Benoît XV

258e pape ; de 1914 à 1922

1er novembre 1914

Lettre encyclique Ad Beatissimi Apostolorum Principis

Sur les horreurs de la guerre et les exigences de la charité chrétienne

Aux Vénérables Frères, Patriarches, Primats, Archevêques et Evêques et autres Ordinaires locaux en paix et com­mu­nion avec le Siège Apostolique

Vénérables Frères, salut et Bénédiction Apostolique.

A peine fûmes-​Nous appe­lés par les secrets des­seins de la Providence, sans aucun mérite de Notre part, à Nous asseoir sur le Siège du bien­heu­reux Prince des Apôtres, que, consi­dé­rant comme adres­sée à Nous-​mêmes la parole de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ à saint Pierre : Pasce agnos meos, pasce oves meas, [1] Nous tour­nâmes Nos regards, avec une sou­ve­raine affec­tion, vers le trou­peau confié à nos soins, trou­peau immense en véri­té, puis­qu’il embrasse, sous un aspect ou sous un autre, l’u­ni­ver­sa­li­té des hommes. Tous tant qu’ils sont, en effet, ils ont été rache­tés de la ser­vi­tude du péché par Jésus-​Christ, qui a offert pour eux le prix de son sang, et il n’en est aucun qui soit exclu des bien­faits de cette rédemp­tion. C’est pour­quoi le divin Pasteur a pu dire de tout le genre humain, que pour une part Il le garde déjà enfer­mé dans l’en­ceinte de son Eglise, et que l’autre se ver­ra for­cée d’y entrer par les douces contraintes de son amour : Et alias oves habeo, quae non sunt ex hoc ovi­li ; et illas opor­tet me addu­cere et vocem meam audient. [2]

Aussi, Nous ne vous le cache­rons pas, véné­rables Frères, le pre­mier sen­ti­ment que Nous avons éprou­vé, sous l’im­pul­sion évi­dente de la divine bon­té, a été un mou­ve­ment irré­sis­tible d’a­mour et de zèle pour tra­vailler au salut de tous les hommes, si bien qu’en accep­tant la charge du Souverain Pontificat Nous fai­sions Nôtre le vœu expri­mé par le Sauveur, à la veille de sa pas­sion : Pater sancte, ser­va eos in nomine tuo, quos dedis­ti mihi. [3]

Or, dès que Nous eûmes, du som­met de la digni­té Apostolique, embras­sé d’un regard le cours des choses humaines, Nous fûmes sai­sis d’une vive dou­leur, en contem­plant les déplo­rables condi­tions de la socié­té civile. Comment, en effet, étant deve­nu le Père com­mun de tous les hommes, n’aurions-​Nous pas eu le cœur vio­lem­ment déchi­ré au spec­tacle que pré­sente l’Europe et même le monde entier, spec­tacle assu­ré­ment le plus affreux et le plus déso­lant qui se soit jamais vu de mémoire d’homme ? Ils semblent vrai­ment être arri­vés ces jours dont Jésus-​Christ a dit : Audituri estis prae­lia et opi­niones prae­lio­rum … Consurget enim gens in gen­tem et regnum in regnum, [4] De tous côtés domine la triste image de la guerre, et il n’y a pour ain­si dire pas d’autre pen­sée, qui occupe les esprits. Des nations – les plus puis­santes et les plus consi­dé­rables – sont aux prises : faut-​il s’é­ton­ner si, munis d’en­gins épou­van­tables, dus aux der­niers pro­grès de l’art mili­taire, elles visent pour ain­si dire à s’entre-​détruire avec des raf­fi­ne­ments de bar­ba­rie ? Plus de limites aux ruines et au car­nage : chaque jour la terre, inon­dée par de nou­veaux ruis­seaux de sang, se couvre de morts et de blessés.

A voir ces peuples armés les uns contre les autres, se douterait-​on qu’ils des­cendent d’un même Père, qu’ils ont la même nature et font par­tie de la même socié­té humaine ? Les reconnaîtrait-​on pour les fils d’un même Père qui est aux Cieux ? Et tan­dis que des armées immenses se battent avec achar­ne­ment, la souf­france et la dou­leur, tristes com­pagnes de la guerre, s’a­battent sur les Etats, sur les familles et sur les indi­vi­dus : chaque jour voit s’aug­men­ter outre mesure le nombre des veuves et des orphe­lins ; le com­merce lan­guit, faute de com­mu­ni­ca­tions ; les champs sont aban­don­nés, l’in­dus­trie est réduite au silence ; les riches sont dans la gêne, les pauvres dans la misère, tous dans le deuil.

Profondément ému de ces cala­mi­tés, Nous avons eu à cœur, dès le début de Notre Pontificat, de rap­pe­ler les der­nières paroles sor­ties de la bouche de Notre Prédécesseur, Pontife d’illustre et si sainte mémoire, et de pré­lu­der, en les répé­tant, à l’exer­cice de Notre charge Apostolique.

Nous avons donc adres­sé d’ins­tantes prières aux Princes et aux gou­ver­nants, afin que, consi­dé­rant com­bien de larmes et de sang la guerre a déjà fait répandre, ils se hâtent de rendre à leurs peuples les pré­cieux avan­tages de la paix. Daigne le Dieu des misé­ri­cordes faire en sorte, que résonnent, à l’aube de Notre Pontificat, comme à la nais­sance du divin Rédempteur, dont Nous sommes le Vicaire, les paroles du concert angé­lique : In ter­ra pax homi­ni­bus bonae volun­ta­tis. [5]

Puissions-​Nous être enten­du par ceux qui ont en mains les des­ti­nées des peuples ! I1 y a, sans nul doute, d’autres voies, d’autres moyens, qui per­met­traient de répa­rer les droits, s’il y en a eu de lésés. Qu’ils y recourent, en sus­pen­dant leurs hos­ti­li­tés, ani­més de droi­ture et de bonne volon­té. C’est Notre amour pour eux et pour toutes les nations, qui Nous fait par­ler ain­si, nul­le­ment Notre propre inté­rêt. Qu’ils ne laissent pas tom­ber dans le vide cette prière d’un Père et d’un ami.

