mon­ter sa sup­pli­ca­tion vers Dieu, Père des misé­ri­cordes, pour qu’il donne à ses fils la plé­ni­tude de l’Esprit Saint, de sorte qu’ils deviennent dans le Christ un seul corps et un seul esprit.((« Nous qui par­ti­ci­pons à l’u­nique pain et à l’u­nique coupe, fais que nous soyons unis les uns aux autres dans la com­mu­nion de l’u­nique Esprit Saint » : Anaphore de la Liturgie de saint Basile.)) En pré­sen­tant cette prière au Père des lumières, de qui viennent « les dons les meilleurs et les pré­sents mer­veilleux » (Jc 1, 17), l’Église croit en son effi­ca­ci­té, puis­qu’elle prie en union avec le Christ Tête et Époux, lequel fait sienne la sup­pli­ca­tion de l’é­pouse, l’u­nis­sant à celle de son sacri­fice rédempteur.

44. Précisément parce que l’u­ni­té de l’Église, que l’Eucharistie réa­lise par le sacri­fice du Christ, et par la com­mu­nion au corps et au sang du Seigneur, com­porte l’exi­gence, à laquelle on ne sau­rait déro­ger, de la com­mu­nion totale dans les liens de la pro­fes­sion de foi, des sacre­ments et du gou­ver­ne­ment ecclé­sias­tique, il n’est pas pos­sible de concé­lé­brer la même litur­gie eucha­ris­tique jus­qu’à ce que soit réta­blie l’in­té­gri­té de ces liens. Une telle concé­lé­bra­tion ne sau­rait être un moyen valable et pour­rait même consti­tuer un obs­tacle pour par­ve­nir à la pleine com­mu­nion, mini­mi­sant la valeur de la dis­tance qui nous sépare du but et intro­dui­sant ou ava­li­sant des ambi­guï­tés sur telle ou telle véri­té de foi. Le che­min vers la pleine uni­té ne peut se faire que dans la véri­té. En cette matière, les inter­dic­tions de la loi de l’Église ne laissent pas de place aux incertitudes,((Cf. Code de Droit cano­nique, can. 908 ; Code des Canons des Églises orien­tales, can. 702 ; Conseil pont. pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens, Directoire pour l’œ­cu­mé­nisme (25 mars 1993), nn. 122–125, 129–131 : AAS 85 (1993), pp. 1086–1089 ; La Documentation catho­lique, 90 (1993), pp. 630–631 ; Congr. pour la Doctrine de la Foi, Lettre Ad exse­quen­dam, 18 mai 2001 : AAS (2001), p. 786 ; La Documentation catho­lique, 99 (2002), pp. 364–365.)) confor­mé­ment à la norme morale pro­cla­mée par le Concile Vatican II.((« La com­mu­ni­ca­tio in sacris, si elle porte atteinte à l’u­ni­té de l’Église ou si elle implique une adhé­sion for­melle à l’er­reur ou un risque d’é­ga­re­ment dans la foi, de scan­dale ou d’in­dif­fé­ren­tisme, est inter­dite par la loi divine » : Conc. œcum. Vat. II, Décret sur les Églises orien­tales catho­liques Orientalium Ecclesiarum, n. 26.))

Je vou­drais cepen­dant redire ce que j’a­jou­tais dans l’en­cy­clique Ut unum sint, après avoir pris acte de l’im­pos­si­bi­li­té de par­ta­ger la même Eucharistie : « Nous aus­si, nous avons le désir ardent de célé­brer ensemble l’u­nique Eucharistie du Seigneur, et ce désir devient déjà une louange com­mune et une même implo­ra­tion. Ensemble, nous nous tour­nons vers le Père et nous le fai­sons tou­jours plus « d’un seul cœur » ».((N. 45 : AAS 87 (1995), p. 948 ; La Documentation catho­lique, 92 (1995), p. 579.))

45. S’il n’est en aucun cas légi­time de concé­lé­brer lors­qu’il n’y a pas pleine com­mu­nion, il n’en va pas de même en ce qui concerne l’ad­mi­nis­tra­tion de l’Eucharistie, dans des cir­cons­tances spé­ciales, à des per­sonnes appar­te­nant à des Églises ou à des Communautés ecclé­siales qui ne sont pas en pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique. Dans ce cas en effet, l’ob­jec­tif est de pour­voir à un sérieux besoin spi­ri­tuel pour le salut éter­nel de ces per­sonnes, et non de réa­li­ser une inter­com­mu­nion, impos­sible tant que ne sont pas plei­ne­ment éta­blis les liens visibles de la com­mu­nion ecclésiale.

C’est en ce sens que s’est expri­mé le Concile Vatican II quand il a déter­mi­né la conduite à tenir avec les Orientaux qui, se trou­vant en toute bonne foi sépa­rés de l’Église catho­lique, demandent spon­ta­né­ment à rece­voir l’Eucharistie d’un ministre catho­lique et qui ont les dis­po­si­tions requises.((Cf. Décret Orientalium Ecclesiarum, n. 27.)) Cette façon d’a­gir a été depuis rati­fiée par les deux Codes de Droit, dans les­quels est consi­dé­ré aus­si, avec les adap­ta­tions néces­saires, le cas des autres chré­tiens non orien­taux qui ne sont pas en pleine com­mu­nion avec l’Église catholique.((Cf. Code de Droit cano­nique, can. 844, §§ 3–4 ; Code des Canons des Églises orien­tales, can. 671, §§ 3–4.))

