Luther : quand le R.P. Bergoglio de 1985 contredit le pape François de 2016


Luther : une « idée folle » qui a évolué en
hérésie et en schisme, par Jorge Mario Bergoglio 

En 1985 (1), Le R.P. Jorge Mario Bergoglio voyait dans la Réforme pro­tes­tante la racine de tous les maux. Aujourd’hui, le pape François la qua­li­fie aima­ble­ment de « médi­ca­ment pour l’Église » (2) . Voici le dis­cours qu’il a pro­non­cé, il y a trente ans, à Mendoza. 

« Saint Ignace a été fré­quem­ment pré­sen­té comme le bas­tion de la Contre-​réforme. Il y a du vrai dans cette idée, mais […] les jésuites étaient davan­tage pré­oc­cu­pés par Calvin que par Luther. […] Ils avaient per­çu avec saga­ci­té que c’était en lui que rési­dait le véri­table dan­ger pour l’Église.

Calvin a été le grand pen­seur de la Réforme pro­tes­tante, celui qui l’a orga­ni­sée et por­tée sur le plan de la culture, de la socié­té et de l’Église ; il a mode­lé une orga­ni­sa­tion qui n’avait pas été envi­sa­gée par Luther. Ce der­nier, un Allemand impé­tueux qui, pro­ba­ble­ment, avait tout au plus envi­sa­gé de don­ner vie à une Église natio­nale, a été revu et cor­ri­gé par le Français froid, le génie latin ver­sé dans la juris­pru­dence, qu’était Calvin.

Luther était per­çu comme un héré­tique. Calvin était consi­dé­ré, en plus, comme un schis­ma­tique. Je m’explique. L’hérésie – pour reprendre la défi­ni­tion don­née par Chesterton – est une véri­té qui est deve­nue folle. Lorsque l’Église ne peut pas gué­rir cette folie, alors l’hérésie se trans­forme en schisme. Le schisme implique une rup­ture, une divi­sion, une sépa­ra­tion, une conso­li­da­tion indé­pen­dante ; il pro­gresse par étapes suc­ces­sives jusqu’au moment où il conquiert son auto­no­mie. Saint Ignace et ses suc­ces­seurs ont lut­té contre l’hé­ré­sie schismatique.

Et en quoi consiste le schisme cal­vi­niste qui va être à l’origine de la lutte menée par Ignace et par les pre­miers jésuites ? Il s’agit d’un schisme qui concerne trois domaines : l’homme, la socié­té et l’Église. […]

En l’homme, le cal­vi­nisme va pro­vo­quer un schisme entre la rai­son et l’émotion. Il sépare la rai­son du cœur. Au plan émo­tion­nel, l’homme de l’époque de Calvin, sous l’influence luthé­rienne, vivait dans l’an­goisse à pro­pos de son salut. Et, d’après Calvin, il ne fal­lait pas se pré­oc­cu­per de cette angoisse. La seule chose qui comp­tait, c’était de prendre soin des ques­tions rele­vant de l’in­tel­li­gence et de la volonté.

Voilà ce qui est à l’origine du côté triste du cal­vi­nisme : une dis­ci­pline rigide avec une grande méfiance à l’égard de ce qui est vital, dont le fon­de­ment est la croyance que la nature humaine est tota­le­ment cor­rom­pue, qu’elle ne peut être mise en ordre que par la super­struc­ture de l’ac­tion de l’homme. Calvin accom­plit un schisme en l’homme : entre la rai­son et le cœur.

Plus encore : au sein même de la rai­son, Calvin pro­voque un autre schisme, entre la connais­sance posi­tive et la connais­sance spé­cu­la­tive. Il s’agit du scien­tisme, qui divise l’u­ni­té méta­phy­sique et pro­voque un schisme dans le pro­ces­sus intel­lec­tuel de l’homme. Tout objet scien­ti­fique est consi­dé­ré comme abso­lu. La science la plus sûre est la géo­mé­trie. Les théo­rèmes de géo­mé­trie seront un guide sûr et de réfé­rence pour la pen­sée. Ce schisme, qui a eu lieu dans la rai­son humaine elle-​même, frappe toute la tra­di­tion spé­cu­la­tive de l’Église et toute la tra­di­tion humaniste. […]

Le schisme cal­vi­niste frappe ensuite la socié­té. Celle-​ci en res­te­ra divi­sée. Calvin pri­vi­lé­gie, en tant que por­teuses de salut, les classes bour­geoises. […] Cela implique et com­porte un mépris révo­lu­tion­naire envers les peuples. Il n’y a plus ni peuple ni nation ; en revanche on voit appa­raître une inter­na­tio­nale de la bourgeoisie.

Nous pour­rions employer ici, de manière ana­chro­nique, la for­mule de Marx, modi­fiée pour deve­nir : « Bourgeois de tous les pays, unissez-​vous », trai­tant avec mépris tout ce que signi­fie la noblesse des peuples. Cette atti­tude fait de Calvin le véri­table père du libé­ra­lisme, qui a été un coup poli­tique por­té au cœur des peuples, à leur manière d’être et de s’exprimer, à leur culture, à leur com­por­te­ment civique, poli­tique, artis­tique et religieux.

Au point de vue social, on le per­çoit pro­ba­ble­ment davan­tage dans ce qui a été dit d’abord par Hobbes (selon qui les hommes devaient vivre ensemble en recou­rant à la trom­pe­rie et à la force, alors que l’État, « moderne Léviathan », exis­tait sim­ple­ment pour tenir les égoïsmes en res­pect et évi­ter l’a­nar­chie, légi­ti­mant une logique de domi­na­tion, étant don­né qu’il n’y avait aucune loi natu­relle) et ensuite par Locke, beau­coup plus sophis­ti­qué mais pas moins cruel.

Hobbes reven­dique le » pou­voir » sans cœur, avec une jus­ti­fi­ca­tion abso­lu­tiste et ratio­na­liste. Locke habille tout cela d’un « com­por­te­ment aimable » et cherche à redé­fi­nir la socié­té en excluant le peuple.

La posi­tion de Locke est la sui­vante : il com­mence par admettre l’existence d’un cer­tain droit natu­rel et uti­lise le slo­gan « la rai­son enseigne que… » pour en tirer ensuite – comme par magie – des conclu­sions qui jus­ti­fient ce schisme social : l’homme – puisqu’il dépasse sa cor­rup­tion natu­relle grâce à l’ac­ti­visme – peut pos­sé­der le fruit de son tra­vail à condi­tion que ce fruit ne soit pas cor­rup­tible. Et voi­là com­ment naissent la mon­naie et le carac­tère moné­ta­riste du libéralisme.

De plus, la rai­son enseigne que l’homme a le droit d’acheter du tra­vail ; on a ain­si deux sortes de tra­vailleurs : ceux qui pos­sèdent des biens incor­rup­tibles et ceux qui n’en pos­sèdent pas. L’État a pour fonc­tion de main­te­nir l’ordre entre ces deux caté­go­ries de tra­vailleurs en évi­tant que les seconds ne se rebellent contre les pre­miers. Au fond, la pen­sée calviniste-​schismatico-​libérale reven­dique pour le second groupe de tra­vailleurs le pou­voir de se rebel­ler, ce que nous appel­le­rions aujourd’hui la rébel­lion du pro­lé­ta­riat. En fin de compte, le mar­xisme est le fils obli­gé du libéralisme.

En troi­sième lieu, le schisme cal­vi­niste frappe l’Église. […] Il rem­place l’u­ni­ver­sa­li­té du peuple de Dieu par l’in­ter­na­tio­na­lisme de la bour­geoi­sie. […] Il déca­pite le peuple de Dieu en le pri­vant de l’u­ni­té avec le Père. Il déca­pite toutes les confré­ries de métiers en les pri­vant des saints. Et, en sup­pri­mant la messe, il prive le peuple de Dieu de la média­tion en Jésus-​Christ véri­ta­ble­ment présent. […]

Au fond Calvin avait essayé de sau­ver l’homme, que la pers­pec­tive luthé­rienne avait plon­gé dans l’angoisse. En Luther s’était mani­fes­tée l’in­ten­tion de sau­ver l’homme du paga­nisme de la Renaissance, mais cette inten­tion avait évo­lué et était deve­nue une « idée folle », autre­ment dit une héré­sie. C’est pour­quoi Calvin, avec la froi­deur de juriste qui le carac­té­rise, part de l’an­gois­sante for­mu­la­tion luthé­rienne et il pro­gresse de la manière sui­vante : l’homme est cor­rom­pu ; par consé­quent, il réglemente.

C’est de là que pro­vient ce que nous connais­sons sous le nom de « rigueur pro­tes­tante ». Celle-​ci pro­pose des signes de salut dif­fé­rents de ceux du catho­li­cisme (3) – ceux que nous avons cités pré­cé­dem­ment – et le signe est le tra­vail d’accumulation. C’est presque comme s’il pré­ten­dait iden­ti­fier les fruits du tra­vail aux signes du salut. Nous pour­rions sim­pli­fier cela de manière cari­ca­tu­rale sous la forme de l’axiome sui­vant : « Tu seras sau­vé si tu obtiens la richesse que l’on obtient par le tra­vail ». Et voi­là com­ment est mode­lée la classe bourgeoise.

À par­tir de la posi­tion luthé­rienne, si nous sommes cohé­rents, il ne reste que deux pos­si­bi­li­tés entre les­quelles il faut choi­sir au cours de l’histoire : ou bien l’homme se dis­sout dans son angoisse et il n’est plus rien (et c’est la consé­quence de l’exis­ten­tia­lisme athée), ou bien l’homme, en se fon­dant sur cette même angoisse et cette même cor­rup­tion, fait un saut dans le vide et se pro­clame sur­homme (c’est l’option de Nietzsche).