Mais ce n’est pas seule­ment la guerre actuelle avec ses hor­reurs, qui est la cause du mal­heur des peuples, et qui pro­voque Nos anxié­tés et Nos alarmes. Il y a un autre mal, inhé­rent aux entrailles mêmes de la socié­té humaine, un mal funeste, qui épou­vante toutes les per­sonnes sen­sées, car, en outre des ravages qu’il a déjà pro­duits et qu’il pro­dui­ra encore dans les dif­fé­rents Etats, on peut le consi­dé­rer à bon droit comme la véri­table cause de la ter­rible guerre pré­sente. En effet, depuis que les pré­ceptes et les règles de la sagesse chré­tienne, condi­tion indis­pen­sable de la sta­bi­li­té et de la tran­quilli­té publiques, ont ces­sé de pré­si­der au gou­ver­ne­ment des Etats, ceux-​ci ont com­men­cé, par une consé­quence néces­saire, à chan­ce­ler sur leurs bases, et il s’en est sui­vi dans les idées et dans les mœurs une telle per­tur­ba­tion, que la socié­té humaine court à sa ruine, si Dieu ne se hâte de lui venir en aide.

Voici en effet ce que Nous voyons : absence de bien­veillance mutuelle dans les rap­ports des hommes entre eux ; mépris de l’au­to­ri­té ; luttes injustes des dif­fé­rentes classes de citoyens ; appé­tit désor­don­né des biens péris­sables, comme s’il n’y en avait pas d’autres, supé­rieurs de beau­coup, pro­po­sés à l’ac­ti­vi­té humaine. Tels sont, à Notre avis, les quatre chefs de désordre, d’où pro­viennent les per­tur­ba­tions si graves de la socié­té, et contre les­quels doivent se réunir tous les efforts, par le recours aux prin­cipes du chris­tia­nisme, si l’on veut sérieu­se­ment rame­ner dans les Etats l’ordre et la paix.

Et d’a­bord, lorsqu’Il des­cen­dit du ciel pré­ci­sé­ment pour réta­blir par­mi les hommes le règne de cette paix, détruite par la jalou­sie de Satan, Notre-​Seigneur Jésus-​Christ ne vou­lut pas d’autre fon­de­ment .pour cette res­tau­ra­tion que celui de la cha­ri­té. De là ces recom­man­da­tions si sou­vent répé­tées : Mandatum novum do vobis, ut dili­ga­tis invi­cem ; [6] Hoc est prae­cep­tum meum, ut dili­ga­tis invi­cem ; [7] Haec man­do vobis, ut dili­ga­tis invi­cem ; [8] comme s’il n’a­vait pas d’autre charge ni d’autre mis­sion que d’a­me­ner les hommes à s’ai­mer les uns les autres.

Et pour y arri­ver, à com­bien d’ar­gu­ments de toute sorte n’a-​t-​Il pas eu recours ? Il nous ordonne, à tous, de lever nos regards vers le ciel : Unus est enim Pater ves­ter, qui in cae­lis est ; [9] à tous, sans avoir égard aux diver­gences de natio­na­li­té, de langue ou d’in­té­rêts, Il nous enseigne la même for­mule de prière : Pater nos­ter, qui es in cae­lis : [10] bien plus, Il nous affirme que ce Père céleste, dans la dis­tri­bu­tion des bien­faits natu­rels ne tient pas compte des mérites de cha­cun : Qui solem suum ori­ri facit super­bo­nos et malos, et pluit super ius­tos et inius­tos : [11] Il nous dit encore que nous sommes tous frères : Omnes autem vos fratres estis ; [12] et que nous sommes ses frères : Ut sit ipse pri­mo­ge­ni­tus in mul­tis fra­tri­bus. [13] Pour nous exci­ter très effi­ca­ce­ment à l’a­mour fra­ter­nel, même à l’é­gard de ceux que méprise notre orgueilleuse nature, Il veut que nous recon­nais­sions jusque dans les plus petits la digni­té de sa propre Personne : Quamdiu feci­tis uni ex his fra­tri­bus meis mini­mis, mihi fecis­tis. [14]

Quoi de plus ! Sur la fin de sa vie, il prie son Père avec ardeur, afin que tous ceux qui croi­ront en Lui ne fassent entre eux qu’une seule chose par le lien de la cha­ri­té : Sicut tu, Pater, in me, et ego in te. [15] Enfin, sus­pen­du à la croix, Il répand sur nous tout son sang, afin qu’é­tant façon­nés et comme pétris en un seul corps, nous nous aimions les uns les autres, comme s’aiment entre eux les membres d’un même corps.

Mais, hélas ! il en va bien autre­ment par­mi les hommes de notre temps. Jamais peut-​être, plus que main­te­nant, on n’a par­lé de fra­ter­ni­té humaine : on n’hé­site même pas à lais­ser de côté les ensei­gne­ments de l’Evangile, l’œuvre de Jésus-​Christ et de l’Eglise, et à pré­tendre, quand même, que ce zèle pour la fra­ter­ni­té est un des fruits les plus pré­cieux de la civi­li­sa­tion moderne. Cependant, à dire vrai, jamais la fra­ter­ni­té n’a été moins pra­ti­quée que de nos jours. Les haines de race sont por­tées au paroxysme ; les peuples sont divi­sés par leurs ran­cunes encore plus que par leurs fron­tières ; au sein d’une même nation et dans les murs d’une même cité, les dif­fé­rentes classes de citoyens se jalousent mutuel­le­ment, et chez les indi­vi­dus tout est réglé par l’é­goïsme deve­nu la loi suprême.