46. Dans l’en­cy­clique Ut unum sint, j’ai moi-​même mani­fes­té com­bien j’ap­pré­cie ces normes qui per­mettent de pour­voir au salut des âmes avec le dis­cer­ne­ment néces­saire : « C’est un motif de joie que les ministres catho­liques puissent, en des cas par­ti­cu­liers déter­mi­nés, admi­nis­trer les sacre­ments de l’Eucharistie, de la péni­tence, de l’onc­tion des malades, à d’autres chré­tiens qui ne sont pas en pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique, mais qui dési­rent ardem­ment les rece­voir, qui les demandent libre­ment et qui par­tagent la foi que l’Église catho­lique confesse dans ces sacre­ments. Réciproquement, dans des cas déter­mi­nés et pour des cir­cons­tances par­ti­cu­lières, les catho­liques peuvent aus­si recou­rir pour ces mêmes sacre­ments aux ministres des Églises dans les­quelles ils sont valides ».((N. 46 : AAS 87 (1995), p. 948 ; La Documentation catho­lique, 92 (1995), pp. 580.))

Il convient d’être très atten­tif à ces condi­tions, qui ne souffrent pas d’ex­cep­tion, bien qu’il s’a­gisse de cas par­ti­cu­liers bien déter­mi­nés, car le refus d’une ou de plu­sieurs véri­tés de foi sur ces sacre­ments, et, par­mi elles, de celle qui concerne la néces­si­té du sacer­doce minis­té­riel pour que ces sacre­ments soient valides, fait que leur admi­nis­tra­tion est illé­gi­time parce que celui qui les demande n’a pas les dis­po­si­tions vou­lues. À l’in­verse, un fidèle catho­lique ne pour­ra pas rece­voir la com­mu­nion dans une com­mu­nau­té qui n’a pas de sacre­ment de l’Ordre valide.((Cf. Conc. œcum. Vat. II, Décret Unitatis redin­te­gra­tio, n. 22.))

La fidèle obser­vance de l’en­semble des normes éta­blies en la matière7 est à la fois mani­fes­ta­tion et garan­tie d’a­mour tout autant envers Jésus Christ dans le très saint Sacrement qu’à l’é­gard des frères d’autres confes­sions chré­tiennes, aux­quels est dû le témoi­gnage de la véri­té, et qu’en­vers la cause même de la pro­mo­tion de l’unité.

Ch. V. La dignité de la célébration eucharistique

47. Celui qui lit le récit de l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie dans les Évangiles synop­tiques est frap­pé tout à la fois par la sim­pli­ci­té et par la « gra­vi­té » avec les­quelles Jésus, le soir de la der­nière Cène, ins­ti­tue ce grand Sacrement. Il y a un épi­sode qui, en un sens, lui sert de pré­lude : c’est l’onc­tion à Béthanie. Une femme, que Jean iden­ti­fie à Marie, sœur de Lazare, verse sur la tête de Jésus un fla­con de par­fum pré­cieux, pro­vo­quant chez les dis­ciples – en par­ti­cu­lier chez Judas (cf. Mt 26, 8 ; Mc 14, 4 ; Jn 12, 4) – une réac­tion de pro­tes­ta­tion, comme si un tel geste consti­tuait un « gas­pillage » into­lé­rable en regard des besoins des pauvres. Le juge­ment de Jésus est cepen­dant bien dif­fé­rent. Sans rien ôter au devoir de cha­ri­té envers les indi­gents, auprès des­quels les dis­ciples devront tou­jours se dévouer – « Des pauvres, vous en aurez tou­jours avec vous » (Mt 26, 11 ; Mc 14, 7 ; cf. Jn 12, 8) –, Jésus pense à l’é­vé­ne­ment immi­nent de sa mort et de sa sépul­ture, et il voit dans l’onc­tion qui vient de lui être don­née une anti­ci­pa­tion de l’hon­neur dont son corps conti­nue­ra à être digne même après sa mort, car il est indis­so­lu­ble­ment lié au mys­tère de sa personne.

Dans les Évangiles synop­tiques, le récit se pour­suit avec l’ordre que donne Jésus à ses dis­ciples de pré­pa­rer minu­tieu­se­ment la « grande salle » néces­saire pour prendre le repas pas­cal (cf. Mc 14, 15 ; Lc 22, 12) et avec le récit de l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie. Faisant entre­voir au moins en par­tie le cadre des rites juifs qui struc­turent le repas pas­cal jus­qu’au chant du Hallel (cf. Mt 26, 30 ; Mc 14, 26), le récit pro­pose de façon aus­si concise que solen­nelle, même dans les variantes des dif­fé­rentes tra­di­tions, les paroles pro­non­cées par le Christ sur le pain et sur le vin, qu’il assume comme expres­sions concrètes de son corps livré et de son sang ver­sé. Tous ces détails sont rap­pe­lés par les Évangélistes à la lumière d’une pra­tique de la « frac­tion du pain » désor­mais affer­mie dans l’Église pri­mi­tive. Mais assu­ré­ment, à par­tir de l’his­toire vécue par Jésus, l’é­vé­ne­ment du Jeudi saint porte de manière visible les traits d’une « sen­si­bi­li­té » litur­gique mode­lée sur la tra­di­tion vétéro-​testamentaire et prête à se remo­de­ler dans la célé­bra­tion chré­tienne en har­mo­nie avec le nou­veau conte­nu de la Pâque.

