Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

29 janvier 1941

Discours aux jeunes époux

Pure et forte beauté de l'amour chrétien, selon saint François de Sales

Table des matières

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 29 jan­vier 1941

En ce jour de la saint François de Sales, l’Eglise rend au bon et grand évêque de Genève un culte qui n’exalte pas seule­ment ses hautes ver­tus et son zèle pas­to­ral si ardent : l’Eglise vénère aus­si la science et la sagesse de ce maître de la vie chré­tienne, et elle l’a pro­po­sé comme patron et modèle des publi­cistes catho­liques. Il Nous semble voir, chers jeunes mariés, le grand Docteur tour­ner du haut du ciel son doux regard vers vous durant cette audience, et il Nous semble rece­voir de lui pour vous, dans Notre esprit et sur Nos lèvres, ces avis qu’il don­nait lui-​même aux per­sonnes mariées dans son incom­pa­rable Introduction à la vie dévote. Il vit, il parle, il enseigne, il guide, il aver­tit dans ces pages, en tant que votre père, maître et ami, car c’est à vous qu’il s’a­dresse. Philotée, à qui le livre était des­ti­né tout d’a­bord, était une mère de famille, Mme de Char-​moisy, et les rema­nie­ments suc­ces­sifs n’ont rien chan­gé au but du livre : ins­truire les per­sonnes vivant dans le monde, leur apprendre l’a­mour et la pra­tique de cette chère dévo­tion qui n’est rien d’autre que la plé­ni­tude de la loi et de la vie chré­tienne. Ce livre du doux évêque de Genève, les contem­po­rains du saint le jugeaient le plus par­fait en son genre, et Notre pré­dé­ces­seur le tenait en très haute estime ; cet ouvrage, écrivait-​il, devrait se trou­ver dans toutes les mains [1]. Lisez donc, chers époux, lisez et reli­sez ces pages aus­si déli­cieuses que solides. Qu’elles deviennent une de vos lec­tures pré­fé­rées, à l’exemple de cet excellent père de famille qui fut envoyé en Orient durant la Grande Guerre en qua­li­té de colo­nel, et qui gar­dait ce livre dans sa valise d’of­fi­cier comme un com­pa­gnon qui le récon­for­tait dans les durs tra­vaux et les périls menaçants.

Mais par­mi tous les ensei­gne­ments du grand évêque de Genève, Nous Nous bor­ne­rons à vous rap­pe­ler les conseils spé­ciaux qu’il donne aux per­sonnes mariées, et par­ti­cu­liè­re­ment le pre­mier, le prin­ci­pal [2] : « J’exhorte sur­tout les mariés à l’a­mour mutuel, que le Saint-​Esprit leur recom­mande tant en l’Ecriture. » Mais quel est cet amour que vous inculque le pieux maître de la vie chré­tienne ? Est-​ce peut-​être le simple amour natu­rel et ins­tinc­tif, comme celui d’une paire de tour­te­relles, écrit saint François, ou l’a­mour pure­ment humain connu et pra­ti­qué des païens ? Non, tel n’est point l’a­mour que le Saint-​Esprit recom­mande aux époux. Il leur recom­mande plus que cela : un amour qui, sans renier les saintes affec­tions humaines, monte plus haut, pour être dans son ori­gine, dans ses avan­tages, dans sa forme et dans sa manière « tout saint, tout sacré, tout divin », sem­blable à l’a­mour qui unit le Christ et son Eglise.

L’affection naturelle est légitime, mais c’est l’amour surnaturel qui assure l’union des cœurs.

Une affec­tion réci­proque née de la seule incli­na­tion mutuelle ou de la seule com­plai­sance dans les dons humains que les époux se découvrent l’un à l’autre avec tant de satis­fac­tion, une telle affec­tion, pour belle et pro­fonde qu’elle se révèle dans l’in­ti­mi­té des conver­sa­tions entre nou­veaux mariés ne suf­fit pas. Elle ne sau­rait à elle seule réa­li­ser l’u­nion de vos âmes, telle que l’a enten­due et dési­rée l’a­mou­reuse Providence de Dieu en vous condui­sant l’un vers l’autre. Seule, la cha­ri­té sur­na­tu­relle, lien d’a­mi­tié entre Dieu et l’homme, peut for­mer entre vous des nœuds que rien ne puisse des­ser­rer, ni les secousses, ni les vicis­si­tudes, ni les inévi­tables épreuves d’une longue vie à deux ; seule la grâce divine peut vous éle­ver au-​dessus de toutes les petites misères de chaque jour, au-​dessus de toutes les oppo­si­tions et dif­fé­rences de goûts ou d’i­dées qui germent, comme de mau­vaises herbes, sur les racines de la pauvre nature humaine. Cette cha­ri­té et cette grâce, n’est-​ce pas la force et la ver­tu que vous êtes allés deman­der au grand sacre­ment de mariage ? La cha­ri­té divine, plus grande que la foi et l’es­pé­rance, voi­là de quoi ont besoin le monde, la socié­té et la famille.

