Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

30 juillet 1941

Discours aux jeunes époux

Amour païen et amour chrétien

Table des matières

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 30 juillet 1941

Au cours de vos pro­me­nades romaines, bien-​aimés fils et filles, vous n’a­vez pas man­qué, dans cette cité unique au monde, de consta­ter avec éton­ne­ment à quel point les sou­ve­nirs de son pas­sé et les monu­ments de son pré­sent chré­tien se mêlent, se com­pé­nètrent et se super­posent. Plus par­ti­cu­liè­re­ment, quand appa­rurent à vos regards d’é­poux chré­tiens, de futurs pères et mères chré­tiens, les ruines des magni­fiques palais et des temples antiques, votre pen­sée a dû se repor­ter vers les mœurs et les cou­tumes de la Rome païenne. A cette époque, par­mi la splen­deur même des arts et des lettres, s’é­ta­lait avec le déclin de l’aus­té­ri­té et de l’in­té­gri­té tra­di­tion­nelles une telle cor­rup­tion qu’Horace s’é­criait : « Des géné­ra­tions fécondes en vices souillèrent d’a­bord le mariage, la race et les foyers ; de cette source jaillirent tous les maux qui ont sub­mer­gé la patrie et le peuple. La jeune ado­les­cente se com­plaît aux volup­tueuses danses ioniennes… et, dès ses pre­mières années, rêve d’illi­cites amours » [1].

Aux fortes et austères familles de la vieille Rome

Sans doute, votre âme s’est détour­née de pareilles images pour consi­dé­rer de pré­fé­rence les sou­ve­nirs de ces antiques, fortes et aus­tères familles romaines qui firent la puis­sance et la gran­deur de Rome, domi­na­trice du monde : per quos viros… et par­tum et auc­tum impe­rium, « ces hommes de qui l’empire tient sa nais­sance et son déve­lop­pe­ment » [2]. Vous les avez vus tels qu’ils vivent dans les récits de Tite-​Live, ces rudes pères de famille à l’au­to­ri­té abso­lue et incon­tes­tée, gar­diens fidèles de leur gens (le groupe des familles parentes), tota­le­ment dévoués au ser­vice de la chose publique ; et à leurs côtés vous les avez vues, noble­ment sou­mises, ces matrones irré­pro­chables, consa­crées aux soins de leur mai­son, ces matrones qui, avec Cornélie, la mère des Gracques [3], pré­sen­taient leurs enfants comme leur plus belle parure, comme leurs plus pré­cieux bijoux : Hæc orna­men­ta sunt mea, « mes parures, les voilà ! ».

Ils ne man­quèrent pas com­plè­te­ment, même sous les empe­reurs, les exemples de familles où les époux vivaient dans une heu­reuse concorde et se don­naient mutuel­le­ment la pré­fé­rence, foyers où la ver­tu de la bonne épouse mérite d’au­tant plus d’é­loges que les fautes des autres étaient plus graves [4]. Femmes qui, au milieu même de ces temps de ter­reur où elles se voyaient accu­sées et mises à mort pour la seule rai­son d’a­voir pleu­ré le décès de leurs enfants [5], n’é­taient pas moins pour leurs maris des modèles de cou­rage et d’es­prit de sacri­fice. Mères qui accom­pa­gnaient leurs enfants fugi­tifs, épouses qui sui­vaient leur mari en exil [6], épouses chastes, comme cette Ostoria, dont l’é­loge – incom­pa­ra­bi­lis cas­ti­ta­tis femi­na, « femme d’in­com­pa­rable chas­te­té » – est gra­vé sur un sar­co­phage récem­ment décou­vert dans les grottes vaticanes.

… il manquait de savoir unir l’énergie virile et l’affection humaine.

Et pour­tant, lorsque votre regard passe de ces familles païennes aux familles plei­ne­ment, gran­de­ment, splen­di­de­ment chré­tiennes que vous connais­sez tous, votre ins­tinct vous aver­tit qu’il manque quelque chose aux pre­mières. Il leur manque quelque chose de plus fort encore que l’an­tique force des Quirites, quelque chose de plus inti­me­ment fort, et en même temps de plus chaud, de plus péné­trant, quelque chose de meilleur et de plus pro­fon­dé­ment humain.