Vous voyez, véné­rables Frères, com­bien il est néces­saire de faire tous les efforts pos­sibles, afin que la cha­ri­té de Jésus-​Christ reprenne son empire sur les âmes : ce sera Notre objec­tif et comme l’en­tre­prise spé­ciale de Notre Pontificat : que ce soit aus­si, Nous vous y exhor­tons, le but de votre zèle. Ne ces­sons pas de répé­ter aux oreilles des fidèles et de tra­duire dans nos actes la parole de saint Jean : Ut dili­ga­mus alte­ru­trum. [16] Belles assu­ré­ment et recom­man­dables sont les ins­ti­tu­tions de bien­fai­sance, si nom­breuses à notre époque, mais à condi­tion qu’elles contri­buent à nour­rir dans les cœurs le véri­table amour de Dieu et du pro­chain ; alors seule­ment elles seront d’une solide uti­li­té : dans le cas contraire, elles sont de nulle valeur, car qui non dili­git, manet in morte. [17]

Nous avons dit qu’une autre cause des per­tur­ba­tions sociales consiste en ce que géné­ra­le­ment on ne res­pecte plus l’au­to­ri­té de ceux qui com­mandent. Du jour en effet où on a vou­lu pla­cer l’o­ri­gine de tout pou­voir humain, non plus en Dieu Créateur et Maître de l’Univers, mais dans la libre volon­té de l’homme, les liens de subor­di­na­tion qui doivent rat­ta­cher les infé­rieurs aux supé­rieurs se sont affai­blis au point de dis­pa­raître ou peu s’en faut. Un souffle effré­né d’in­dé­pen­dance, accom­pa­gné d’un orgueil obs­ti­né, a péné­tré peu à peu dans tous les esprits, sans épar­gner même la socié­té domes­tique, où la puis­sance pater­nelle découle si clai­re­ment de la nature elle-​même ; et, ce qui est plus déplo­rable encore, le sanc­tuaire lui-​même n’a pas été à l’a­bri de cette per­ni­cieuse influence. De là pro­vient le mépris des lois, de là l’in­su­bor­di­na­tion des masses, de là cette cri­tique effron­tée de ce qui est com­man­dé, de là ces mille pré­textes ima­gi­nés pour éner­ver la force du pou­voir, de là les for­faits atroces de ceux qui, fai­sant pro­fes­sion de ne recon­naître aucune loi, ne res­pectent ni les biens ni même la vie de leurs semblables.

En pré­sence de cette dépra­va­tion dans les idées et dans la conduite, qui tend à la des­truc­tion de toute socié­té humaine, Nous ne pou­vons pas gar­der le silence, Nous à qui a été confié d’En-​haut le magis­tère de la véri­té : nous rap­pe­lons aux peuples cette doc­trine qui ne sau­rait être modi­fiée par aucune volon­té humaine : Non est potes­tas nisi a De : quae autem sunt a Deo ordi­na­tae sunt. [18]

Quiconque par consé­quent est dépo­si­taire du pou­voir par­mi les hommes, qu’il soit sou­ve­rain ou subor­don­né, c’est en Dieu que réside l’o­ri­gine de son auto­ri­té. C’est pour­quoi saint Paul pro­clame l’o­bli­ga­tion d’o­béir, non pas d’une manière quel­conque, mais reli­gieu­se­ment, c’est-​à-​dire par devoir de conscience, à ceux qui com­mandent en ver­tu de leur auto­ri­té, à moins qu’ils ne pres­crivent quelque chose de contraire aux lois divines : Ideo neces­si­tate sub­di­ti estote, non solum prop­ter iram, sed etiam prop­ter conscien­tiam. [19] En confor­mi­té avec les paroles de saint Paul se trouve l’en­sei­gne­ment du Prince même des Apôtres : Subiecti estote omni huma­nae crea­tu­rae prop­ter Deum : sive regi, qua­si prae­cel­len­ti ; sive duci­bus, tam­quam ab eo mis­sis. [20] De cette doc­trine l’Apôtre des gen­tils déduit que résis­ter obs­ti­né­ment à une puis­sance humaine légi­time, c’est résis­ter à Dieu et se pré­pa­rer un châ­ti­ment éter­nel : Itaque qui resis­tit potes­ta­ti, Dei ordi­na­tio­ni resis­tit. Qui autem resis­tunt, ipsi sibi dam­na­tio­nem acqui­runt. [21]

Avis aux Princes et aux gou­ver­nants : qu’ils se sou­viennent, et qu’ils voient s’il est pru­dent et d’une uti­li­té pra­tique, tant pour les pou­voirs publics que pour les Etats, de se sépa­rer de la reli­gion sainte de Jésus-​Christ, en qui leur puis­sance puise tant de force et de soli­di­té. Qu’ils fassent réflexion sur réflexion, et qu’ils consi­dèrent s’il est conforme à une sage poli­tique de vou­loir exclure la doc­trine de l’Evangile et de l’Eglise du gou­ver­ne­ment et de l’ins­truc­tion publique de la jeu­nesse. L’expérience ne l’a que trop démon­tré : l’au­to­ri­té des hommes est sans force, là où la reli­gion est absente. Il en est en effet des socié­tés comme de notre pre­mier père, une fois qu’il eut man­qué a son devoir.

A peine sa volon­té s’était-​elle sépa­rée de Dieu, que ses pas­sions répu­dièrent avec fré­né­sie l’empire de la volon­té ; de même, à peine les gou­ver­ne­ments ont-​ils mépri­sé l’au­to­ri­té divine, que les peuples se moquent à leur tour de l’au­to­ri­té humaine. Il reste sans doute l’ex­pé­dient accou­tu­mé, l’emploi de la force, pour répri­mer les révoltes ; mais avec quel pro­fit ? La force peut répri­mer les corps, mais non les âmes.

Dès qu’a été enle­vé ou affai­bli ce double élé­ment de cohé­sion de tout corps social, à savoir l’u­nion des membres entre eux par une cha­ri­té réci­proque et l’u­nion des membres eux-​mêmes avec la tête par la sou­mis­sion à l’au­to­ri­té, qui pour­rait s’é­ton­ner, véné­rables Frères, de voir la socié­té actuelle divi­sée comme en deux camps, qui sou­tiennent l’un contre l’autre une lutte conti­nuelle et achar­née ? En face de ceux qui pos­sèdent des richesses, dues à leur patri­moine ou à leur tra­vail, se dressent les pro­lé­taires et les ouvriers, brû­lant de haine et d’en­vie, parce que, par­ti­ci­pant à une même nature, ils ne par­tagent pas les mêmes avan­tages. Une fois en effet qu’ils ont été séduits par les trom­pe­ries des meneurs, dont ils adoptent d’or­di­naire les moindres sug­ges­tions, com­ment leur faire com­prendre que, tout en étant égaux par nature, il ne s’en­suit pas qu’ils doivent avoir la même situa­tion dans la vie, mais que cha­cun, sauf des cir­cons­tances défa­vo­rables, occupe la place qu’il s’est pro­cu­ré par sa conduite ? Et ain­si, quand les pauvres attaquent les riches, comme si ces der­niers s’é­taient empa­rés du bien d’au­trui, ils agissent non seule­ment contre la jus­tice et la cha­ri­té, mais encore contre le bon sens, atten­du qu’ils pour­raient, s’ils le vou­laient, amé­lio­rer par un tra­vail hon­nête leur propre condi­tion. A quelles consé­quences, non moins désas­treuses pour les indi­vi­dus que pour la socié­té, mène cette haine de classes, il est super­flu de le rap­pe­ler. Tous nous voyons et nous déplo­rons la fré­quence des grèves, qui arrêtent subi­te­ment le cours de la vie civile et natio­nale dans ses opé­ra­tions les plus néces­saires : il en est de même des sou­lè­ve­ments popu­laires et des agi­ta­tions, où l’on en vient sou­vent à l’emploi des armes et à l’ef­fu­sion du sang.

