L’exhortation post-​synodale Amoris lætitia : une victoire du subjectivisme

L’abbé Matthias Gaudron, prêtre de la Fraternité Saint-​Pie X, a diri­gé durant douze ans le Séminaire inter­na­tio­nal du Sacré-​Cœur à Zaitzkofen (Bavière). Auteur du Catéchisme catho­lique de la crise dans l’Eglise (éd. du Sel), il est aujourd’hui pro­fes­seur à l’Institut Sainte-​Marie, dans le can­ton de Saint-​Gall (Suisse).

Le 8 avril der­nier était publiée l’exhortation post-​synodale tant atten­due du pape François. Dans cette lettre, le pape n’a ni accor­dé une per­mis­sion géné­rale pour don­ner la com­mu­nion aux divor­cés rema­riés, ni lais­sé aux confé­rences épis­co­pales le pou­voir de don­ner des déro­ga­tions. Il a aus­si repris les termes du der­nier synode des évêques, disant qu’« il n’y a aucun fon­de­ment pour assi­mi­ler ou éta­blir des ana­lo­gies, même loin­taines, entre les unions homo­sexuelles et le des­sein de Dieu sur le mariage et la famille » (n° 251). Enfin, il s’est pro­non­cé de manière claire contre la théo­rie du genre, en la dénon­çant comme une idéo­lo­gie qui allait à l’encontre de l’ordre de la créa­tion (cf. n° 56). A cause de tout cela, le pape François a déçu beau­coup de gens par­mi ceux qui ne sont catho­liques que sur le papier et dans les milieux libéraux.

Pourtant avec Amoris læti­tia, il ouvre une brèche qui remet en cause toute la morale catho­lique. Dans le cha­pitre 8, inti­tu­lé Accompagner, dis­cer­ner et inté­grer la fra­gi­li­té, le pape François a ouvert des portes qui per­met­tront à l’avenir de se sous­traire à la morale catho­lique tout en s’abritant der­rière les ins­truc­tions du pape. Celui-​ci ne répète pas seule­ment les affir­ma­tions dou­teuses du der­nier synode, selon les­quelles les divor­cés rema­riés sont des « membres vivants de l’Église », sur les­quels l’Esprit-Saint déverse « des dons et des cha­rismes pour le bien de tous » (n° 299), mais il va plus loin encore. Certes l’enseignement sur le mariage catho­lique et toutes les anciennes normes res­tent tou­jours en vigueur ; à ceux qui vivent en concu­bi­nage ou qui sont sim­ple­ment unis par un mariage civil, il est donc tou­jours inter­dit de rece­voir l’absolution et la sainte com­mu­nion, mais… il y a des exceptions !

Une remise en cause de la morale catholique

Nous devrions, dit le pape, évi­ter les juge­ments « qui ne tien­draient pas compte de la com­plexi­té des diverses situa­tions » (n° 296). Les normes géné­rales seraient certes un bien « mais dans leur for­mu­la­tion, elles ne peuvent pas embras­ser dans l’absolu toutes les situa­tions par­ti­cu­lières » (n° 304). Cela peut s’entendre pour la plu­part des normes humaines, mais pas pour les lois divines affir­mant que l’acte conju­gal n’est per­mis qu’entre un homme et une femme unis par un mariage valide, et qu’un mariage sacra­men­tel et consom­mé ne peut être sépa­ré par aucun pou­voir au monde – pas même celui du pape. Ces lois ne connaissent aucune excep­tion et sont valables indé­pen­dam­ment des circonstances.

En outre, l’Église a tou­jours ensei­gné à l’instar de nom­breux phi­lo­sophes païens qu’il existe, à côté des actes mora­le­ment indif­fé­rents, des actes bons ou mau­vais en soi ; la por­tée morale d’une action a donc quelque-​chose d’objectif et ne dépend pas seule­ment des cir­cons­tances ou de l’intention du sujet. Tuer un inno­cent, abu­ser d’un enfant ou calom­nier quelqu’un, est tou­jours un acte mau­vais quelles que soient les cir­cons­tances, et ne pour­ra jamais deve­nir un acte mora­le­ment bon même s’il est fait avec la meilleure des inten­tions. Celui qui estime, par igno­rance et avec une conscience erro­née, qu’il lui est per­mis de tuer un inno­cent pour sau­ver quelqu’un d’autre, ou de calom­nier un adver­saire pour une bonne cause, peut être excu­sable éven­tuel­le­ment du point de vue du péché, de façon sub­jec­tive, mais son acte reste objec­ti­ve­ment mau­vais. Au contraire, aider ceux qui sont dans le besoin ou res­pec­ter la pro­messe de fidé­li­té faite à son épouse ou à son époux, consti­tue tou­jours un acte bon. Si quelqu’un fai­sait quelque chose de bien seule­ment pour être loué des autres ou pour être payé en retour, cela dimi­nue­rait son mérite per­son­nel ou même le sup­pri­me­rait com­plè­te­ment, mais son acte en lui-​même res­te­rait bon. La loi natu­relle n’est donc pas seule­ment « une source d’inspiration » pour la prise de déci­sion, comme l’affirme le para­graphe 305, mais elle inter­dit ou com­mande cer­taines actions de façon nécessaire.

