Liban, avril 1975 : le pays en proie depuis des années à une submersion migratoire et à l’insécurité s’embrase suite à une fusillade. Alors que les services de l’Etat sont dépassés se lève un jeune chrétien de 26 ans…
Le Liban, magnifique pays d’Orient dont la civilisation remonte aux temps les plus antiques… Évangélisé dès le début de l’Église, c’est dans ses montagnes arborées de cèdres que les chrétiens trouvèrent refuge face à l’invasion islamique à partir du VIIe siècle. Jamais soumise à la dhimmitude, leur présence paraît pourtant condamnée à l’aube des années 1970. C’est sans compter sur l’émergence d’un jeune chef de la trempe des plus grands héros.
La famille Gemayel
Ce 10 novembre 1947, la demeure des Gemayel est en fête, le sixième enfant de Pierre et Geneviève vient de naître à Achrafieh, quartier chrétien historique de Beyrouth. On mène sans tarder le petit Béchir se faire baptiser à l’église Saint-Michel du village de Bikfaya, fief familial situé non loin dans la montagne. C’est de là que depuis le XVIIe siècle rayonne cette lignée de notables, arrimée à une solide maison de pierre qui se transmet de génération en génération, chacune donnant son lot de grands hommes : militaires, médecins, avocats, journalistes, diplomates… Il est vrai que les massacres de chrétiens entrepris dans les années 1858–1860 par les Druzes sous influence anglaise a contraint à l’exil une partie de la famille, le clan s’est installé à Mansourah, importante colonie libanaise en Égypte, où l’économie fleurit grâce à l’ouverture toute récente du canal de Suez. Le grand-père paternel de Béchir se réinstalle au pays au début du XXe siècle comme médecin, sa clientèle beyrouthine compte nombre de personnalités influentes du Liban. Maronite fervent, le docteur Amine est reconnu pour sa foi et sa droiture morale.
Le père, Pierre, naît en 1905 à Bikfaya, il a 9 ans lorsque sa famille doit à nouveau partir en exil à Mansourah, les Ottomans décimant les libanais par la famine durant la Première Guerre mondiale. Il retrouve à 13 ans le pays du cèdre et poursuit ses études chez les jésuites. Moins brillant que son père, il sera pharmacien place des Canons, à Beyrouth. C’est comme grand sportif que sa renommée grandit, il fonde la fédération libanaise de football et la représente aux Jeux olympiques de Berlin en 1936. Très impressionné par ce qu’il y a vu, il donne à son retour un vif essor aux Phalanges libanaises, mouvement sportif qui devient rapidement un outil d’action politique pour les jeunes Libanais nationalistes. Pierre Gemayel fait pression auprès des autorités françaises pour obtenir l’indépendance de son pays, placé sous mandat depuis 1918. Il manifeste sans se laisser intimider par les menaces et obtient gain de cause le 22 novembre 1943 à la faveur des divisions franco-françaises entre vichystes et gaullistes durant la Seconde Guerre mondiale. Le premier exemplaire du nouveau drapeau libanais naît au domicile des Gemayel, dessiné à même le sol, et cousu par Geneviève, la mère de Béchir !
Geneviève a 25 ans lorsqu’elle épouse Pierre en 1934. Maîtresse-femme, cette libanaise est née en 1908 à Mansourah d’une famille exilée en Égypte et ne revient au pays que pour les vacances au cours desquelles elle rencontre son époux. Bien préparée pour sa mission, elle est douée dans tous les travaux manuels mais aussi dans les arts (musique, peinture), recevant plusieurs prix des mains du roi d’Égypte Fouad. Tenace et audacieuse, elle passe en cachette son permis de conduire à 16 ans et obtient à 20 ans son brevet de pilote d’avion ! Le couple Gemayel aura quatre filles puis deux garçons, Amine et Béchir. Mère dévouée, elle prépare ses filles à être des épouses exemplaires, cultivées ainsi que capables de tenir un foyer et d’élever des enfants. Les études des garçons font l’objet de ses attentions, mais Béchir, trop espiègle et turbulent, sera toujours un médiocre écolier. Pierre exerce son autorité paternelle, les repas en famille sont pris en silence absolu, après la messe les dimanches sont consacrés à de longues promenades. À ses côtés Béchir apprend le sens du service, la droiture et l’amour du Liban. Toute sa vie il continuera de s’adresser debout à son père par respect.





