Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

28 décembre 1878

Lettre encyclique Quod apostolici Muneris

Sur les erreurs modernes; condamnation du socialisme, du communisme et du nihilisme

Donné à Rome, à Saint-​Pierre, le 28 décembre 1878

À tous Nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques du monde catho­lique, en grâce et com­mu­nion avec le Siège Apostolique.
LÉON XIII, PAPE

Vénérables Frères Salut et Bénédiction Apostolique.

Dès le com­men­ce­ment de notre Pontificat, Nous n’a­vons pas négli­gé, ain­si que l’exi­geait la charge de Notre minis­tère apos­to­lique, de signa­ler cette peste mor­telle qui se glisse à tra­vers les membres les plus intimes de la socié­té humaine et qui la conduit à sa perte ; en même temps, Nous avons indi­qué quels étaient les remèdes les plus effi­caces au moyen des­quels la socié­té pou­vait retrou­ver la voie du salut et échap­per aux graves périls qui la menacent. Mais les maux que Nous déplo­rions alors se sont si promp­te­ment accrus que, de nou­veau, Nous sommes for­cé de Vous adres­ser la parole, car il semble que Nous enten­dions reten­tir à Notre oreille ces mots du Prophète : « Crie, ne cesse de crier : élève ta voix, et qu’elle soit pareille à la trom­pette » [1].

Vous com­pre­nez sans peine, Vénérables Frères, que Nous par­lons de la secte de ces hommes qui s’ap­pellent diver­se­ment et de noms presque bar­bares, socia­listes, com­mu­nistes et nihi­listes, et qui, répan­dus par toute la terre, et liés étroi­te­ment entre eux par un pacte inique, ne demandent plus désor­mais leur force aux ténèbres de réunions occultes, mais, se pro­dui­sant au jour publi­que­ment, et en toute confiance, s’ef­forcent de mener à bout le des­sein, qu’ils ont for­mé depuis long­temps, de bou­le­ver­ser les fon­de­ments de la socié­té civile. Ce sont eux, assu­ré­ment, qui, selon que l’at­teste la parole divine, « souillent toute chair, méprisent toute domi­na­tion et blas­phèment toute majes­té » [2].

En effet, ils ne laissent entier ou intact rien de ce qui a été sage­ment décré­té par les lois divines et humaines pour la sécu­ri­té et l’hon­neur de la vie. Pendant qu’ils blâment l’o­béis­sance ren­due aux puis­sances supé­rieures qui tiennent de Dieu le droit de com­man­der et aux­quelles, selon l’en­sei­gne­ment de l’Apôtre, toute âme doit être sou­mise, ils prêchent la par­faite éga­li­té de tous les hommes pour ce qui regarde leurs droits et leurs devoirs. Ils désho­norent l’u­nion natu­relle de l’homme et de la femme, qui était sacrée aux yeux mêmes des nations bar­bares ; et le lien de cette union, qui res­serre prin­ci­pa­le­ment la socié­té domes­tique, ils l’af­fai­blissent ou bien l’ex­posent aux caprices de la débauche.

Enfin, séduits par la cupi­di­té des biens pré­sents, « qui est la source de tous les maux et dont le désir a fait errer plu­sieurs dans la foi » [3], ils attaquent le droit de pro­prié­té sanc­tion­né par le droit natu­rel et, par un atten­tat mons­trueux, pen­dant qu’ils affectent de prendre sou­ci des besoins de tous les hommes et pré­tendent satis­faire tous leurs dési­rs, ils s’ef­forcent de ravir, pour en faire la pro­prié­té com­mune, tout ce qui a été acquis à cha­cun, ou bien par le titre d’un légi­time héri­tage, ou bien par le tra­vail intel­lec­tuel ou manuel, ou bien par l’é­co­no­mie. De plus, ces opi­nions mons­trueuses, ils les publient dans leurs réunions, ils les déve­loppent dans des bro­chures, et, par de nom­breux jour­naux, ils les répandent dans la foule. Aussi, la majes­té res­pec­table et le pou­voir des rois sont deve­nus, chez le peuple révol­té, l’ob­jet d’une si grande hos­ti­li­té que d’a­bo­mi­nables traîtres, impa­tients de tout frein et ani­més d’une audace impie, ont tour­né plu­sieurs fois, en peu de temps, leurs armes contre les chefs des gou­ver­ne­ments eux-mêmes.