Nous ne vou­lons pas répé­ter ici les argu­ments qui réfutent avec évi­dence les erreurs des socia­listes et d’autres de ce genre. Cette démons­tra­tion a été faite magis­tra­le­ment par Notre pré­dé­ces­seur Léon XIII, dans ses mémo­rables Encycliques : pour vous, véné­rables Frères, vous veille­rez, avec votre sol­li­ci­tude habi­tuelle, à ce que ces graves ensei­gne­ments ne soient jamais per­dus de vue ; bien plus, vous ferez en sorte, que dans les asso­cia­tions et dans les congrès catho­liques, dans les pré­di­ca­tions, dans les publi­ca­tions reli­gieuses, on s’at­tache à les mettre en lumière et à les incul­quer, sui­vant que les cir­cons­tances l’exi­ge­ront. Mais par-​dessus tout – et cela Nous n’hé­si­tons pas à le redire – en recou­rant à tous les argu­ments que nous trou­vons soit dans l’Evangile, soit dans la nature humaine, soit dans les inté­rêts du public et des par­ti­cu­liers, efforçons-​nous d’ex­hor­ter tous les hommes à s’ai­mer entre eux comme frères, en ver­tu du pré­cepte divin de la cha­ri­té. Cet amour fra­ter­nel n’au­ra pas pour effet de faire dis­pa­raître la varié­té des condi­tions, ni par consé­quent la diver­si­té des classes sociales, pas plus que dans un corps vivant il n’est pos­sible à tous les membres d’a­voir la même fonc­tion ni la même digni­té. Toutefois cette affec­tion mutuelle fera que les plus éle­vés s’a­bais­se­ront en quelque sorte vers les plus humbles, et les trai­te­ront, non seule­ment selon la jus­tice, comme cela doit être, mais encore avec bien­veillance, dou­ceur et patience : les humbles de leur côté se com­plai­ront dans la pros­pé­ri­té des per­sonnes plus éle­vées et en atten­dront l’ap­pui avec confiance ; tout comme, dans une même famille, les plus jeunes se reposent sur la pro­tec­tion et l’as­sis­tance des aînés.

Mais encore, véné­rables Frères, ces maux, dont Nous avons jus­qu’i­ci déplo­ré les ravages, ont une racine plus pro­fonde, dont la des­truc­tion réclame les efforts de tous les gens de bien, sous peine de ne jamais obte­nir la réa­li­sa­tion de Nos vœux, à savoir le retour d’une tran­quilli­té stable et durable dans les rela­tions humaines. Quelle est cette racine mau­dite, l’Apôtre nous l’en­seigne : Radix omnium malo­rum est cupi­di­tas, [22] Et de fait, si l’on y réflé­chit, c’est à cette racine que se rat­tachent les mala­dies qui tra­vaillent la socié­té pré­sente. Une fois en effet que par l’ac­tion des mau­vaises écoles sur l’âme des petits enfants, mal­léables comme la cire ; par la per­ver­si­té des écri­vains, qui jour­nel­le­ment ou par inter­valles cor­rompent l’es­prit des foules inex­pé­ri­men­tées, et par tous les autres moyens employés pour for­mer l’o­pi­nion publique, une fois, disons-​Nous, qu’on a fait péné­trer dans les esprits cette erreur sou­ve­rai­ne­ment per­ni­cieuse, que l’homme n’a pas à espé­rer en un état de féli­ci­té éter­nelle ; qu’ici-​bas, oui, ici-​bas, il peut être heu­reux en jouis­sant des richesses, des hon­neurs, des plai­sirs de cette vie ; com­ment s’é­ton­ner si ces êtres humains, natu­rel­le­ment faits pour le bon­heur, vio­lem­ment atti­rés, comme ils le sont, vers ces biens pas­sa­gers, repoussent avec non moins d’éner­gie tout obs­tacle, qui en retarde ou en empêche la conquête ? Comme ces biens ne sont pas par­ta­gés éga­le­ment entre tous, comme l’au­to­ri­té sociale a le devoir d’empêcher que la liber­té des par­ti­cu­liers n’ex­cède les bornes et ne s’empare des biens d’au­trui, il en résulte que l’on prend en haine les pou­voirs publics, que les déshé­ri­tés de la for­tune brûlent de jalou­sie à l’é­gard de ceux qui en sont favo­ri­sés, et qu’en­fin il y a lutte entre les dif­fé­rentes classes de citoyens, par l’ef­fort des uns pour atteindre à tout prix et enle­ver ce qui leur manque, et par la résis­tance des autres pour rete­nir ce qu’ils pos­sèdent et même pour l’accroître.

C’est en pré­vi­sion de cet état de choses, que Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, dans le sublime ser­mon sur la mon­tagne, spé­ci­fia expres­sé­ment quelles étaient les vraies béa­ti­tudes de l’homme sur cette terre, et posa pour ain­si dire les fon­de­ments de la phi­lo­so­phie chré­tienne. Dans ces maximes, les adver­saires eux-​mêmes de notre Foi ont trou­vé un tré­sor incom­pa­rable de sagesse et la plus par­faite théo­rie de la morale reli­gieuse : assu­ré­ment il est recon­nu de tous, qu’a­vant Jésus-​Christ, qui est la véri­té même, rien de sem­blable n’a­vait été ensei­gné, ni avec le poids d’une auto­ri­té aus­si grave et un tel amour de l’humanité.

