Bienheureux Paul VI !

Le 19 octobre res­te­ra dans l’histoire comme le jour où Jean-​Baptiste Montini aura été béa­ti­fié par le pape François.

A l’annonce de la béa­ti­fi­ca­tion de celui qui gou­ver­na l’Eglise dans la tour­mente des années soixante et soixante-​dix, cer­taines per­sonnes s’étonnent, peut-​être s’émeuvent, mais beau­coup, au bout du compte, gar­de­ront le silence. Que peut-​on dire en effet contre une béa­ti­fi­ca­tion ? N’est-elle pas l’aboutissement d’un pro­cès en forme cano­nique, au cours duquel on a exa­mi­né les ver­tus du « ser­vi­teur de Dieu », qui ont été trou­vées héroïques ?

Mais il est des pro­cès dont la sen­tence est injuste. Aucune béa­ti­fi­ca­tion ne peut faire men­tir la réa­li­té et la mémoire des « années Paul VI » ne s’effacera pas de sitôt. Rappelons donc, pour jus­ti­fier le refus de cette béa­ti­fi­ca­tion, les faits têtus qui forment le tis­su de la vie de Jean-​Baptiste Montini.

Tout d’abord fixons un prin­cipe. Il n’est pas ques­tion, ni ici ni ailleurs, de juger l’âme du pape ; on se conten­te­ra de rap­pe­ler quelques exemples, entre mille, propres à asseoir l’appréciation sui­vante : les actions de Paul VI n’ont pas été celles d’un pape à pro­po­ser comme modèle de vie chrétienne.

Ne nions pas en outre que ce pape a mon­tré cer­taines qua­li­tés fort au-​dessus de la moyenne. Car com­ment com­prendre, sans cela, qu’il soit par­ve­nu au sou­ve­rain pon­ti­fi­cat ? Pour l’expliquer, il n’est pas rai­son­nable de s’en tenir à sou­li­gner que les idées de Jean-​Baptiste Montini étaient dans l’air du temps. Son adhé­sion aux idées pro­gres­sistes ne fut pas son seul atout. Car, à son époque, il était loin d’être le seul à être impré­gné de cette atmo­sphère. Le car­di­nal Lercaro par exemple, arche­vêque de Bologne, en était au moins autant la victime.

Les bio­graphes de Paul VI, qu’ils soient ses thu­ri­fé­raires (Huber, Guitton, Macchi…), ou ses cri­tiques (Yves Chiron), n’ont pas man­qué de rele­ver les qua­li­tés de Jean-​Baptiste Montini. Travailleur, orga­ni­sé, intel­li­gent, ora­teur de talent, il enthou­sias­ma les étu­diants ita­liens lorsqu’il était leur aumô­nier à Rome. Plutôt effa­cé et digne de tenue, res­pec­tueux, fidèle à l’amitié, il posa des gestes de géné­ro­si­té signa­lés, à l’une ou l’autre occa­sion. Si l’on n’est pas sûr de grand chose sur le degré de sa pié­té, il fut si dési­reux d’une vie consa­crée qu’il son­gea au monas­tère et, ordon­né prêtre, se reti­ra sou­vent pour de courts séjours auprès de bénédictins.

Nous ne contes­te­rons pas non plus que Paul VI affir­ma plu­sieurs fois son sou­hait d’être au ser­vice de la véri­té et de la foi catho­lique, car il vou­lait qu’on sût la conscience qu’il avait de son devoir de défendre l’une et l’autre. Comme par excep­tion dans une époque d’hérésie, il tenait comme sûre la satis­fac­tion par sub­sti­tu­tion dans le mys­tère de la Passion ; il lui arri­va de van­ter les mérites du tho­misme sans pour­tant, hélas, avoir été impré­gné des ensei­gne­ments du Docteur angé­lique. On se sou­vient de sa pro­fes­sion de foi de 1968, et de l’encyclique Humanæ vitæ, qui sont tout à son honneur.

C’est pour­tant dans le domaine de la foi, et plus lar­ge­ment de la doc­trine, que le bât a d’abord bles­sé. Les ten­dances nova­trices dans la théo­lo­gie, por­tées par des noms comme Rahner, Schillebeeckx ou Chenu, ne datent pas du Concile ; or l’intérêt de Jean-​Baptiste Montini pour ces audaces mal­heu­reuses sont elles aus­si bien anté­rieures à Vatican II. Alors même qu’il était au ser­vice de Pie XII, à la curie romaine, il fut le prin­ci­pal sou­tien des théo­lo­giens « en dif­fi­cul­té » avec le Vatican et le Saint-​Office. Il consi­dé­rait la phi­lo­so­phie de Blondel « valable » ; il défen­dit plu­sieurs fois Congar, de Lubac, Guitton, Mazzolari contre des sévé­ri­tés ou des menaces de sanc­tions. Lorsque les livres de Karl Adam furent près d’être dénon­cés à l’Index, Mgr Montini, l’un des hommes de confiance du pape, les cacha chez lui, pour ensuite les dif­fu­ser sous le man­teau. Est-​ce là ver­tu héroïque ?

C’est quand Jean-​Baptiste Montini était arche­vêque à Milan, que Jean XXIII convo­qua Vatican II. Entre la pre­mière et la deuxième ses­sion, le sou­ve­rain pon­tife suc­com­ba de mala­die. Fut élu celui qui prit le nom de Paul. Il avait mis de grands espoirs dans ce Concile ; il en confir­ma la direc­tion. Paul VI appuya indis­cu­ta­ble­ment de son auto­ri­té la prise de pou­voir, au sein de Vatican II, par l’aile libé­rale des car­di­naux Döpfner, Lercaro, Koenig, Liénart, Suenens, Alfrink, Frings et Léger, au détri­ment de la ligne tra­di­tion­nelle que repré­sen­taient les car­di­naux Ottaviani, Siri, Agagianian et Mgr Carli, qui n’avaient pas oublié l’héritage mul­ti­sé­cu­laire dont Pie XII s’était mon­tré, en son temps, le vrai dépo­si­taire. Session après ses­sion, décla­ra­tion après décla­ra­tion, Paul VI, tout en jouant d’une cer­taine modé­ra­tion, appuya la « révo­lu­tion en tiare et en chape » qui se dérou­lait sous les yeux effa­rés des évêques res­tés clair­voyants. Pour l’histoire, la signa­ture de docu­ments désas­treux comme Lumen Gentium, Gaudium et Spes, Nostra Ætate, Unitatis Redintegratio res­te­ra sienne. Surtout, Paul VI, acquis avant même le concile au prin­cipe de la liber­té reli­gieuse, pro­mul­gua la décla­ra­tion Dignitatis humanæ qui affir­mait, sans ambigüi­té, ce que les pré­dé­ces­seurs de Paul VI avaient stig­ma­ti­sé comme oppo­sé à la doc­trine catho­lique. Comment conce­voir que la pro­cla­ma­tion du droit civil aux cultes erro­nés, et les pres­sions faites ensuite sur les gou­ver­nants catho­liques du monde entier pour qu’ils adoptent la laï­ci­té, relèvent de la ver­tu et de la sain­te­té de vie ? Qu’on songe à tant d’âmes qui, por­tées par le cou­rant de la laï­ci­té nou­velle et de l’apostasie des lois, ont per­du la reli­gion de leurs pères. Est-​ce que nul n’en porte quelque part de responsabilité ?

Si Paul VI aima tant ce Concile, c’est que la démarche géné­rale de l’assemblée épis­co­pale cor­res­pon­dait aux intimes aspi­ra­tions de son esprit. Le concile fut un élan des hommes d’Eglise vers le monde. Or Paul VI aimait le monde même moderne, il sou­hai­tait s’immerger en lui et sen­tir avec lui. Intéressé à toutes les réa­li­tés humaines, il cor­ri­geait un pes­si­misme de tem­pé­ra­ment par un opti­misme de réso­lu­tion, entre­te­nant une vision bien­veillante de la pen­sée même moderne, des pays et des cultures loin­taines ; il pri­sa l’art contem­po­rain, au point même d’aménager dans ce sens ses appar­te­ments au Vatican !

Ce qu’il aimait, dans le monde, c’était l’homme. L’humanité fut au centre de sa réflexion, bien qu’il lui arri­vât de dénon­cer l’anthropocentrisme. L’intéressaient sur­tout, par motif de com­pas­sion, l’homme pauvre, l’ouvrier, l’homme éloi­gné de la foi, celui de la péri­phé­rie. « Nous, nous plus que qui­conque » disait-​il, « nous avons le culte de l’homme ! » Pour se rap­pro­cher de l’homme, il fal­lait, pen­sait Paul VI, faire repen­tance de tant de com­por­te­ments carac­té­ris­tiques du pas­sé de l’Eglise, propres à éloi­gner les âmes, comme les condam­na­tions (d’où la sup­pres­sion de l’Index), ou les affir­ma­tions dog­ma­tiques trop exclu­sives. Il pré­fé­rait la sug­ges­tion au gou­ver­ne­ment, l’exhortation à la sanc­tion. Son règne fut de dialogue.

Se rap­pro­cher de l’homme, c’était d’abord se rap­pro­cher des pro­tes­tants ; Paul VI fut l’initiateur pon­ti­fi­cal de l’œcuménisme. Bien qu’il le conçût théo­ri­que­ment comme un retour au catho­li­cisme, et par manière de contra­dic­tion, il exal­tait les valeurs des pro­tes­tants, mul­ti­pliait les rela­tions avec Taizé. Le scan­dale fut à son comble lorsqu’il invi­ta « l’archevêque » angli­can de Cantorbéry à bénir la foule à sa place, lors d’une assem­blée œcu­mé­nique à Saint-​Paul-​Hors-​les-​Murs, en lui pas­sant au doigt son anneau pas­to­ral. Nous est-​il deman­dé de croire que les saints se com­portent de la sorte ? Quel vrai bien­heu­reux ne sur­sau­te­rait, du plus pro­fond de sa vision béa­ti­fique, au spec­tacle d’une pareille confu­sion ? Cependant, selon Paul VI, il fal­lait trans­for­mer nos atti­tudes catho­liques. « L’Eglise est entrée dans le mou­ve­ment de l’histoire qui évo­lue et change », expliquait-​il. Tel était le pro­gramme : évo­lu­tion, chan­ge­ment, aggior­na­men­to.