Or, cette audace d’hommes per­fides qui menace chaque jour de ruines plus graves la socié­té civile, et qui excite dans tous les esprits l’in­quié­tude et le trouble, tire sa cause et son ori­gine de ces doc­trines empoi­son­nées qui, répan­dues en ces der­niers temps par­mi les peuples comme des semences de vices, ont don­né, en leurs temps, des fruits si per­ni­cieux. En effet, vous savez très bien, Vénérables Frères, que la guerre cruelle qui, depuis le XVIe siècle, a été décla­rée contre la foi catho­lique par des nova­teurs, visait à ce but d’é­car­ter toute révé­la­tion et de ren­ver­ser tout l’ordre sur­na­tu­rel, afin que l’ac­cès fût ouvert aux inven­tions ou plu­tôt aux délires de la seule raison.

Tirant hypo­cri­te­ment son nom de la rai­son, cette erreur qui flatte et excite la pas­sion de gran­dir, natu­relle au cœur de l’homme, et qui lâche les rênes à tous les genres de pas­sions, a spon­ta­né­ment éten­du ses ravages non pas seule­ment dans les esprits d’un grand nombre d’hommes, mais dans la socié­té civile elle-​même. Alors, par une impié­té toute nou­velle et que les païens eux-​mêmes n’ont pas connue, on a vu se consti­tuer des gou­ver­ne­ments, sans qu’on tînt nul compte de Dieu et de l’ordre éta­bli par Lui ; on a pro­cla­mé que l’au­to­ri­té publique ne pre­nait pas de Dieu le prin­cipe, la majes­té, la force de com­man­der, mais de la mul­ti­tude du peuple, laquelle, se croyant déga­gée de toute sanc­tion divine, n’a plus souf­fert d’être sou­mise à d’autres lois que celles qu’elle aurait por­tées elle-​même, confor­mé­ment à son caprice.

Puis, après qu’on eut com­bat­tu et reje­té comme contraires à la rai­son les véri­tés sur­na­tu­relles de la foi, l’Auteur même de la Rédemption du genre humain est contraint, par degrés et peu à peu, de s’exi­ler des études, dans les uni­ver­si­tés, les lycées et les col­lèges ain­si que de toutes les habi­tudes publiques de la vie humaine. Enfin, après avoir livré à l’ou­bli les récom­penses et les peines éter­nelles de la vie future, le désir ardent du bon­heur a été ren­fer­mé dans l’es­pace du temps pré­sent. Avec la dif­fu­sion, au loin et au large de ces doc­trines, avec la grande licence de pen­ser et d’a­gir qui a été ain­si enfan­tée de toutes parts, faut-​il s’é­ton­ner que les hommes de condi­tion infé­rieure, ceux qui habitent une pauvre demeure ou un pauvre ate­lier soient envieux de s’é­le­ver jus­qu’aux palais et à la for­tune de ceux qui sont plus riches ? Faut-​il s’é­ton­ner qu’il n’y ait plus nulle tran­quilli­té pour la vie publique ou pri­vée et que le genre humain soit presque arri­vé à sa perte ?

Or, les pas­teurs suprêmes de l’Église, à qui incombe la charge de pro­té­ger le trou­peau du Seigneur contre les embûches de l’en­ne­mi, se sont appli­qués de bonne heure à détour­ner le péril et à veiller au salut des fidèles. Car, aus­si­tôt que com­men­çaient à gros­sir les socié­tés secrètes, dans le sein des­quelles cou­vaient alors déjà les semences des erreurs dont nous avons par­lé, les Pontifes romains, Clément XII et Benoît XIV, ne négli­gèrent pas de démas­quer les des­seins impies des sectes et d’a­ver­tir les fidèles du monde entier du mal que l’on pré­pa­rait ain­si sour­de­ment. Mais après que, grâce à ceux qui se glo­ri­fiaient du nom de phi­lo­sophes, une liber­té effré­née fût attri­buée à l’homme, après que le droit nou­veau, comme ils disent, com­men­ça d’être for­gé et sanc­tion­né, contrai­re­ment à la loi natu­relle et divine, le pape Pie VI, d’heu­reuse mémoire, dévoi­la tout aus­si­tôt, par des docu­ments publics, le carac­tère détes­table et la faus­se­té de ces doc­trines ; en même temps, la pré­voyance apos­to­lique a pré­dit les ruines aux­quelles le peuple trom­pé allait être entraîné.

