Les juifs ont-​ils une place particulière dans le salut ?

La déclaration Nostra Ætate

La décla­ra­tion conci­liaire Nostra Ætate (NA) du 28 octobre 1965 avait vou­lu expli­ci­ter « quelles étaient les rela­tions de l’Eglise avec les reli­gions non chré­tiennes » (NA 1). Dans ce but, elle cher­chait ce qu’elle pou­vait avoir en com­mun avec elles. Combler le besoin de reli­gio­si­té, don­ner des réponses aux ques­tions fon­da­men­tales de la vie, réflé­chir à la manière dont il faut vivre en paix ici-​bas, voi­là des points com­muns faciles à rele­ver entre toutes les reli­gions, la vraie et les fausses.

Quant à la reli­gion juive, la décla­ra­tion en traite en der­nier lieu (NA 4) en rai­son des liens par­ti­cu­liers qui lient l’Eglise avec le peuple juif. Elle remarque que le salut a d’abord été révé­lé par une alliance divine avec ce peuple en la per­sonne d’Abraham, puis déployée dans une loi com­mu­ni­quée à Moïse. C’est au sein de ce peuple que le Sauveur est né, et qu’ont été choi­sis les Apôtres qui ont inau­gu­ré l’Eglise. Le peuple juif dans sa majo­ri­té a refu­sé le Christ, quoiqu’il ait été annon­cé et qu’il ait suf­fi­sam­ment fait la preuve de ce qu’il était le Messie annon­cé par les pro­phètes. L’Eglise est recon­nue comme le « nou­veau peuple de Dieu », mais en rai­son des affir­ma­tions de saint Paul dans l’épître aux Romains (Rm 11), elle tient qu’une cer­taine faveur est conser­vée au peuple juif, et attend que tous les peuples se conver­tissent. La Déclaration affirme qu’il ne faut pas tenir le peuple juif pour réprou­vé, déplore les vexa­tions dont il a été l’objet, et rap­pelle que l’Eglise a le devoir d’annoncer « la croix du Christ comme source de toute grâce ». A l’égard des juifs, l’Eglise veut pro­mou­voir « la connais­sance et l’estime mutuelles ».

On voit que le texte évite adroi­te­ment toute affir­ma­tion trop désa­gréable aux juifs : pas de rap­pel de la malé­dic­tion pro­fé­rée par les juifs contre eux-​mêmes devant Pilate (Mt 27, 25), ni des exhor­ta­tions pro­fé­rées par les pre­miers pré­di­ca­teurs de l’Eglise à embras­ser la foi chré­tienne (saint Pierre le jour de la Pentecôte, Ac 2 ; saint Etienne, Ac 7).

Etat actuel du dialogue

Cette décla­ra­tion a inau­gu­ré le dia­logue de l’Eglise catho­lique avec les juifs, dont une récente décla­ra­tion de la Commission pon­ti­fi­cale pour les rap­ports reli­gieux avec le judaïsme((« Les dons et l’appel de Dieu sont irré­vo­cables », une réflexion théo­lo­gique sur les rap­ports entre catho­liques et juifs à l’occasion du 50e anni­ver­saire de Nostra Ætate, 10 décembre 2015 (noté DAI).)) a mar­qué le 50e anni­ver­saire. Dans la mesure où elle se veut le pro­lon­ge­ment de la voie ouverte par le Concile, on peut y voir une inter­pré­ta­tion authen­tique de l’intention de Rome à cet égard. Or, de ce texte, trois traits ressortent.

Premièrement, le judaïsme appa­raît comme une reli­gion légi­time : le chris­tia­nisme et le judaïsme pos­té­rieur à la ruine de Jérusalem sont comme des frères, issus du judaïsme du pre­mier siècle. « Comme c’est le cours habi­tuel des choses pour les enfants d’une même fra­trie, ils ont évo­lué ensuite dans des direc­tions dif­fé­rentes. » (DAI 15) Les diver­gences ne semblent donc que des que­relles fami­liales ! En par­ti­cu­lier, comme les juifs se réfèrent à l’Ancien Testament, leur inter­pré­ta­tion doit être consi­dé­rée comme « une lec­ture pos­sible », à laquelle il se prête aus­si bien qu’à la lec­ture chré­tienne (DAI 25 et 31). « Ainsi, toute réponse à la parole sal­vi­fique de Dieu, qui serait en accord avec l’une ou l’autre de ces tra­di­tions, peut ouvrir un accès à Dieu, même s’il dépend de son conseil de salut de déter­mi­ner de quelle manière il entend sau­ver les hommes en chaque cir­cons­tance. » (DAI 25) Pourtant il est rap­pe­lé que le Christ est Sauveur de tous, « il n’y a pas deux voies de salut » (DAI 35).

