Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

10 janvier 1890

Lettre encyclique Sapientiæ Christianæ

Sur les principaux devoirs chrétiens

Table des matières

À nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques et autres ordi­naires, en paix et en com­mu­nion avec le Saint Siège Apostolique,

Léon XIII, Pape

Vénérables Frères, Salut et Bénédiction Apostolique.

Retourner aux prin­cipes chré­tiens et y confor­mer en tout la vie, les mœurs et les ins­ti­tu­tions des peuples, est une néces­si­té qui, de jour en jour, devient plus évi­dente. Du mépris où ces règles sont tom­bées sont résul­tés de si grands maux que nul homme rai­son­nable ne sau­rait sou­te­nir, sans une dou­lou­reuse anxié­té, les épreuves du pré­sent, ni envi­sa­ger sans crainte les pers­pec­tives de l’avenir.

2 – Il s’est fait, sans doute, un pro­grès consi­dé­rable quant à ce qui regarde les jouis­sances et le bien-​être du corps, mais la nature sen­sible tout entière, avec les res­sources, les forces et les richesses qu’elle met à notre dis­po­si­tion, tout en mul­ti­pliant les com­mo­di­tés et les charmes de la vie, ne suf­fit pas pour ras­sa­sier l’âme, créée à des fins plus hautes et plus glo­rieuses. Regarder vers Dieu et tendre à Lui, telle est la loi suprême de la vie de l’homme. Fait à son image et à sa res­sem­blance il est por­té par sa nature même à jouir de son Créateur. Or, ce n’est par aucun mou­ve­ment ou effort cor­po­rel qu’on se rap­proche de Dieu, mais par des actes propres à l’âme : par la connais­sance et l’amour.

Dieu, en effet, est la véri­té pre­mière et suprême, et la véri­té n’est un ali­ment que pour l’intelligence. Il est la sain­te­té par­faite et le sou­ve­rain bien, vers lequel la seule volon­té peut aspi­rer et tendre effi­ca­ce­ment à l’aide de la vertu.

La fin dernière de la société

3 – Mais ce qui est vrai de l’homme, consi­dé­ré indi­vi­duel­le­ment, l’est aus­si de la socié­té, tant domes­tique que civile. En effet, si la nature elle-​même a ins­ti­tué la socié­té, ce n’a pas été pour qu’elle fût la fin der­nière de l’homme, mais pour qu’il trou­vât en elle et par elle des secours qui le ren­dissent capable d’atteindre à sa per­fec­tion. Si donc une socié­té ne pour­suit autre chose que les avan­tages exté­rieurs et les biens qui assurent à la vie plus d’agréments et de jouis­sances, si elle fait pro­fes­sion de ne don­ner à Dieu aucune place dans l’administration de la chose publique et de ne tenir aucun compte des lois morales, elle s’écarte d’une façon très cou­pable de sa fin et des pres­crip­tions de la nature. C’est moins une socié­té qu’un simu­lacre et une imi­ta­tion men­son­gère d’une véri­table socié­té et com­mu­nau­té humaine.

4 – Quant à ces biens de l’âme dont Nous par­lons, et qui n’existent pas en dehors de la vraie reli­gion et de la pra­tique per­sé­vé­rante des pré­ceptes du chris­tia­nisme, nous les voyons chaque jour tenir moins de place par­mi les hommes, soit à cause de l’oubli dans lequel ils les tiennent, soit par le mépris qu’ils en font. On pour­rait presque dire que plus le bien-​être phy­sique est en pro­grès, plus s’accentue la déca­dence des biens de l’âme. Une preuve évi­dente de la dimi­nu­tion et du grand affai­blis­se­ment de la foi chré­tienne, ce sont les injures trop sou­vent répé­tées qu’on fait à la reli­gion en plein jour et aux yeux du public, injures, en véri­té, qu’un âge plus jaloux des inté­rêts reli­gieux n’eut tolé­rées à aucun prix.

5 – Quelle mul­ti­tude d’hommes se trouve, pour ces causes, expo­sée à la per­di­tion éter­nelle, il serait impos­sible de le décrire, mais les socié­tés elles-​mêmes et les empires ne pour­ront res­ter long­temps sans en être ébran­lés, car la ruine des ins­ti­tu­tions et des mœurs chré­tiennes entraîne néces­sai­re­ment celle des pre­mières bases de la socié­té humaine. La force demeure l’unique garan­tie de l’ordre et de la tran­quilli­té publique. Mais rien n’est faible comme la force quand elle ne s’appuie pas sur la reli­gion. Plus propre, dans ce cas, à engen­drer la ser­vi­tude que l’obéissance, elle ren­ferme en elle-​même les germes de grandes perturbations.

Déjà le pré­sent siècle a subi de graves et mémo­rables catas­trophes, et il n’est pas démon­tré qu’il n’y ait pas lieu d’en redou­ter de sem­blables. – Le temps lui-​même dans lequel nous vivons nous aver­tit donc de cher­cher les remèdes là où ils se trouvent, c’est-à-dire de réta­blir, dans la vie pri­vée et dans toutes les par­ties de l’organisme social, les prin­cipes et les pra­tiques du chris­tia­nisme ; c’est l’unique moyen de nous déli­vrer des maux qui nous accablent et de pré­ve­nir les dan­gers dont nous sommes mena­cés. Voilà, véné­rables frères, à quoi nous devons nous appli­quer avec tout le soin et tout le zèle dont nous pou­vons être capables.

Le magistère ecclésiastique

6 – C’est pour­quoi, bien qu’en d’autres cir­cons­tances et toutes les fois que l’occasion s’en est pré­sen­tée, Nous ayons déjà trai­té ces matières, nous esti­mons utile d’exposer avec plus de détails dans ces Lettres les devoirs des chré­tiens, devoirs dont l’accomplissement exact contri­bue­rait d’une manière admi­rable à sau­ver la socié­té. Nous sommes enga­gés, sur des inté­rêts de pre­mier ordre, dans une lutte vio­lente et presque quo­ti­dienne, où il est très dif­fi­cile qu’un grand nombre d’hommes ne soient pas trom­pés, ne s’égarent et ne se décou­ragent. Notre devoir, véné­rables frères, est d’avertir, d’instruire, d’exhorter chaque fidèle, d’une manière conforme aux exi­gences des temps, afin que per­sonne ne déserte la voie de la vérité.

7 – On ne sau­rait mettre en doute que, dans la pra­tique de la vie, des devoirs plus nom­breux et plus graves ne soient impo­sés aux catho­liques qu’aux hommes mal ins­truits de notre foi ou tota­le­ment étran­gers à ses ensei­gne­ments. Après avoir opé­ré le salut du genre humain, Jésus-​Christ, com­man­dant à ses apôtres de prê­cher l’Évangile à toute créa­ture, impo­sa en même temps à tous les hommes l’obligation d’écouter et de croire ce qui leur serait ensei­gné. À l’accomplissement de ce devoir est rigou­reu­se­ment atta­chée la conquête du salut éter­nel. Celui qui croi­ra et qui sera bap­ti­sé sera sau­vé ; celui qui ne croi­ra pas sera condam­né. Mais l’homme qui a, comme il le doit, embras­sé la foi chré­tienne est, par ce fait même, sou­mis à l’Église, sa mère, et devient membre de la socié­té la plus haute et la plus sainte que, sous Jésus-​Christ, son chef invi­sible, le Pontife de Rome, avec une pleine auto­ri­té, a la mis­sion de gouverner.

L’amour de la patrie et l’amour de l’Eglise

8 – Or, si la loi natu­relle nous ordonne d’aimer d’un amour de pré­di­lec­tion et de dévoue­ment, le pays où nous sommes nés et où nous avons été éle­vés en sorte que le bon citoyen ne craint pas d’affronter la mort pour sa patrie, à plus forte rai­son, les chré­tiens doivent-​ils être ani­més de pareils sen­ti­ments à l’égard de l’Église. Car elle est la cité sainte du Dieu vivant et la fille de Dieu lui-​même, de qui elle a reçu sa consti­tu­tion. C’est sur cette terre, il est vrai, qu’elle accom­plit son pèle­ri­nage ; mais, éta­blie ins­ti­tu­trice et guide des hommes, elle les appelle à la féli­ci­té éter­nelle. Il faut donc aimer la patrie ter­restre qui nous a don­né de jouir de cette vie mor­telle ; mais il est néces­saire d’aimer d’un amour plus ardent l’Église à qui nous sommes rede­vables de la vie immor­telle de l’âme, parce qu’il est rai­son­nable de pré­fé­rer les biens de l’âme aux biens du corps et que les devoirs envers Dieu ont un carac­tère plus sacré que les devoirs envers les hommes.

9 – Au reste, si nous vou­lons juger de ces choses sai­ne­ment, nous com­pren­drons que l’amour sur­na­tu­rel de l’Église et l’amour natu­rel de la patrie pro­cèdent du même éter­nel prin­cipe. Tous les deux ont Dieu pour auteur et pour cause pre­mière ; d’où il suit qu’il ne sau­rait y avoir entre les devoirs qu’ils imposent de répu­gnance ou de contra­dic­tion. Oui, en véri­té, nous pou­vons et nous devons, d’une part, nous aimer nous-​mêmes, être bons pour notre pro­chain, aimer la chose publique et le pou­voir qui la gou­verne ; d’autre part, et en même temps, nous pou­vons et nous devons avoir pour l’Église un culte de pié­té filiale et aimer Dieu du plus grand amour dont nous puis­sions être capables.

Hiérarchie de l’obéissance

10 – Cependant la hié­rar­chie de ces devoirs se trouve quel­que­fois injus­te­ment bou­le­ver­sée, soit par le mal­heur des temps, soit plus encore par la volon­té per­verse des hommes. Il arrive, en effet, que, par­fois, les exi­gences de l’État envers le citoyen contre­disent celles de la reli­gion à l’égard du chré­tien, et ces conflits viennent de ce que les chefs poli­tiques tiennent pour nulle la puis­sance sacrée de l’Église ou bien affectent la pré­ten­tion de se l’assujettir. De là, des luttes et, pour la ver­tu, des occa­sions de faire preuve de valeur. Deux pou­voirs sont en pré­sence, don­nant des ordres contraires. Impossible de leur obéir à tous les deux simul­ta­né­ment. Nul ne peut ser­vir deux maîtres. Plaire à l’un, c’est mépri­ser l’autre. Auquel accordera-​t-​on la pré­fé­rence ? L’hésitation n’est pas per­mise. Ce serait un crime, en effet, de vou­loir se sous­traire à l’obéissance due à Dieu pour plaire aux hommes, d’enfreindre les lois de Jésus-​Christ pour obéir aux magis­trats, de mécon­naître les droits de l’Église sous pré­texte de res­pec­ter les droits de l’ordre civil. « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » Cette réponse que fai­saient autre­fois Pierre et les apôtres aux magis­trats qui leur com­man­daient les choses illi­cites, il faut, en pareille cir­cons­tance, la redire tou­jours et sans hési­ter. Il n’est pas de meilleur citoyen, soit en paix, soit en guerre, que le chré­tien fidèle à son devoir ; mais ce chré­tien doit être prêt à tout souf­frir, même la mort, plu­tôt que de déser­ter la cause de Dieu et de l’Église.

11 – Aussi, c’est ne pas bien connaître la force et la nature des lois que de blâ­mer cette fer­me­té d’attitude dans le choix entre des devoirs contra­dic­toires et de la trai­ter de sédi­tion. Nous par­lons ici de choses très connues et que Nous avons Nous-​mêmes déjà plu­sieurs fois expo­sées. La loi n’est pas autre chose qu’un com­man­de­ment de la droite rai­son por­té par la puis­sance légi­time, en vue du bien géné­ral. Mais il n’y a de vraie et légi­time puis­sance que celle qui émane de Dieu, sou­ve­rain Seigneur et Maître de toutes choses, lequel seul peut inves­tir l’homme d’une auto­ri­té de com­man­de­ment sur les autres hommes. On ne sau­rait don­ner le nom de droite rai­son à celle qui est en désac­cord avec la véri­té et avec la rai­son divine ; ni, non plus, appe­ler bien véri­table celui qui est en contra­dic­tion avec le bien suprême et immuable, et qui détourne et éloigne de Dieu les volon­tés humaines.

12 – Les chré­tiens entourent donc d’un res­pect reli­gieux la notion du pou­voir, dans lequel, même quand il réside dans un man­da­taire indigne, ils voient un reflet et comme une image de la divine Majesté. Ils se croient tenus de res­pec­ter les lois, non pas à cause de la sanc­tion pénale dont elles menacent les cou­pables, mais parce que c’est pour eux un devoir de conscience, car Dieu ne nous a pas don­né l’esprit de crainte. Mais, si les lois de l’État sont en contra­dic­tion ouverte avec la loi divine, si elles ren­ferment des dis­po­si­tions pré­ju­di­ciables à l’Église ou des pres­crip­tions contraires aux devoirs impo­sés par la reli­gion, si elles violent dans le Pontife Suprême l’autorité de Jésus-​Christ, dans tous ces cas, il y a obli­ga­tion de résis­ter et obéir serait un crime dont les consé­quences retom­be­raient sur l’État lui-​même. Car l’État subit le contre­coup de toute offense faite à la reli­gion. On voit ici com­bien est injuste le reproche de sédi­tion for­mu­lé contre les chré­tiens. En effet, ils ne refusent, ni au prince, ni aux légis­la­teurs, l’obéissance qui leur est due ou, s’ils dénient cette obéis­sance, c’est uni­que­ment au sujet de pré­ceptes des­ti­tués d’autorité parce qu’ils sont por­tés contre l’honneur dû à Dieu, par consé­quent en dehors de la jus­tice, et n’ont rien de com­mun avec de véri­tables lois.

Témoignages de l’Ecriture

13 – Vous recon­nais­sez là, véné­rables frères, la doc­trine très auto­ri­sée de l’apôtre saint Paul. Dans son épître à Tite, après avoir rap­pe­lé aux chré­tiens qu’ils doivent être sou­mis aux princes et puis­sances, et obéir à leurs com­man­de­ments, il ajoute aus­si­tôt : et être prêts à faire toutes sortes de bonnes œuvres. Par là, il déclare ouver­te­ment que, si les lois des hommes ren­ferment des pres­crip­tions contraires à l’éternelle loi de Dieu, la jus­tice consiste à ne pas obéir. De même, à ceux qui vou­laient lui enle­ver la liber­té de prê­cher l’Evangile, le Prince des Apôtres fai­sait cette cou­ra­geuse et sublime réponse : « Jugez vous-​mêmes s’il est juste devant Dieu de vous obéir plu­tôt qu’à Dieu, car nous ne pou­vons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu. »

14 – Aimer les deux patries, celle de la terre et celle du ciel, mais de telle façon que l’amour de la patrie céleste l’emporte sur l’amour de la pre­mière et que jamais les lois humaines ne passent avant la loi de Dieu, tel est donc le devoir essen­tiel des chré­tiens d’où sortent, comme de leur source, tous les autres devoirs. Le Rédempteur du genre humain n’a‑t-il pas dit de lui-​même : « Je suis né et je suis venu au monde afin de rendre témoi­gnage à la véri­té », et encore : « Je suis venu appor­ter le feu sur la terre et que veux-​je, sinon qu’il s’allume ? » C’est dans la connais­sance de cette véri­té qu’est la suprême per­fec­tion de l’intelligence ; c’est dans la cha­ri­té divine, qui per­fec­tionne la volon­té, que résident toute la vie et la liber­té chré­tiennes. Cette véri­té et cette cha­ri­té forment le glo­rieux patri­moine confié, par Jésus-​Christ à l’Église qui le défend et le conserve avec un zèle et une vigi­lance infatigables.

Le Naturalisme politique

15 – Mais, avec quel achar­ne­ment et de com­bien de façons on fait la guerre à l’Église, il est à peine néces­saire de le rap­pe­ler. De ce qu’il a été don­né à la rai­son, armée des inves­ti­ga­tions de la science, d’arracher à la nature un grand nombre de ses secrets les plus cachés et de les faire ser­vir aux divers usages de la vie, les hommes en sont venus à ce degré d’orgueil qu’ils croient pou­voir ban­nir de la vie sociale l’autorité et l’empire du Dieu suprême.