La jeunesse d’un chef
La jeunesse de Béchir est agitée, il ne supporte pas la contrainte lorsqu’il la trouve injuste. Son père doit corriger ses caprices et son entêtement de façon rude. Fonceur, farceur et redresseur de torts, les punitions et convocations pleuvent si bien qu’il se fait renvoyer à l’âge de 12 ans du collège des jésuites de Jamhour. A l’issue d’un parcours scolaire chaotique, il décroche enfin son baccalauréat littéraire à 20 ans. Il faut dire que depuis qu’il n’est plus pensionnaire, Béchir s’adonne au militantisme politique chez les Kataëb (Phalanges libanaises), bien plus passionnant. Meneur, il a rassemblé autour de lui une bande d’amis et leur prête des livres bien orientés. Les sections estudiantines Kataëb font des stages paramilitaires dans les montagnes, aident les plus démunis, participent aux grands évènements locaux, font des coups de mains et des batailles de rue face aux menées antipatriotiques des gauchistes pro-palestiniens et des musulmans panarabistes. Ces garçons nouent des amitiés et des fidélités impérissables, ils seront côte à côte plus tard dans le Conseil militaire des Forces libanaises.
En 1966, il rencontre lors des activités de la section une jolie jeune fille de 16 ans, Solange, étudiante chez les sœurs franciscaines où elle apprend le secrétariat. Ils se fréquenteront honnêtement durant onze années avant d’être prêts pour se marier et fonder un foyer en mars 1977. Jusque-là médiocre et indiscipliné, Béchir se met à travailler assidument et décroche en 1971 à l’Université Saint-Joseph ses licences de droit française et libanaise avec mention « assez bien ». Il enseigne l’éducation civique en parallèle dans un de ses anciens collèges, l’Institut moderne du Liban. Ses élèves apprennent le sens des responsabilités, ils sont marqués par son calme, sa franchise et sa capacité d’écoute. À la fin de ses études, Béchir choisi de devenir avocat et suit des stages aux États-Unis avant de fonder en 1974 son propre cabinet à Achrafieh. Mais les évènements se précipitent…
La guerre inévitable
La guerre du Liban, bien plus qu’une guerre civile, est une guerre de libération car une bonne partie de la population s’est rangée du côté de l’étranger au nom de l’islam. Depuis 1948, la société libanaise accueille très largement les Palestiniens chassés de chez eux par la création de l’État d’Israël en faveur des juifs sionistes. Généreux, les maronites accueillent volontiers ces réfugiés frontaliers qui très rapidement se croient chez eux. A partir de la guerre des Six-jours en 1967, ils sont armés massivement par l’Union soviétique et les pays arabes. L’État libanais, trop faible, est alors largement dépassé et ne contrôle plus rien, il concède sur son propre sol des zones d’extra-territorialité où l’armée ne peut plus entrer. Béchir a 22 ans lorsqu’en 1969 les Libanais chrétiens sont obligés de constater qu’ils se trouvent envahis par les réfugiés. En 1975, ils sont plus de 600 000 pour une population de deux millions d’habitants ! Joints aux musulmans libanais, les Palestiniens créent un État dans l’État, exerçant la police, enlevant les chrétiens qu’ils torturent, rançonnent, les chrétiennes qu’ils harcèlent et violent dans leurs camps. En 1970, Béchir Gemayel le ressent dans sa chair puisqu’il est lui-même détenu durant vingt-quatre heures. Sa fierté explose, il est décidé à entrer en résistance pour délivrer son pays de l’immigration occupante avec laquelle socialistes, communistes, sunnites et druzes libanais ont pactisé. La rue islamique est unifiée autour du fusil palestinien pour chasser les chrétiens et les soumettre comme le Coran y incite. Il faut réagir, « plus tard ce sera trop tard ! » dit Béchir. Les premières forces armées des Kataëb, 80 combattants, défilent en 1973. Deux ans après ils sont 3 000 jeunes chrétiens, entraînés discrètement dans la montagne près de Jounieh. Des assauts sur les positionsde l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), bien plus lourdement armés, sont l’occasion du baptême du feu.