On est conduit au deuxième élé­ment : le peuple juif tient une place spé­ciale et dif­fi­cile à défi­nir dans l’histoire du salut : si l’Eglise est « le nou­veau peuple de Dieu » (NA 4), il faut reje­ter la théo­rie de la sub­sti­tu­tion de l’Eglise à ce peuple comme du nou­vel Israël à l’ancien comme « dépour­vue de tout fon­de­ment », même dans l’épître aux Hébreux (DAI 17). L’Eglise est plu­tôt l’accomplissement des pro­messes faites à Israël (DAI 23) et de l’ancienne alliance qui n’est pas révo­quée mais accom­plie (DAI 27). Si l’Eglise est « le lieu défi­ni­tif et insur­pas­sable de l’action sal­vi­fique de Dieu » (DAI 32), sans Israël, elle « per­drait son rôle dans l’histoire du salut » (DAI 33, 34). Il semble donc que le plan de salut de Dieu requiert la per­ma­nence d’Israël, non seule­ment comme peuple, mais comme reli­gion, puisque « du point de vue théo­lo­gique, le fait que les juifs prennent part au salut de Dieu est indis­cu­table ; mais com­ment cela est pos­sible, alors qu’ils ne confessent pas expli­ci­te­ment le Christ, demeure un mys­tère divin inson­dable. » (DAI 36)

Le troi­sième trait concer­ne­ra donc l’attitude pra­tique de l’Eglise à l’égard des juifs : pas de pro­sé­ly­tisme, ou plu­tôt « pas de mis­sion ins­ti­tu­tion­nelle spé­ci­fique en direc­tion des juifs » car il faut consi­dé­rer leur évan­gé­li­sa­tion « d’une manière dif­fé­rente de celle auprès des peuples ayant une autre reli­gion et une autre vision du monde. » (DAI 40) Le rôle des catho­liques se rédui­ra donc à un témoi­gnage de foi « avec humi­li­té et déli­ca­tesse, en recon­nais­sant que les juifs sont dépo­si­taires de la Parole de Dieu et en gar­dant tou­jours pré­sente à l’esprit l’immense tra­gé­die de la Shoah. » (DAI 40) Une dis­crète allu­sion est faite à l’appel des juifs comme des gen­tils à rece­voir le bap­tême (DAI 41). Le dia­logue aura enfin pour but de faire en sorte que les catho­liques apprennent des juifs ce qui regarde l’interprétation de l’Ecriture (DAI 44), de tra­vailler à la paix en Israël (DAI 46) et de témoi­gner par la bien­fai­sance com­mune en faveur du Dieu de l’alliance (DAI 49).

La doctrine catholique

Les prouesses diplo­ma­tiques du texte dis­si­mulent la véri­té catho­lique. Rappelons-​la brièvement.

Il est inutile de prou­ver que le peuple juif a un rôle de pre­mier plan dans l’histoire du salut ; toute l’Ecriture en témoigne : Israël est le peuple élu, pré­pa­ré mal­gré ses infi­dé­li­tés chro­niques pour être le ber­ceau du Messie qui pro­cu­re­ra le salut, non plus seule­ment aux juifs, mais à tous les peuples. Le moyen de salut avant l’avènement du Christ deman­dait, pour les juifs, la cir­con­ci­sion et la pra­tique de la loi, et pour les gen­tils, un mys­té­rieux « remède de nature » par lequel ils pro­fes­saient la foi dans le Sauveur futur.1