Cela n’a vrai­ment rien à voir avec le fait de croire « que tout est blanc ou noir » (n° 305). On peut très bien avoir une cer­taine com­pré­hen­sion pour une femme qui s’engagerait dans une nou­velle rela­tion en rai­son de l’infidélité ou de la séche­resse de cœur de son époux, on peut admettre que dans un tel cas la faute est moins grave, néan­moins l’adultère reste un acte mau­vais en soi.

Or le pape François affirme main­te­nant qu’ « il n’est plus pos­sible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une cer­taine situa­tion dite « irré­gu­lière » vivent dans une situa­tion de péché mor­tel, pri­vés de la grâce sanc­ti­fiante », et pas seule­ment par igno­rance de la norme divine mais aus­si en rai­son « d’une grande dif­fi­cul­té à sai­sir les valeurs com­prises dans la norme ». Un sujet peut même « se trou­ver dans des condi­tions concrètes qui ne lui per­mettent pas d’agir dif­fé­rem­ment et de prendre d’autres déci­sions sans une nou­velle faute » (n° 301). Le pape affirme ain­si offi­ciel­le­ment qu’il peut arri­ver que quelqu’un doive res­ter dans une rela­tion objec­ti­ve­ment pec­ca­mi­neuse pour évi­ter de se char­ger d’une nou­velle faute. Le seul cas ima­gi­nable ici est celui d’un homme et d’une femme non mariés reli­gieu­se­ment qui res­tent ensemble pour éle­ver leurs enfants mineurs. Ce cas a déjà été approu­vé dans le pas­sé par l’Église à condi­tion qu’un tel couple vive comme frère et sœur, dans l’abstinence complète.

Quelles sont les conséquences logiques de ces erreurs ?

Supposons main­te­nant qu’un couple vivant hors mariage ait une « grande dif­fi­cul­té » à com­prendre que ce soit pec­ca­mi­neux. Ce couple veut aimer et ser­vir Dieu dans cette situa­tion, et agit ain­si sub­jec­ti­ve­ment en toute bonne conscience. Un tel cas peut éven­tuel­le­ment se pré­sen­ter en rai­son de la confu­sion géné­rale pro­vo­quée par les média, l’opinion publique et des prêtres qui bravent l’enseignement contraire de l’Église. S’il est donc pos­sible qu’un tel couple soit exempt de péché du point de vue sub­jec­tif, leur rela­tion contre­dit pour­tant objec­ti­ve­ment la volon­té de Dieu. Un vrai pas­teur, dont la mis­sion est de rame­ner les bre­bis éga­rées dans les voies de Dieu, ne peut donc pas accep­ter une telle situa­tion ni leur don­ner les sacre­ments, comme s’il s’agissait d’un couple marié chré­tien­ne­ment. Or c’est pré­ci­sé­ment à cela qu’aboutissent les consi­dé­ra­tions du pape. Il est pos­sible, écrit-​il, « que, dans une situa­tion objec­tive de péché – qui n’est pas sub­jec­ti­ve­ment impu­table ou qui ne l’est pas plei­ne­ment – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse éga­le­ment gran­dir dans la vie de la grâce et dans la cha­ri­té, en rece­vant à cet effet l’aide de l’Église » (n° 305). Comme le fait remar­quer expli­ci­te­ment la note de bas de page n°351, cette aide de l’Église peut aus­si se com­po­ser « dans cer­tains cas » « de l’aide des sacre­ments », car l’Eucharistie ne serait « pas un prix des­ti­né aux par­faits, mais un géné­reux remède et un ali­ment pour les faibles » . En cela le pape s’éloigne de la morale catho­lique, tout en ayant l’aplomb de s’appuyer, pour jus­ti­fier de tels sophismes, sur les dis­tinc­tions ensei­gnées par saint Thomas d’Aquin.

Le pape François a beau tou­jours rap­pe­ler qu’il faut « évi­ter toute inter­pré­ta­tion déviante » et « pro­po­ser l’idéal com­plet du mariage… dans toute sa gran­deur », et aus­si que « toute forme de rela­ti­visme » doit être ban­nie, il revient main­te­nant à chaque pas­teur de pro­cé­der, dans le for interne, « au dis­cer­ne­ment res­pon­sable per­son­nel et pas­to­ral des cas par­ti­cu­liers » (n° 300). Ainsi, la déci­sion de don­ner ou non les sacre­ments dans de tels cas sera de fac­to confiée à l’appréciation per­son­nelle de chaque prêtre. Mais quel prêtre pren­dra le risque de don­ner les sacre­ments à un couple en rai­son de leur situa­tion par­ti­cu­lière et de les refu­ser à d’autres couples non mariés ?
En outre, l’argumentation du pape peut s’appliquer faci­le­ment à d’autres cas. Si un couple d’homosexuels s’aime vrai­ment et s’ils n’arrivent tout sim­ple­ment pas à com­prendre que leur mode de vie est pec­ca­mi­neux, peut-​on alors leur don­ner aus­si la communion ?