C’est d’ailleurs pour­quoi il pro­cé­da à une réforme litur­gique qui, avec le temps, s’étendit à tous les domaines de la prière. La messe, si l’on en croyait les textes fon­da­teurs de cette réforme, n’était plus sacri­fice, mais « synaxe ». Son rite, dénon­cèrent les car­di­naux Ottaviani et Bacci, s’éloignait « dans l’ensemble comme dans le détail de la théo­lo­gie catho­lique de la sainte messe ». Mais rien n’y fit ; les litur­gies à la gui­tare élec­trique, les com­mu­nions dans la main, les jeunes filles en jupe courte lisant l’épître, les paroles de la consé­cra­tion sou­mises à l’humeur du célé­brant, tout cela se pro­pa­gea avec le blanc-​seing des évêques. Il serait injuste, certes, de faire por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de chaque désordre local à celui qui a la charge de l’Eglise uni­ver­selle. Le pape d’ailleurs, déplo­rait par­fois la belle pagaille litur­gique du Nouvel Ordo Missæ. Mais que fit-​il d’efficace pour l’empêcher ? Et même n’en fut-​il pas la pre­mière cause ? On nous pro­pose Paul VI comme arché­type de per­fec­tion. Or la ver­tu n’est-elle pas dans le devoir, et le devoir du chef n’est-il pas d’encourager ceux qui font le bien et de sanc­tion­ner les contre­ve­nants à la loi ? Mgr Marcel Lefebvre fut jugé sans être écou­té, châ­tié avant d’être reçu, et Paul VI trou­va qu’il « rele­vait de l’hôpital psy­chia­trique ». Mais les prêtres qui célé­braient la messe avec du riz ou qui mani­fes­taient aux côtés du Parti com­mu­niste jouis­saient sans inquié­tude de leur confor­table presbytère.

Et pour­tant Paul VI n’aimait pas le com­mu­nisme ; il mit tou­jours en garde contre la per­ni­cio­si­té du mar­xisme. Par quel para­doxe soutint-​il alors une poli­tique de bien­veillance envers les pays com­mu­nistes (Ostpolitik), dont les fruits furent si amers aux catho­liques des pays concer­nés, péné­trés du sen­ti­ment d’être aban­don­nés de Rome ? Paul VI consi­dé­rait, dans le même ordre d’idées, qu’on pou­vait être catho­lique et s’engager au ser­vice des idéaux socia­listes, contrai­re­ment aux paroles expresses de LéonXIII. Fort hos­tile au fas­cisme, il le fut aus­si ; ses pré­fé­rences allaient à la démo­cra­tie chrétienne.

Toutes ces prises de posi­tion ont tôt fait naître, au sein même de la Curie, une oppo­si­tion à Montini. Pie XII connais­sait ses atouts, mais se méfiait de son goût pour la moder­ni­té. Pendant le Concile, Paul VI ren­con­tra l’opposition de cer­tains évêques, qui augu­raient alors de la crise qu’allait tra­ver­ser l’Eglise. Ils ne se trom­paient point. Cette crise fut ter­rible et le demeure. Paul VI a su le recon­naître : « l’ouverture au monde fut une véri­table inva­sion de l’Eglise par l’esprit du monde ». Cela l’a pous­sé au décou­ra­ge­ment, tein­tant d’une tris­tesse mar­quée les der­nières années de son pon­ti­fi­cat : « Nous avons peut-​être été trop faibles et impru­dents », avoua-​t-​il un jour.

Cet aveu est le sien ; gageons que s’il avait pu s’exprimer, Paul VI aurait dis­sua­dé son suc­ces­seur de le pro­cla­mer bien­heu­reux. En cela sui­vons ses traces. Qu’aucune ani­mo­si­té contre sa per­sonne ne nous tente ; que seule la conscience aiguë de l’objectivité et de la per­ma­nence de la ver­tu chré­tienne soit notre moteur. N’ayons rien contre lui, tout pour la concep­tion droite de ce qu’est vrai­ment un bienheureux.

Si Paul VI est bien­heu­reux, il est ver­tueux qu’un pape contre­dise ses pré­dé­ces­seurs sur les fon­da­men­taux de la doc­trine ; il est louable d’abandonner le car­di­nal Mindszenty au triste sort que lui réserve la per­sé­cu­tion ; il n’est pas répré­hen­sible de cou­vrir du man­teau du silence des abus effroyables dans la litur­gie du sacri­fice. Si Paul VI est bien­heu­reux, l’injustice est une ver­tu ; l’imprudence, une voie de sain­te­té ; la révo­lu­tion, le fruit de l’Evangile.

Abbé Philippe Toulza, Directeur des Editions Clovis de la FSSPX – 18 octobre 2014, en la fête de St Luc, Evangéliste

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