La politesse

La volon­té de nivel­le­ment par le bas se mani­feste par le rejet pur et simple des for­mules et des gestes de bienséance.

Nous n’ignorons rien de la poli­tesse. Tous, ou presque, nous savons qu’il faut saluer, remer­cier, céder sa place à cer­taines per­sonnes, ne pas par­ler la bouche pleine, mettre les cou­verts dans un cer­tain ordre et dans un cer­tain sens… Que nous les approu­vions ou nous, nous croyons éga­le­ment bien connaître les rai­sons ou les motifs de ces pres­crip­tions. À mieux y regar­der… les motifs invo­qués sont en réa­li­té nom­breux et très divers. Quels que soient l’époque et le lieu, ils n’ont ces­sé de chan­ger : les règles d’aujourd’hui ont une expli­ca­tion dif­fé­rentes de leur ins­ti­tu­tion. D’ailleurs, ce à quoi nous attri­buons une ori­gine de civi­li­té natu­relle, décou­lant de prin­cipes moraux ou reli­gieux, sont pour la plu­part des héri­tages d’institutions pour démar­quer les milieux sociaux et expri­mer les hiérarchies.

« Non, je ne flatte point… »

Dans le Misanthrope, Alceste est raide. « Je ne trouve par­tout que lâche flat­te­rie, qu’in­jus­tice, inté­rêt, tra­hi­son, four­be­rie ; Je n’y puis plus tenir, j’en­rage, et mon des­sein est de rompre en visière à tout le genre humain. » Il reproche à Philinte, son ami, de se com­pro­mettre dans cette façon de mon­trer com­pré­hen­sion et huma­ni­té envers tous ceux qui l’ap­prochent. « Je prends dou­ce­ment les hommes comme ils sont… » lui dit Philinte. Mais pour Alceste, sup­por­ter avec une patience l’imperfection et le ridi­cule des mœurs n’est pas ver­tu ou poli­tesse, mais hypo­cri­sie. Son carac­tère si obs­ti­né et ses juge­ments à l’emporte-pièce sur les mœurs de son temps, poussent le ridi­cule jusqu’à refu­ser les formes les plus ano­dines et les plus exté­rieures de socia­bi­li­té, sont une cri­tique de l’hypocrisie des rela­tions sociales. « Ce cha­grin phi­lo­sophe est un peu trop sau­vage, je ris des noirs accès où je vous envi­sage… » Bien sûr, Alceste, le misan­thrope, manque de mesure, et c’est cela que le rire condamne. Mais sa rigueur morale est vraie ; les rela­tions entre les hommes ne peuvent exis­ter lorsque le men­songe et la flat­te­rie sont deve­nus cou­tume. S’il se veut impo­li, c’est pour mieux dénon­cer l’hypocrisie de la poli­tesse, et fina­le­ment, mais d’une façon bien odieuse, il veut du bien aux hommes : « Il n’est point d’âme un peu bien située qui veuille d’une estime ain­si pros­ti­tuée ».

Aux commencements de la politesse

Il est indé­niable que la poli­tesse est héri­tière de pra­tiques très anciennes. Le déco­rum et l’urbanitas latins, puis plus tard à l’époque che­va­le­resque, la cour­toi­sie ont pro­po­sé des modèles de com­por­te­ment, comme celui de l’honnête homme, très remar­qués et admi­rés. Le déco­rum décrit par Cicéron peut être tra­duit par ce qui est conve­nable pour qu’un homme mora­le­ment bon soit en har­mo­nie avec lui-​même et avec tout ce qui l’entoure : c’est une recherche de la beau­té morale. Si la poli­tesse héri­te­ra de cer­taines pra­tiques du déco­rum, elle s’en dis­tin­gue­ra et par son objet, les rela­tions humaines, et par l’excellence morale qu’elle n’exige pas. L’urba­ni­tas, quant à elle, désigne la dou­ceur des mœurs et les manières raf­fi­nées, puis les qua­li­tés de lan­gage (la pure­té de la langue, la finesse des pro­pos ou l’ingéniosité ), et enfin l’art de plai­san­ter agréa­ble­ment avec esprit et sans frois­ser per­sonne. Comme son éty­mo­lo­gie l’indique, urba­ni­tas éta­blis­sait une dis­tinc­tion sociale entre le milieu urbain – de la ville – dont la vie à Rome était le modèle, et le milieu cam­pa­gnard, la rus­ti­ci­tas avec son rus­tique, l’homme sans les codes urbains.

