Béchir Gemayel : « Un jour l’Occident sentira la nécessité de revenir ici, aux sources. »

Nous voulons vivre ici et garder la tête haute !

Liban, avril 1975 : le pays en proie depuis des années à une sub­mer­sion migra­toire et à l’insécurité s’embrase suite à une fusillade. Alors que les ser­vices de l’Etat sont dépas­sés se lève un jeune chré­tien de 26 ans…

Le Liban, magni­fique pays d’Orient dont la civi­li­sa­tion remonte aux temps les plus antiques… Évangélisé dès le début de l’Église, c’est dans ses mon­tagnes arbo­rées de cèdres que les chré­tiens trou­vèrent refuge face à l’invasion isla­mique à par­tir du VIIe siècle. Jamais sou­mise à la dhim­mi­tude, leur pré­sence paraît pour­tant condam­née à l’aube des années 1970. C’est sans comp­ter sur l’émergence d’un jeune chef de la trempe des plus grands héros.

La famille Gemayel

Ce 10 novembre 1947, la demeure des Gemayel est en fête, le sixième enfant de Pierre et Geneviève vient de naître à Achrafieh, quar­tier chré­tien his­to­rique de Beyrouth. On mène sans tar­der le petit Béchir se faire bap­ti­ser à l’église Saint-​Michel du vil­lage de Bikfaya, fief fami­lial situé non loin dans la mon­tagne. C’est de là que depuis le XVIIe siècle rayonne cette lignée de notables, arri­mée à une solide mai­son de pierre qui se trans­met de géné­ra­tion en géné­ra­tion, cha­cune don­nant son lot de grands hommes : mili­taires, méde­cins, avo­cats, jour­na­listes, diplo­mates… Il est vrai que les mas­sacres de chré­tiens entre­pris dans les années 1858–1860 par les Druzes sous influence anglaise a contraint à l’exil une par­tie de la famille, le clan s’est ins­tal­lé à Mansourah, impor­tante colo­nie liba­naise en Égypte, où l’économie fleu­rit grâce à l’ouverture toute récente du canal de Suez. Le grand-​père pater­nel de Béchir se réins­talle au pays au début du XXe siècle comme méde­cin, sa clien­tèle bey­rou­thine compte nombre de per­son­na­li­tés influentes du Liban. Maronite fervent, le doc­teur Amine est recon­nu pour sa foi et sa droi­ture morale.

Le père, Pierre, naît en 1905 à Bikfaya, il a 9 ans lorsque sa famille doit à nou­veau par­tir en exil à Mansourah, les Ottomans déci­mant les liba­nais par la famine durant la Première Guerre mon­diale. Il retrouve à 13 ans le pays du cèdre et pour­suit ses études chez les jésuites. Moins brillant que son père, il sera phar­ma­cien place des Canons, à Beyrouth. C’est comme grand spor­tif que sa renom­mée gran­dit, il fonde la fédé­ra­tion liba­naise de foot­ball et la repré­sente aux Jeux olym­piques de Berlin en 1936. Très impres­sion­né par ce qu’il y a vu, il donne à son retour un vif essor aux Phalanges liba­naises, mou­ve­ment spor­tif qui devient rapi­de­ment un outil d’action poli­tique pour les jeunes Libanais natio­na­listes. Pierre Gemayel fait pres­sion auprès des auto­ri­tés fran­çaises pour obte­nir l’indépendance de son pays, pla­cé sous man­dat depuis 1918. Il mani­feste sans se lais­ser inti­mi­der par les menaces et obtient gain de cause le 22 novembre 1943 à la faveur des divi­sions franco-​françaises entre vichystes et gaul­listes durant la Seconde Guerre mon­diale. Le pre­mier exem­plaire du nou­veau dra­peau liba­nais naît au domi­cile des Gemayel, des­si­né à même le sol, et cou­su par Geneviève, la mère de Béchir !

Geneviève a 25 ans lorsqu’elle épouse Pierre en 1934. Maîtresse-​femme, cette liba­naise est née en 1908 à Mansourah d’une famille exi­lée en Égypte et ne revient au pays que pour les vacances au cours des­quelles elle ren­contre son époux. Bien pré­pa­rée pour sa mis­sion, elle est douée dans tous les tra­vaux manuels mais aus­si dans les arts (musique, pein­ture), rece­vant plu­sieurs prix des mains du roi d’Égypte Fouad. Tenace et auda­cieuse, elle passe en cachette son per­mis de conduire à 16 ans et obtient à 20 ans son bre­vet de pilote d’avion ! Le couple Gemayel aura quatre filles puis deux gar­çons, Amine et Béchir. Mère dévouée, elle pré­pare ses filles à être des épouses exem­plaires, culti­vées ain­si que capables de tenir un foyer et d’élever des enfants. Les études des gar­çons font l’objet de ses atten­tions, mais Béchir, trop espiègle et tur­bu­lent, sera tou­jours un médiocre éco­lier. Pierre exerce son auto­ri­té pater­nelle, les repas en famille sont pris en silence abso­lu, après la messe les dimanches sont consa­crés à de longues pro­me­nades. À ses côtés Béchir apprend le sens du ser­vice, la droi­ture et l’amour du Liban. Toute sa vie il conti­nue­ra de s’adresser debout à son père par respect.

La jeunesse d’un chef

La jeu­nesse de Béchir est agi­tée, il ne sup­porte pas la contrainte lorsqu’il la trouve injuste. Son père doit cor­ri­ger ses caprices et son entê­te­ment de façon rude. Fonceur, far­ceur et redres­seur de torts, les puni­tions et convo­ca­tions pleuvent si bien qu’il se fait ren­voyer à l’âge de 12 ans du col­lège des jésuites de Jamhour. A l’issue d’un par­cours sco­laire chao­tique, il décroche enfin son bac­ca­lau­réat lit­té­raire à 20 ans. Il faut dire que depuis qu’il n’est plus pen­sion­naire, Béchir s’adonne au mili­tan­tisme poli­tique chez les Kataëb (Phalanges liba­naises), bien plus pas­sion­nant. Meneur, il a ras­sem­blé autour de lui une bande d’amis et leur prête des livres bien orien­tés. Les sec­tions estu­dian­tines Kataëb font des stages para­mi­li­taires dans les mon­tagnes, aident les plus dému­nis, par­ti­cipent aux grands évè­ne­ments locaux, font des coups de mains et des batailles de rue face aux menées anti­pa­trio­tiques des gau­chistes pro-​palestiniens et des musul­mans pan­ara­bistes. Ces gar­çons nouent des ami­tiés et des fidé­li­tés impé­ris­sables, ils seront côte à côte plus tard dans le Conseil mili­taire des Forces libanaises.

En 1966, il ren­contre lors des acti­vi­tés de la sec­tion une jolie jeune fille de 16 ans, Solange, étu­diante chez les sœurs fran­cis­caines où elle apprend le secré­ta­riat. Ils se fré­quen­te­ront hon­nê­te­ment durant onze années avant d’être prêts pour se marier et fon­der un foyer en mars 1977. Jusque-​là médiocre et indis­ci­pli­né, Béchir se met à tra­vailler assi­du­ment et décroche en 1971 à l’Université Saint-​Joseph ses licences de droit fran­çaise et liba­naise avec men­tion « assez bien ». Il enseigne l’éducation civique en paral­lèle dans un de ses anciens col­lèges, l’Institut moderne du Liban. Ses élèves apprennent le sens des res­pon­sa­bi­li­tés, ils sont mar­qués par son calme, sa fran­chise et sa capa­ci­té d’écoute. À la fin de ses études, Béchir choi­si de deve­nir avo­cat et suit des stages aux États-​Unis avant de fon­der en 1974 son propre cabi­net à Achrafieh. Mais les évè­ne­ments se précipitent…

La guerre inévitable

La guerre du Liban, bien plus qu’une guerre civile, est une guerre de libé­ra­tion car une bonne par­tie de la popu­la­tion s’est ran­gée du côté de l’étranger au nom de l’islam. Depuis 1948, la socié­té liba­naise accueille très lar­ge­ment les Palestiniens chas­sés de chez eux par la créa­tion de l’État d’Israël en faveur des juifs sio­nistes. Généreux, les maro­nites accueillent volon­tiers ces réfu­giés fron­ta­liers qui très rapi­de­ment se croient chez eux. A par­tir de la guerre des Six-​jours en 1967, ils sont armés mas­si­ve­ment par l’Union sovié­tique et les pays arabes. L’État liba­nais, trop faible, est alors lar­ge­ment dépas­sé et ne contrôle plus rien, il concède sur son propre sol des zones d’extra-territorialité où l’armée ne peut plus entrer. Béchir a 22 ans lorsqu’en 1969 les Libanais chré­tiens sont obli­gés de consta­ter qu’ils se trouvent enva­his par les réfu­giés. En 1975, ils sont plus de 600 000 pour une popu­la­tion de deux mil­lions d’habitants ! Joints aux musul­mans liba­nais, les Palestiniens créent un État dans l’État, exer­çant la police, enle­vant les chré­tiens qu’ils tor­turent, ran­çonnent, les chré­tiennes qu’ils har­cèlent et violent dans leurs camps. En 1970, Béchir Gemayel le res­sent dans sa chair puisqu’il est lui-​même déte­nu durant vingt-​quatre heures. Sa fier­té explose, il est déci­dé à entrer en résis­tance pour déli­vrer son pays de l’immigration occu­pante avec laquelle socia­listes, com­mu­nistes, sun­nites et druzes liba­nais ont pac­ti­sé. La rue isla­mique est uni­fiée autour du fusil pales­ti­nien pour chas­ser les chré­tiens et les sou­mettre comme le Coran y incite. Il faut réagir, « plus tard ce sera trop tard ! » dit Béchir. Les pre­mières forces armées des Kataëb, 80 com­bat­tants, défilent en 1973. Deux ans après ils sont 3 000 jeunes chré­tiens, entraî­nés dis­crè­te­ment dans la mon­tagne près de Jounieh. Des assauts sur les posi­tionsde l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), bien plus lour­de­ment armés, sont l’occasion du bap­tême du feu.

« Le 13 avril 1975 est un com­plot dont le but pre­mier était de venir à bout du rôle poli­tique et cultu­rel des chré­tiens et de trans­for­mer le Liban en Etat isla­mique. La résis­tance […] du peuple chré­tien a réduit à néant ce pro­jet […] Nous n’avons nul­le­ment l’intention de vivre dans la dhim­mi­tude de qui­conque. » Tels sont les pro­pos de Béchir pour expli­quer ce qui se pas­sa en cette belle jour­née enso­leillée à Aïn el-​Remmaneh (ban­lieue sud de Beyrouth) où les milices pales­ti­niennes ouvrirent le feu contre des chré­tiens pré­sents sur le par­vis de l’église de Bon-​Secours, le jour de son inau­gu­ra­tion. C’était la goutte de trop, la guerre éclate. Les hommes ont pris les armes et n’ont lais­sé en vie aucun des 25 fedayin pro­vo­ca­teurs. