Saint Dominique artisan de paix

Saint Dominique

« Bienheureux les paci­fiques, car ils seront appe­lés fils de Dieu »

Sagesse du Christ et de ses disciples

L’exercice des ver­tus chré­tiennes pré­pare l’homme à la vie contem­pla­tive, qui est l’ultime dis­po­si­tion à la vie du ciel. Plus pré­ci­sé­ment, enseigne le Docteur angé­lique : L’effet de la vie active, quant aux ver­tus et aux dons par les­quels l’homme est per­fec­tion­né en lui-​même, c’est la pure­té de cœur, qui fait que l’âme en nous n’est plus souillée par les pas­sions. D’où la sixième béa­ti­tude : « bien­heu­reux ceux qui ont le cœur pur. » Quant aux ver­tus et aux dons par les­quels on est ren­du par­fait à l’égard du pro­chain, l’effet de la vie active est la paix, selon Isaïe (32, 17) : « L’œuvre de la jus­tice, c’est la paix [1]. »

Ainsi, les paci­fiques sont ceux qui d’abord ont la paix dans leur cœur, et qui, ensuite, la font rayon­ner autour d’eux. Cette béa­ti­tude est un fruit du don de sagesse, qui est d’essence contem­pla­tive, mais avec une ouver­ture sur la vie pra­tique : sor­tant de sa contem­pla­tion, l’ami de Dieu veut que son Bien-​Aimé soit TOUT en toutes choses. La paix est, en effet, la tran­quilli­té de l’ordre. Or, l’ordre ne peut pas régner là où les choses ne sont pas à leur place. Si les êtres sont mal dis­po­sés, ils se révoltent pour trou­ver leur équi­libre et leur centre. Mais quand tout est ordon­né, comme dans une mai­son où chaque chose répond à l’idée d’un sage archi­tecte, tout est solide, tout est en paix. Ainsi est l’édifice de notre vie, quand elle est réglée sur l’exigence du » tout » de Dieu [2]

Étant le Sage par excel­lence, Notre-​Seigneur Jésus-​Christ est à juste titre appe­lé « Rex paci­fi­cus ». Il a dès sa concep­tion l’expérience conti­nuelle et immé­diate de la pré­sence de Dieu en lui et du TOUT de Dieu. S’il fait une guerre conti­nuelle au vice, c’est en vue d’établir en chaque âme et dans nos socié­tés ter­restres le règne de la paix. Dans la mesure où les chré­tiens se conforment au Christ dans et par son Église, ils goûtent la vraie paix, celle qui est sur­na­tu­relle et qui dure­ra éter­nel­le­ment. Ils seront éga­le­ment conduits par l’Esprit-Saint à œuvrer à l’édification de la paix sociale et poli­tique, cette paix qui est ter­restre par essence et tou­jours pré­caire, en rai­son de la fra­gi­li­té des hommes et de leurs institutions.

Dominique de Guzman compte par­mi les grands arti­sans de paix, parce qu’il par­vint à une par­faite sou­mis­sion de tout son être à Dieu et que l’ardeur de son zèle le fit tra­vailler sans relâche à l’établissement du règne de Dieu dans les cœurs et dans la cité.

Une parfaite égalité d’âme

Saint Augustin nous a d’avance tra­cé le por­trait de frère Dominique :

Ceux-​là sont paci­fiques en eux-​mêmes qui règlent tous les mou­ve­ments de leur âme, les sou­mettent à la rai­son, […] tiennent sous le joug toutes les pas­sions indomp­tées de la chair, et deviennent ain­si le royaume de Dieu. Dans ce royaume règne un ordre si par­fait, que ce qu’il y a en l’homme de plus noble et de plus excellent, com­mande sans éprou­ver de résis­tance, à cette autre par­tie de nous-​même qui nous est com­mune avec les ani­maux ; tan­dis que la par­tie supé­rieure, c’est-à-dire l’âme et la rai­son, sont elles-​mêmes sou­mises à un être plus éle­vé, qui est la Vérité, le Fils unique de Dieu. Nous ne pou­vons com­man­der à ce qui est au-​dessous de nous, à moins d’être sou­mis à ce qui est au-​dessus. Telle est la paix pro­mise sur cette terre aux hommes de bonne volon­té (Lc 2, 14), telle est la vie d’un homme par­fait et consom­mé en sagesse [3].

Non content de se sou­mettre à Dieu, Dominique aimait à se sou­mettre aux hommes. « Il a l’habitude, explique le Père Petitot, de se sou­mettre tou­jours à l’autorité ecclé­sias­tique. Il la tenait, cette habi­tude, de son édu­ca­tion clé­ri­cale, de ses anciennes fonc­tions de sous-​prieur au cha­pitre et de vicaire de l’évêque d’Osma. Mais cette ver­tu qui recher­chait la sou­mis­sion à l’autorité hié­rar­chique n’était autre, en son fond, qu’une humi­li­té sur­na­tu­relle [4]. »

L’abbé Guillaume Petri, abbé de saint-​Paul de Narbonne, témoigne au pro­cès de cano­ni­sa­tion : Je n’ai jamais vu un homme plus humble en toutes choses, ni qui mépri­sât davan­tage les hon­neurs du monde et de la gloire ter­restre. Il sup­por­tait avec une admi­rable patience les malé­dic­tions et les paroles inju­rieuses, et c’est avec joie qu’il les rece­vait comme un don et une grande récom­pense. Il ne se lais­sait jamais abattre dans les per­sé­cu­tions : il allait fré­quem­ment, calme et intré­pide au milieu des dan­gers et ne se lais­sait pas détour­ner par la peur de sa route. Bien plus, quand il se sen­tait vain­cu par le som­meil, il s’étendait sur la route même ou sur les abords immé­diats et dor­mait [5].

De ce pré­cieux témoi­gnage et de quelques autres res­sortent les qua­li­tés de l’homme de Dieu : il ne cher­chait pas les pre­mières places, mais plu­tôt les der­nières, il ne se lais­sait pas ébran­ler ni inti­mi­der par les mau­vais trai­te­ments des hommes, et pas davan­tage par les intem­pé­ries. Plusieurs fois, alors que des averses tor­ren­tielles le trem­paient jusqu’aux os, ses com­pa­gnons de route l’entendirent louer et bénir le Seigneur, chan­tant à haute voix l’Ave Maris Stella ou le Veni Creator, tan­dis qu’il pour­sui­vait sa route comme par un temps magnifique.

C’est sur­tout dans le cœur à cœur avec son Dieu qu’il fit la preuve de sa par­faite éga­li­té d’âme. « Une nuit, le saint homme était pros­ter­né en prière. Le démon jaloux, vou­lant le dis­traire de sa fer­veur, lui lan­ça, du haut de la voûte, une énorme pierre avec tant de vio­lence que sa chute fit reten­tir l’é­glise entière [de Sainte-​Sabine]. Elle tou­cha le capuce de sa chape, mais le Saint res­ta immo­bile sans inter­rompre sa prière. Alors, le diable jeta un grand cri et se reti­ra plein de confu­sion [6]. »

Pacifique sans être pacifiste

Saint Dominique n’était pas cepen­dant un paci­fiste, comme le prouvent, d’une part la fon­da­tion de la « milice de Jésus-​Christ » en Lombardie, d’autre part ses fonc­tions d’inquisiteur de la foi en Languedoc.

Suite à l’hérésie mani­chéenne, presque tous les béné­fices des églises avaient été usur­pés par des laïcs, qui en jouis­saient comme de biens héré­di­taires, situa­tion qui ren­dait très dif­fi­cile le minis­tère ecclé­sias­tique. Saint Dominique, qui avait choi­si pour lui et pour son Ordre une aus­tère pau­vre­té, lut­ta pour res­ti­tuer et gar­der à l’Église ses biens. Il réunit quelques laïcs qu’il savait rem­plis de la crainte de Dieu et orga­ni­sa avec eux une sainte milice ayant pour but de recou­vrer et de défendre les droits des églises et de résis­ter à la malice de l’hérésie. Ces hommes pro­met­taient par ser­ment de pour­suivre ce but, même au péril de leur vie et de leurs biens ; leurs femmes s’engageaient à ne pas y mettre obs­tacle. C’est l’origine du Tiers-​Ordre domi­ni­cain, au témoi­gnage du Bx Raymond de Capoue [7].

L’inquisition fonc­tion­nait déjà en Languedoc à l’arrivée de saint Dominique. Il fut man­da­té pour exer­cer les fonc­tions d’inquisiteur de la foi. « Extirper l’hérésie, explique le Père Petitot, c’est d’abord prê­cher contre l’erreur, c’est aus­si recher­cher les pro­mo­teurs, les membres actifs de la secte, les convaincre, et, dans le cas où ils s’opiniâtreront dans leur impié­té, les dénon­cer au bras sécu­lier [8]. » Ce fai­sant, le fon­da­teur de prê­cheurs ne se dépar­tis­sait pas de sa man­sué­tude et de sa paix inté­rieure ; il fai­sait éga­le­ment œuvre de paci­fi­ca­tion. Car, comme l’enseigne la Sainte Écriture, « il n’y a pas de paix pour les impies [9] », et, ajoutons-​le, pour les héré­tiques, qui sont en révolte contre l’Église, dont ils troublent la paix. Et puisque « la paix de l’État dépend de la paix de l’Église uni­ver­selle [10] », le désordre social va crois­sant. Nous savons déjà que saint Dominique avait un talent rare pour récon­ci­lier les hommes avec Dieu. Il employa ce talent dans ses fonc­tions inqui­si­to­riales, le cas le plus pro­bant étant celui de Raymond Gros. Ce par­fait cathare, pro­pa­gan­diste de sa secte, se conver­tit, devint domi­ni­cain et inqui­si­teur, et mou­rut saintement.