Au fond Nietzsche régé­nère Hobbes, en ce sens que l” »ulti­ma ratio » de l’homme est le pou­voir. La domi­na­tion est pos­sible seule­ment contre l’a­mour, à par­tir de l’opposition, en l’homme, entre la rai­son et le cœur. Un tel pou­voir, comme « ulti­ma ratio », implique la mort de Dieu. Il s’agit d’un paga­nisme qui, dans le cas du nazisme et dans celui du mar­xisme, pren­dra des formes orga­ni­sées en sys­tèmes politiques.

La pers­pec­tive luthé­rienne, parce qu’elle est fon­dée sur le divorce qui sépare la foi et la reli­gion (elle consi­dère en effet que la foi est l’u­nique salut et elle accuse la reli­gion – les actes reli­gieux, la pié­té, et ain­si de suite – d’être une simple mani­pu­la­tion de Dieu), génère un divorce et un schisme ; elle com­porte toutes sortes d’individualismes qui, sur le plan social, affirment leur hégémonie.

Toutes les hégé­mo­nies, qu’elles soient reli­gieuses, poli­tiques, sociales ou spi­ri­tuelles, trouvent ici leur ori­gine (4).

Sources : ildia​lo​go​.org/​C​h​i​e​s​a​.​e​s​p​r​e​s​so/La Porte Latine du 30 octobre 2016

Notes de La Porte Latine

(1) En 1985, lors­qu’il a fait cette confé­rence, Jorge Mario Bergoglio avait 49 ans. Il était alors rec­teur du Colegio Maximo de San Miguel. De 1973 à 1979, il avait été pro­vin­cial de la Compagnie de Jésus en Argentine.
(2) Au cours de la confé­rence de presse qu’il avait don­née pen­dant le voyage aérien qui le rame­nait d’Arménie à Rome, François avait décla­ré, en réponse à une ques­tion concer­nant ce grand héré­tique, que Luther était ani­mé des meilleures inten­tions et que sa réforme avait été « un médi­ca­ment pour l’Église », pas­sant ain­si par-​dessus les diver­gences dog­ma­tiques essen­tielles qui, depuis cinq siècles, opposent les pro­tes­tants aux catho­liques, parce que – la for­mule est tou­jours de François, qui l’a pro­non­cée au temple luthé­rien de Rome – « la vie est plus grande que les expli­ca­tions et les inter­pré­ta­tions ».
(3) Parmi les cri­tiques radi­cales adres­sées par le R.P. Bergoglio au pro­tes­tan­tisme réfor­mé lors de sa confé­rence de 1985, il y avait celle de « sup­pri­mer la messe » et donc de « pri­ver le peuple de Dieu de la média­tion en Jésus-​Christ véri­ta­ble­ment pré­sent ». Dont découle l’in­com­pa­ti­bi­li­té entre les deux concep­tions de l’eu­cha­ris­tie. Cependant, dans la pra­tique, le pape François se montre aujourd’­hui plus que dis­po­sé à sup­pri­mer l’in­ter­dic­tion aux catho­liques et aux pro­tes­tants de com­mu­nier ensemble. C’est ce qu’il a fait com­prendre lors­qu’il a répon­du à la ques­tion que lui posait une luthé­rienne mariée à un catho­lique, le 15 novembre der­nier, lors­qu’il s’est ren­du en visite au temple luthé­rien de Rome.
(4) Voici ce qu’é­cri­vait le théo­lo­gien pro­tes­tant Paolo Ricca, de l’Église évan­gé­lique vau­doise, le 4 juillet 2014, à pro­pos de ce dis­cours du jésuite Bergogio de 1985 : « Je me demande com­ment il est pos­sible d’a­voir aujourd’­hui encore, ou même il y a trente ans, une concep­tion aus­si défor­mée, tor­due, déna­tu­rée et sub­stan­tiel­le­ment fausse de la Réforme pro­tes­tante. C’est une concep­tion à par­tir de laquelle on ne peut pas enta­mer un dia­logue, ni même une polé­mique : cela n’en vaut pas la peine, parce qu’elle est trop éloi­gnée de la véri­té et trop défor­mée. Une chose est cer­taine : sur la base d’une concep­tion de ce genre, une célé­bra­tion œcu­mé­nique du cinq-​centième anni­ver­saire de la Réforme, en 2017, paraît lit­té­ra­le­ment impos­sible ». Et pour­tant le pape François y est par­ve­nu. Le voyage oecu­mé­nique qu’il va faire en Suède luthé­rienne à la fin du mois d’oc­tobre en est la preuve. « Audace de l’im­pos­sible » est éga­le­ment le mot d’ordre du nou­veau géné­ral des jésuites, qui a été élu il y a quelques jours. Pour accom­plir ce miracle, il a suf­fi au pape François de faire sem­blant d’a­voir tota­le­ment oublié le dis­cours que le R.P. Bergoglio avait pro­non­cé, il y a trente ans, à Mendoza…