16 – Égarés par leur erreur, ils trans­fèrent à la nature humaine cet empire dont ils pré­tendent dépouiller Dieu. D’après eux, c’est à la nature qu’il faut deman­der le prin­cipe et la règle de toute véri­té ; tous les devoirs de reli­gion découlent de l’ordre natu­rel et doivent lui être rap­por­tés ; par consé­quent, néga­tion de toute véri­té révé­lée, néga­tion de la morale chré­tienne et de l’Église. Celle-​ci, à les entendre, n’est inves­tie ni de la puis­sance d’édicter des lois, ni même d’un droit quel­conque ; elle ne doit tenir aucune place dans les ins­ti­tu­tions civiles. Afin de pou­voir plus com­mo­dé­ment adap­ter les lois à de telles doc­trines et en faire la norme des mœurs publiques, ils ne négligent rien pour s’emparer de la direc­tion des affaires et mettre la main sur le gou­ver­nail des États. C’est ain­si qu’en beau­coup de contrées, le catho­li­cisme est, ou bien ouver­te­ment bat­tu en brèche, ou secrè­te­ment atta­qué. Les erreurs les plus per­ni­cieuses sont assu­rées de l’impunité et de nom­breuses entraves sont appor­tées à la pro­fes­sion publique de la véri­té chrétienne.

La protection des fidèles par la doctrine

17 – En pré­sence de ces ini­qui­tés, il est tout d’abord du devoir de cha­cun de veiller sur soi-​même et de prendre tous les moyens pour conser­ver intacte la foi dans son âme, en évi­tant ce qui la pour­rait com­pro­mettre et en s’armant contre les fal­la­cieux sophismes des incré­dules. Afin de mieux sau­ve­gar­der encore l’intégrité de cette ver­tu, Nous jugeons très utile et très conforme aux besoins de nos temps, que cha­cun, dans la mesure de ses moyens et de son intel­li­gence, fasse de la doc­trine chré­tienne une étude appro­fon­die et s’efforce d’arriver à une connais­sance aus­si par­faite que pos­sible des véri­tés reli­gieuses acces­sibles à la rai­son humaine. Cependant, il ne suf­fit pas que la foi demeure intacte dans les âmes ; elle doit, de plus, y prendre de conti­nuels accrois­se­ments, et c’est pour­quoi il convient de faire mon­ter très sou­vent vers Dieu cette humble et sup­pliante prière des Apôtres : « Seigneur, aug­men­tez notre foi. »

18 – Mais, en cette même matière qui regarde la foi chré­tienne, il est d’autres devoirs, dont le fidèle et reli­gieux accom­plis­se­ment, néces­saire en tous les temps aux inté­rêts du salut, l’est plus par­ti­cu­liè­re­ment encore de nos jours.

19 – Dans ce déluge uni­ver­sel d’opinions, c’est la mis­sion de l’Église de pro­té­ger la véri­té et d’arracher l’erreur des âmes, et cette mis­sion, elle la doit rem­plir sain­te­ment et tou­jours, car à sa garde ont été confiés l’honneur de Dieu et le salut des hommes. Mais, quand les cir­cons­tances en font une néces­si­té, ce ne sont pas seule­ment les pré­lats qui doivent veiller à l’intégrité de la foi, mais, comme le dit saint Thomas : » Chacun est tenu de mani­fes­ter publi­que­ment sa foi, soit pour ins­truire et encou­ra­ger les autres fidèles, soit pour repous­ser les attaques des adversaires « .

Le danger de l’inertie

20 – Reculer devant l’ennemi et gar­der le silence, lorsque de toutes parts s’élèvent de telles cla­meurs contre la véri­té, c’est le fait d’un homme sans carac­tère, ou qui doute de la véri­té de sa croyance. Dans les deux cas, une telle conduite est hon­teuse et elle fait injure à Dieu ; elle est incom­pa­tible avec le salut de cha­cun et avec le salut de tous ; elle n’est avan­ta­geuse qu’aux seuls enne­mis de la foi ; car rien n’enhardit autant l’audace des méchants que la fai­blesse des bons.

21 – D’ailleurs, la lâche­té des chré­tiens mérite d’autant plus d’être blâ­mée, que sou­vent il fau­drait bien peu de chose pour réduire à néant les accu­sa­tions injustes et réfu­ter les opi­nions erro­nées ; et, si l’on vou­lait s’imposer un plus sérieux labeur, on serait tou­jours assu­ré d’en avoir rai­son. Après tout, il n’est per­sonne qui ne puisse déployer cette force d’âme où réside la propre ver­tu des chré­tiens ; elle suf­fit sou­vent à décon­cer­ter les adver­saires et à rompre leurs des­seins. De plus, les chré­tiens sont nés pour le com­bat. Or, plus la lutte est ardente, plus, avec l’aide de Dieu, il faut comp­ter sur la vic­toire : Ayez confiance, j’ai vain­cu le monde. Il n’y a point à objec­ter ici que Jésus-​Christ, pro­tec­teur et ven­geur de l’Église, n’a pas besoin de l’assistance des hommes. Ce n’est point parce que le pou­voir lui fait défaut, c’est à cause de sa grande bon­té qu’il veut nous assi­gner une cer­taine part d’efforts et de mérites per­son­nels, lorsqu’il s’agit de nous appro­prier et de nous appli­quer les fruits du salut pro­cu­ré par sa grâce.

Répandre la doctrine

22 – Les pre­mières appli­ca­tions de ce devoir consistent à pro­fes­ser ouver­te­ment et avec cou­rage la doc­trine catho­lique, et à la pro­pa­ger autant que cha­cun le peut faire. En effet, on l’a dit sou­vent et avec beau­coup de véri­té, rien n’est plus pré­ju­di­ciable à la sagesse chré­tienne que de n’être pas connue. Mise en lumière, elle a par elle-​même assez de force pour triom­pher de l’erreur. Dès qu’elle est sai­sie par une âme simple et libre de pré­ju­gés, elle a aus­si­tôt pour elle l’assentiment de la saine rai­son. Assurément, la foi, comme ver­tu, est un don pré­cieux de la grâce et de la bon­té divine ; tou­te­fois, les objets aux­quels la foi doit s’appliquer ne peuvent guère être connus que par la pré­di­ca­tion : Comment croiront-​ils à celui qu’ils n’ont pas enten­du ? Comment entendront-​ils si per­sonne ne leur prêche ?… La foi vient donc de l’audition, et l’audition par la pré­di­ca­tion de la parole du Christ. Or, puisque la foi est indis­pen­sable au salut, il s’ensuit néces­sai­re­ment que la parole du Christ doit être prê­chée. De droit divin, la charge de prê­cher, c’est-à-dire d’enseigner, appar­tient aux doc­teurs, c’est-à-dire aux évêques que l’Esprit-Saint a éta­blis pour régir l’Église de Dieu. Elle appar­tient par des­sus tout au Pontife romain, vicaire de Jésus-​Christ, pré­po­sé avec une puis­sance sou­ve­raine à l’Église uni­ver­selle et Maître de la foi et des mœurs. Toutefois, on doit bien se gar­der de croire qu’il soit inter­dit aux par­ti­cu­liers de coopé­rer d’une cer­taine manière à cet apos­to­lat, sur­tout s’il s’agit des hommes à qui Dieu a dépar­ti les dons de l’intelligence avec le désir de se rendre utiles.

L’apostolat des laïcs

23 – Toutes les fois que la néces­si­té l’exige, ceux-​là peuvent aisé­ment, non, certes, s’arroger la mis­sion des doc­teurs, mais com­mu­ni­quer aux autres ce qu’ils ont eux-​mêmes reçu, et être, pour ain­si dire, l’écho de l’enseignement des maîtres. D’ailleurs, la coopé­ra­tion pri­vée a été jugée par les Pères du Concile du Vatican tel­le­ment oppor­tune et féconde, qu’ils n’ont pas hési­té à la récla­mer. « Tous les chré­tiens fidèles, disent-​ils, sur­tout ceux qui pré­sident et qui enseignent, nous les sup­plions par les entrailles de Jésus-​Christ et nous leur ordon­nons, en ver­tu de l’autorité de ce même Dieu Sauveur, d’unir leur zèle et leurs efforts pour éloi­gner ces hor­reurs et les éli­mi­ner de la sainte Église ». – Que cha­cun donc se sou­vienne qu’il peut et qu’il doit répandre la foi catho­lique par l’autorité de l’exemple, et la prê­cher par la pro­fes­sion publique et constante des obli­ga­tions qu’elle impose. – Ainsi, dans les devoirs qui nous lient à Dieu et à l’Église, une grande place revient au zèle avec lequel cha­cun doit tra­vailler, dans la mesure du pos­sible, à pro­pa­ger la foi chré­tienne et à repous­ser les erreurs.

L’unité de l’Eglise militante

24 – Les fidèles ne satis­fe­raient pas com­plè­te­ment et d’une manière utile à ces devoirs, s’ils des­cen­daient iso­lé­ment sur le champ de bataille. Jésus-​Christ a net­te­ment annon­cé que l’opposition hai­neuse faite par les hommes à sa per­sonne se per­pé­tue­rait contre son œuvre, de façon à empê­cher un grand nombre d’âmes de pro­fi­ter du salut dont nous sommes rede­vables à sa grâce. C’est pour cela qu’il a vou­lu non seule­ment for­mer les dis­ciples de sa doc­trine, mais les réunir en socié­té et faire d’eux et de leur har­mo­nieux assem­blage un seul corps qui est l’Église et dont il serait le Chef. La vie de Jésus-​Christ pénètre donc tout l’organisme de ce corps, entre­tient et nour­rit cha­cun de ses membres, les unit entre eux et les fait tous conspi­rer à une même fin, bien qu’ils n’aient pas à rem­plir tous les mêmes fonc­tions. Il suit de là que l’Église, socié­té par­faite, très supé­rieure à toute autre socié­té, a reçu de son auteur le man­dat de com­battre pour le salut du genre humain comme une armée ran­gée en bataille.

25 – Cet orga­nisme et cette consti­tu­tion de la socié­té chré­tienne ne peuvent souf­frir aucun chan­ge­ment. Il n’est per­mis à aucun de ses membres d’agir à son gré ou de choi­sir la manière qui lui plaît le mieux de com­battre. En effet, qui­conque ne recueille pas avec l’Église et avec Jésus-​Christ dis­sipe, et ceux-​là sont très cer­tai­ne­ment les adver­saires de Dieu qui ne com­battent pas en union avec lui et avec son Église.

26 – Pour réa­li­ser cette union des esprits et cette uni­for­mi­té dans la conduite, si jus­te­ment redou­tée des adver­saires du catho­li­cisme, la pre­mière condi­tion à réa­li­ser est de pro­fes­ser les mêmes sen­ti­ments. Avec quel zèle ardent et avec quelle sin­gu­lière auto­ri­té de lan­gage saint Paul, exhor­tant les Corinthiens, leur recom­mande cette concorde : « Mes Frères, je vous en conjure par le nom de Notre-​Seigneur Jésus-​Christ, dites tous la même chose ; qu’il n’y ait pas de divi­sions par­mi nous ; ayez entre vous le plus par­fait accord de pen­sées et de sentiments.

L’accord des pensées

27 – La sagesse de ce pré­cepte est d’une évi­dence immé­diate. En effet, la pen­sée est le prin­cipe de l’action, d’où il suit que l’accord ne peut se trou­ver dans les volon­tés, ni l’ensemble dans la conduite, si chaque esprit pense dif­fé­rem­ment des autres. Chez ceux qui font pro­fes­sion de prendre la rai­son seule pour guide, on trou­ve­rait dif­fi­ci­le­ment – si tant est qu’on la trouve jamais – l’unité de doc­trine. En effet, l’art de connaître le vrai est plein de dif­fi­cul­tés ; de plus, l’intelligence de l’homme est faible par nature et tirée en sens divers par la varié­té des opi­nions ; elle est sou­vent le jouet des impres­sions venues du dehors, il faut joindre à cela l’influence des pas­sions, qui, sou­vent, ou enlèvent com­plè­te­ment, ou dimi­nuent dans de notables pro­por­tions la capa­ci­té de sai­sir la véri­té. Voilà pour­quoi, dans le gou­ver­ne­ment poli­tique, on est sou­vent obli­gé de recou­rir à la force, afin d’opérer une cer­taine union par­mi ceux dont les esprits sont en désaccord.

28 – Il en est tout autre­ment des chré­tiens : ils reçoivent de l’Église la règle de leur foi ; ils savent avec cer­ti­tude qu’en obéis­sant à son auto­ri­té et en se lais­sant gui­der par elle, ils seront mis en pos­ses­sion de la véri­té. Aussi, de même qu’il n’y a qu’une Église, parce qu’il n’y a qu’un Jésus-​Christ, il n’y a et il ne doit y avoir entre les chré­tiens du monde entier qu’une seule doc­trine, un seul Seigneur, une seule foi. Ayant entre eux le même esprit de foi, ils pos­sèdent le prin­cipe tuté­laire d’où découlent, comme d’elles-mêmes, l’union des volon­tés et l’uniformité dans la conduite.

29 – Mais, ain­si que l’ordonne l’apôtre saint Paul, cette una­ni­mi­té doit être parfaite.

30 – La foi chré­tienne ne repose pas sur l’autorité de la rai­son humaine, mais sur celle de la rai­son divine ; car, ce que Dieu nous a révé­lé, « nous ne le croyons pas à cause de l’évidence intrin­sèque de la véri­té, per­çue par la lumière natu­relle de notre rai­son, mais à cause de l’autorité de Dieu, qui révèle et qui ne peut ni se trom­per, ni nous trom­per ». Il résulte de là que, quelles que soient les choses mani­fes­te­ment conte­nues dans la révé­la­tion de Dieu, nous devons don­ner à cha­cune d’elles un égal et entier assen­ti­ment. Refuser de croire à une seule d’entre elles équi­vaut, en soi, à les reje­ter toutes. Car ceux-​là détruisent éga­le­ment le fon­de­ment de la foi, qui nient que Dieu ait par­lé aux hommes, ou qui mettent en doute sa véri­té et sa sagesse infinie.

31 – Quant à déter­mi­ner quelles doc­trines sont ren­fer­mées dans cette révé­la­tion divine, c’est la mis­sion de l’Église ensei­gnante, à laquelle Dieu a confié la garde et l’interprétation de sa parole ; dans l’Église, le doc­teur suprême est le Pontife Romain. L’union des esprits réclame donc, avec un par­fait accord dans la même foi, une par­faite sou­mis­sion et obéis­sance des volon­tés à l’Église et au pon­tife Romain, comme à Dieu lui-même.

La soumission au magistère

32 – L’obéissance doit être par­faite, parce qu’elle appar­tient à l’essence de la foi, et elle a cela de com­mun avec la foi qu’elle ne peut pas être par­ta­gée. Bien plus, si elle n’est pas abso­lue et par­faite de tout point, elle peut por­ter encore le nom d’obéissance, mais elle n’a plus rien de com­mun avec elle. La tra­di­tion chré­tienne attache un tel prix à cette per­fec­tion de l’obéissance, qu’elle en a tou­jours fait et en fait tou­jours le signe carac­té­ris­tique auquel on peut recon­naître les catho­liques. C’est ce que saint Thomas d’Aquin explique d’une manière admi­rable dans le pas­sage suivant :

33 – « L’objet for­mel de la foi est la véri­té pre­mière, en tant qu’elle est mani­fes­tée dans les Saintes Écritures et dans la doc­trine de l’Église, qui pro­cèdent de la véri­té pre­mière. Il suit de là que qui­conque n’adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à la doc­trine de l’Église, qui pro­cède de la véri­té pre­mière mani­fes­tée dans les Saintes Écritures, n’a pas la foi habi­tuelle, mais pos­sède autre­ment que par la foi les choses qui sont de son domaine… Or, il est mani­feste que celui qui adhère à la doc­trine de l’Église comme à une règle infaillible donne son assen­ti­ment à tout ce que l’Église enseigne ; autre­ment, si, par­mi les choses que l’Église enseigne, il retient ce qui lui plaît et exclut ce qui ne lui plaît pas, il adhère à sa propre volon­té et non à la doc­trine de l’Église, en tant qu’elle est une règle infaillible. La foi de toute l’Église doit être Une, selon cette parole de saint Paul aux Corinthiens (I Cor., 1) : « Ayez tous un même lan­gage et qu’il n’y ait pas de divi­sion par­mi vous. » Or, cette uni­té ne sau­rait être sau­ve­gar­dée qu’à la condi­tion que les ques­tions qui sur­gissent sur la foi soient réso­lues par celui qui pré­side à l’Église tout entière, et que sa sen­tence soit accep­tée par elle avec fer­me­té. C’est pour­quoi à l’autorité du Souverain Pontife seul il appar­tient de publier un nou­veau sym­bole, comme de décer­ner toutes les autres choses qui regardent l’Église uni­ver­selle « .

34 – Lorsqu’on trace les limites de l’obéissance due aux pas­teurs des âmes et sur­tout au Pontife Romain, il ne faut pas pen­ser qu’elles ren­ferment seule­ment les dogmes aux­quels l’intelligence doit adhé­rer et dont le rejet opi­niâtre consti­tue le crime d’hérésie. Il ne suf­fi­rait même pas de don­ner un sin­cère et ferme assen­ti­ment aux doc­trines qui, sans avoir été jamais défi­nies par aucun juge­ment solen­nel de l’Église, sont cepen­dant pro­po­sées à notre foi, par son magis­tère ordi­naire et uni­ver­sel, comme étant divi­ne­ment révé­lées, et qui, d’après le concile du Vatican, doivent être crues de foi catho­lique et divine. Il faut, en outre, que les chré­tiens consi­dèrent comme un devoir de se lais­ser régir, gou­ver­ner et gui­der par l’autorité des évêques, et sur­tout par celle du Siège apos­to­lique. Combien cela est rai­son­nable, il est facile de le démon­trer. En effet, par­mi les choses conte­nues dans les divins oracles, les unes se rap­portent à Dieu, prin­cipe de la béa­ti­tude que nous espé­rons, et les autres à l’homme lui-​même et aux moyens d’arriver à cette béa­ti­tude. Il appar­tient de droit divin à l’Église et, dans l’Église, au Pontife romain, de déter­mi­ner dans ces deux ordres ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire. Voilà pour­quoi le Pontife doit pou­voir juger avec auto­ri­té de ce que ren­ferme la parole de Dieu, déci­der quelles doc­trines concordent avec elle et quelles doc­trines y contre­disent. De même, dans la sphère de la morale, c’est à lui de déter­mi­ner ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est néces­saire d’accomplir et d’éviter si l’on veut par­ve­nir au salut éter­nel ; autre­ment, il ne pour­rait être ni l’interprète infaillible de la parole de Dieu, ni le guide sûr de la vie humaine.

35 – Il faut encore péné­trer plus avant dans la consti­tu­tion intime de l’Église. En effet, elle n’est pas une asso­cia­tion for­tui­te­ment éta­blie entre chré­tiens, mais une socié­té divi­ne­ment consti­tuée et orga­ni­sée d’une manière admi­rable, ayant pour but direct et pro­chain de mettre les âmes en pos­ses­sion de la paix et de la sain­te­té. Et, comme seule elle a reçu de la grâce de Dieu les moyens néces­saires pour réa­li­ser une telle fin, elle a ses lois fixes, ses attri­bu­tions propres et une méthode déter­mi­née et conforme à sa nature de gou­ver­ner les peuples chrétiens.

Le gouvernement de l’Eglise

36 – Mais l’exercice de ce gou­ver­ne­ment est dif­fi­cile et donne lieu à de nom­breux conflits. Car l’Église régit des nations dis­sé­mi­nées dans toutes les par­ties du monde, dif­fé­rentes de races et de mœurs, qui, vivant cha­cune sous l’empire des lois de son pays, doivent à la fois obéis­sance au pou­voir civil et reli­gieux. Ces devoirs s’imposent aux mêmes per­sonnes. Nous avons déjà dit qu’il n’y a entre eux ni contra­dic­tion, ni confu­sion ; car les uns ont rap­port à la pros­pé­ri­té de la patrie ter­restre, les autres se réfèrent au bien géné­ral de l’Église ; tous ont pour but de conduire les hommes à la perfection.

L’Eglise et les Etats

37 – Cette déli­mi­ta­tion des droits et des devoirs étant net­te­ment tra­cée, il est de toute évi­dence que les chefs d’État sont libres dans l’exercice de leur pou­voir de gou­ver­ne­ment et, non seule­ment l’Église ne répugne pas à cette liber­té, mais elle la seconde de toutes ses forces, puisqu’elle recom­mande de pra­ti­quer la pié­té, qui est la jus­tice à l’égard de Dieu, et qu’ainsi elle prêche la jus­tice à l’égard du prince. Cependant, la puis­sance spi­ri­tuelle a une fin bien plus noble, puisqu’elle gou­verne les hommes en défen­dant le royaume de Dieu et sa jus­tice, et qu’elle dirige vers ce but toutes les res­sources de son minis­tère. – On por­te­rait atteinte à l’intégrité de la foi si l’on met­tait en doute que l’Église seule a été inves­tie d’un sem­blable pou­voir de gou­ver­ner les âmes, à l’exclusion abso­lue de l’autorité civile. En effet, ce n’est pas à César, c’est à Pierre que Jésus-​Christ a remis les clés du royaume des cieux. De cette doc­trine sur les rap­ports de la poli­tique et de la reli­gion découlent d’importantes consé­quences dont Nous vou­lons par­ler ici.

38 – Entre les gou­ver­ne­ments poli­tiques, quelle que soit leur forme et le gou­ver­ne­ment de la socié­té chré­tienne, il y a une dif­fé­rence notable. Si la répu­blique chré­tienne a quelque res­sem­blance exté­rieure avec les autres socié­tés poli­tiques, elle se dis­tingue abso­lu­ment d’elles par son ori­gine, par son prin­cipe, par son essence. – L’Église a donc le droit de vivre et de se conser­ver par des ins­ti­tu­tions et par des lois conformes à sa nature. Étant d’ailleurs, non seule­ment une socié­té par­faite en elle-​même, mais une socié­té supé­rieure à toute socié­té humaine, elle refuse réso­lu­ment de droit et par devoir à s’asservir aux par­tis et à se plier aux exi­gences muables de la poli­tique. Par une consé­quence du même prin­cipe, gar­dienne de son droit et pleine de res­pect pour le droit d’autrui, elle estime un devoir de res­ter indif­fé­rente quant aux diverses formes de gou­ver­ne­ment et aux ins­ti­tu­tions civiles des États chré­tiens, et, entre les divers sys­tèmes de gou­ver­ne­ment, elle approuve tous ceux qui res­pectent la reli­gion et la dis­ci­pline chré­tienne des mœurs.

39 – Telle est la règle à laquelle chaque catho­lique doit confor­mer ses sen­ti­ments et ses actes. Il n’est pas dou­teux que, dans la sphère de la poli­tique, il ne puisse y avoir matière à de légi­times dis­sen­ti­ments et que, toute réserve faite des droits de la jus­tice et de la véri­té, on ne puisse cher­cher à intro­duire dans les faits les idées que l’on estime devoir contri­buer plus effi­ca­ce­ment que les autres au bien géné­ral. Mais vou­loir enga­ger l’Église dans ces que­relles des par­tis, et pré­tendre se ser­vir de son appui pour triom­pher plus aisé­ment de ses adver­saires, c’est abu­ser indis­crè­te­ment de la reli­gion. Au contraire, tous les par­tis doivent s’entendre pour entou­rer la reli­gion du même res­pect et la garan­tir contre toute atteinte. De plus, dans la poli­tique, insé­pa­rable des lois de la morale et des devoirs reli­gieux, l’on doit tou­jours et en pre­mier chef se pré­oc­cu­per de ser­vir le plus effi­ca­ce­ment pos­sible les inté­rêts du catho­li­cisme. Dès qu’on les voit mena­cés, tout dis­sen­ti­ment doit ces­ser entre catho­liques, afin que, unis dans les mêmes pen­sées et les mêmes conseils, ils se portent au secours de la reli­gion, bien géné­ral et suprême auquel tout le reste doit être rap­por­té. Nous croyons néces­saire d’insister encore davan­tage sur ce point.

Distinction des deux pouvoirs

40 – L’Église, sans nul doute, et la socié­té poli­tique ont cha­cune leur sou­ve­rai­ne­té propre ; par consé­quent, dans la ges­tion des inté­rêts qui sont de leur com­pé­tence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où cha­cune d’elles est ren­fer­mée par sa consti­tu­tion. De là, il ne s’ensuit pas, cepen­dant, que natu­rel­le­ment elles soient dés­unies et encore moins enne­mies l’une de l’autre. La nature, en effet, n’a pas seule­ment don­né à l’homme l’être phy­sique : elle l’a fait un moral. C’est pour­quoi de la tran­quilli­té de l’ordre public, but immé­diat de la socié­té civile, l’homme attend le moyen de se per­fec­tion­ner phy­si­que­ment, et sur­tout celui de tra­vailler à sa per­fec­tion morale, qui réside exclu­si­ve­ment dans la connais­sance et la pra­tique de la ver­tu. Il veut, en même temps, comme c’est son devoir, trou­ver dans l’Église les secours néces­saires à son per­fec­tion­ne­ment reli­gieux, lequel consiste dans la connais­sance et la pra­tique de la reli­gion véri­table ; de cette reli­gion appe­lée la reine des ver­tus, parce que, les rat­ta­chant à Dieu, elle les achève toutes et les perfectionne.