« Le 13 avril 1975 est un complot dont le but premier était de venir à bout du rôle politique et culturel des chrétiens et de transformer le Liban en Etat islamique. La résistance […] du peuple chrétien a réduit à néant ce projet […] Nous n’avons nullement l’intention de vivre dans la dhimmitude de quiconque. » Tels sont les propos de Béchir pour expliquer ce qui se passa en cette belle journée ensoleillée à Aïn el-Remmaneh (banlieue sud de Beyrouth) où les milices palestiniennes ouvrirent le feu contre des chrétiens présents sur le parvis de l’église de Bon-Secours, le jour de son inauguration. C’était la goutte de trop, la guerre éclate. Les hommes ont pris les armes et n’ont laissé en vie aucun des 25 fedayin provocateurs. Une heure plus tard, l’appel à la mobilisation des musulmans contre les chrétiens est lancé par le chef druze Kamal Joumblatt et les obus pleuvent sur l’église du Bon-Secours et son quartier. Le pilonnage provoque aussitôt la mobilisation chrétienne dont les moyens militaires sont dérisoires, les combattants se battent avec rage pour leur survie : les batailles de rue font 120 morts en quatre jours. Chacun s’en remet à Dieu et à la Sainte Vierge, conscient que l’issue fatale le guette face à un ennemi qui fait rarement des prisonniers.












Opération survie
Des commandos chrétiens d’élite se forment, les redoutables Béjin, entraînés par des militaires libanais et un ancien officier français du 2e REP, François Borella. Face à l’urgence, tous les fusils sont nécessaires et un bataillon féminin est formé par Jocelyne Khoueiry. Béchir gagne l’estime dans les batailles urbaines, sa maîtrise de soi, son génie inné de la guerre et son humilité lui attirent l’attachement des combattants et de la population. C’est ainsi qu’il obtient progressivement des postes toujours plus importants, jusqu’au commandement suprême des Kataëb (60 % des milices chrétiennes). Il faut protéger les quartiers chrétiens de Beyrouth, assiégés et pilonnés, porter assistance et parler aux familles meurtries. Les combattants phalangistes luttent si férocement pour leur survie que les ardeurs de l’ennemi se refroidissent souvent. Ils sont capables de tenir des mois, avec une poignée d’hommes, face à un adversaire surarmé et en surnombre. Quelques étudiants français viennent les rejoindre. Parfois des secteurs succombent, comme le 16 janvier 1976 à Damour où les assaillants pillent, violent et tuent les habitants : la Croix-Rouge compte 580 chrétiens morts, dont des dizaines de corps démembrés. De nombreuses batailles se succèdent (quartier des hôtels, la Quarantaine, Dbayeh, Tall ell-Zaatar, etc.) et sont l’occasion de succès défensifs impressionnants.
L’armée nationale libanaise, elle, n’est plus qu’un cadavre depuis que les soldats musulmans ont déserté en masse (60 % des effectifs) avec leur armement pour rejoindre la coalition islamique, l’Oumma. Béchir comprend qu’à un contre trente avec seulement des kalachnikovs et des RPG, son combat ne peut durer et comme aucun pays occidental ne veut le soutenir, il noue des liens de raison avec Israël pour se faire livrer des armes lourdes, chacun y trouvant son intérêt. Furieux, les musulmans multiplient en 1977 les attentats terroristes et la Syrie envahit une bonne partie du pays sous le couvert d’une fantoche Force Arabe de Dissuasion (FAD). Arafat avait dit à propos des chrétiens libanais : « Nous en éliminerons un tiers, un autre tiers fuira, le troisième tiers se soumettra ». Maintenant il est trop tard, la guerre a soudé autour de Béchir une équipe d’une qualité exceptionnelle. En 1978, les Kataëb vont même jusqu’à délivrer une caserne de l’armée libanaise assiégée par les Syriens ! Le président du Liban, Elias Sarkis, comprend que l’avenir du pays est désormais entre les mains du jeune chef chrétien. Pendant cent jours, Béchir est encerclé avec ses miliciens par l’armée professionnelle syrienne à Achrafieh, un enfer de feu (2 000 obus par jour) s’abat sur les populations civiles, des familles entières meurent, on opère sans lumière dans les hôpitaux. Mais à la stupéfaction de la presse mondiale, les chrétiens tiennent : les Syriens sont vaincus et se retirent avec de lourdes pertes. Béchir, épuisé, exulte. L’ONU exige un cessez-le-feu, la victoire politique internationale est de taille.