Néanmoins, et comme aucun moyen effi­cace n’a­vait pu empê­cher que leurs dogmes per­vers ne fussent de jour en jour plus accep­tés par les peuples, et ne fissent inva­sion jusque dans les déci­sions publiques des gou­ver­ne­ments, les papes Pie VII et Léon XII ana­thé­ma­ti­sèrent les sectes occultes, et, pour autant qu’il dépen­dait d’eux, aver­tirent de nou­veau la socié­té du péril qui la mena­çait. Enfin, tout le monde sait par­fai­te­ment par quelles paroles très graves, avec quelle fer­me­té d’âme et quelle constance Notre glo­rieux pré­dé­ces­seur Pie IX, d’heu­reuse mémoire, soit dans ses allo­cu­tions, soit par ses lettres ency­cliques envoyées aux évêques de l’u­ni­vers entier, a com­bat­tu aus­si bien contre les iniques efforts des sectes, que, nomi­na­ti­ve­ment, contre la peste du socia­lisme, qui, de cette source, a fait par­tout irruption.

Mais, ce qu’il faut déplo­rer, c’est que ceux à qui est confié le soin du bien com­mun, se lais­sant cir­con­ve­nir par les fraudes des hommes impies et effrayer par leurs menaces, ont tou­jours mani­fes­té à l’Église des dis­po­si­tions sus­pectes ou même hos­tiles. Ils n’ont pas com­pris que les efforts des sectes auraient été vains si la doc­trine de l’Église catho­lique et l’au­to­ri­té des Pontifes romains étaient tou­jours demeu­rées en hon­neur, comme il est dû, aus­si bien chez les princes que chez les peuples. Car l” »Église du Dieu vivant, qui est la colonne et le sou­tien de la véri­té » [4], enseigne ces doc­trines, ces pré­ceptes par les­quels on pour­voit au salut et au repos de la socié­té, en même temps qu’on arrête radi­ca­le­ment la funeste pro­pa­gande du socialisme.

En effet, bien que les socia­listes, abu­sant de l’Évangile même, pour trom­per plus faci­le­ment les gens mal avi­sés, aient accou­tu­mé de le tor­tu­rer pour le confor­mer à leurs doc­trines, la véri­té est qu’il y a une telle dif­fé­rence entre leurs dogmes per­vers et la très pure doc­trine de Jésus-​Christ, qu’il ne sau­rait y en avoir de plus grande. Car, « qu’y a‑t-​il de com­mun entre la jus­tice et l’i­ni­qui­té ? Et quelle socié­té y a‑t-​il entre la lumière et les ténèbres » [5] ? Ceux-​là ne cessent, comme nous le savons, de pro­cla­mer que tous les hommes sont, par nature, égaux entre eux, et à cause de cela ils pré­tendent qu’on ne doit au pou­voir ni hon­neur ni res­pect, ni obéis­sance aux lois, sauf à celles qu’ils auraient sanc­tion­nées d’a­près leur caprice.

Au contraire, d’a­près les docu­ments évan­gé­liques, l’é­ga­li­té des hommes est en cela que tous, ayant la même nature, tous sont appe­lés à la même très haute digni­té de fils de Dieu, et en même temps que, une seule et même foi étant pro­po­sée à tous, cha­cun doit être jugé selon la même loi et obte­nir les peines ou la récom­pense sui­vant son mérite. Cependant, il y a une inéga­li­té de droit et de pou­voir qui émane de l’Auteur même de la nature, « en ver­tu de qui toute pater­ni­té prend son nom au ciel et sur la terre » [6]. Quant aux princes et aux sujets, leurs âmes, d’a­près la doc­trine et les pré­ceptes catho­liques, sont mutuel­le­ment liées par des devoirs et des droits, de telle sorte que, d’une part, la modé­ra­tion s’im­pose à la pas­sion du pou­voir et que, d’autre part, l’o­béis­sance est ren­due facile, ferme et très noble.