Quoi qu’il en soit du rite expri­mant cette foi, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de salut en dehors de la Rédemption accom­plie par le Fils de Dieu, puis­qu’« il y a un seul Dieu, et un seul média­teur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus » (I Tim 2, 5). « Aucun autre nom sous le ciel n’a été don­né aux hommes, par lequel nous devions être sau­vés. » (Ac 4, 12) Depuis que l’acte prin­ci­pal de cette œuvre de salut a été accom­pli, le sacri­fice du Sauveur sur la Croix, il est nor­ma­le­ment néces­saire pour être sau­vé de rece­voir le bap­tême et d’embrasser la foi catho­lique : « Celui qui croi­ra et sera bap­ti­sé sera sau­vé, celui qui ne croi­ra pas sera condam­né. » (Mc 16, 16) Celui qui serait invo­lon­tai­re­ment empê­ché de connaître l’Eglise et d’y adhé­rer devrait en avoir le vœu, au moins impli­cite, « ain­si appe­lé parce qu’il est inclus dans la bonne dis­po­si­tion d’âme par laquelle l’homme veut confor­mer sa volon­té à la volon­té de Dieu »2. Cette dis­po­si­tion concerne tous les hommes sans excep­tion, et de ce fait les juifs aus­si. Refuser for­mel­le­ment le Christ, c’est refu­ser le salut3.

Alors, que reste-​t-​il de l’ancienne alliance ? Saint Paul ne dit-​il pas au sujet des juifs que « les dons et l’appel de Dieu sont irré­vo­cables » (Rm 11, 29) ? Or, le culte, la doc­trine et les obser­vances impo­sées aux juifs ne font-​ils pas par­tie de ces dons ? Ce serait pour­tant un contre­sens que de croire que saint Paul tient le culte judaïque pour tou­jours valable. Les épîtres aux Romains et aux Galates sont pré­ci­sé­ment des expo­sés doc­tri­naux qui éta­blissent vigou­reu­se­ment que les obser­vances judaïques sont abso­lu­ment impuis­santes pour pro­cu­rer le salut. Quant à l’épître aux Hébreux, elle montre que les innom­brables sacri­fices de l’ancienne loi n’étaient que d’impuissantes figures de celui, unique, de Jésus-​Christ, qui seul accom­plit enfin la récon­ci­lia­tion des hommes avec Dieu. C’est pour­quoi « il y a abo­li­tion de la pre­mière ordon­nance, à cause de son impuis­sance et de son inuti­li­té. » (Heb 7, 18) Le signe le plus écla­tant de cette abo­li­tion a été la déchi­rure du voile du Temple au moment de la mort du Sauveur (Mt 27, 51). Et c’est pour­quoi aus­si la pra­tique des obser­vances judaïque aujourd’hui a quelque chose du blas­phème, car, outre leur inuti­li­té, elles impliquent l’affirmation que le Sauveur qu’elles pré­fi­gurent n’est pas encore venu. Comme dit saint Paul : « Si vous vous faites cir­con­cire, le Christ ne vous sert de rien » (Gal 5, 2)4.

Alors, quels sont ces dons et pro­messes de Dieu qui tiennent tou­jours ? Il y a d’abord le salut qui leur avait été pro­mis. Car, les juifs comme tous les peuples, sont appe­lés à pro­fi­ter de la Rédemption opé­rée par le Sauveur. Ils ont d’ailleurs été les pre­miers à y être appe­lés, puisque Notre Seigneur a réser­vé sa pré­di­ca­tion aux juifs, et que les Apôtres ont éga­le­ment com­men­cé par eux, selon l’injonction de Jésus : « N’allez pas vers les gen­tils, et n’entrez pas dans les villes des Samaritains ; mais allez plu­tôt vers les bre­bis per­dues de la mai­son d’Israël. » (Mt 10, 5–6). Osera-​t-​on sou­te­nir que pareille faveur ne répon­dait pas suf­fi­sam­ment aux pro­messes faites aupa­ra­vant à Abraham et à ses suc­ces­seurs ? Rien n’empêche non plus de voir une conti­nua­tion des faveurs tem­po­relles accor­dées à Israël dans la simple per­ma­nence de ce peuple à tra­vers l’histoire, et cela pen­dant long­temps sans ter­ri­toire. Egalement dans la pros­pé­ri­té et dans le pou­voir dont il jouit (non sans vicis­si­tudes dans le passé).