Amour saint, et sacré, et divin : n’est-​ce pas là, direz-​vous peut-​être, chose trop haute pour nous ? Un amour si sur­na­tu­rel, demanderez-​vous encore, restera-​t-​il encore cet amour vrai­ment humain qui a été le bat­te­ment de nos cœurs, cet amour que nos cœurs cherchent et où ils trouvent la paix, cet amour dont ils ont besoin et qu’ils sont si heu­reux d’a­voir trou­vé ? Rassurez-​vous : par son amour, Dieu ne détruit ni ne change la nature, mais il la per­fec­tionne ; et saint François de Sales, qui connais­sait bien le cœur humain, concluait sa belle page sur le carac­tère sacré de l’a­mour conju­gal par ce double conseil : « Conservez donc, ô maris, un tendre, constant et cor­dial amour envers vos femmes… Et vous, ô femmes, aimez ten­dre­ment, cor­dia­le­ment, mais d’un amour res­pec­tueux et plein de révé­rence, les maris que Dieu vous a donnés. »

Cordialité et tendresse.

Cordialité et ten­dresse donc, de part et d’autre. « L’amour et la fidé­li­té, observe-​t-​il, joints ensemble, engendrent tou­jours la pri­vau­té et la confiance ; c’est pour­quoi les saints et saintes ont usé de beau­coup de réci­proques caresses en leur mariage, caresses vrai­ment amou­reuses, mais chastes, tendres, mais sin­cères. » Et il citait l’exemple du grand saint Louis, non moins dur pour soi que tendre pour son épouse, et qui savait plier son esprit mar­tial et cou­ra­geux « à ces menus offices requis à la conser­va­tion de l’a­mour conju­gal », à ces « petites démons­tra­tions de pure et franche ami­tié » qui rap­prochent tant les cœurs et rendent douce la vie com­mune. La vraie cha­ri­té chré­tienne, dévouée, humble et patiente, vainc et dompte la nature ; elle s’ou­blie elle-​même et songe à tout ins­tant au bien et à la joie d’au­trui ; qui donc sau­ra, plus et mieux qu’elle, sug­gé­rer et diri­ger ces petites et vigi­lantes atten­tions, ces déli­cates marques d’af­fec­tion, et les main­te­nir en même temps spon­ta­nées, sin­cères, dis­crètes, de manière à ne les rendre jamais impor­tunes, et à les faire accep­ter tou­jours avec plai­sir et recon­nais­sance ? Qui donc mieux que la grâce, source et âme de cette cha­ri­té, vous appren­dra à tenir le juste milieu dans ces marques de ten­dresse si humaine et si divine ?

Constance et respect.

Mais la pen­sée du saint des­cen­dait plus pro­fon­dé­ment encore dans les secrets du cœur humain. A la cor­dia­li­té et à la ten­dresse réci­proques, il ajou­tait, en s’a­dres­sant aux maris, la constance, et en par­lant aux femmes, le res­pect et la défé­rence. Craignait-​il peut-​être davan­tage l’in­cons­tance des uns et le manque de sou­mis­sion des autres ? Ou n’a-​t-​il pas plu­tôt vou­lu nous faire remar­quer que dans l’homme la force du chef ne doit pas se sépa­rer de la ten­dresse envers celle qui, plus faible, s’ap­puie sur lui ? Voilà pour­quoi il recom­mande aux maris d’être pleins de condes­cen­dance, de « douce et amou­reuse com­pas­sion » pour leurs femmes ; voi­là pour­quoi il recom­mande aux femmes que leur amour soit revê­tu de res­pect envers celui que Dieu leur a don­né pour chef.

Fidélité et réserve.