Ainsi, l’Église inculque constam­ment à la mul­ti­tude des sujets ce pré­cepte apos­to­lique : « Il n’y a point de puis­sance qui ne vienne de Dieu : et celles qui sont, ont été éta­blies de Dieu. C’est pour­quoi, qui résiste à la puis­sance résiste à l’ordre de Dieu. Or, ceux qui résistent attirent sur eux-​mêmes la condam­na­tion. » Ce pré­cepte ordonne encore d” »être néces­sai­re­ment sou­mis, non seule­ment par crainte de la colère, mais encore par conscience, » et de rendre « à tous ce qui leur est dû : à qui le tri­but, le tri­but ; à qui l’im­pôt, l’im­pôt ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’hon­neur, l’hon­neur » [7].

Car Celui qui a créé et qui gou­verne toutes choses les a dis­po­sées, dans sa pré­voyante sagesse, de manière à ce que les infé­rieures atteignent leur fin par les moyennes et celles-​ci par les supé­rieures. De même donc qu’il a vou­lu que, dans le royaume céleste lui-​même, les chœurs des anges fussent dis­tincts et subor­don­nés les uns aux autres, de même encore qu’il a éta­bli dans l’Église dif­fé­rents degrés d’ordres avec la diver­si­té des fonc­tions, en sorte que tous ne fussent pas apôtres, « ni tous doc­teurs, ni tous pas­teurs » [8], ain­si a‑t-​il consti­tué dans la socié­té civile plu­sieurs ordres dif­fé­rents en digni­té, en droits et en puis­sance, afin que l’État, comme l’Église, for­mât un seul corps com­po­sé d’un grand nombre de membres, les uns plus nobles que les autres, mais tous néces­saires les uns aux autres et sou­cieux du bien commun.

Mais pour que les rec­teurs des peuples usent du pou­voir qui leur a été confé­ré pour l’é­di­fi­ca­tion, et non pour la des­truc­tion, l’Église du Christ aver­tit à pro­pos les princes eux-​mêmes que la sévé­ri­té du juge suprême plane sur eux, et emprun­tant les paroles de la divine Sagesse, elle leur crie à tous, au nom de Dieu : « Prêtez l’o­reille, vous qui diri­gez les mul­ti­tudes et vous com­plai­sez dans les foules des nations, car la puis­sance vous a été don­née par Dieu et la force par le Très-​Haut, qui exa­mi­ne­ra vos œuvres et scru­te­ra vos pen­sées… car le juge­ment sera sévère pour les gou­ver­nants… Dieu, en effet, n’ex­cep­te­ra per­sonne et n’au­ra égard à aucune gran­deur, car c’est Dieu qui a fait le petit et le grand, et il a même soin de tous ; mais aux plus forts est réser­vé un plus fort châ­ti­ment » [9].

S’il arrive cepen­dant aux princes d’ex­cé­der témé­rai­re­ment dans l’exer­cice de leur pou­voir, la doc­trine catho­lique ne per­met pas de s’in­sur­ger de soi-​même contre eux, de peur que la tran­quilli­té de l’ordre ne soit de plus en plus trou­blée et que la socié­té n’en reçoive un plus grand dom­mage. Et, lorsque l’ex­cès en est venu au point qu’il ne paraisse plus aucune autre espé­rance de salut, la patience chré­tienne apprend à cher­cher le remède dans le mérite et dans d’ins­tantes prières auprès de Dieu. Que si les ordon­nances des légis­la­teurs et des princes sanc­tionnent ou com­mandent quelque chose de contraire à la loi divine ou natu­relle, la digni­té du nom chré­tien, le devoir et le pré­cepte apos­to­lique pro­clament qu’il faut obéir « à Dieu plu­tôt qu’aux hommes » [10].

Mais cette ver­tu salu­taire de l’Église qui rejaillit sur la socié­té civile pour le main­tien de l’ordre en elle et pour sa conser­va­tion, la socié­té domes­tique elle-​même, qui est le prin­cipe de toute cité et de tout État, la res­sent et l’é­prouve néces­sai­re­ment aus­si. Vous savez, en effet, Vénérables Frères, que la règle de cette socié­té a, d’a­près le droit natu­rel, son fon­de­ment dans l’u­nion indis­so­luble de l’homme et de la femme, et son com­plé­ment dans les devoirs et les droits des parents et des enfants, des maîtres et des ser­vi­teurs les uns envers les autres.

Vous savez aus­si que les théo­ries du socia­lisme la dis­solvent presque entiè­re­ment, puisque, ayant per­du la force qui lui vient du mariage reli­gieux, elle voit néces­sai­re­ment se relâ­cher la puis­sance pater­nelle sur les enfants et les devoirs des enfants envers leurs parents.