48. Comme la femme de l’onc­tion à Béthanie, l’Église n’a pas craint de « gas­piller », pla­çant le meilleur de ses res­sources pour expri­mer son admi­ra­tion et son ado­ra­tion face au don incom­men­su­rable de l’Eucharistie. De même que les pre­miers dis­ciples char­gés de pré­pa­rer la « grande salle », elle s’est sen­tie pous­sée, au cours des siècles et dans la suc­ces­sion des cultures, à célé­brer l’Eucharistie dans un contexte digne d’un si grand Mystère. La litur­gie chré­tienne est née dans le sillage des paroles et des gestes de Jésus, déve­lop­pant l’hé­ri­tage rituel du judaïsme. Et en effet, com­ment pourrait- on jamais expri­mer de manière adé­quate l’ac­cueil du don que l’Époux divin fait conti­nuel­le­ment de lui-​même à l’Église-​Épouse, en met­tant à la por­tée des géné­ra­tions suc­ces­sives de croyants le Sacrifice offert une fois pour toutes sur la Croix et en se fai­sant nour­ri­ture pour tous les fidèles ? Si la logique du « ban­quet » sus­cite un esprit de famille, l’Église n’a jamais cédé à la ten­ta­tion de bana­li­ser cette « fami­lia­ri­té » avec son Époux en oubliant qu’il est aus­si son Seigneur et que le « ban­quet » demeure pour tou­jours un ban­quet sacri­fi­ciel, mar­qué par le sang ver­sé sur le Golgotha. Le Banquet eucha­ris­tique est vrai­ment un ban­quet « sacré », dans lequel la sim­pli­ci­té des signes cache la pro­fon­deur inson­dable de la sain­te­té de Dieu : « O Sacrum convi­vium, in quo Christus sumi­tur ! ». Le pain qui est rom­pu sur nos autels, offert à notre condi­tion de pèle­rins en marche sur les che­mins du monde, est « pan­is ange­lo­rum », pain des anges, dont on ne peut s’ap­pro­cher qu’a­vec l’hu­mi­li­té du cen­tu­rion de l’Évangile : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit » (Mt 8, 8 ; Lc 7, 6).

49. En se lais­sant por­ter par ce sens éle­vé du mys­tère, on com­prend que la foi de l’Église dans le Mystère eucha­ris­tique se soit expri­mée dans l’his­toire non seule­ment par la requête d’une atti­tude inté­rieure de dévo­tion, mais aus­si par une série d’ex­pres­sions exté­rieures, des­ti­nées à évo­quer et à sou­li­gner la gran­deur de l’é­vé­ne­ment célé­bré. De là naît le par­cours qui a conduit pro­gres­si­ve­ment à déli­mi­ter un sta­tut spé­cial de régle­men­ta­tion pour la litur­gie eucha­ris­tique, dans le res­pect des diverses tra­di­tions ecclé­siales légi­ti­me­ment consti­tuées. Sur cette base s’est aus­si déve­lop­pé un riche patri­moine artis­tique. L’architecture, la sculp­ture, la pein­ture, la musique, en se lais­sant orien­ter par le mys­tère chré­tien, ont trou­vé dans l’Eucharistie, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, un motif de grande inspiration.

Il en a été ain­si par exemple pour l’ar­chi­tec­ture, qui, dès que le contexte his­to­rique l’a per­mis, a vu le lieu des pre­mières Célébrations eucha­ris­tiques pas­ser des « domus » des familles chré­tiennes aux basi­liques solen­nelles des pre­miers siècles, puis aux impo­santes cathé­drales du Moyen- Âge, et fina­le­ment aux églises, grandes et petites, qui se sont mul­ti­pliées pro­gres­si­ve­ment sur les terres où le chris­tia­nisme est par­ve­nu. La forme des autels et des taber­nacles s’est déve­lop­pée dans les espaces litur­giques, sui­vant, d’une fois sur l’autre, non seule­ment les élans de l’ins­pi­ra­tion, mais aus­si les indi­ca­tions d’une com­pré­hen­sion pré­cise du Mystère. On peut en dire autant de la musique sacrée, en pen­sant sim­ple­ment à l’ins­pi­ra­tion des mélo­dies gré­go­riennes, aux nom­breux auteurs, et bien sou­vent grands auteurs, qui se sont mesu­rés aux textes litur­giques de la Messe. Et ne voit-​on pas, dans le domaine des objets et des orne­ments uti­li­sés pour la célé­bra­tion litur­gique, une quan­ti­té impor­tante de pro­duc­tions artis­tiques, allant des réa­li­sa­tions d’un bon arti­sa­nat jus­qu’aux véri­tables œuvres d’art ?

On peut dire alors que, si l’Eucharistie a mode­lé l’Église et la spi­ri­tua­li­té, elle a aus­si influen­cé for­te­ment la « culture », spé­cia­le­ment dans le domaine esthétique.

50. Les chré­tiens d’Occident et d’Orient ont « riva­li­sé » dans cet effort d’a­do­ra­tion du Mystère, sous l’as­pect rituel et esthé­tique. Comment ne pas rendre grâce au Seigneur, en par­ti­cu­lier pour la contri­bu­tion appor­tée à l’art chré­tien par les grandes œuvres d’ar­chi­tec­ture et de pein­ture de la tra­di­tion gréco-​byzantine et de toute l’aire géo­gra­phique et cultu­relle slave ? En Orient, l’art sacré a conser­vé un sens sin­gu­liè­re­ment fort du mys­tère, qui pous­sa les artistes à conce­voir leur effort de pro­duc­tion du beau non seule­ment comme une expres­sion de leur génie, mais aus­si comme un ser­vice authen­tique ren­du à la foi. Allant bien au-​delà de la simple habi­le­té tech­nique, ils ont su s’ou­vrir avec doci­li­té au souffle de l’Esprit de Dieu.

Les splen­deurs de l’ar­chi­tec­ture et des mosaïques dans l’Orient et dans l’Occident chré­tiens sont un patri­moine uni­ver­sel des croyants, et elles portent en elles un sou­hait, je dirais même un gage, de la plé­ni­tude tant dési­rée de la com­mu­nion dans la foi et dans la célé­bra­tion. Cela sup­pose et exige, comme dans la célèbre icône de la Trinité de Roublev, une Église pro­fon­dé­ment « eucha­ris­tique », où le par­tage du mys­tère du Christ dans le pain rom­pu est comme immer­gé dans l’i­nef­fable uni­té des trois Personnes divines, fai­sant de l’Église elle-​même une « icône » de la Trinité.