Or la rai­son intime et secrète de cette phi­lo­so­phie consiste en ceci, que les soi-​disant biens de cette vie mor­telle n’ont que l’ap­pa­rence du bien, sans en avoir la réa­li­té, et que, par suite, ce n’est pas dans leur jouis­sance que peut rési­der la féli­ci­té de l’homme. C’est Dieu qui nous l’af­firme : il s’en faut tel­le­ment que les richesses, la gloire, le plai­sir puissent nous appor­ter le bon­heur, que si nous vou­lons vrai­ment être heu­reux, nous devons plu­tôt nous pri­ver pour l’a­mour de Dieu de tous ces faux biens : Beati pau­peres … bea­ti qui nunc fle­tis … bea­ti eri­tis, quum vos ode­rint homines, et cum sepa­ra­ve­rint vos, et expro­bra­ve­rint, et eie­ce­rint nomen ves­trum tam­quam malum, [23] Ce qui revient à dire, que les dou­leurs, les cala­mi­tés, les misères de cette vie, pour­vu que nous les sup­por­tions conve­na­ble­ment, nous ouvri­ront la voie vers la pos­ses­sion de ces biens véri­tables et éter­nels, quae prae­pa­ra­vit Deus iis qui dili­gunt illum. [24] Mais cette doc­trine de la Foi, doc­trine si impor­tante, est négli­gée par le plus grand nombre, et beau­coup semblent même l’a­voir com­plè­te­ment oubliée. Il est donc néces­saire, véné­rables Frères, de la faire revivre dans l’es­prit de tous : sans cela l’homme et la socié­té humaine n’au­ront point de paix. A tous ceux donc qui gémissent sous le poids de quelque adver­si­té, nous devons recom­man­der de ne pas tenir leurs yeux fixés sur la terre, qui n’est qu’un lieu d’exil, mais de les éle­ver vers le ciel, auquel nous sommes des­ti­nés, car non habe­mus hic manen­tem civi­ta­tem, sed futu­ram inqui­ri­mus, [25] Et au milieu des afflic­tions, par les­quelles Dieu éprouve leur constance à le ser­vir, qu’ils songent fré­quem­ment à l’ex­cel­lence du prix qui leur est pré­pa­ré, s’ils sortent vic­to­rieux de cette épreuve. Quod in prae­sen­ti est momen­ta­neum et leve tri­bu­la­tio­nis nos­trae, supra modum in subli­mi­tate aeter­nurn glo­riae pon­dus ope­ra­tur in nobis. [26] En der­nier lieu, mettre tout en œuvre et ne rien épar­gner pour ravi­ver par­mi les fidèles la Foi aux véri­tés sur­na­tu­relles, et en même temps l’es­time, le désir, l’es­pé­rance des biens éter­nels, telle doit être la pre­mière de vos pré­oc­cu­pa­tions, tant à vous, véné­rables Frères, qu’au cler­gé tout entier et à tous ceux qui, grou­pés en dif­fé­rentes asso­cia­tions, tra­vaillent à pro­mou­voir la gloire de Dieu et le bien véri­table de leurs sem­blables. Dans la mesure, en effet, où croî­tra cette Foi par­mi les hommes, on ver­ra dimi­nuer les dési­rs immo­dé­rés des biens ter­restres, et peu à peu avec le réveil de la cha­ri­té se cal­me­ront les agi­ta­tions et les conten­tions sociales.

Et main­te­nant, si des affaires humaines Nos pen­sées se reportent vers celles de l’Église, il y aura assu­ré­ment pour Notre âme acca­blée par les cala­mi­tés actuelles quelques rai­sons de reprendre cou­rage. Car, sans comp­ter les motifs si évi­dents par eux-​mêmes, tirés de la divine ver­tu et de l’in­dé­fec­ti­bi­li­té que pos­sède l’Église, Nous ne sommes pas peu conso­lés par les bien­faits signa­lés dus au Pontificat si actif de Notre pré­dé­ces­seur Pie X, en outre des exemples écla­tants de sa vie toute sainte. Par ses soins en effet, Nous voyons tout le corps ecclé­sias­tique enflam­mé d’un vif amour de son état, la pié­té du peuple chré­tien rani­mée ; dans les asso­cia­tions catho­liques, l’ac­ti­vi­té déve­lop­pée avec la dis­ci­pline ; ici des sièges épis­co­paux consti­tués, là de nou­veaux dio­cèses fon­dés ; l’é­du­ca­tion du jeune cler­gé rame­née à la sévé­ri­té des canons et cepen­dant accom­mo­dée, autant qu’il en est besoin, à la condi­tion des temps actuels ; l’en­sei­gne­ment des sciences sacrées débar­ras­sé du dan­ger des nou­veau­tés témé­raires ; l’art musi­cal mis en demeure de ser­vir digne­ment la majes­té des céré­mo­nies sacrées, et la litur­gie revê­tue d’une splen­deur nou­velle ; le domaine de la reli­gion lar­ge­ment accru par les pré­di­ca­tions des hérauts de l’Evangile.

C’est ain­si que Notre Prédécesseur a gran­de­ment méri­té de l’Eglise, et la pos­té­ri­té lui en conser­ve­ra un sou­ve­nir recon­nais­sant. Puisque tou­te­fois le champ du Père de famille est tou­jours expo­sé, Dieu le per­met­tant ain­si, à la mali­gni­té de l’homme enne­mi, il n’ar­ri­ve­ra jamais qu’on n’y doive pas tra­vailler pour empê­cher la ziza­nie luxu­riante d’é­touf­fer le bon grain. C’est pour­quoi, regar­dant comme dite aus­si à Nous-​mêmes la parole de Dieu à son pro­phète : Ecce consti­tui te hodie super gentes et super regna, ut evel­las et des­truas … et aedi­fices et plantes, [27] quel que soit le mal à écar­ter, le bien à pro­mou­voir, Nous y met­trons tous nos soins, en tant qu’il sera en Nous, jus­qu’au moment où il plai­ra au Prince des Pasteurs de nous deman­der, compte de notre mandat.