Enfin, il reste à dire de ce peuple qu’il a une place spé­ciale dans l’histoire du salut. D’abord parce que le Sauveur en est issu. Mais saint Paul relève autre chose (Rm 11) : l’infidélité de ce peuple au moment de la venue du Sauveur, et la pré­di­ca­tion tour­née ensuite vers les païens rap­pellent à ceux-​ci que leur voca­tion est gra­tuite, plus encore que celle des juifs. Pour tous elle est sur­na­tu­relle. Mais les juifs y avaient un titre dans la pro­messe à eux faite d’une manière spé­ciale. Ainsi le peuple juif, des­ti­na­taire de cette pro­messe gra­cieuse de Dieu, est témoin de la gra­tui­té du salut. Il est aus­si témoin de la fidé­li­té de Dieu, car saint Paul sug­gère une mys­té­rieuse conver­sion en masse des juifs à la fin des temps (Rm 11, 12–15 et 25–26), conver­sion qui sera plus écla­tante encore que ne l’a été l’entrée des païens dans le plan du salut.

Conclusion

Que doit dire l’Eglise aux juifs ? Comme à tous, elle prêche le salut dans Jésus-​Christ, et la néces­si­té du bap­tême. Dès lors, il est scan­da­leux de sug­gé­rer, comme le fait le texte de la Commission pon­ti­fi­cale, que la pra­tique juive actuelle et l’interprétation rab­bi­nique actuelle de l’Ecriture, puissent être légi­times, dès lors qu’elles ignorent la venue effec­tive du Messie il y a 2000 ans. Dire que « les juifs prennent part au salut de Dieu […] alors qu’ils ne confessent pas expli­ci­te­ment le Christ » n’est pas tant un « mys­tère divin inson­dable » qu’une hon­teuse pirouette diplo­ma­tique. Saint Pierre, avant l’invention du dia­logue, avait dit aux juifs de Jérusalem : « Faites péni­tence, et que cha­cun de vous soit bap­ti­sé au nom de Jésus-​Christ, pour la rémis­sion de vos péchés ; et vous rece­vrez le don du Saint-​Esprit. Car c’est pour vous qu’est la pro­messe, et pour vos enfants, et pour tous ceux qui sont au loin, en aus­si grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appel­le­ra. » (Ac 2, 38–39)

Abbé Nicolas Cadiet, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X, pro­fes­seur de dogme au Séminaire Saint-​Pie X, d’Ecône

Sources : Vatican II en question

  1. Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, Ia IIae q.98 a.4 et q.103 a.1. []
  2. Lettre du Saint Office à l’archevêque de Boston, 8 août 1949, Ds 3870. []
  3. Cf. L’anathème du Concile de Trente, 5e ses­sion, 17 juin 1546 : Décret sur le péché ori­gi­nel ; canon 3 : « Si quelqu’un affirme que ce péché d’Adam – qui est un par son ori­gine et. trans­mis par pro­pa­ga­tion héré­di­taire et non par imi­ta­tion, est propre à cha­cun – , est enle­vé par les forces de la nature humaine ou par un autre remède que le mérite de l’unique média­teur notre Seigneur Jésus Christ qui nous a récon­ci­liés avec Dieu dans son sang (Rm 5,9 sq.), « deve­nu pour nous jus­tice, sanc­ti­fi­ca­tion et Rédemption » (1Co 1,30) […] : qu’il soit ana­thème. Car « il n’est pas d’autre nom sous le ciel qui ait été don­né aux hommes par lequel nous devons être sau­vés » (Ac 4,12) . D’où cette parole : « Voici l’Agneau de Dieu, voi­ci celui qui ôte les péchés du monde » (Jn 1,19), et celle-​ci » Vous tous qui avez été bap­ti­sés, vous avez revê­tu le Christ » (Ga 3,27). », Ds 1513. []
  4. Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme théo­lo­gique, Ia IIae q.103 a.4. C’est pour­quoi le Docteur angé­lique tient l’observance des rites judaïques pour un péché mor­tel. []