Dans cette pers­pec­tive d’un art qui tend à expri­mer, à tra­vers tous ses élé­ments, le sens de l’Eucharistie selon l’en­sei­gne­ment de l’Église, il convient de prê­ter une atten­tion sou­te­nue aux normes qui concernent la construc­tion et l’a­meu­ble­ment des édi­fices sacrés. L’espace de créa­tion que l’Église a tou­jours lais­sé aux artistes est large, comme l’his­toire le montre et ain­si que je l’ai moi-​même sou­li­gné dans la Lettre aux artistes.((Cf. AAS 91 (1999), pp. 1155–1172 : La Documentation catho­lique 96 (1999), pp. 451–458.)) Mais l’art sacré doit se carac­té­ri­ser par sa capa­ci­té d’ex­pri­mer de manière adé­quate le Mystère accueilli dans la plé­ni­tude de la foi de l’Église et selon les indi­ca­tions pas­to­rales conve­nables don­nées par l’Autorité com­pé­tente. Cela vaut tout autant pour les arts figu­ra­tifs que pour la musique sacrée.

51. Ce qui s’est pro­duit dans les terres de vieille chré­tien­té en matière d’art sacré et de dis­ci­pline litur­gique est en train de se déve­lop­per aus­si sur les conti­nents où le chris­tia­nisme est plus jeune. C’est là l’o­rien­ta­tion qui a été don­née pré­ci­sé­ment par le Concile Vatican II concer­nant l’exi­gence d’une « incul­tu­ra­tion » à la fois saine et néces­saire. Au cours de mes nom­breux voyages pas­to­raux, j’ai pu obser­ver, dans toutes les régions du monde, la vita­li­té qui peut se mani­fes­ter dans les Célébrations eucha­ris­tiques au contact des formes, des styles et des sen­si­bi­li­tés des dif­fé­rentes cultures. En s’a­dap­tant aux condi­tions chan­geantes de temps et d’es­pace, l’Eucharistie offre une nour­ri­ture non seule­ment aux per­sonnes, mais aux peuples eux-​mêmes, et elle modèle des cultures ins­pi­rées par l’es­prit chrétien.

Il est tou­te­fois néces­saire que ce tra­vail impor­tant d’a­dap­ta­tion soit accom­pli avec la conscience per­ma­nente du Mystère inef­fable avec lequel chaque géné­ra­tion est invi­tée à se mesu­rer. Le « tré­sor » est trop grand et trop pré­cieux pour que l’on risque de l’ap­pau­vrir ou de lui por­ter atteinte par des expé­riences ou des pra­tiques intro­duites sans qu’elles fassent l’ob­jet d’une véri­fi­ca­tion atten­tive des Autorités ecclé­sias­tiques com­pé­tentes. Par ailleurs, le carac­tère cen­tral du Mystère eucha­ris­tique est tel qu’il exige que cette véri­fi­ca­tion s’ac­com­plisse en liai­son étroite avec le Saint-​Siège. Comme je l’é­cri­vais dans l’ex­hor­ta­tion apos­to­lique post-​synodale Ecclesia in Asia, « une telle col­la­bo­ra­tion est essen­tielle parce que la sainte Liturgie exprime et célèbre la foi unique pro­fes­sée par tous et, étant l’hé­ri­tage de toute l’Église, elle ne peut pas être déter­mi­née par les Églises locales iso­lé­ment, sans réfé­rence à l’Église uni­ver­selle ».((N. 22 : AAS 92 (2000), p. 485 ; La Documentation catho­lique 96 (1999), p. 991.))

52. De ce qui vient d’être dit, on com­prend la grande res­pon­sa­bi­li­té qui, dans la Célébration eucha­ris­tique, incombe sur­tout aux prêtres, aux­quels il revient de la pré­si­der in per­so­na Christi, assu­rant un témoi­gnage et un ser­vice de la com­mu­nion non seule­ment pour la com­mu­nau­té qui par­ti­cipe direc­te­ment à la célé­bra­tion, mais aus­si pour l’Église uni­ver­selle, qui est tou­jours concer­née par l’Eucharistie. Il faut mal­heu­reu­se­ment déplo­rer que, sur­tout à par­tir des années de la réforme litur­gique post-​conciliaire, en rai­son d’un sens mal com­pris de la créa­ti­vi­té et de l’a­dap­ta­tion les abus n’ont pas man­qué, et ils ont été des motifs de souf­france pour beau­coup. Une cer­taine réac­tion au « for­ma­lisme » a pous­sé quelques-​uns, en par­ti­cu­lier dans telle ou telle région, à esti­mer que les « formes » choi­sies par la grande tra­di­tion litur­gique de l’Église et par son Magistère ne s’im­po­saient pas, et à intro­duire des inno­va­tions non auto­ri­sées et sou­vent de mau­vais goût.C’est pour­quoi je me sens le devoir de lan­cer un vigou­reux appel pour que, dans la Célébration eucha­ris­tique, les normes litur­giques soient obser­vées avec une grande fidé­li­té. Elles sont une expres­sion concrète du carac­tère ecclé­sial authen­tique de l’Eucharistie ; tel est leur sens le plus pro­fond. La litur­gie n’est jamais la pro­prié­té pri­vée de quel­qu’un, ni du célé­brant, ni de la com­mu­nau­té dans laquelle les Mystères sont célé­brés. L’Apôtre Paul dut adres­ser des paroles viru­lentes à la com­mu­nau­té de Corinthe pour dénon­cer les man­que­ments graves à la Célébration eucha­ris­tique, man­que­ments qui avaient conduit à des divi­sions (schís­ma­ta) et à la for­ma­tion de fac­tions (airé­seis) (cf. 1 Co 11, 17–34). À notre époque aus­si, l’o­béis­sance aux normes litur­giques devrait être redé­cou­verte et mise en valeur comme un reflet et un témoi­gnage de l’Église une et uni­ver­selle, qui est ren­due pré­sente en toute célé­bra­tion de l’Eucharistie. Le prêtre qui célèbre fidè­le­ment la Messe selon les normes litur­giques et la com­mu­nau­té qui s’y conforme mani­festent, de manière silen­cieuse mais élo­quente, leur amour pour l’Église. Précisément pour ren­for­cer ce sens pro­fond des normes litur­giques, j’ai deman­dé aux Dicastères com­pé­tents de la Curie romaine de pré­pa­rer un docu­ment plus spé­ci­fique, avec des rap­pels d’ordre éga­le­ment juri­dique, sur ce thème d’une grande impor­tance. Il n’est per­mis à per­sonne de sous-​évaluer le Mystère remis entre nos mains : il est trop grand pour que quel­qu’un puisse se per­mettre de le trai­ter à sa guise, ne res­pec­tant ni son carac­tère sacré ni sa dimen­sion universelle.