Or donc, véné­rables Frères, puisque Nous Nous adres­sons à Vous, pour la pre­mière fois, par ces Lettres Encycliques, il Nous paraît oppor­tun d’in­di­quer quelques-​uns des points prin­ci­paux sur les­quels Nous Nous sommes pro­po­sés de por­ter spé­cia­le­ment Notre atten­tion : de la sorte votre empres­se­ment à secon­der Nos efforts hâte­ra la réa­li­sa­tion des fruits désirés.

Et d’a­bord, comme dans toute socié­té humaine, quel que soit le motif de sa for­ma­tion, il importe au plus haut degré, pour le suc­cès de l’œuvre com­mune, que les membres conspirent vers un même but, il Nous fau­dra tra­vailler par-​dessus tout à faire ces­ser les dis­sen­sions et les dis­cordes entre catho­liques, de quelque genre qu’elles soient ; à empê­cher qu’il en naisse de nou­velles ; à obte­nir que tous soient unis dans une même pen­sée et une même action. Les enne­mis de Dieu et de l’Eglise com­prennent bien que toute divi­sion chez nous, dans l’œuvre de notre défense, devient pour eux une vic­toire ; aus­si recourent-​ils fré­quem­ment à cette tac­tique : quand ils voient les catho­liques bien unis, ils s’ef­forcent de jeter habi­le­ment par­mi eux des semences de dis­cordes et de détruire ain­si leur cohé­sion. Plût à Dieu que cette manœuvre ne leur ait pas réus­si trop sou­vent, au grand détri­ment de la reli­gion ! Ainsi donc, dès que l’au­to­ri­té légi­time a fait une pres­crip­tion posi­tive, qu’il ne soit per­mis à per­sonne de s’y sous­traire, sous pré­texte que cela lui déplaît ; mais que cha­cun sou­mette sa manière de voir à l’au­to­ri­té du supé­rieur et lui obéisse par devoir de conscience. De même, que nul par­ti­cu­lier, par la publi­ca­tion de livres ou de jour­naux, ou par des dis­cours publics, ne s’é­rige en maître dans l’Eglise. Tous savent à qui a été confié par Dieu le magis­tère de l’Eglise : à celui-​là pleine et entière liber­té doit être lais­sée de par­ler, quand et comme il le juge à pro­pos ; le devoir des autres est de l’é­cou­ter avec défé­rence et de se confor­mer à sa parole. A l’é­gard ensuite des ques­tions, où, sans détri­ment de la foi ni de la dis­ci­pline, on peut dis­cu­ter le pour et le contre, parce que le Saint-​Siège n’en a encore rien déci­dé, il n’est inter­dit à per­sonne d’é­mettre son opi­nion et de la défendre ; mais que dans ces dis­cus­sions on s’abs­tienne de tout excès de lan­gage, qui pour­rait offen­ser gra­ve­ment la cha­ri­té ; que cha­cun sou­tienne son avis libre­ment, mais qu’il le fasse avec modé­ra­tion, et ne croie pas pou­voir décer­ner aux tenants d’une opi­nion contraire, rien que pour ce motif, le reproche de Foi sus­pecte ou de man­que­ment à la dis­ci­pline. Nous vou­lons aus­si que les nôtres s’abs­tiennent de cer­taines appel­la­tions dont on a com­men­cé depuis peu à faire usage, pour dis­tin­guer les catho­liques des catho­liques : qu’elles soient évi­tées, non seule­ment en tant que pro­fa­nas vocum novi­tates, qui ne sont conformes ni à la véri­té ni à l’é­qui­té, mais encore parce qu’il en résulte par­mi les catho­liques une grave agi­ta­tion et une grande confu­sion. La Foi catho­lique est d’une nature telle, qu’on ne peut rien lui ajou­ter, rien lui retran­cher : ou on la pos­sède tout entière, ou on ne la pos­sède pas du tout : Haec est fides catho­li­ca, quam nisi quisque fide­li­ter fir­mi­terque cre­di­de­rit, sal­vus esse non pote­rit. [28] Il n’est pas besoin de qua­li­fi­ca­tifs pour signi­fier la pro­fes­sion du catho­li­cisme ; à cha­cun il suf­fit de dire : Christianus mihi nomen, catho­li­cus cogno­men.

Qu’on s’ap­plique seule­ment à jus­ti­fier vrai­ment cette appel­la­tion par les faits.

Au reste, de ceux d’entre nous qui se sont dévoués à pro­mou­voir la cause catho­lique, l’Eglise attend bien autre chose que de s’at­tar­der plus long­temps dans des ques­tions qui ne sont d’au­cun pro­fit ; Elle leur demande de tra­vailler de toutes leurs forces à conser­ver la Foi dans son inté­gri­té et à l’a­bri de tout souffle d’er­reur, en sui­vant prin­ci­pa­le­ment Celui que Jésus-​Christ a consti­tué le gar­dien et l’in­ter­prète de la véri­té. Il y a encore de nos jours de ces gens (et leur nombre n’est pas médiocre), qui, comme le dit l’Apôtre, pru­rientes auri­bus, cure sanam doc­tri­nam non sus­ti­neant, ad sua desi­de­ria coa­cervent sibi magis­tros, et a veri­tate qui­dem audi­tum aver­tant, ad fabu­las autem conver­tan­tur. [29] Enflés et enor­gueillis de leur haute opi­nion de l’es­prit humain, lequel a fait assu­ré­ment, avec l’aide de Dieu, des pro­grès incroyables dans l’ex­plo­ra­tion de la nature, cer­tains, pré­fé­rant leur propre juge­ment à l’au­to­ri­té de l’Eglise, en sont venus dans leur témé­ri­té jus­qu’à juger à la mesure de leur intel­li­gence les divins mys­tères et toutes les véri­tés révé­lées, n’hé­si­tant pas à les adap­ter au goût des temps actuels. Ainsi sur­girent les mons­trueuses erreurs du moder­nisme que, à bon droit, Notre Prédécesseur a pro­cla­mé omnium hae­re­seon col­lec­tum et qu’il a solen­nel­le­ment condam­nées. Cette condam­na­tion, véné­rables Frères, Nous la renou­ve­lons dans toute son exten­sion, et comme une conta­gion si délé­tère n’est pas com­plè­te­ment étouf­fée, mais se glisse encore çà et là, quoique à l’é­tat latent, que tous se gardent bien soi­gneu­se­ment, Nous les y exhor­tons, d’une peste si dan­ge­reuse, dont on peut bien dire ce que Job disait d’un autre mal : Ignis est usque ad per­di­tio­nem devo­rans, et omnia era­di­cans geni­mi­na. [30] Et Nous ne dési­rons pas seule­ment que les catho­liques détestent les erreurs des moder­nistes, mais aus­si qu’ils en évitent les ten­dances et l’es­prit : qui en est infec­té repousse avec dégoût ce qui sent l’an­cien­ne­té, il recherche avi­de­ment et par­tout la nou­veau­té, dans la manière de par­ler des choses divines, dans la célé­bra­tion du culte sacré, dans les ins­ti­tu­tions catho­liques et jusque dans l’exer­cice de la pié­té pri­vée. Nous vou­lons donc que reste sacrée cette règle de nos pères : Nihil inno­ve­tur, nisi quod tra­di­tum est, laquelle règle, si elle doit être sui­vie invio­la­ble­ment dans les choses de la Foi, doit encore ser­vir de norme en tout ce qui est sujet à chan­ge­ment, bien que sur ce der­nier point vaille aus­si la plu­part du temps cette autre maxime : Non nova, sed novi­ter.