Et que faut-​il pen­ser de l’assertion : « Personne ne peut être condam­né pour tou­jours, parce que ce n’est pas la logique de l’Évangile » (n° 297) ? Dans l’Évangile, le Fils de l’homme dit à ceux qui ont fait le mal : « Allez-​vous-​en loin de moi, les mau­dits, au feu éter­nel, qui a été pré­pa­ré pour le diable et pour ses anges » (Mt 25, 41). Celui qui ne veut pas aban­don­ner une situa­tion pec­ca­mi­neuse, mais au contraire per­siste dans le péché jusqu’à la fin, est condam­né par Dieu pour l’éternité. Cependant le pape semble dire qu’on ne peut pas pri­ver indé­fi­ni­ment de la com­mu­nion un couple qui vit dans le péché. De même, com­ment peut-​on condam­ner pour tou­jours un voleur qui refuse de rendre ce qu’il a volé ? Le bien acquis illé­ga­le­ment devient-​il, avec le temps, sa pos­ses­sion en toute léga­li­té ? C’est exac­te­ment ce qui cor­res­pon­drait à la logique du pape.

Les beaux passages eux-​mêmes ne sont pas indemnes d’erreurs

Il ne faut pas pas­ser sous silence qu’il y a aus­si, dans Amoris læti­tia, de très beaux pas­sages. Le pape s’efforce vrai­ment de pro­mou­voir l’idéal du mariage chré­tien. Il explique pour­quoi l’union entre un homme et une femme dans le mariage doit être par nature indis­so­luble, il donne une belle image de la famille chré­tienne, par­lant du grand cadeau que repré­sentent les enfants, il donne des conseils pour sur­mon­ter les crises et édu­quer les enfants. Contre l’idéologie très répan­due du genre, il écrit : « Tout enfant a le droit de rece­voir l’amour d’une mère et d’un père, tous deux néces­saires pour sa matu­ra­tion inté­grale et har­mo­nieuse » (n° 172). Il insiste sur le fait que les enfants ont besoin de la pré­sence de leur mère, sur­tout pen­dant les pre­miers mois de la vie (n° 173), et montre aus­si le rôle impor­tant du père et les dan­gers d’une « socié­té sans pères » (n° 176). François rap­pelle en outre que l’éducation des enfants est un « droit pri­mor­dial » des parents et que l’État n’y a qu’un rôle sub­si­diaire (n° 84).

Mais même dans ces para­graphes, des cri­tiques s’imposent encore à l’esprit. Par exemple est-​il vrai­ment appro­prié, dans un texte apos­to­lique sur le mariage et la famille, d’insérer une longue cita­tion de Martin Luther King, un aca­tho­lique notoire dont l’enseignement n’a pas sa place dans un tel document ?

On note éga­le­ment que le pape com­met une erreur chris­to­lo­gique lorsqu’il écrit que Jésus était « édu­qué dans la foi de ses parents, jusqu’à la faire fruc­ti­fier dans le mys­tère du Royaume » (n° 65). Étant Fils de Dieu par nature, Jésus n’avait pas la foi puisqu’il avait la vision de son Père et des choses divines, et par consé­quent, il n’avait pas non plus besoin d’être édu­qué dans la foi.

A plu­sieurs reprises on trouve aus­si un mélange de l’ordre natu­rel et du sur­na­tu­rel, lorsqu’il fait l’éloge d’un bien natu­rel en y voyant trop vite l’œuvre de l’Esprit-Saint. François affirme ain­si que dans chaque famille où les enfants sont éle­vés vers le bien, l’Esprit est vivant, et cela tout à fait indé­pen­dam­ment de la reli­gion à laquelle elle appar­tient (n° 77 ; cf. aus­si n° 47 et 54).

Cependant c’est sur­tout avec le 8e cha­pitre que Amoris læti­tia s’inscrit par­mi les écrits apos­to­liques les plus déplo­rables de l’histoire de l’Église actuelle. On peut seule­ment espé­rer que les car­di­naux, évêques et théo­lo­giens qui ont constam­ment défen­du la doc­trine sur le mariage reli­gieux contre les édul­co­ra­tions de ces deux der­nières années, ose­ront encore résister.

Abbé Matthias Gaudron, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Sources : FSSPX/​Allemagne – Traduction fran­çaise du 16/​04/​16