Vous com­pre­nez tou­te­fois que, si la cor­dia­li­té et la ten­dresse doivent s’é­chan­ger entre époux et les orner l’un et l’autre, ce sont deux fleurs de beau­té dif­fé­rente, puis­qu’elles germent sur des racines dif­fé­rentes dans l’homme et la femme. Dans l’homme, elles ont pour racine une fidé­li­té inté­grale et invio­lable, qui ne se per­met pas la moindre petite faute que le mari ne tolé­re­rait point dans son épouse, une fidé­li­té qui donne, comme cela convient au chef, l’exemple ouvert de la digni­té morale et de la cou­ra­geuse fran­chise à ne jamais dévier ni s’é­car­ter du devoir plei­ne­ment rem­pli ; chez la femme, cette cor­dia­li­té et cette ten­dresse jaillissent d’une sage, pru­dente et vigi­lante réserve, qui écarte et repousse l’ombre même de ce qui pour­rait offus­quer la splen­deur d’une répu­ta­tion sans tache ou qui, d’une façon ou d’une autre, la met­trait en péril.

De cette double racine de cor­dia­li­té et de ten­dresse naît l’o­li­vier de la paix per­pé­tuelle dans la vie conju­gale, la mutuelle confiance, épa­nouis­se­ment de l’a­mour. Sans confiance, l’a­mour baisse, se refroi­dit, se glace, s’é­teint, ou bien­tôt fer­mente, éclate, déchire et tue les cœurs. Aussi, obser­vait le saint évêque, « tan­dis que je vous exhorte d’a­gran­dir de plus en plus ce réci­proque amour que vous vous devez, pre­nez garde qu’il ne se conver­tisse point en aucune sorte de jalou­sie ; car il arrive sou­vent que, comme le ver s’en­gendre de la pomme la plus déli­cate et la plus mûre, ain­si la jalou­sie naît en l’a­mour le plus ardent et pres­sant des mariés, duquel néan­moins il gâte et cor­rompt la sub­stance, car petit à petit il engendre les noises, dis­sen­sions et divorces. » Non, la jalou­sie, fumée et fai­blesse du cœur, ne naît point là où brûle un amour qui mûrit et conserve le suc de la véri­table ver­tu ; car, ajou­tait le saint, « la per­fec­tion de l’a­mi­tié pré­sup­pose l’as­su­rance de la ver­tu de la chose qu’on aime, et la jalou­sie en pré­sup­pose l’in­cer­ti­tude ». N’est-​ce pas là la rai­son pour laquelle la jalou­sie, loin d’être un signe de la pro­fon­deur et de la force d’un amour, en révèle les élé­ments impar­faits et bas, sources de soup­çons qui navrent l’in­no­cence et lui font ver­ser des larmes de sang ? La jalou­sie n’est-​elle pas le plus sou­vent un égoïsme voi­lé qui déna­ture l’af­fec­tion, un égoïsme vide de ce don vrai, de cet oubli de soi, de cette foi sans mau­vaises pen­sées et pleine de confiance et de bien­veillance que saint Paul louait dans la cha­ri­té chré­tienne [3] et qui font d’elle, même ici-​bas, la source la plus pro­fonde et la plus inépui­sable, en même temps que la gar­dienne la plus sûre, du par­fait amour conju­gal, si bien décrit par le saint évêque de Genève ?

Que Dieu garde et approfondisse votre amour.

Nous deman­dons à saint François d’in­ter­cé­der auprès de Dieu, auteur de la grâce et source de tout véri­table amour, afin que cette union de vos cœurs — à la fois sur­na­tu­relle et tendre, divine dans son ori­gine, et inten­sé­ment, cor­dia­le­ment humaine dans ses plus hautes mani­fes­ta­tions — se conserve tou­jours, joyeuse et tran­quille, entre vous. Nous prions que votre union se res­serre à mesure que vous avan­ce­rez dans la vie et dans une intime connais­sance mutuelle, et à mesure aus­si que votre amour mutuel gran­di­ra et se for­ti­fie­ra, pour s’é­tendre à vos fils, cou­ronne de votre amour, sou­tien de vos peines, divine bénédiction.

Nous sou­hai­tons que Notre prière monte jus­qu’à Dieu et, pour qu’il la bénisse et l’exauce plus sûre­ment, Nous vous don­nons de grand cœur, en gage des grâces que Nous implo­rons pour vous, la Bénédiction apostolique.

PIE XII, Pape.

Notes de bas de page
  1. Cf. A. A. S., 15, 1923, p. 56.[]
  2. Introduction à la vie dévote, p. III, c. 38.[]
  3. 1Co 13,4–7[]
17 juillet 1940
Le souci des plus faibles d'après saint Camille de Lellis, saint Vincent de Paul et saint Jérôme Emilien
  • Pie XII
17 juin 1942
L'amour-propre porte à l'union sacrée des âmes une blessure invisible et souvent fatale
  • Pie XII