Unifier le fusil chrétien
En 1979 les bombardements continuent sur les chrétiens sous forme de « punition », plusieurs de leurs chefs sont assassinés par des voitures piégées. C’est ainsi que Maya, la petite fille de Béchir âgée de 20 mois, meurt tragiquement ainsi que sept gardes du corps. Avec son épouse Solange, Béchir pleure devant le petit cercueil blanc : « Ma petite Maya est une de nos martyrs, et elle ne sera pas tombée en vain. On continue ! » L’une des autres douleurs de Béchir cette année-là est de devoir mettre au pas militairement, par des actions commandos, d’autres milices chrétiennes non Kataëb. Parmi celles-ci des combattants succombent aux tentations de toute guerre civile de se comporter en voyous. Devant ce grave problème de conscience il va devoir lancer un assaut contre elles le 7 juillet et, comme preuve de bonne volonté, il intègre ensuite sans distinction les membres sains de toutes les milices existantes sous un commandement unique pluraliste, les Forces libanaises : le fusil chrétien est désormais unifié avec 20 000 hommes mobilisables en permanence, ses escadrons de blindés, ses canons de 155 mm, ses ports privés, sa piste d’atterrissage. Ordre, discipline, honnêteté et exemplarité sont les mots d’ordre de Béchir, ils sont appliqués à la lettre. Les musulmans se le tiennent pour dit avec cet acte de force, Béchir exige de ses amis chrétiens qu’ils soient intègres !
Devenu le représentant numéro un incontestable du camp chrétien, il doit préparer soigneusement ses discours car le monde entier l’écoute, ceux-ci sont simples et directs. Des hommes d’expérience et des érudits l’entourent pour le conseiller : Sélim Jahel, Charles Malek ou le Père Sélim Abou. Sans concession, il dit poliment et avec fermeté la vérité aux diplomates et aux politiciens, allant jusqu’à reprendre le Vatican pour son soutien des Palestiniens au détriment des chrétiens d’Orient. Il faut dire que l’envoyé de Béchir à Rome s’était entendu répondre par le représentant du Saint-Siège : « Allez voir les Russes ! », alors que Moscou avait condamné à mort le chef chrétien. L’ambassadeur américain se voit signifier que les plans des États-Unis sur les Libanais, fait sans eux, ne marcheront pas car « seuls les Libanais peuvent décider pour eux-mêmes ». Inutile de prévoir de les désarmer : « Nous savons quand nous avons besoin de l’armée et quand nous n’en avons pas besoin. » Sûr de sa force militaire, Béchir se moque des utopies américaines sur son pays : « Nous n’avons pas besoin des soldats américains pour nous défendre : c’est à nous de mourir pour notre patrie, comme l’ont déjà fait 4 000 martyrs. » Il encourage ses hommes en se déclarant fier d’être parmi eux, admiratif de leur esprit de sacrifice, des leçons qu’ils donnent au monde. Des défilés impressionnants les réunissent, montrant leur parfaite organisation, c’est ainsi que le 22 octobre 1980, pour la fête de l’Indépendance, il parle devant 40 000 personnes assemblées dans le stade de Jounieh : « Nous sommes les saints de cet Orient et ses démons, sa croix et son fer de lance, sa lumière et son feu. Nous sommes capables de le brûler si on nous brûle les doigts, de l’illuminer si on respecte nos libertés. »





Le tournant de Zahlé
En décembre 1980, les troupes syriennes décident de s’emparer d’une ville chrétienne de la plaine de la Bekaa, il s’agit de Zahlé, peuplée de 200 000 habitants. Les milices des Forces libanaises (FL) lui en interdisent l’accès, des assauts soutenus par de violent pilonnages d’artillerie s’abattent sur les habitations. Le siège de la ville commence, la neige freine les grandes manœuvres et les commandos chrétiens Maghawir de Joe Eddé font des merveilles en s’emparant d’une dizaine de postes ennemis. Humiliés par cette résistance inattendue, les Syriens font venir de grands renforts, en vain. En avril 1981, l’opinion internationale est retournée par cet exploit, Béchir devient très populaire, on l’entend au micro de RMC : « Des actes d’héroïsme incroyables ont eu lieu dans la montagne. Nos jeunes gens ont été obligés de marcher 48 heures dans la neige, transportant sur leur dos des munitions à leurs camarades de Zahlé. Des combattants sont morts de froid en montant la garde dans les hauteurs. » La population chrétienne tient des mois avec constance dans des conditions extrêmes, sous des pluies d’obus.