Ch. VI. À L’école de Marie, femme eucharistique »

53. Si nous vou­lons redé­cou­vrir dans toute sa richesse le rap­port intime qui unit l’Église et l’Eucharistie, nous ne pou­vons pas oublier Marie, Mère et modèle de l’Église. Dans la lettre apos­to­lique Rosarium Virginis Mariæ, en dési­gnant la Vierge très sainte comme Maîtresse dans la contem­pla­tion du visage du Christ, j’ai ins­crit l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie par­mi les mys­tères lumineux.((Cf. n. 21 : AAS 95 (2003), p. 20 ; La Documentation catho­lique 99 (2002), pp. 959–960.)) Marie peut en effet nous gui­der vers ce très saint Sacrement, car il existe entre elle et lui une rela­tion profonde.

À pre­mière vue, l’Évangile reste silen­cieux sur ce thème. Dans le récit de l’ins­ti­tu­tion, au soir du Jeudi saint, on ne parle pas de Marie. On sait par contre qu’elle était pré­sente par­mi les Apôtres, unis « d’un seul cœur dans la prière » (cf. Ac 1, 14), dans la pre­mière com­mu­nau­té ras­sem­blée après l’Ascension dans l’at­tente de la Pentecôte. Sa pré­sence ne pou­vait certes pas faire défaut dans les Célébrations eucha­ris­tiques par­mi les fidèles de la pre­mière géné­ra­tion chré­tienne, assi­dus « à la frac­tion du pain » (Ac 2, 42).

Mais en allant au-​delà de sa par­ti­ci­pa­tion au Banquet eucha­ris­tique, on peut devi­ner indi­rec­te­ment le rap­port entre Marie et l’Eucharistie à par­tir de son atti­tude inté­rieure. Par sa vie tout entière, Marie est une femme « eucha­ris­tique ». L’Église, regar­dant Marie comme son modèle, est appe­lée à l’i­mi­ter aus­si dans son rap­port avec ce Mystère très saint.

54. Mysterium fidei ! Si l’Eucharistie est un mys­tère de foi qui dépasse notre intel­li­gence au point de nous obli­ger à l’a­ban­don le plus pur à la parole de Dieu, nulle per­sonne autant que Marie ne peut nous ser­vir de sou­tien et de guide dans une telle démarche. Lorsque nous refai­sons le geste du Christ à la der­nière Cène en obéis­sance à son com­man­de­ment : « Faites cela en mémoire de moi ! » (Lc 22, 19), nous accueillons en même temps l’in­vi­ta­tion de Marie à lui obéir sans hési­ta­tion : « Faites tout ce qu’il vous dira » (Jn 2, 5). Avec la sol­li­ci­tude mater­nelle dont elle témoigne aux noces de Cana, Marie semble nous dire : « N’ayez aucune hési­ta­tion, ayez confiance dans la parole de mon Fils. Lui, qui fut capable de chan­ger l’eau en vin, est capable éga­le­ment de faire du pain et du vin son corps et son sang, trans­met­tant aux croyants, dans ce mys­tère, la mémoire vivante de sa Pâque, pour se faire ain­si « pain de vie » ».

55. En un sens, Marie a exer­cé sa foi eucha­ris­tique avant même l’ins­ti­tu­tion de l’Eucharistie, par le fait même qu’elle a offert son sein vir­gi­nal pour l’in­car­na­tion du Verbe de Dieu. Tandis que l’Eucharistie ren­voie à la pas­sion et à la résur­rec­tion, elle se situe simul­ta­né­ment en conti­nui­té de l’Incarnation. À l’Annonciation, Marie a conçu le Fils de Dieu dans la véri­té même phy­sique du corps et du sang, anti­ci­pant en elle ce qui dans une cer­taine mesure se réa­lise sacra­men­tel­le­ment en tout croyant qui reçoit, sous les espèces du pain et du vin, le corps et le sang du Seigneur.

Il existe donc une ana­lo­gie pro­fonde entre le fiat par lequel Marie répond aux paroles de l’Ange et l’amen que chaque fidèle pro­nonce quand il reçoit le corps du Seigneur. À Marie, il fut deman­dé de croire que celui qu’elle conce­vait « par l’ac­tion de l’Esprit Saint » était le « Fils de Dieu » (cf. Lc 1, 30–35). Dans la conti­nui­té avec la foi de la Vierge, il nous est deman­dé de croire que, dans le Mystère eucha­ris­tique, ce même Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie, se rend pré­sent dans la tota­li­té de son être humain et divin, sous les espèces du pain et du vin.
« Heureuse celle qui a cru » (Lc 1, 45): dans le mys­tère de l’Incarnation, Marie a aus­si anti­ci­pé la foi eucha­ris­tique de l’Église. Lorsque, au moment de la Visitation, elle porte en son sein le Verbe fait chair, elle devient, en quelque sorte, un « taber­nacle » – le pre­mier « taber­nacle » de l’his­toire – dans lequel le Fils de Dieu, encore invi­sible aux yeux des hommes, se pré­sente à l’a­do­ra­tion d’Élisabeth, « irra­diant » qua­si sa lumière à tra­vers les yeux et la voix de Marie. Et le regard exta­sié de Marie, contem­plant le visage du Christ qui vient de naître et le ser­rant dans ses bras, n’est-​il pas le modèle d’a­mour inéga­lable qui doit ins­pi­rer cha­cune de nos com­mu­nions eucharistiques ?