D’ailleurs, véné­rables Frères, comme la pro­fes­sion ouverte de la Foi catho­lique et le cou­rage de vivre confor­mé­ment à sa croyance ont accou­tu­mé de s’exal­ter chez la plu­part des hommes par les exhor­ta­tions fra­ter­nelles et les exemples mutuels, Nous voyons avec une joie pro­fonde que çà et là sur­gissent de nou­velles asso­cia­tions catho­liques ; et Nous ne dési­rons pas seule­ment leur accrois­se­ment, mais Nous enten­dons qu’elles reçoivent de Notre patro­nage et de Notre faveur une pros­pé­ri­té tou­jours plus grande : cette pros­pé­ri­té dépen­dra de leur obéis­sance constante et fidèle aux pres­crip­tions qu’elles ont reçu ou qu’elles rece­vront du Siège Apostolique. Quiconque par consé­quent, fai­sant par­tie de ces socié­tés, se dépense pour Dieu et pour l’Eglise, ne doit jamais perdre de vue ce que pro­clame la Sagesse : Vir obe­diens loque­tur vic­to­riam. [31] Car s’ils n’o­béissent pas à Dieu par leur sou­mis­sion envers le Chef de l’Eglise, ils ne se conci­lie­ront pas le secours divin et se dépen­se­ront en pure perte.

Mais pour que tous ces résul­tats soient obte­nus confor­mé­ment à Nos espé­rances, vous savez, véné­rables Frères, com­bien est néces­saire la coopé­ra­tion pru­dente et atten­tive de ceux que Notre-​Seigneur a envoyés ope­ra­rios in mes­sem suam, c’est-​à-​dire des clercs. Aussi, vous le com­pre­nez, votre prin­ci­pal sou­ci doit être, à l’é­gard de ceux qui sont déjà revê­tus du sacer­doce, de déve­lop­per en eux la sain­te­té conforme à leur état, et quant aux élèves du sanc­tuaire, vous devez les pré­pa­rer soi­gneu­se­ment par une excel­lente for­ma­tion à un aus­si saint minis­tère. Bien que votre zèle n’ait pas besoin d’être sti­mu­lé à l’ac­com­plis­se­ment de ce devoir, Nous vous y exhor­tons et vous en sup­plions, car il n’y a rien de plus impor­tant pour le bien de l’Eglise : comme Nos pré­dé­ces­seurs d’heu­reuse mémoire, Léon XIII et Pie X, en ont trai­té tout exprès, Nous n’en par­le­rons pas davan­tage ; seule­ment Nous dési­rons que, grâce à votre vigi­lance et à vos ins­tantes recom­man­da­tions, les ins­truc­tions de ces très sages Pontifes, sur­tout l’Exhortatio ad cle­rum de Pie X, ne tombent jamais dans l’ou­bli, mais soient très scru­pu­leu­se­ment observées.

Il est un point cepen­dant, que Nous ne sau­rions pas­ser sous silence : aux prêtres du monde entier, que Nous ché­ris­sons tous comme Nos fils, Nous vou­lons rap­pe­ler com­bien il est néces­saire, tant pour leur propre salut que pour l’ef­fi­ca­ci­té de leur minis­tère, qu’ils soient très étroi­te­ment unis et plei­ne­ment sou­mis à leurs Evêques res­pec­tifs. Il n’est que trop vrai, comme Nous l’a­vons insi­nué plus haut, en le déplo­rant, les ministres du sanc­tuaire ne sont pas tous exempts de cet esprit d’in­dé­pen­dance et d’in­su­bor­di­na­tion qui est le propre des temps actuels. II n’est pas rare que les Pasteurs des Eglises se voient contris­tés et com­bat­tus par ceux dont ils seraient en droit d’at­tendre de l’aide et du récon­fort. Si quel­qu’un s’est écar­té à ce point de son devoir, il doit consi­dé­rer sérieu­se­ment, qu’elle est divine, l’au­to­ri­té de ceux quos Spiritus Sanctus posuit epi­sco­pos regere Ecclesiam Dei, [32] et si, comme Nous l’a­vons fait voir, c’est résis­ter à Dieu que de résis­ter à n’im­porte quelle auto­ri­té légi­time, c’est une impié­té bien plus grande de refu­ser l’o­béis­sance aux Evêques, que Dieu a consa­crés et mar­qués du sceau de sa puis­sance. Cum cari­tas, dit saint Ignace mar­tyr, non sinat me tacere de vobis, prop­te­rea ante­ver­ti vos admo­nere, ut una­ni­mi sitis in sen­ten­tia Dei. Etenim Iesus Christus, inse­pa­ra­bi­lis nos­tra vita, sen­ten­tia Patris est, ut et Episcopi, per trac­tus ter­rae consti­tu­ti, in sen­ten­tia Patris sunt. Unde decet vos in Episcopi sen­ten­tiam concur­rere. [33] Or ce que dit cet illustre Martyr, tous les Pères et les Docteurs de l’Eglise l’ont dit éga­le­ment. Ajoutez à cela, que bien lourd est déjà le far­deau qui pèse sur les épaules des Evêques en ces temps dif­fi­ciles ; encore plus pénibles sont leurs sou­cis, tou­chant le trou­peau qui leur est confié : ipsi enim per­vi­gi­lant, qua­si ratio­nem pro ani­ma­bus ves­tris red­di­tu­ri, [34] Ne doit-​on pas taxer de cruau­té ceux qui par leur insu­bor­di­na­tion aug­mentent encore ce far­deau et ces angoisses ? Hoc enim non expe­dit vobis, [35] leur dirait l’Apôtre, et cela parce que Ecclesia est plebs sacer­do­ti adu­na­ta, et pas­to­ri suo gregs adhae­rens ; [36] d’où il suit que c’est n’être pas avec l’Eglise, que de n’être pas avec son Evêque.