Les États-Unis, désormais gouvernés par Ronald Reagan depuis janvier 1981, changent d’attitude avec les chrétiens du Liban qu’ils ont appris à respecter, il n’agit plus de les sacrifier à l’islam mais de les protéger. En France, François Mitterrand vient aussi d’être élu et – si paradoxal cela soit-il – la protection des chrétiens du Liban est à ses yeux une tradition millénaire à assumer. Une représentation diplomatique des FL est ouverte à Paris et Michel Rocard fait lui-même le voyage au Liban pour honorer Béchir. Avec de tels soutiens, les Syriens se voient obligés de lever le siège de la ville. A la surprise générale, lorsque les troupes FL exténuées par cinq mois de combat sortent victorieuses de leurs retranchements le 30 avril, il ne reste plus que 95 combattants ! Cette bataille de Zahlé, très médiatisée, est un triomphe pour Béchir, la rue chrétienne l’ovationne partout. Il devient populaire même chez les musulmans libanais auxquels il tend la main de la réconciliation. Béchir est reçu aux Etats-Unis en août 1981 avec sa femme Solange. Quant aux Syriens soutenus par l’URSS, furieux, ils se vengent en faisant assassiner le 4 septembre 1981 l’ambassadeur de France à Beyrouth, Louis Delamare.
Le « réduit chrétien »
Un autre point qui frappe la presse internationale est le contraste saisissant entre les zones administrées par les milices chrétiennes et celles aux mains des musulmans. « La zone chrétienne, dit un journal, c’est la Côte d’Azur avec un boom immobilier incroyable ! » Dans ces secteurs, les milices ont pris depuis 1976 le relais de l’État dans tous les domaines avec plus d’efficacité que celui-ci. Appuyés sur des Comités populaires, les Kataëb veillent à tout : transports en commun, entretient des canalisations d’eau, réseau électrique, service postal rapide. Béchir suit les réunions de chantier portant sur des sujets très variés, 126 comités s’occupent de l’éducation, organisent le soutien gratuit des élèves en difficulté, les hôpitaux sont impeccablement approvisionnés en médicaments, les abris sont aménagés et entretenus. Une Maison des Combattants prend en charge les mutilés et handicapés de guerre au frais des FL, qui subviennent aux besoins de leurs familles. Les combattants sont quatre jours par semaine au travail ou à l’université et trois jours au front. Le réduit chrétien d’un million d’habitants dans 2 000 km2, comprenant Beyrouth-Est, apparaît en 1981 comme un petit paradis libanais et l’on a peine à imaginer que la guerre continue chaque jour à deux pas. Les FL prélèvent des taxes moins élevées que celles de l’État, de nouvelles entreprises se créent sans cesse, parfois à l’initiative d’expatriés revenus « chez Béchir » pour profiter de la réussite. Un véritable État naît, mais Béchir répète que ce n’est là qu’un État-témoin du nouveau Liban qu’il s’agit de bâtir sur son territoire de 10 452 km2 : « Il n’est pas question de nous contenter de 50 km de rivage et de 20 km de montagne. Nous libérerons tout, ou tout ce que nous aurons fait n’aura servi à rien. »



L’ultime ascension
Le 6 juin 1982, les Israéliens envahissent le sud du Liban, c’est l’opération « Paix en Galilée » pour provoquer le départ de leurs ennemis de l’OLP (Palestiniens) du Liban et briser un foyer de terrorisme aux frontières de l’entité sioniste. Le 26 juillet, Béchir annonce à la radio sa candidature officielle à l’élection présidentielle libanaise. Pour lui tous les occupants étrangers (Syriens, Palestiniens, Israéliens, etc.) n’ont plus rien à faire au Liban, il est temps de reprendre le pays en main. Il fait du retour de tous les chrétiens dans leur foyers un principe intangible et se montre intransigeant avec les exigences arrogantes d’Israël (pourtant son principal fournisseur d’armement). Le chef palestinien Arafat comprend que la masse musulmane libanaise se désolidarise de lui et qu’elle se tourne de plus en plus vers Béchir, il sollicite alors une flotte internationale (américano-anglo-italo-française) qui arrive le 18 août et, en deux semaines il s’embarque avec 70 000 Palestiniens vers d’autres destinations. Le 23 août, la Chambre libanaise se rassemble et sur 63 députés, Béchir obtient 59 voix pour contre 4 abstentions : les musulmans aussi ont voté pour lui. C’est un triomphe, le président impuissant auquel Béchir va succéder, Elias Sarkis, pleure de joie : « C’est le plus beau jour de ma vie, Béchir élu ! C’est la récompense de six ans de souffrance. » Il appelle aussitôt Béchir pour lui demander de s’enfermer au palais présidentiel car il est devenu la cible numéro un du terrorisme international. Celui-ci n’écoute pas, il veut se donner à son peuple, aux foules immenses qui hurlent de joie. Tout le monde est persuadé qu’enfin la renaissance du Liban va avoir lieu, les fonctionnaires se ruent à leur travail, la corruption disparaît massivement.