Au contraire, le « mariage hono­rable en tout » [11] que Dieu lui-​même a ins­ti­tué au com­men­ce­ment du monde pour la pro­pa­ga­tion et la per­pé­tui­té de l’es­pèce et qu’il a fait indis­so­luble, l’Église enseigne qu’il est deve­nu encore plus solide et plus saint par Jésus-​Christ, qui lui a confé­ré la digni­té de sacre­ment, et a vou­lu en faire l’i­mage de son union avec l’Église. C’est pour­quoi, selon l’a­ver­tis­se­ment de l’Apôtre, « le mari est le chef de la femme, comme Jésus-​Christ est le Chef de l’Église » [12] et, de même que l’Église est sou­mise à Jésus-​Christ, qui l’embrasse d’un très chaste et per­pé­tuel amour, ain­si les femmes doivent être sou­mises à leurs maris, et ceux-​ci doivent, en échange, les aimer d’une affec­tion fidèle et constante.

L’Église règle éga­le­ment la puis­sance du père et du maître, de manière à conte­nir les fils et les ser­vi­teurs dans le devoir et sans qu’elle excède la mesure. Car, selon les ensei­gne­ments catho­liques, l’au­to­ri­té des parents et des maîtres n’est qu’un écou­le­ment de l’au­to­ri­té du Père et du Maître céleste, et ain­si, non seule­ment elle tire de celle-​ci son ori­gine et sa force, mais elle lui emprunte néces­sai­re­ment aus­si sa nature et son caractère.

C’est pour­quoi l’Apôtre exhorte les enfants à obéir en Dieu à leurs parents, et à hono­rer leur père et leur mère, ce qui est le pre­mier com­man­de­ment fait avec une pro­messe [13]. Et aux parents il dit : « Et vous, pères, ne pro­vo­quez pas vos fils au res­sen­ti­ment, mais élevez-​les dans la dis­ci­pline et la rec­ti­tude du Seigneur » [14]. Le pré­cepte que le même apôtre donne aux ser­vi­teurs et aux maîtres, est que les uns « obéissent à leurs maîtres selon la chair, les ser­vant en toute bonne volon­té comme Dieu lui-​même, et que les autres n’usent pas de mau­vais trai­te­ments envers leurs ser­vi­teurs, se sou­ve­nant que Dieu est le Maître de tous dans les cieux et qu’il n’y a point d’ac­cep­ta­tion de per­sonne pour lui » [15].

Si toutes ces choses étaient obser­vées par cha­cun de ceux qu’elles concernent, selon la dis­po­si­tion de la divine volon­té, chaque famille offri­rait l’i­mage de la demeure céleste et les insignes bien­faits qui en résul­te­raient ne se ren­fer­me­raient pas seule­ment au sein de la famille, mais se répan­draient sur les États eux-mêmes.

Quant à la tran­quilli­té publique et domes­tique, la sagesse catho­lique, appuyée sur les pré­ceptes de la loi divine et natu­relle, y pour­voit très pru­dem­ment par les idées qu’elle adopte et qu’elle enseigne sur le droit de pro­prié­té et sur le par­tage des biens qui sont acquis pour la néces­si­té et l’u­ti­li­té de la vie. Car, tan­dis que les socia­listes pré­sentent le droit de pro­prié­té comme étant une inven­tion humaine, répu­gnant à l’é­ga­li­té natu­relle entre les hommes, tan­dis que, prê­chant la com­mu­nau­té des biens, ils pro­clament qu’on ne sau­rait sup­por­ter patiem­ment la pau­vre­té et qu’on peut impu­né­ment vio­ler les pos­ses­sions et les droits des riches, l’Église recon­naît beau­coup plus uti­le­ment et sage­ment que l’i­né­ga­li­té existe entre les hommes natu­rel­le­ment dis­sem­blables par les forces du corps et de l’es­prit, et que cette inéga­li­té existe même dans la pos­ses­sion des biens ; elle ordonne, en outre, que le droit de pro­prié­té et de domaine, pro­ve­nant de la nature même, soit main­te­nu intact et invio­lable dans les mains de qui le pos­sède ; car elle sait que le vol et la rapine ont été condam­nés par Dieu, l’au­teur et le gar­dien de tout droit, au point qu’il n’est même pas per­mis de convoi­ter le bien d’au­trui, et que les voleurs et les lar­rons sont exclus, comme les adul­tères et les ido­lâtres, du royaume des cieux.