Et main­te­nant, véné­rables Frères, en ter­mi­nant ces Lettres, Notre esprit se reporte spon­ta­né­ment vers ce que Nous écri­vions au début ; et, de nou­veau, Nous appe­lons de tous nos vœux, en faveur de la socié­té humaine et en faveur de l’Eglise, la fin de cette guerre si désas­treuse ; en faveur de la socié­té humaine, afin qu’une fois la paix réta­blie, elle pro­gresse vrai­ment dans toute culture civile et humaine ; en faveur l’Eglise de Jésus-​Christ, pour que, libre enfin de toute entrave, elle aille sur tous les rivages et en toutes les par­ties du monde appor­ter aux hommes le secours et le salut. Hélas ! depuis trop long­temps déjà l’Eglise ne jouit plus de la pleine liber­té qui lui est néces­saire ; Nous vou­lons dire, depuis le jour où son Chef le Pontife Romain s’est vu pri­vé de la force et de la garan­tie, que par un des­sein de la divine Providence il avait obte­nu, au cours des siècle, pour sau­ve­gar­der cette même liber­té. Une fois cette force et cette garan­tie enle­vées, il en est résul­té, comme c’é­tait inévi­table, une grande inquié­tude par­mi les catho­liques : tous ceux en effet qui, de près ou de loin, se pro­clament les fils du Pontife Romain, ont plei­ne­ment le droit d’exi­ger que, sans aucun doute pos­sible, leur Père com­mun soit réel­le­ment, et même appa­raisse mani­fes­te­ment, affran­chi de tout pou­voir humain dans l’ad­mi­nis­tra­tion de sa charge apos­to­lique. C’est pour­quoi, tout en sou­hai­tant ins­tam­ment que les nations fassent la paix au plus tôt, Nous dési­rons vive­ment aus­si, que le Chef de l’Eglise cesse de se trou­ver dans cette condi­tion anor­male, qui pour bien des rai­sons est funeste aus­si à la tran­quilli­té des peuples. C’est pour­quoi aux pro­tes­ta­tions que sur ce point Nos Prédécesseurs ont fait entendre à plu­sieurs reprises, pous­sés qu’ils étaient non par des rai­sons humaines mais par un devoir sacré, c’est-​à-​dire, par l’o­bli­ga­tion de défendre les droits et la digni­té du Siège Apostolique, Nous enten­dons ajou­ter ici les Nôtres, pour les mêmes motifs.

Puisque c’est dans les mains de Dieu que sont les volon­tés des Princes et de tous ceux qui peuvent mettre fin aux hor­reurs et aux désastres que nous avons rap­pe­lés, il Nous reste, véné­rables Frères, à éle­ver vers Dieu Notre voix sup­pliante et à Nous écrier au nom de tout le genre humain : « Donnez, Seigneur, la paix à notre temps ». Que celui qui a dit : Ego Dominus… faciens pacem, [37] daigne Lui-​même, apai­sé par Nos prières, cal­mer au plus tôt ces flots tumul­tueux qui bou­le­versent la socié­té civile et la socié­té reli­gieuse. Que la bien­heu­reuse Vierge Nous soit pro­pice, Elle qui a engen­dré le « Prince de la Paix », et qu’Elle prenne sous sa pro­tec­tion mater­nelle Notre humble per­sonne, Notre minis­tère pon­ti­fi­cal, la sainte Eglise et les âmes de tous les hommes, rache­tées par le sang pré­cieux de son divin Fils.

Comme gage des faveurs célestes et en témoi­gnage de Notre bien­veillance, Nous accor­dons très affec­tueu­se­ment la béné­dic­tion apos­to­lique à Vous, véné­rables Frères, à votre cler­gé et à votre peuple.

Donné à Rome, près saint-​Pierre, en la fête de Tous les Saints, ce 1er Novembre 1914, de Notre Pontificat la pre­mière année.

Benoît IV, Pape

Notes de bas de page
  1. Ioan., XXI, 15, 17. []
  2. Id., X, 16. []
  3. Id., XVII, 11.[]
  4. Matth., XXIV, 6, 7. []
  5. Luc., II, 14. []
  6. Ioan., XIII, 34. []
  7. Id., XV, 12. []
  8. Id., ibid., 17. []
  9. Matth., XXIII, 9. []
  10. Id., VI, 9. []
  11. Id., V, 45. []
  12. Id., XXIII, 8. []
  13. Rom., VIII, 29. []
  14. Matth., XXV, 40. []
  15. Ioann, XVII, 21. []
  16. I Ioan., III, 23. []
  17. Id., ibid., 14. []
  18. Rom., XII1, 1. []
  19. Rom., XIII, 5. []
  20. I Petr., II, 13, 14. []
  21. Rom., XIII, 2. []
  22. I Tim., VI, 10. []
  23. Luc., VI, 20–22. []
  24. I Cor., II, 9. []
  25. Hebr., XIII, 13. []
  26. II Cor., IV, 17. []
  27. Ierem., I, 10. []
  28. Symb. Athanas. []
  29. II, Tim., IV, 3, 4. []
  30. Job., XXXI, 12. []
  31. Prov., XXI, 28. []
  32. Act., XX, 28. []
  33. In Epist. ad Ephes., III. []
  34. Hebr., XIII, 17. []
  35. Ibid. []
  36. S. Cypr. « Florentio cui et Poppiano ep. 66 (al. 69) ». []
  37. Isai., XLV, 6, 7.[]