Une dernière fois avant son entrée en fonction, Béchir veut réunir son équipe des premières heures. Le 14 septembre, il part de chez lui pour passer une partie de la journée au couvent de la Croix où il retrouve sa sœur Arzé, religieuse, et son épouse Solange. Vers 16 heures, il est au bureau Kataëb d’Achrafieh et vient à peine d’ouvrir la séance qu’une énorme détonation fait sauter l’immeuble : Palestiniens et Syriens se sont vengés. Le corps du chef chrétien est reconnu dans les décombres grâce à l’alliance qu’il porte au doigt. Béchir a ainsi rendu son âme à Dieu à l’âge de 34 ans, président du Liban, laissant derrière lui une veuve de 32 ans et deux enfants, ainsi qu’un peuple libanais inconsolable : « Jamais dans l’histoire du Liban un homme n’a fait naître autant d’espoir ni couler autant de larmes », écrit un journaliste.









Le moine-soldat
Est-un hasard si cet homme est mort le jour de la fête de la Sainte Croix (14 septembre) ? Nous ne le pensons pas, quelques heures avant l’attentat il disait dans un discours : « Lorsqu’on essaye d’en finir avec nous […] ou de nous effacer de la carte, le Christ lui-même nous demande de mourir en témoignant pour Lui, et c’est cela qui est en train de se passer au Liban. J’espère que cela, tous le comprendront à l’étranger. Nous témoignons aujourd’hui pour tous les chrétiens du monde, de même que les premiers chrétiens, au temps de Rome, mouraient eux aussi pour témoigner de la foi et de la religion chrétienne. » Béchir estime que le mensonge et la lâcheté pratiqués durant des décennies sont la véritable cause de la guerre civile : « Seule la vérité permettra de nous préserver et de garder la tête haute. » Le déni du réel, « pour le Liban cela s’est soldé par 100 000 morts. » Le combat pour la vérité est donc essentiel : « Jamais nous ne réussirons à sortir de cette crise si une véritable révolution intérieure, préalable à la réforme générale, ne s’effectue en chacun de nous. »
Pratiquant le 4e commandement de Dieu, Béchir rappelle à ses compatriotes le devoir de protéger et de faire fructifier le patrimoine reçu afin de le transmettre à leurs descendants. Pour cela, il faut redevenir maître chez soi, l’intérêt du Liban doit primer sur une immigration incontrôlée et hostile. En février 1982, il disait aux jeunes FL : « Vous devez être préparés à l’extrême, afin d’être des soldats sur lesquels nous pouvons compter. Vous serez la force qui empêchera le désert de nous engloutir. » Le jour même de sa mort, il défend l’honneur de sa patrie face aux arrogants mondialistes occidentaux, devanciers du wokisme actuel : « Ce que nous avons, c’est 6 000 ans d’histoire dont nous sommes fiers, et nous savons ce que nous avons à faire pour préserver cet héritage. […] Nous n’avons aucune leçon de civilisation ou de culture à recevoir de quiconque. Nous sommes fiers de ce que nous possédons ! Nous sommes fiers de tout le patrimoine de chez nous ! » L’enseignement à l’école doit être « une éducation provenant de notre civilisation et des programmes qui reflètent le cœur de nos vies. Nous voulons que les livres d’histoire apprennent notre vision de l’histoire. » Il sait que « tout déracinement créé un vide psychologique, un égarement intense chez le citoyen et ouvre en même temps une brèche suffisamment large pour être exploitée par l’occupation des étrangers. »