En repre­nant la notion d’urbanité, les Français de la Renaissance, puis de l’Age clas­sique, retinrent de ce modèle une forme d’art social, por­té à un haut degré de raf­fi­ne­ment. Cet ancêtre loin­tain de la poli­tesse était réser­vé aux gens du beau monde et for­cé­ment cette dis­tinc­tion sera à la défa­veur du rat des champs. Heureusement, la fable nous rap­pel­le­ra que le rat des villes était lui-​aussi un rat. À la fin du Moyen-​Âge appa­rut la cour­toi­sie. Quel est l’homme cour­tois ? Celui qui agit confor­mé­ment à la vie noble. C’est le mode de vie che­va­le­resque qui est mis en avant et il est réser­vé aux gens de la Cour. Ce n’est qu’ultérieurement et acces­soi­re­ment qu’une par­tie des usages déve­lop­pés dans la vie de Cour seront imi­tés par d’autres couches sociales. Décorum, urba­ni­tas puis cour­toi­sie regroupent à peu près constam­ment les mêmes formes de com­por­te­ment au sein d’un milieu pri­vi­lé­gié et maître du sens des codes défi­nis. D’autres termes appa­raî­tront, tels que l’étiquette, la bien­séance ou la décence : ils ren­for­ce­ront l’impression de véri­tables rituels de codes réser­vés pour déter­mi­ner les inéga­li­tés sociales, ou de stra­té­gies déployées par un groupe défi­nis­sant les règles et leur sens pour mieux se démarquer. 

À bien les étu­dier, leur diver­si­té montre que leur ori­gine n’est pas la cou­tume (ou une habi­tude natu­relle et propre aux hommes comme le serait la poli­tesse), mais une éla­bo­ra­tion conve­nue. Leur ancrage dans un milieu social par­ti­cu­lier les dis­tingue de notre vision de la poli­tesse qui a pour objet les rela­tions humaines sans res­tric­tion. À l’in­verse, on peut dire que le deco­rum, l’ur­ba­ni­tas ou la cour­toi­sie étaient des formes de poli­tesse. Les élé­ments de res­sem­blance ne consti­tuent qu’une par­tie de ceux qu’ils évoquent. Si cer­tains élé­ments sont res­tés dans les mœurs polies, leur signi­fi­ca­tion sociale en a été modifiée. 

« Les manières sont tout »

Avec son livre De civi­li­tate morum pue­ri­lium (de la civi­li­té pué­rile), Erasme se démarque par son étude des dif­fé­rents pré­ceptes dis­per­sés rele­vant de la morale, de l’éducation ou de la mode. Son tra­vail sur la civi­li­té n’invente pas une nou­velle forme his­to­rique du devoir-​être en socié­té, mais met à jour les moti­va­tions qui poussent les hommes à se don­ner des codes dans leurs rela­tions. La civi­li­té, c’est ce par quoi l’homme cherche à faci­li­ter et à amé­lio­rer le com­merce social. Sans s’intéresser à l’authenticité des sen­ti­ments, ni à la pure­té des inten­tions, la civi­li­té doit sus­ci­ter l’estime et la bien­veillance réci­proques, même si elles res­tent super­fi­cielles : une bonne pré­sen­ta­tion, une appa­rence avan­ta­geuse per­met­tront d’obtenir la confiance et la consi­dé­ra­tion de l’autre. La dis­cré­tion, l’attention et les égards mar­qués aux per­sonnes avec les­quelles on se trouve en rap­port est une façon de s’attirer sur-​le-​champ leur faveur. Cette concep­tion de la civi­li­té comme un art de se rendre agréable se rap­proche beau­coup de ce que nous atten­dons de la politesse.

Reprenant l’idée ancienne que l’âme a son siège dans le regard, Erasme tient tout le com­por­te­ment exté­rieur pour l’expression direc­te­ment lisible de l’homme inté­rieur. Faisant le lien entre l’apparence et l’être, Erasme voit dans la civi­li­té un moyen de for­ma­tion per­son­nelle et humaine à la vie sociale, sans res­tric­tion. Ce nou­veau concept sera à l’origine des trans­for­ma­tions sociales pro­fondes de la Renaissance et de l’Age clas­sique. Cependant, trop idéal, le pro­jet huma­niste d’une socia­bi­li­té uni­ver­selle res­te­ra négli­gé jusqu’au XVIIIe. Tout au plus, l’accès aux bonnes manières ira-​t-​il en s’élargissant, mais en ren­con­trant de constantes réti­cences et sans jamais par­ve­nir à être recon­nu par tous… la cour­toi­sie est réser­vée, selon Diderot, aux gens de cour et de qua­li­té, la civi­li­té l’est aux per­sonnes de condi­tions infé­rieures. Singulièrement, il fau­dra attendre « les règles de bien­séance et de la civi­li­té chré­tienne » de saint Jean-​Baptiste de la Salle, ouvrage de 1703 uti­li­sé comme manuel par la Congrégation des Frères des écoles chré­tiennes, écoles ouvertes aux pauvres, pour que se mani­feste expres­sé­ment l’intention d’enseigner la bien­séance aux classes infé­rieures… même si, en deve­nant com­munes, ces règles ten­dront à pas­ser pour vul­gaires aux yeux du monde qui s’empressera d’en recher­cher de plus sub­tiles : le sno­bisme res­te­ra défi­ni­ti­ve­ment un met de faux gourmets. 