Elle ne néglige pas pour cela, en bonne Mère, le soin des pauvres, et n’o­met point de pour­voir à leurs néces­si­tés, parce que, les embras­sant dans son sein mater­nel et sachant qu’ils repré­sentent Jésus-​Christ lui-​même, qui consi­dère comme fait à lui-​même le bien fait au plus petit des pauvres, elle les a en grand hon­neur ; elle les assiste de tout son pou­voir, elle a soin de faire éle­ver par­tout des mai­sons et des hos­pices où ils sont recueillis, nour­ris et soi­gnés, et elle les prend sous sa tutelle. De plus, elle fait un strict devoir aux riches de don­ner leur super­flu aux pauvres, et elle les effraye par la pen­sée du divin juge­ment, qui les condam­ne­ra aux sup­plices éter­nels s’ils ne sub­viennent aux néces­si­tés des indi­gents. Enfin, elle relève et console l’es­prit des pauvres, soit en leur pro­po­sant l’exemple de Jésus-​Christ [16], qui, « étant riche, a vou­lu se faire pauvre pour nous », soit en leur rap­pe­lant les paroles par les­quelles il a décla­ré bien­heu­reux les pauvres, et leur a fait espé­rer les récom­penses de l’é­ter­nelle féli­ci­té. Qui ne voit que c’est là le meilleur moyen d’a­pai­ser l’an­tique conflit sou­le­vé entre les pauvres et les riches ? Car, ain­si que le démontre l’é­vi­dence même des choses et des faits, si ce moyen est reje­té ou mécon­nu, il arrive néces­sai­re­ment, ou que la grande par­tie du genre humain est réduite à la vile condi­tion d’es­clave, comme on l’a vu long­temps chez les nations païennes, ou que la socié­té humaine est agi­tée de troubles conti­nuels et dévas­tée par les rapines et les bri­gan­dages, ain­si que nous avons eu la dou­leur de le consta­ter dans ces der­niers temps encore.

Puisqu’il en est ain­si, Vénérables Frères, Nous à qui incombe le gou­ver­ne­ment de toute l’Église, de même qu’au com­men­ce­ment de Notre pon­ti­fi­cat Nous avons déjà mon­tré aux peuples et aux princes bal­lot­tés par une dure tem­pête, le port du salut, ain­si, en ce moment du suprême péril, Nous éle­vons de nou­veau avec émo­tion Notre voix apos­to­lique pour les prier, au nom de leur propre inté­rêt et du salut des États, et les conju­rer de prendre pour édu­ca­trice l’Église qui a eu une si grande part à la pros­pé­ri­té publique des nations, et de recon­naître que les rap­ports du gou­ver­ne­ment et de la reli­gion sont si connexes que tout ce qu’on enlève à celle-​ci, dimi­nue d’au­tant la sou­mis­sion des sujets et la majes­té du pou­voir. Et lors­qu’ils auront recon­nu que l’Église de Jésus-​Christ pos­sède, pour détour­ner le fléau du socia­lisme, une ver­tu qui ne se trouve ni dans les lois humaines, ni dans les répres­sions des magis­trats, ni dans les armes des sol­dats, qu’ils réta­blissent enfin cette Église dans la condi­tion et la liber­té qu’il lui faut pour exer­cer, dans l’in­té­rêt de toute la socié­té, sa très salu­taire influence.