Face à la dhimmitude que tentent d’imposer de force les musulmans aux chrétiens du Liban, Béchir est intraitable : « Nous voulons vivre ici et garder la tête haute ! Nous voulons rester dans cet Orient, pour que les cloches de nos églises continuent de sonner quand nous le voudrons, dans les joies et les peines ! Nous voulons pouvoir baptiser comme nous le voulons ; nous voulons pouvoir pratiquer nos traditions et nos rites, notre foi et nos convictions, comme nous le voulons. » Devant les sacrilèges des mahométans, Béchir ne tremble pas : « Nous reconstruirons l’église de Damour, bien qu’ils l’aient salie, profanée et saccagée ! » Il n’a aucune illusion au sujet de l’œcuménisme suicidaire pratiqué depuis le concile Vatican II : « Mon problème, ce n’est pas de voir un cheikh et un prêtre s’embrasser, ou une mosquée et une église appeler toutes les deux la prière avec un muezzin. Ce sont là des symboles extérieurs qui n’ont pas d’importance à mes yeux », il avertit le pape Jean-Paul II que « les chrétiens du Liban ne sont pas un matériel expérimental pour le dialogue islamo-chrétien dans le monde. » Il sait que la masse musulmane n’a de cesse de souhaiter l’Oumma, la soummission de la terre à la communauté islamique mais, fataliste, elle a coutume de baiser la main qu’elle ne peut couper, celle du plus fort. L’attentisme des musulmans ne lui échappe pas : « Il est impossible de savoir avec certitude ce qu’ils pensent. D’ailleurs, je me demande s’ils le savent eux-mêmes ; ils sont en pleine confusion idéologique. » Béchir remportant la guerre, ils comprennent qu’il vaut mieux pour eux choisir l’intérêt national du pays, c’est ainsi que le député chiite Moshen Slim constate que depuis l’élection « les musulmans au Liban, plus que les chrétiens sont pour le nouveau régime, le régime de Cheikh Béchir Gemayel. Les faits sont là pour le prouver. » C’est en frère que Béchir avertit notre Occident avachi : « Il y a une décadence certaine en Occident, une nouvelle définition des choses peut-être […] Un jour l’Occident sentira la nécessité de revenir ici, aux sources. L’Occident doit se renouveler. Il y a une décrépitude des grandes valeurs humaines qui ont créé le rayonnement de l’Occident. Cette décadence des mœurs, des valeurs, de la morale, entraîne nécessairement une décadence politique, alors qu’en face il y a un bloc monolithique, une société soumise à un système totalitaire. »











Béchir a coutume puiser les grâces nécessaires auprès du Bon Dieu, son épouse Solange se rappelle : « Béchir ne s’endormait pas sans avoir prié, et sans avoir prié à genoux ! J’ai su qu’il priait parce qu’il le faisait à genoux. Il aurait pu le faire discrètement dans le lit. Je n’en aurais rien su mais sa foi c’était cela. » Il aime se rendre à l’université du Saint-Esprit de Kaslik pour forger ses choix politiques et militaires. Il prie, se confesse, assiste à la messe avec ses hommes, se forme intellectuellement et reçoit des conseils particulièrement du Père Boulos Naaman, supérieur général de l’Ordre des moines maronites. Le Père Mouannès affirme que c’est la raison pour laquelle « la Résistance avait un fondement culturel, théologique, et spirituel en même temps qu’une pureté dans l’action politique », il témoigne : « Chacun de nous doit porter sa croix. Il y avait un appel à la croix pour Béchir afin qu’il s’identifie au Seigneur. Cet appel-là s’est terminé dans une marée de sang à Achrafieh, dans un nouveau baptême qui était un baptême de sang. »
Puisse Dieu nous redonner quarante ans après de tels hommes !
Abbé Gabin HACHETTE
Sources : Béchir Gemayel, Yann Baly et Emmanuel Pezé, éditions Pardès, Coll. « Qui suis-je ? », mai 2022 /Béchir Gemayel ou l’esprit d’un peuple, Sélim Abou, éditions Saer Al Mashrek, 1984.