Pas plus que saint François d’Assise allant prê­cher le Christ au sul­tan d’Égypte ou saint Pie X condam­nant le moder­nisme, per­tur­ba­teur de la paix, Saint Dominique ne rêva d’un monde où tous les hommes, par le tru­che­ment du dia­logue et de la tolé­rance mutuelle, se récon­ci­lie­raient entre eux. A ce réa­lisme du Patriarche des prê­cheurs, fait écho le Père Calmel : « La paix que donne Jésus-​Christ, écrit-​il, est une paix dans l’amour et la croix [11] ». « Agneau de Dieu, conclut ce saint prêtre, la paix que nous vous deman­dons est celle de pauvres pécheurs qui se savent tels et qui en acceptent les consé­quences ; de faibles dis­ciples qui veulent quand même vous aimer et tra­vailler à votre œuvre et qui acceptent d’y mettre le prix. Agneau de Dieu qui enle­vez le péché du monde, qui le détrui­sez par votre croix, donnez-​nous votre paix qui est une paix cru­ci­fiée [12]. »

Appelés fils de Dieu

La récom­pense pro­mise aux paci­fiques est d’être appe­lés fils de Dieu. Saint Thomas nous en donne la raison :

« Quant au fait d’établir la paix ou en soi-​même ou entre les autres, il mani­feste que l’on est imi­ta­teur de Dieu, le Dieu d’unité et de paix. Aussi le paci­fique reçoit-​il en récom­pense la gloire de cette filia­tion divine qui consiste en la par­faite union à Dieu par une sagesse consom­mée [13]. » Autrement dit, les paci­fiques seront appe­lés « fils de Dieu » pour s’être ren­dus sem­blables au Verbe incar­né, qui est venu réunir les dis­per­sés d’Israël et récon­ci­lier les hommes avec Dieu. Ainsi, ils acquièrent le droit à son héri­tage ; et au ciel, ils seront vrais enfants de Dieu par leur trans­for­ma­tion totale en lui, comme le fait entre­voir Jean Tauler :

C’est quand l’esprit de l’homme ou sa pen­sée ne peuvent plus se repo­ser sur rien en dehors de Dieu qu’il éprouve le pre­mier contact de Dieu et qu’il devient son fils [14].

La pro­messe que Notre-​Seigneur fait dans son Évangile aux arti­sans de paix est ren­for­cée et rehaus­sée par l’annonce qu’il publie dans l’Apocalypse. Ces divines paroles, adres­sées à l’Ange (ou évêque) de l’Église de Philadelphie, s’appliquent, à n’en pas dou­ter, à saint Dominique, mais aus­si à tous ceux qui auront com­pris que la paix inté­rieure et exté­rieure se conquièrent de haute lutte :

Celui qui vain­cra, j’en ferai une colonne dans le temple de mon Dieu, et il n’en sor­ti­ra plus ; et j’é­cri­rai sur lui le nom de mon Dieu, c’est-à-dire je le ferai fils de Dieu par adop­tion comme je le suis moi-​même par nature. Et j’écrirai aus­si le nom de la ville de mon Dieu, de la nou­velle Jérusalem, c’est-à-dire que je ferai de lui un homme de paix, Jérusalem signi­fiant « vision de paix »[15].

Fr. Thomas O.P.

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Notes de bas de page
  1. Saint THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, I‑II, 69, 3.[]
  2. Père Ambroise GARDEIL, Le Saint-​Esprit dans la vie chré­tienne, Le Cerf, 1934, p. 166.[]
  3. Saint AUGUSTIN, Exposition sur le ser­mon sur la mon­tagne, l. I, c.2, in Œuvres com­plètes de saint Augustin, Louis Vivès, Paris, 1869, t. IX, p. 23–24.[]
  4. Père PETITOT, Vie de saint Dominique, édi­tions du Lion, Lyon, 1996, p. 159.[]
  5. Déposition du sei­gneur Guillaume Pétri, pro­cès de Toulouse, 1233.[]
  6. GÉRARD de FRACHET, Vies des Frères, Lethielleux, Paris, 1912, p. 104. On peut encore admi­rer cette grosse pierre, qui a été conser­vée en la basi­lique Sainte-​Sabine à Rome.[]
  7. Cf. la Vie de sainte Catherine de Sienne, par le Bx RAYMOND de CAPOUE, Téqui, Paris, 2016, Ière par­tie, ch. 8.[]
  8. Père PETITOT, Vie de saint Dominique, édi­tions du Lion, Lyon, 1996, p. 162.[]
  9. Is. 48, 22.[]
  10. Saint PIE X, ency­clique Jucunda Sane, 12 mars 1904.[]
  11. Père CALMEL, Sur nos routes d’exil, les béa­ti­tudes, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1960, p. 33.[]
  12. Père CALMEL, ibid. p. 34.[]
  13. Saint THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, I‑II, 69, 4.[]
  14. Jean TAULER O.P., troi­sième ser­mon pour la Nativité, in Œuvres com­plètes, Tralin, Paris, 1911, t. 1, p. 313.[]
  15. Apoc. 3, 12.[]