Cette défec­tuo­si­té ne consisterait-​elle pas, irré­mé­diable misère des socié­tés païennes, dans l’im­puis­sance à res­ter éner­gique et fort tout en conser­vant un vrai cœur humain, un cœur capable d’af­fec­tion sin­cère et pure, et acces­sible à la pitié ? Regardez ces vieilles familles romaines dont nous venons d’é­vo­quer les aus­tères qua­li­tés. Le jour où elles prirent contact avec les déli­ca­tesses et le raf­fi­ne­ment de la civi­li­sa­tion grecque et orien­tale, la pas­sion des perles, des pierres pré­cieuses et de l’or les sai­sit [7] ; la dis­ci­pline se relâ­chant peu à peu – labente pau­la­tim dis­ci­pli­na – elles se pré­ci­pi­tèrent en grand nombre – ire coe­pe­runt prae­ci­pites [8] – dans ces désordres dont saint Paul fut le témoin indi­gné [9]. La rigi­di­té des mœurs ne fit point place à la véri­table affec­tion – sine affec­tione, sine mise­ri­cor­dia, écrit l’Apôtre pour qua­li­fier le monde païen de son époque – tout au contraire on vit se déchaî­ner les pas­sions les plus basses. Le grand empe­reur Auguste, jus­te­ment pré­oc­cu­pé du bien public, ten­ta vai­ne­ment [10] d’y mettre un frein par ses lois – les lois Juliennes de mari­tan­dis ordi­ni­bus et de adul­te­ris coer­cen­dis et la lex Papia Poppaea sont les plus célèbres – afin de rendre à la famille sa force et sa cohé­sion : seule la foi dans le Christ Jésus devait y réussir.

Mais la famille chrétienne en connaît le secret par la vie rayonnante du Christ dans les âmes.

L’affection véri­table sans dure­té comme sans fai­blesse, l’a­mour vrai, ins­pi­ré et enno­bli par Jésus-​Christ, nous l’en­tre­voyons déjà dans les pre­mières familles de conver­tis romains, comme les Flavius et les Acilius lors de la per­sé­cu­tion de Domitien ; nous en admi­rons l’é­cla­tante splen­deur chez une sainte Paule et une sainte Mélanie.

Mais pour­quoi remon­ter à des siècles si loin­tains ? N’a-​t-​on pas vu naguère, dans ces rues mêmes de Rome, une autre épouse dont la vie est ou devrait être bien connue de toutes les mères chré­tiennes, la bien­heu­reuse Anne-​Marie Taïgi ? Nous n’en­ten­dons point vous décrire ici ses visions, ni l’a­bon­dance des faveurs extra­or­di­naires dont Dieu l’a com­blée. Ne voyez main­te­nant en elle que la femme de Dominique – l’hon­nête, mais rude et colé­rique por­te­faix de la mai­son Chigi – la femme de Dominique tou­jours bonne et sou­riante. Jusque tard dans la nuit elle attend le retour de son époux ; et quand il rentre fati­gué, impa­tient, mécon­tent de tout, elle le sert avec humi­li­té et ten­dresse, sup­por­tant tout, accep­tant tout avec une angé­lique dou­ceur. Voyez en même temps sa fer­me­té à main­te­nir l’ordre par­mi les nom­breuses per­sonnes de la mai­son, ses inlas­sables efforts pour faire perdre à son mari l’ha­bi­tude des paroles gros­sières ; voyez-​la, ména­gère active et pré­voyante, si pauvre soit-​elle, entre­te­nir à son foyer sa propre mère et y accueillir plus tard la famille de sa fille et de sa belle-​fille ; tou­jours, même avec des carac­tères bizarres, dif­fi­ciles et rudes, elle se montre fille aimante, épouse dévouée, mère, belle-​mère et grand-​mère admirable.