L’Eglise et les hommes politiques

41 – Dès lors, ceux qui rédigent des consti­tu­tions et font des lois doivent tenir compte de la nature morale et reli­gieuse de l’homme et l’aider à se per­fec­tion­ner, mais avec ordre et droi­ture, n’ordonnant ni ne pro­hi­bant rien sans avoir égard à la fin propre de cha­cune des socié­tés civile et reli­gieuse. L’Église ne sau­rait donc être indif­fé­rente à ce que telles ou telles lois régissent les États, non pas en tant que ces lois appar­tiennent à l’ordre civil et poli­tique, mais en tant qu’elles sor­ti­raient de la sphère de cet ordre et empié­te­raient sur ses droits. Ce n’est pas tout. L’Église a encore reçu de Dieu le man­dat de s’opposer aux ins­ti­tu­tions qui nui­raient à la reli­gion, et de faire de conti­nuels efforts pour péné­trer de la ver­tu de l’Évangile les lois et les ins­ti­tu­tions des peuples. Et comme le sort des États dépend prin­ci­pa­le­ment des dis­po­si­tions de ceux qui sont à la tête du gou­ver­ne­ment, l’Église ne sau­rait accor­der ni son patro­nage ni sa faveur aux hommes qu’elle sait lui être hos­tiles, qui refusent ouver­te­ment de res­pec­ter ses droits, qui cherchent à bri­ser l’alliance éta­blie par la nature même des choses entre les inté­rêts reli­gieux et les inté­rêts de l’ordre civil. Au contraire, son devoir est de favo­ri­ser ceux qui ont de saines idées sur les rap­ports de l’Église et de l’État et s’efforcent de les faire ser­vir par leur accord au bien général.

42 – Ces pré­ceptes ren­ferment la règle à laquelle tout catho­lique doit confor­mer sa vie publique. En défi­ni­tive, par­tout où l’Église ne défend pas de prendre part aux affaires publiques, l’on doit sou­te­nir les hommes d’une pro­bi­té recon­nue et qui pro­mettent de bien méri­ter de la cause catho­lique, et pour aucun motif, il ne serait per­mis de leur pré­fé­rer des hommes hos­tiles à la religion.

Le mal des dissensions catholiques

43 – On voit encore par là com­bien grande est l’obligation de main­te­nir l’accord entre les catho­liques, sur­tout dans un temps où le chris­tia­nisme est com­bat­tu par ses enne­mis avec tant d’ensemble et d’habileté. Tous ceux qui ont à cœur d’être étroi­te­ment unis à l’Église, colonne et fon­de­ment de la véri­té, évi­te­ront faci­le­ment ces maîtres de men­songe qui pro­mettent la liber­té tan­dis qu’eux-mêmes sont les esclaves de la cor­rup­tion. Bien plus, ren­dus eux-​mêmes par­ti­ci­pants de la divine ver­tu qui est dans l’Église, ils triom­phe­ront par la sagesse des embûches des adver­saires, et de leur vio­lence par le cou­rage. Ce n’est pas ici le lieu de recher­cher si et com­bien l’inertie des dis­sen­sions intes­tines des catho­liques ont favo­ri­sé le nou­vel état de choses. Mais, on peut l’affirmer, les méchants seraient moins auda­cieux et ils n’auraient pas accu­mu­lé tant de ruines, si la foi qui opère par la cha­ri­té avait été en géné­ral dans les âmes plus éner­gique et plus vivante, et s’il n’y avait pas un relâ­che­ment aus­si uni­ver­sel dans la dis­ci­pline des mœurs divi­ne­ment éta­blie par le chris­tia­nisme. Puissent, du moins, les leçons du pas­sé avoir le bon résul­tat d’inspirer une conduite plus sage pour l’avenir !

La participation aux affaires publiques

44 – Quant à ceux qui pren­dront part aux affaires publiques, ils devront évi­ter avec le plus grand soin deux écueils : la fausse pru­dence et la témé­ri­té. Il en est, en effet, qui pensent qu’il n’est pas oppor­tun de résis­ter de front à l’iniquité puis­sante et domi­nante, de peur, disent-​ils, que la lutte n’exaspère davan­tage les méchants. De tels hommes sont-​ils pour ou contre l’Église ? On ne sau­rait le dire. Car, d’une part, ils se donnent pour pro­fes­ser la doc­trine catho­lique, mais, en même temps, ils vou­draient que l’Église lais­sât libre cours à cer­taines théo­ries qui lui sont contraires. Ils gémissent de la perte de la foi et de la per­ver­sion des mœurs ; mais, à de tels maux, ils n’ont aucun sou­ci d’apporter aucun remède, et même il n’est pas rare qu’ils en aug­mentent l’intensité, soit par une indul­gence exces­sive, soit par une per­ni­cieuse dis­si­mu­la­tion. Ils ne per­mettent à per­sonne d’élever des doutes sur leur dévoue­ment au Siège Apostolique, mais ils ont tou­jours quelques reproches à for­mu­ler contre le Pontife Romain.

La fausse prudence

45 – La pru­dence de ces hommes est bien celle que l’apôtre saint Paul appelle sagesse de la chair et mort de l’âme, parce qu’elle n’est pas et ne peut pas être sou­mise à la loi de Dieu. Rien n’est moins propre à dimi­nuer les maux qu’une sem­blable pru­dence. En effet, le des­sein arrê­té des enne­mis, et beau­coup d’entre eux ne craignent pas de s’en expli­quer et de s’en glo­ri­fier ouver­te­ment, c’est d’opprimer la reli­gion catho­lique, la seule véri­table. Pour réa­li­ser un tel des­sein, il n’est rien qu’ils n’osent ten­ter. Car ils savent très bien que, plus ils feront trem­bler leurs adver­saires, et plus ils auront de faci­li­tés pour exé­cu­ter leurs per­verses entre­prises. Par consé­quent, ceux qui aiment la pru­dence de la chair et qui font sem­blant d’ignorer que tout chré­tien doit être un vaillant sol­dat du Christ, ceux qui pré­tendent obte­nir les récom­penses pro­mises aux vain­queurs en vivant comme des lâches et en s’abstenant de prendre part au com­bat, ceux-​là, non seule­ment ne sont pas capables d’arrêter l’invasion de l’armée des méchants, mais ils secondent ses progrès.

Le faux zèle

46 – Par contre, d’autres, et en assez grand nombre, mus par un faux zèle ou, ce qui serait encore plus répré­hen­sible, affec­tant des sen­ti­ments que dément leur conduite, s’arrogent un rôle qui ne leur appar­tient pas. Ils pré­tendent subor­don­ner la conduite de l’Église à leurs idées et à leur volon­té, jusque-​là qu’ils sup­portent avec peine et n’acceptent qu’avec répu­gnance tout ce qui s’en écarte. Ceux-​là s’épuisent en vains efforts et ne sont pas moins répré­hen­sibles que les pre­miers. Agir ain­si, ce n’est pas suivre l’autorité légi­time, c’est la pré­ve­nir et trans­fé­rer à des par­ti­cu­liers, par une véri­table usur­pa­tion, les pou­voirs de la magis­tra­ture spi­ri­tuelle, au grand détri­ment de l’ordre que Dieu lui-​même a consti­tué pour tou­jours dans son Église, et qu’il ne per­met à per­sonne de vio­ler impunément.

La vraie prudence politique

47 – Honneur à ceux qui, pro­vo­qués au com­bat, des­cendent dans l’arène avec la ferme per­sua­sion que la force de l’injustice aura un terme, et qu’elle sera un jour vain­cue par la sain­te­té du droit et de la reli­gion ! Ils déploient un dévoue­ment digne de l’antique ver­tu, en lut­tant pour défendre la reli­gion, sur­tout contre la fac­tion dont l’extrême audace attaque sans relâche le chris­tia­nisme et pour­suit de ses inces­santes hos­ti­li­tés le Souverain Pontife, tom­bé en son pou­voir. Mais de tels hommes ont grand soin d’observer les règles de l’obéissance, et ils n’entreprennent rien de leur propre mou­ve­ment. Cette dis­po­si­tion à la doci­li­té, unie à la constance et à un ferme cou­rage, est néces­saire à tous les catho­liques, afin que, quelles que soient les épreuves appor­tées par les évé­ne­ments, ils ne défaillent en rien. Aussi, souhaitons-​nous ardem­ment de voir s’enraciner pro­fon­dé­ment dans les âmes de tous la pru­dence que saint Paul appelle la pru­dence de l’esprit. Dans le gou­ver­ne­ment des actions humaines, cette ver­tu nous apprend à gar­der un admi­rable tem­pé­ra­ment entre la lâche­té, qui porte à la crainte et au déses­poir, et une pré­somp­tueuse témérité.

48 – Il y a une dif­fé­rence entre la pru­dence poli­tique rela­tive au bien géné­ral et celle qui concerne le bien indi­vi­duel de cha­cun. Celle-​ci se montre dans les par­ti­cu­liers qui, sous leur propre conduite, obéissent aux conseils de la droite rai­son : celle-​là est le propre des hommes char­gés de diri­ger les affaires publiques, et par­ti­cu­liè­re­ment des princes qui ont pour mis­sion d’exercer la puis­sance du com­man­de­ment. Ainsi, la pru­dence civile des par­ti­cu­liers semble consis­ter tout entière à exé­cu­ter fidè­le­ment les pré­ceptes de l’autorité légitime.

L’autorité du pape et des évêques

Ces mêmes dis­po­si­tions et ce même ordre doivent se retrou­ver au sein de la socié­té chré­tienne, et cela d’autant plus que la pru­dence poli­tique du Pontife Suprême s’étend à un plus grand nombre d’objets. En effet, il n’a pas seule­ment à gou­ver­ner l’Église dans son ensemble, mais encore à ordon­ner et à diri­ger les actions des citoyens chré­tiens en vue de la réa­li­sa­tion de leur salut éter­nel. On voit par là com­bien il est indis­pen­sable, qu’outre la par­faite concorde qui doit régner dans leurs pen­sées et dans leurs actes, les fidèles prennent tou­jours reli­gieu­se­ment pour règle de leur conduite la sagesse poli­tique de l’autorité ecclé­sias­tique. Or, immé­dia­te­ment après le Pontife romain, et sous sa direc­tion, le gou­ver­ne­ment des inté­rêts reli­gieux du chris­tia­nisme appar­tient aux évêques. S’ils ne sont pas pla­cés au faîte de la puis­sance pon­ti­fi­cale, ils sont cepen­dant véri­ta­ble­ment princes dans la hié­rar­chie ecclé­sias­tique : et comme cha­cun d’eux est pré­po­sé au gou­ver­ne­ment d’une Église par­ti­cu­lière, ils sont, dit saint Thomas, « comme les ouvriers prin­ci­paux dans la construc­tion de l’édifice spi­ri­tuel », et ils ont les membres du cler­gé pour par­ta­ger leurs tra­vaux et exé­cu­ter leurs déci­sions. Chacun doit régler sa vie d’après cette consti­tu­tion de l’Église qu’il n’est au pou­voir d’aucun homme de chan­ger. Aussi, de même que, dans l’exercice de leur pou­voir épis­co­pal, les évêques doivent être unis au Siège apos­to­lique, de même les membres du cler­gé et les laïques doivent vivre dans une très étroite union avec leurs évêques.

49 – Quelqu’un de ceux-​ci porterait-​il à la cri­tique, ou dans sa conduite, ou par les idées qu’il sou­tient, il n’appartient à aucun par­ti­cu­lier de s’arroger à son égard l’office de juge, confié par Notre-​Seigneur Jésus-​Christ au seul pas­teur qu’il a pro­po­sé aux agneaux et bre­bis. Que cha­cun grave en sa mémoire le très sage ensei­gne­ment du pape saint Grégoire le Grand. « Les sujets doivent être aver­tis de ne pas juger témé­rai­re­ment la vie de leurs supé­rieurs, alors même qu’il leur arri­ve­rait de les voir agir d’une façon répré­hen­sible, de peur que la pers­pi­ca­ci­té avec laquelle ils reprennent le mal ne devienne en eux le prin­cipe d’un orgueil qui les fera tom­ber dans des actions plus cou­pables. Ils doivent être pré­mu­nis contre le péril de se consti­tuer dans une oppo­si­tion auda­cieuse vis-​à-​vis des supé­rieurs dont ils ont consta­té les fautes. Ceux-​ci ont-​ils vrai­ment com­mis des actions blâ­mables, leurs infé­rieurs, péné­trés de la crainte de Dieu, ne doivent les juger au-​dedans d’eux-mêmes, qu’avec la dis­po­si­tion d’avoir tou­jours pour eux une res­pec­tueuse sou­mis­sion. Les actions des supé­rieurs ne doivent pas être frap­pées par le glaive de la parole, même quand elles paraissent méri­ter une juste censure ».

Nécessité de la réforme des mœurs

50 – Toutefois, ces efforts demeu­re­ront sté­riles si la vie n’est pas réglée confor­mé­ment à la dis­ci­pline des mœurs chré­tiennes. Rappelons-​nous ce que nos saints Livres nous disent de la nation des Juifs : Tant qu’ils n’ont pas péché contre leur Dieu, leur sort a été pros­père ; car Dieu hait l’iniquité. Mais quand ils se sont écar­tés de la Voie que Dieu leur avait tra­cée, ils ont été vain­cus dans les com­bats par un grand nombre de peuples. Or, la nation des Juifs était comme une ébauche du peuple chré­tien, et les vicis­si­tudes de leur ancienne his­toire ont sou­vent été l’image pro­phé­tique de ce qui devait se réa­li­ser plus tard, avec cette dif­fé­rence que la bon­té divine nous a enri­chis et com­blés de bien­faits plus consi­dé­rables, et que les péchés des chré­tiens sont mar­qués au cachet d’une plus cou­pable ingratitude.

51 – Dieu n’abandonne jamais ni d’aucune manière son Église. Celle-​ci n’a donc rien à redou­ter des atten­tats des hommes, mais les peuples qui ont dégé­né­ré de la ver­tu chré­tienne ne sau­raient avoir la même garan­tie. Le péché rend les peuples misé­rables. Si les âges pas­sés ont éprou­vé la force expé­ri­men­tale de cette véri­té, de quel droit le nôtre serait-​il l’objet d’une excep­tion ? On peut recon­naître à bien des signes que nous com­men­çons à subir les châ­ti­ments méri­tés par nos fautes. Que l’on exa­mine l’état des socié­tés modernes : un mal domes­tique en consume plu­sieurs ; nous n’en voyons aucune qui soit par­fai­te­ment en sûre­té. Si les fac­tions des méchants devaient pour­suivre leur marche auda­cieuse, s’il leur réus­sis­sait de gran­dir en influence et en puis­sance, comme ils pro­gressent en méchan­ce­té et en inven­tions arti­fi­cieuses, il serait à craindre qu’ils ne vinssent à démo­lir les fon­de­ments mêmes que la nature a don­nés à l’édifice social. Les seules res­sources humaines seront impuis­santes à pré­ve­nir de si for­mi­dables dan­gers, sur­tout à l’heure pré­sente, où un grand nombre d’hommes ont reje­té la foi chré­tienne et subissent la juste peine de leur orgueil.