Pour Vous, Vénérables Frères, qui connais­sez l’o­ri­gine et la nature des maux accu­mu­lés sur le monde, appliquez-​Vous de toute l’ar­deur et de toute la force de Votre esprit à faire péné­trer et à incul­quer pro­fon­dé­ment dans toutes les âmes la doc­trine catho­lique. Faites en sorte que, dès leurs plus tendres années, tous s’ac­cou­tument à avoir pour Dieu un amour de fils et à véné­rer son auto­ri­té, à se mon­trer défé­rents pour la majes­té des princes et des lois, à s’abs­te­nir de toutes convoi­tises, et à gar­der fidè­le­ment l’ordre que Dieu a éta­bli, soit dans la socié­té civile, soit dans la socié­té domes­tique. Il faut encore que Vous ayez soin que les enfants de l’Église catho­lique ne s’en­rôlent point dans la secte exé­crable et ne la servent en aucune manière, mais, au contraire, qu’ils montrent, par leurs belles actions et leur manière hon­nête de se com­por­ter en toutes choses, com­bien stable et heu­reuse serait la socié­té humaine, si tous ses membres se dis­tin­guaient par la régu­la­ri­té de leur conduite et par leurs ver­tus. Enfin, comme les sec­ta­teurs du socia­lisme se recrutent sur­tout par­mi les hommes qui exercent les diverses indus­tries ou qui louent leur tra­vail et qui, impa­tients de leur condi­tion ouvrière, sont plus faci­le­ment entraî­nés par l’ap­pât des richesses et la pro­messe des biens, il Nous paraît oppor­tun d’en­cou­ra­ger les socié­tés d’ou­vriers et d’ar­ti­sans qui, ins­ti­tuées sous le patro­nage de la reli­gion, savent rendre tous leurs membres contents de leur sort et rési­gnés au tra­vail, et les portent à mener une vie pai­sible et tranquille.

Qu’il favo­rise Nos entre­prises et les Vôtres, Vénérables Frères, Celui à qui nous sommes obli­gés de rap­por­ter le prin­cipe et le suc­cès de tout bien.

D’ailleurs, Nous pui­sons un motif d’es­pé­rer un prompt secours dans ces jours mêmes où l’on célèbre l’an­ni­ver­saire de la nais­sance du Seigneur, car ce salut nou­veau, que le Christ nais­sant appor­tait au monde déjà vieux et presque dis­sous par ses maux extrêmes, il ordonne que nous l’es­pé­rions, nous aus­si ; cette paix qu’il annon­çait alors aux hommes par le minis­tère des anges, il a pro­mis qu’il nous la don­ne­rait, à nous aus­si. Car la main de Dieu n’a point été rac­cour­cie, pour qu’il ne puisse nous sau­ver, et son oreille n’a pas été fer­mée pour qu’il « ne puisse entendre » [17].

En ces jours donc de très heu­reux aus­pices, Nous prions ardem­ment le Dispensateur de tous biens, Vous sou­hai­tant à Vous, Vénérables Frères, et aux fidèles de Vos Églises, toute joie et toute pros­pé­ri­té afin que de nou­veau « appa­raissent au regard des hommes la bon­té et l’hu­ma­ni­té de Dieu notre Sauveur » [18] qui, après nous avoir arra­chés de la puis­sance d’un enne­mi cruel, nous a éle­vés à la très noble digni­té d’en­fants de Dieu. Et afin que Nos vœux soient plus promp­te­ment et plei­ne­ment rem­plis, joignez-​Vous à Nous, Vénérables Frères, pour adres­ser à Dieu de fer­ventes prières ; invo­quez aus­si le patro­nage de la bien­heu­reuse Vierge Marie, imma­cu­lée dès son ori­gine, de Joseph son époux, et des saints apôtres Pierre et Paul, aux suf­frages des­quels Nous avons la plus grande confiance.

Cependant, et comme gage des faveurs célestes, Nous Vous don­nons dans le Seigneur, et du fond de Notre cœur, la béné­dic­tion apos­to­lique, à Vous, Vénérables Frères, à Votre cler­gé et à tous les peuples fidèles.

Donné à Rome, à Saint-​Pierre, le 28 décembre 1878, la pre­mière année de notre pontificat.

LÉON XIII, Pape.

Notes de bas de page
  1. Is., LVIII, 1.[]
  2. Jud. Epist., V, 8.[]
  3. Tim., 1. VI, 10.[]
  4. I, Tim., III, 15.[]
  5. II, Cor., VI, 14.[]
  6. Ephes., III, 15.[]
  7. Rom. XIII, 1–7.[]
  8. I, Cor., X.[]
  9. Sap., VI, 3 et ssq.[]
  10. Act., V, 29.[]
  11. Hebr. XIII, 4.[]
  12. Eph. V, 23.[]
  13. Eph. VI, 1–2.[]
  14. Ibid. VI, 4.[]
  15. Ibid. VI, 5, 6, 9.[]
  16. II Cor., VIII, 9.[]
  17. Is. LIX, 1.[]
  18. Tit. III, 4.[]