56. Durant toute sa vie au côté du Christ et non seule­ment au Calvaire, Marie a fait sienne la dimen­sion sacri­fi­cielle de l’Eucharistie. Quand elle por­ta l’en­fant Jésus au temple de Jérusalem « pour le pré­sen­ter au Seigneur » (Lc 2, 22), elle enten­dit le vieillard Syméon lui annon­cer que cet Enfant serait un « signe de divi­sion » et qu’une « épée » devait aus­si trans­per­cer le cœur de sa mère (cf. Lc 2, 34–35). Le drame de son Fils cru­ci­fié était ain­si annon­cé à l’a­vance, et d’une cer­taine manière était pré­fi­gu­ré le « sta­bat Mater » de la Vierge au pied de la Croix. Se pré­pa­rant jour après jour au Calvaire, Marie vit une sorte « d’Eucharistie anti­ci­pée », à savoir une « com­mu­nion spi­ri­tuelle » de désir et d’of­frande, dont l’ac­com­plis­se­ment se réa­li­se­ra par l’u­nion avec son Fils au moment de la pas­sion et qui s’ex­pri­me­ra ensuite, dans le temps après Pâques, par sa par­ti­ci­pa­tion à la Célébration eucha­ris­tique, pré­si­dée par les Apôtres, en tant que « mémo­rial » de la passion.

Comment ima­gi­ner les sen­ti­ments de Marie, tan­dis qu’elle écou­tait, de la bouche de Pierre, de Jean, de Jacques et des autres Apôtres, les paroles de la der­nière Cène : « Ceci est mon corps, don­né pour vous » (Lc 22, 19)? Ce corps offert en sacri­fice, et repré­sen­té sous les signes sacra­men­tels, était le même que celui qu’elle avait conçu en son sein ! Recevoir l’Eucharistie devait être pour Marie comme si elle accueillait de nou­veau en son sein ce cœur qui avait bat­tu à l’u­nis­son du sien et comme si elle revi­vait ce dont elle avait per­son­nel­le­ment fait l’ex­pé­rience au pied de la Croix.

57. « Faites cela en mémoire de moi » (Lc 22, 19). Dans le « mémo­rial » du Calvaire est pré­sent tout ce que le Christ a accom­pli dans sa pas­sion et dans sa mort. C’est pour­quoi ce que le Christ a accom­pli envers sa Mère, il l’ac­com­plit aus­si en notre faveur. Il lui a en effet confié le dis­ciple bien-​aimé et, en ce dis­ciple, il lui confie éga­le­ment cha­cun de nous : « Voici ton fils ! ». De même, il dit aus­si à cha­cun de nous : « Voici ta mère ! » (cf. Jn 19, 26–27).

Vivre dans l’Eucharistie le mémo­rial de la mort du Christ sup­pose aus­si de rece­voir conti­nuel­le­ment ce don. Cela signi­fie prendre chez nous – à l’exemple de Jean – celle qui chaque fois nous est don­née comme Mère. Cela signi­fie en même temps nous enga­ger à nous confor­mer au Christ, en nous met­tant à l’é­cole de sa Mère et en nous lais­sant accom­pa­gner par elle. Marie est pré­sente, avec l’Église et comme Mère de l’Église, en cha­cune de nos Célébrations eucha­ris­tiques. Si Église et Eucharistie consti­tuent un binôme insé­pa­rable, il faut en dire autant du binôme Marie et Eucharistie. C’est pour­quoi aus­si la mémoire de Marie dans la Célébration eucha­ris­tique se fait de manière una­nime, depuis l’an­ti­qui­té, dans les Églises d’Orient et d’Occident.

58. Dans l’Eucharistie, l’Église s’u­nit plei­ne­ment au Christ et à son sacri­fice, fai­sant sien l’es­prit de Marie. C’est une véri­té que l’on peut appro­fon­dir en reli­sant le Magnificat dans une pers­pec­tive eucha­ris­tique. En effet, comme le can­tique de Marie, l’Eucharistie est avant tout une louange et une action de grâce. Quand Marie s’ex­clame : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur », Jésus est pré­sent en son sein. Elle loue le Père « pour » Jésus, mais elle le loue aus­si « en » Jésus et « avec » Jésus. Telle est pré­ci­sé­ment la véri­table « atti­tude eucharistique ».

En même temps, Marie fait mémoire des mer­veilles opé­rées par Dieu dans l’his­toire du salut, selon la pro­messe faites à nos pères (cf. Lc 1, 55), et elle annonce la mer­veille qui les dépasse toutes, l’Incarnation rédemp­trice. Enfin, dans le Magnificat est pré­sente la ten­sion escha­to­lo­gique de l’Eucharistie. Chaque fois que le Fils de Dieu se pré­sente à nous dans la « pau­vre­té » des signes sacra­men­tels, pain et vin, est semé dans le monde le germe de l’his­toire nou­velle dans laquelle les puis­sants sont « ren­ver­sés de leurs trônes » et les humbles sont « éle­vés » (cf. Lc 1, 52). Marie chante les « cieux nou­veaux » et la « terre nou­velle » qui, dans l’Eucharistie, trouvent leur anti­ci­pa­tion et en un sens leur « des­sein » pro­gram­mé. Si le Magnificat exprime la spi­ri­tua­li­té de Marie, rien ne nous aide à vivre le mys­tère eucha­ris­tique autant que cette spi­ri­tua­li­té. L’Eucharistie nous est don­née pour que notre vie, comme celle de Marie, soit tout entière un Magnificat !