Le secret d’une pareille vie ? Toujours le même, celui de toutes les vies saintes : le Christ vivant et rayon­nant avec sa grâce sou­ve­raine dans l’âme docile à en suivre les ins­pi­ra­tions et les mou­ve­ments. Notre-​Seigneur Jésus-​Christ a eu seul la puis­sance de sus­ci­ter en nos pauvres cœurs humains, bles­sés et éga­rés par le péché ori­gi­nel, un amour qui reste pur et fort sans se rai­dir et se dur­cir, un amour assez pro­fon­dé­ment spi­ri­tuel pour se débar­ras­ser du bru­tal aiguillon des sens et pour les domi­ner, tout en conser­vant intacte sa cha­leur et inal­té­rée sa déli­cate ten­dresse. Lui seul, par les exemples et l’ac­tion intime de son Cœur enflam­mé d’a­mour, a pu réa­li­ser la pro­messe faite déjà à Israël : Auferam cor lapi­deum de carne ves­tra et dabo vobis cor car­neum, « J’ôterai de votre chair le cœur de pierre et vous don­ne­rai un cœur de chair » (Ez 36,26). Lui seul sait faire naître et vivre dans les âmes l’af­fec­tion vraie à la fois tendre et forte, parce que Lui seul peut par sa grâce les déli­vrer de cet égoïsme inné, plus ou moins conscient, qui empoi­sonne l’a­mour pure­ment humain.

Donnez donc au Christ la première place en votre foyer.

Voilà pour­quoi, bien-​aimés fils et filles, à vous comme à tous ceux qui viennent implo­rer Notre béné­dic­tion sur leurs nou­veaux foyers, Nous adres­sons cette vive et pres­sante exhor­ta­tion : don­nez tou­jours dans vos mai­sons la pre­mière place au Christ Sauveur, Roi et Seigneur de vos familles, lumière qui les éclaire, flamme qui les réchauffe et les égaie, sau­ve­garde toute-​puissante qui en conser­ve­ra la paix et le bon­heur. Cet amour qui vous unit, et que Dieu a vou­lu mar­quer du sceau de son sacre­ment, dure­ra dans la mesure où il res­te­ra chré­tien et, loin de s’af­fai­blir et de se dis­si­per, il devien­dra plus intime et plus fort, à mesure que vous avan­ce­rez ensemble dans la vie.

Défendez-​le contre tout ce qui ten­drait à le rendre païen. Que de bap­ti­sés, hélas ! ne savent plus s’ai­mer qu’à la manière des païens ! Perdant de vue le vrai but de leur union tel que la foi le leur a ensei­gné, ils se sous­traient aux devoirs aus­tères, mais salu­taires et bien­fai­sants, de la loi chré­tienne ; ils en arrivent peu à peu à dégra­der le mariage – que la béné­dic­tion du Christ avait fait si grand et si beau – en une vul­gaire asso­cia­tion de plai­sir et d’in­té­rêt, et à tuer en eux-​mêmes tout amour véritable.

Il n’en sera pas ain­si de vous, chers enfants. Votre amour vivra, il dure­ra, et, au milieu même des inévi­tables vicis­si­tudes de la vie, il fera votre bon­heur, parce qu’il res­te­ra chré­tien, parce que vous ne ces­se­rez point d’en conser­ver la force intime, cette force que vous pui­se­rez à sa vraie source, c’est-​à-​dire dans un pro­fond esprit de foi, dans l’ac­com­plis­se­ment per­sé­vé­rant des pra­tiques reli­gieuses que l’Eglise vous com­mande ou vous conseille, dans une invio­lable fidé­li­té aux devoirs de votre état, à tous les devoirs de votre état.

Pour que la grâce divine, tou­jours plus abon­dante, vous aide à par­cou­rir jus­qu’au bout cette voie de salut et de vraie joie, Nous vous accor­dons de tout cœur, comme gage des faveurs du ciel, la Bénédiction apostolique.

PIE XII, Pape.

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1941, Édition Saint-​Augustin Saint-​Maurice. – D’après le texte ita­lien de Discorsi e Radiomessaggi, t. III, p. 163.

Notes de bas de page
  1. Carm., 3, 6, 17–24.[]
  2. Tite-​Live, Ab Urbe Condita Libri, pré­face.[]
  3. Valer. Maxim., lib. IV, cap. 4 init.[]
  4. Tacite, Agricol., c. 6.[]
  5. Tacite, Ann., lib. VI, n. 10.[]
  6. Tacite. Historiar.. lib. I, n. 3.[]
  7. Horace, Carm., 3, 24, 28.[]
  8. Tite-​Live, ouvrage cité.[]
  9. cf. Rom. Rm 1,24 et ss.[]
  10. Tacite, Ann., lib., 3, n. 25.[]