52 – Aveuglés par leurs pas­sions, ils cherchent vai­ne­ment la véri­té. Elle les suit et ne leur laisse embras­ser que l’erreur, et ils se croient sages lorsqu’ils appellent mal le bien et bien le mal, lorsqu’ils mettent les ténèbres à la place de la lumière et la lumière à la place des ténèbres. Il est donc de toute néces­si­té que Dieu inter­vienne, et que, se sou­ve­nant de sa misé­ri­corde, il jette un regard com­pa­tis­sant sur la socié­té humaine. C’est pour­quoi Nous renou­ve­lons ici l’instante exhor­ta­tion que Nous avons déjà faite, de redou­bler de zèle et de per­sé­vé­rance, en adres­sant au Dieu clé­ment d’humbles sup­pli­ca­tions et en reve­nant à la pra­tique des ver­tus qui consti­tuent la vie chré­tienne. Il importe, par-​dessus tout, d’exciter et d’entretenir la cha­ri­té, qui est le fon­de­ment prin­ci­pal de la vie chré­tienne et sans laquelle les autres ver­tus n’existent plus ou demeurent sté­riles. C’est pour cela que l’apôtre saint Paul, après avoir exhor­té les Colossiens à fuir tous les vices et à s’approprier le mérite des diverses ver­tus, ajoute : « Mais, par-​dessus tout, ayez la cha­ri­té, qui est le lien de la per­fec­tion. Oui, en véri­té, la cha­ri­té est le lien de la per­fec­tion » ; car ceux qu’elle tient embras­sés, elle les unit à Dieu lui-​même ; par elle leur âme reçoit sa vie de Dieu, vit avec Dieu et pour Dieu. Mais l’amour de Dieu ne doit pas être sépa­ré de l’amour du pro­chain, parce que les hommes ont été ren­dus par­ti­ci­pants de l’infinie bon­té de Dieu et qu’ils portent en eux-​mêmes l’empreinte de son visage et la res­sem­blance de son Être. « Nous tenons de Dieu ce com­man­de­ment : Que celui qui aime Dieu aime son frère, Si quelqu’un dit : J’aime Dieu et qu’en même temps il haïsse son frère, il ment ». Ce pré­cepte sur la cha­ri­té a été qua­li­fié de nou­veau par son divin Auteur, non pas en ce sens qu’une loi anté­rieure ou la nature elle-​même n’eût pas déjà com­man­dé aux hommes de s’entr’aimer, mais parce que le pré­cepte chré­tien de s’aimer de la sorte était véri­ta­ble­ment nou­veau et sans exemple dans le monde.

53 – En effet, le même amour dont Jésus-​Christ est aimé par son Père et par lequel il aime lui-​même les hommes, il en a impo­sé l’obligation à ses dis­ciples et à ses sec­ta­teurs, afin qu’ils puissent n’être qu’un cœur et qu’une âme, de même que, par nature, lui et son Père sont un. Personne n’ignore quelle a été la force de ce com­man­de­ment, et avec quelle pro­fon­deur, dès le com­men­ce­ment, il s’implanta dans le cœur des chré­tiens et avec quelle abon­dance il a pro­duit des fruits de concorde, de bien­veillance mutuelle, de pié­té ; de patience, de cou­rage. Pourquoi ne nous appliquerions-​nous pas à imi­ter ces exemples de nos pères ? Le temps même où nous vivons ne doit pas nous exci­ter médio­cre­ment à pra­ti­quer la cha­ri­té. Puisque les impies se remettent à haïr Jésus-​Christ, que les chré­tiens redoublent de pié­té à son égard et se renou­vellent dans la cha­ri­té, qui est le prin­cipe des grandes choses ! Si donc quelques dis­sen­sions ont écla­té par­mi eux, qu’elles dis­pa­raissent : Qu’elles cessent aus­si, ces luttes qui dis­sipent les forces des com­bat­tants sans pro­fit aucun pour la reli­gion. Que les intel­li­gences s’unissent dans la foi, les cœurs dans la cha­ri­té, afin que, comme cela est juste, la vie tout entière s’écoule dans la pra­tique de l’amour de Dieu et de l’amour des hommes !

Education chrétienne

54 – Nous ne vou­lons pas man­quer ici d’exhorter spé­cia­le­ment les pères de famille à régler d’après ces pré­ceptes le gou­ver­ne­ment de leurs mai­sons et la pre­mière édu­ca­tion de leurs enfants. La famille est le ber­ceau de la socié­té civile, et c’est en grande par­tie dans l’enceinte du foyer domes­tique que se pré­pare la des­ti­née des États. Aussi bien, ceux qui veulent en finir avec les ins­ti­tu­tions chré­tiennes s’efforcent-ils de s’attaquer aux racines mêmes de la famille et de la cor­rompre pré­ma­tu­ré­ment dans ses plus tendres reje­tons. Ils ne se laissent pas détour­ner de cet atten­tat par la pen­sée qu’une telle entre­prise ne sau­rait s’accomplir sans infli­ger aux parents le plus cruel outrage, car c’est à eux qu’il appar­tient, en ver­tu du droit natu­rel, d’élever ceux aux­quels ils ont don­né le jour, avec l’obligation d’adapter l’éducation et la for­ma­tion de leurs enfants à la fin pour laquelle Dieu leur a don­né de leur trans­mettre le don de la vie. C’est donc une étroite obli­ga­tion pour les parents d’employer leurs soins et ne négli­ger aucun effort pour repous­ser éner­gi­que­ment toutes les injustes vio­lences qu’on leur veut faire en cette matière, et pour réus­sir à gar­der exclu­si­ve­ment l’autorité sur l’éducation de leurs enfants. Ils doivent, d’ailleurs, péné­trer celle-​ci des prin­cipes de la morale chré­tienne et s’opposer abso­lu­ment à ce que leurs enfants fré­quentent les écoles où ils sont expo­sés à boire le funeste poi­son de l’impiété. Quand il s’agit de la bonne édu­ca­tion de la jeu­nesse, on n’a jamais le droit de fixer de limites à la peine et au labeur qui en résultent, si grands qu’ils puissent être. Aussi ces catho­liques de toutes nations qui, en dépen­sant beau­coup d’argent et plus encore de zèle ; ont créé des écoles pour l’éducation de leurs enfants, sont dignes d’être pro­po­sés à l’admiration de tous. Il convient que ce bel exemple soit imi­té par­tout où les cir­cons­tances l’exigent. Toutefois, et par des­sus tout, qu’on tienne compte de l’influence consi­dé­rable exer­cée sur les âmes des enfants par l’éducation de famille. Si la jeu­nesse trouve au foyer domes­tique les règles d’une vie ver­tueuse et comme l’école pra­tique des ver­tus chré­tiennes, le salut de la socié­té sera, en grande par­tie, garan­ti pour l’avenir.

Exhortation à faire appliquer cet enseignement

55 – Nous croyons avoir indi­qué aux catho­liques de notre temps la conduite qu’ils doivent tenir et les périls qu’ils doivent évi­ter. Il reste main­te­nant, et c’est à Vous, Vénérables Frères, que cette obli­ga­tion incombe, que Vous pre­niez soin de répandre par­tout Notre parole, et que Vous fas­siez com­prendre à tous com­bien il importe de mettre en pra­tique les ensei­gne­ments conte­nus dans ces Lettres. Accomplir ces devoirs ne sau­rait être une obli­ga­tion gênante et pénible, car le joug de Jésus-​Christ est doux et son far­deau est léger. – Si tou­te­fois quelques-​uns de Nos conseils parais­saient d’une pra­tique dif­fi­cile, c’est à Vous d’user de Votre auto­ri­té et d’agir par Votre exemple, afin de déci­der les fidèles à faire de plus éner­giques efforts et à ne pas se lais­ser vaincre par les dif­fi­cul­tés. Nous avons sou­vent Nous-​mêmes don­né cet aver­tis­se­ment au peuple chré­tien. Rappelez-​le lui ; les biens de l’ordre le plus éle­vé et les plus dignes d’estime sont en péril ; pour les conser­ver, il n’y a pas de fatigues qu’il ne faille endu­rer : ces labeurs auront droit à la plus grande récom­pense dont puisse être cou­ron­née la vie chré­tienne. Par contre, refu­ser de com­battre pour Jésus-​Christ, c’est com­battre contre lui. Il l’a net­te­ment pro­cla­mé : il renie­ra aux cieux devant son Père ceux qui auront refu­sé de le confes­ser sur la terre. – Quant à Nous et à Vous tous, jamais, assu­ré­ment, tant que la vie Nous sera conser­vée, Nous ne Nous expo­se­rons à ce que, dans ce com­bat, Notre auto­ri­té, Nos conseils, Nos soins puissent en quoi que ce soit faire défaut au peuple chré­tien ; et il n’est pas dou­teux que, pen­dant toute la durée de cette lutte, Dieu n’assiste d’un secours par­ti­cu­lier et le trou­peau et les pasteurs.

Plein de cette confiance, et comme gage des dons célestes et de Notre bien­veillance, Nous Vous accor­dons de tout cœur, dans Notre-​Seigneur, à Vous, Vénérables Frères, à Votre cler­gé et à tout Votre peuple, la béné­dic­tion apostolique.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 10 jan­vier de l’année 1890, de notre Pontificat la douzième.

LÉON XIII, Pape.