Conclusion

59. « Ave verum cor­pus natum de Maria Virgine ! ». Il y a quelques années, j’ai célé­bré le cin­quan­tième anni­ver­saire de mon ordi­na­tion sacer­do­tale. Je res­sens aujourd’­hui comme une grâce le fait d’of­frir à l’Église cette ency­clique sur l’Eucharistie en ce Jeudi saint qui tombe en la vingt-​cinquième année de mon minis­tère pétri­nien. Cela me rem­plit le cœur de gra­ti­tude. Depuis plus d’un demi-​siècle, chaque jour, à par­tir de ce 2 novembre 1946 où j’ai célé­bré ma pre­mière Messe dans la crypte Saint-​Léonard de la cathé­drale du Wawel à Cracovie, mes yeux se sont concen­trés sur l’hos­tie et sur le calice, dans les­quels le temps et l’es­pace se sont en quelque sorte « contrac­tés » et dans les­quels le drame du Golgotha s’est à nou­veau ren­du pré­sent avec force, dévoi­lant sa mys­té­rieuse « contem­po­ra­néi­té ». Chaque jour, ma foi m’a per­mis de recon­naître dans le pain et le vin consa­crés le divin Pèlerin qui, un cer­tain jour, fit route avec les deux dis­ciples d’Emmaüs pour ouvrir leurs yeux à la lumière et leur cœur à l’es­pé­rance (cf. Lc 24, 13–35).

Frères et sœurs très chers, per­met­tez que, dans un élan de joie intime, en union avec votre foi et pour la confir­mer, je donne mon propre témoi­gnage de foi en la très sainte Eucharistie. « Ave verum cor­pus natum de Maria Virgine, /​vere pas­sum, immo­la­tum, in cruce pro homine ! ». Ici se trouve le tré­sor de l’Église, le cœur du monde, le gage du terme auquel aspire tout homme, même incons­ciem­ment. Il est grand ce mys­tère, assu­ré­ment il nous dépasse et il met à rude épreuve les pos­si­bi­li­tés de notre esprit d’al­ler au-​delà des appa­rences. Ici, nos sens défaillent – « visus, tac­tus, gus­tus in te fal­li­tur », est-​il dit dans l’hymne Adoro te devote –, mais notre foi seule, enra­ci­née dans la parole du Christ trans­mise par les Apôtres, nous suf­fit. Permettez que, comme Pierre à la fin du dis­cours eucha­ris­tique dans l’Évangile de Jean, je redise au Christ, au nom de toute l’Église, au nom de cha­cun d’entre vous : « Seigneur, à qui irons-​nous ? Tu as les paroles de la vie éter­nelle » (Jn 6, 68).

60. À l’aube de ce troi­sième mil­lé­naire, nous tous, fils et filles de l’Église, nous sommes invi­tés à pro­gres­ser avec un dyna­misme renou­ve­lé dans la vie chré­tienne. Comme je l’ai écrit dans la lettre apos­to­liqueNovo mil­len­nio ineunte, « il ne s’a­git pas d’in­ven­ter un « nou­veau pro­gramme ». Le pro­gramme existe déjà : c’est celui de tou­jours, tiré de l’Évangile et de la Tradition vivante. Il est cen­tré, en der­nière ana­lyse, sur le Christ lui-​même, qu’il faut connaître, aimer, imi­ter, pour vivre en lui la vie tri­ni­taire et pour trans­for­mer avec lui l’his­toire jus­qu’à son achè­ve­ment dans la Jérusalem céleste ».((N. 29 : AAS 93 (2001) p. 285 ; La Documentation catho­lique 98 (2001), p. 78.)) La réa­li­sa­tion de ce pro­gramme d’un élan renou­ve­lé dans la vie chré­tienne passe par l’Eucharistie.

Tout enga­ge­ment vers la sain­te­té, toute action visant à l’ac­com­plis­se­ment de la mis­sion de l’Église, toute mise en œuvre de plans pas­to­raux, doit pui­ser dans le mys­tère eucha­ris­tique la force néces­saire et s’o­rien­ter vers lui comme vers le som­met. Dans l’Eucharistie, nous avons Jésus, nous avons son sacri­fice rédemp­teur, nous avons sa résur­rec­tion, nous avons le don de l’Esprit Saint, nous avons l’a­do­ra­tion, l’o­béis­sance et l’a­mour envers le Père. Si nous négli­gions l’Eucharistie, com­ment pourrions-​nous por­ter remède à notre indigence ?

61. Le mys­tère eucha­ris­tique – sacri­fice, pré­sence, ban­quet – n’ad­met ni réduc­tion ni mani­pu­la­tion ; il doit être vécu dans son inté­gri­té, que ce soit dans l’acte de la célé­bra­tion ou dans l’in­time échange avec Jésus que l’on vient de rece­voir dans la com­mu­nion, ou encore dans le temps de prière et d’a­do­ra­tion eucha­ris­tique en dehors de la Messe. L’Église s’é­di­fie alors soli­de­ment et ce qu’elle est vrai­ment est expri­mé : une, sainte, catho­lique et apos­to­lique ; peuple, temple et famille de Dieu ; corps et épouse du Christ, ani­mée par l’Esprit Saint ; sacre­ment uni­ver­sel du salut et com­mu­nion hié­rar­chi­que­ment structurée.

La voie que l’Église par­court en ces pre­mières années du troi­sième mil­lé­naire est aus­si un che­min d’en­ga­ge­ment œcu­mé­nique renou­ve­lé. Les der­nières décen­nies du deuxième mil­lé­naire, qui ont culmi­né avec le grand Jubilé, nous ont pous­sés dans cette direc­tion, encou­ra­geant tous les bap­ti­sés à ré- pondre à la prière de Jésus « ut unum sint » (Jn 17, 11). Un tel che­min est long, héris­sé d’obs­tacles qui dépassent les forces humaines ; mais nous avons l’Eucharistie, et, en sa pré­sence, nous pou­vons entendre au fond de notre cœur, comme si elles nous étaient adres­sées, les paroles mêmes qu’en­ten­dit le pro­phète Élie : « Lève-​toi et mange, autre­ment le che­min sera trop long pour toi » (1 R 19, 7). Le tré­sor eucha­ris­tique que le Seigneur a mis à notre dis­po­si­tion nous pousse vers l’ob­jec­tif du par­tage plé­nier de ce tré­sor avec tous les frères aux­quels nous unit le même Baptême. Toutefois, pour ne pas gas­piller un tel tré­sor, il faut res­pec­ter les exi­gences liées au fait qu’il est le Sacrement de la com­mu­nion dans la foi et dans la suc­ces­sion apostolique.

En don­nant à l’Eucharistie toute l’im­por­tance qu’elle mérite et en veillant avec une grande atten­tion à n’en atté­nuer aucune dimen­sion ni aucune exi­gence, nous mon­trons que nous sommes pro­fon­dé­ment conscients de la gran­deur de ce don. Nous y sommes aus­si invi­tés par une tra­di­tion inin­ter­rom­pue qui, dès les pre­miers siècles, a vu la com­mu­nau­té chré­tienne atten­tive à conser­ver ce « tré­sor ». Poussée par l’a­mour, l’Église se pré­oc­cupe de trans­mettre aux géné­ra­tions chré­tiennes à venir, sans en perdre un seul élé­ment, la foi et la doc­trine sur le mys­tère eucha­ris­tique. Il n’y a aucun risque d’exa­gé­ra­tion dans l’at­ten­tion que l’on porte à ce Mystère, car « dans ce Sacrement se résume tout le mys­tère de notre salut ».((S. Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, III, q. 83, a. 4 c.))

62. Chers frères et sœurs, mettons-​nous à l’é­cole des saints, grands inter­prètes de la pié­té eucha­ris­tique authen­tique. En eux, la théo­lo­gie de l’Eucharistie acquiert toute la splen­deur du vécu, elle nous « imprègne » et pour ain­si dire nous « réchauffe ». Mettons-​nous sur­tout à l’é­coute de la très sainte Vierge Marie en qui, plus qu’en qui­conque, le Mystère de l’Eucharistie res­plen­dit comme mys­tère lumi­neux. En nous tour­nant vers elle, nous connais­sons la force trans­for­mante de l’Eucharistie. En elle, nous voyons le monde renou­ve­lé dans l’a­mour. En la contem­plant, elle qui est mon­tée au Ciel avec son corps et son âme, nous décou­vrons quelque chose des « cieux nou­veaux » et de la « terre nou­velle » qui s’ou­vri­ront à nos yeux avec le retour du Christ. L’Eucharistie en est ici-​bas le gage et d’une cer­taine manière l’an­ti­ci­pa­tion : « Veni, Domine Iesu ! » (Ap 22, 20)

Sous les humbles espèces du pain et du vin, trans­sub­stan­tiés en son corps et en son sang, le Christ marche avec nous, étant pour nous force et via­tique, et il fait de nous, pour tous nos frères, des témoins d’es­pé­rance. Si, face à ce mys­tère, la rai­son éprouve ses limites, le cœur, illu­mi­né par la grâce de l’Esprit Saint, com­prend bien quelle doit être son atti­tude, s’a­bî­mant dans l’a­do­ra­tion et dans un amour sans limites.

Faisons nôtres les sen­ti­ments de saint Thomas d’Aquin, théo­lo­gien par excel­lence et en même temps chantre pas­sion­né du Christ en son Eucharistie, et lais­sons notre âme s’ou­vrir aus­si à la contem­pla­tion du but pro­mis, vers lequel notre cœur aspire, assoif­fé qu’il est de joie et de paix :

« Bone pas­tor, pan­is vere,
Iesu, nos­tri mise­rere… ».

Bon pas­teur, pain véri­table,
Jésus aie pitié de nous
nourris-​nous, protège-​nous,
fais-​nous voir le bien suprême,
dans la terre des vivants.

Toi qui sais et qui peux tout,
toi notre nour­ri­ture d’ici-​bas,
prends-​nous là-​haut pour convives
et pour héri­tiers à jamais dans la famille des saints.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 17 avril 2003, Jeudi saint, en la vingt-​cinquième année de mon pon­ti­fi­cat et en l’an­née du Rosaire.

Jean-​Paul, évêque, ser­vi­teur des ser­vi­teurs de Dieu en per­pé­tuelle mémoire

  1. AAS 39 (1947), pp. 521–595 ; La Documentation catho­lique 45 (1948), col. 195–251. []
  2. Pie XII, Encycl. Mediator Dei (20 novembre 1947): AAS 39 (1947), p. 548 ; La Documentation catho­lique 45 (1948), col. 216. []
  3. Cf. Conc. œcum. de Trente, Sess. XIII, Décret sur la très sainte Eucharistie, can. 4 : DS 1654 ; La Foi catho­lique, n. 748. []
  4. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 26. []
  5. Cf. Conc. œcum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gen­tium, n. 14. []
  6. Cf. nn. 31–51 : AAS 90 (1998), pp. 731–746 ; La Documentation catho­lique, 95 (1998), pp. 666–672. []
  7. Cf. Code de Droit cano­nique, can. 844 ; Code des Canons des Églises orien­tales, can. 671. []
21 janvier 2000
Discours pour l'inauguration de l'année judiciaire
  • Jean-Paul II