« Hé, Manu ! »

La poli­tesse peut-​elle s’i­den­ti­fier à un céré­mo­nial ? Non. Un céré­mo­nial déter­mine en effet l’en­semble des formes exté­rieures à obser­ver dans les céré­mo­nies offi­cielles publiques ou reli­gieuses. L’ordre des encen­se­ments au cours d’une messe, les incli­na­tions, relèvent du céré­mo­nial. Au temps des rois, le céré­mo­nial de la cour s’ap­pe­lait l’é­ti­quette : c’é­tait un ins­tru­ment de pou­voir et de pres­tige. Dans nos démo­cra­ties modernes, il s’ap­pelle le pro­to­cole. Ainsi, ce n’est pas par poli­tesse qu’on doit attendre qu’une auto­ri­té offi­cielle, publique ou reli­gieuse, nous tende la main pour le saluer : c’est le pro­to­cole. Aucune de ces notions ne peut être com­pa­rée à la poli­tesse. Elles ont toutes en com­mun le fonc­tion­ne­ment de cer­taines ins­ti­tu­tions ; la poli­tesse concerne les rela­tions indi­vi­duelles et pri­vées. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, on ne peut s’a­dres­ser n’im­porte com­ment à un pré­sident de la répu­blique ou à un maire. 

Le sens de la fourchette…

Il semble qu’il faut écar­ter aus­si la concep­tion qui fait de la poli­tesse un savoir-​vivre. Les manuels ou guide du « nou­veau savoir-​vivre » ou « des conve­nances », les digest des « usages du monde » ont en com­mun de pré­sen­ter la poli­tesse comme une conte­nu éclec­tique de règles à connaître et à obser­ver pour être poli. Mais la poli­tesse est-​elle une ques­tion de savoir, et en l’occurrence de savoir-​vivre ? C’est-​à-​dire : faut-​il conce­voir la poli­tesse comme la connais­sance détaillée des échanges com­plexes de for­ma­li­tés fixées selon des règles arbi­traires ? La que­relle fin XIXe sur la pré­sence ou non d’un tiret entre savoir et vivre en est le reflet.

Le pre­mier pro­blème de cette concep­tion est que le plus sou­vent les auteurs de ces manuels de savoir-​vivre sont aus­si auteur et inter­prète des règles qu’ils fixent. Autant de têtes… autant d’exégèses. Ainsi l’é­pi­neuse ques­tion de savoir s’il faut arri­ver à l’heure à un dîner. Il fut un temps où la ponc­tua­li­té était la poli­tesse des rois… mais aujourd’hui, il n’est pas bon ton d’arriver à l’heure… est-​ce pour se faire attendre ? est-​ce pour ne pas arri­ver le pre­mier ? est-​ce pour ne pas gêner la maî­tresse de mai­son ? allez savoir qui a rai­son ! le roi, la cui­si­nière ou les pro­blèmes de circulation ? 

La deuxième dif­fi­cul­té est un pro­blème de cohé­rence. Au tra­vers cette approche for­ma­liste, pour ne pas dire super­fi­cielle, il est presque impos­sible de trou­ver une valeur, un sens, à ces pres­crip­tions, pour cer­taines insi­gni­fiantes, à par­tir de motifs aus­si divers que contra­dic­toires tels que l’hygiène, l’intérêt, l’é­ti­quette ou l’ordre social et l’esthétique. Est-​il vrai que la four­chette est tour­née de telle sorte que l’on voit les armes en France, alors qu’en Angleterre, elle est en sens inverse pour ne pas abî­mer la nappe ? Enfin se pose la ques­tion de l’u­ni­té dans l’ex­po­si­tion de ces ouvrages de savoir-​vivre : les ten­ta­tives pour résu­mer la poli­tesse à par­tir d’une somme de pra­tiques à connaître, échouent à trou­ver une uni­té entre les règles : sommes éclec­tiques indi­gestes de règles hété­ro­gènes, les manuels se contre­disent fina­le­ment non seule­ment eux-​mêmes mais entre eux. Ainsi les fameuses règles de pré­séance ! Comment pla­cer les invi­tés à table, sur­tout si par­mi eux, il y a une jeune femme mariée à un vieux duc et une baronne âgée et mal­heu­reu­se­ment veuve… 

Ne pourrions-​nous pas avan­cer qu’en fait le véri­table et inavoué motif des règles de poli­tesse pré­sen­tées dans ces ouvrages, est le désir de se dis­tin­guer ? Pourquoi devrait-​on pla­cer la ser­viette pliée en tri­angle sur l’assiette pour un déjeu­ner, alors qu’au dîner, elle est à gauche, et pliée en rec­tangle sur les cou­verts ! les Nadine de Rothschild et paran­gons vous répon­dront en rou­cou­lant que c’est comme ça qu’il faut faire. Flatter la vani­té de ceux qui les observent en per­met­tant de se démar­quer de ceux qui les ignorent est la ficelle gros­sière de la fausse poli­tesse mon­daine. L’approche de la poli­tesse comme un savoir-​vivre est super­fi­cielle : soit elle sup­pose la poli­tesse connue et se perd dans une somme de codes, soit elle n’en pré­sente que des motifs hété­ro­gènes. Il faut donc ban­nir de la réflexion sur la poli­tesse la notion et le terme lui-​même de savoir-​vivre car il est plus propre à entra­ver la recherche de ce qu’est la poli­tesse qu’à la faciliter. 

Fraternité, Égalité… Incivilité

Quelle est-​elle fina­le­ment ? On pour­rait pen­ser que le mot poli­tesse vient du mot grec polis, la cité. En fait il nous vient du verbe latin polire : édu­quer, for­mer aux bons usages, polir. Est poli, l’homme qui est raf­fi­né, édu­qué, poli en quelque sorte par l’instruction et qui ne pré­sente aucune aspé­ri­té. La nature de la poli­tesse est très cachée. Contrairement à ce qu’on pense ordi­nai­re­ment d’elle, ce qui paraît le plus évident n’est pas ce qui la défi­nit exac­te­ment. Il y a bien sou­vent un déca­lage entre ce qu’elle pres­crit et ce qu’elle est. Ainsi les marques de défé­rence ou d’humilité qui ont si sou­vent com­po­sé la plus grande par­tie des règles de bien­séance : ces atti­tudes ont par­fois lais­sé croire qu’elles avaient essen­tiel­le­ment pour but de mani­fes­ter les inéga­li­tés sociales et de contri­buer à leur main­tien. Pour mettre en rela­tion deux per­sonnes, il faut qu’il y ait une cer­taine cor­res­pon­dance, une cer­tain éga­li­té vécue, comme dans la fable du lion et du rat… « on a tou­jours besoin d’un plus petit que soi ». Dans l’acte de défé­rence, comme dans celui de recon­nais­sance, la poli­tesse dépasse les inéga­li­tés et crée un lien. Au cours du temps, on a vu se res­treindre et s’affaiblir les expres­sions hié­rar­chiques sans que la poli­tesse ne dis­pa­raisse pour autant. 

Aux temps révo­lu­tion­naires, et au nom de l’égalité répu­bli­caine, la civi­li­té est sus­pecte. Le tutoie­ment du sans-​culotte est le signe révo­lu­tion­naire : le citoyen nou­veau est fier de sa gros­siè­re­té, fier de son impo­li­tesse. Avec son froc, sa car­ma­gnole, ses che­veux raides de crasse, son bon­net et ses sabots, il prend constam­ment le contre-​pied de la pré­sen­ta­tion soi­gnée conforme à l’usage. La volon­té de nivel­le­ment par le bas se mani­feste par le rejet pur et simple des for­mules et des gestes de bien­séance. Est-​ce une réac­tion au mépris des classes infé­rieures sous l’an­cien régime comme que le roman révo­lu­tion­naire veut nous le faire entendre ? Il avait été repro­ché à la civi­li­té d’Erasme de s’ap­pli­quer à tous les hommes : la réac­tion de ses contra­dic­teurs fut d’in­ven­ter de nou­velles règles de démar­ca­tions. Au moment de la révo­lu­tion comme du temps d’Erasme, c’est la maî­trise des codes qui est en jeu. La poli­tesse ne vise pas à sup­pri­mer les classes. Elle ne les prend pas en consi­dé­ra­tion. Elle met en rela­tion les indi­vi­dus, et, pour un ins­tant, elle les consi­dère sur un pied d’égalité, comme éga­le­ment obli­gés quant au bien com­mun. La poli­tesse est l’armature de la société.

À quelques mètres de la mort, la poli­tesse de la reine Marie-​Antoinette est d’une déli­ca­tesse authen­tique. Elle vient de mar­cher sur le pied de son bour­reau : Monsieur, je vous demande par­don, je ne l’ai pas fait exprès.

Abbé Vincent Bétin

Source : L’Aigle de Lyon n° 370

Illustration : La reine Marie-​Antoinette sor­tant de la Conciergerie, le 16 octobre 1793, Georges Cain, 1885, Musée Carnavalet, Paris.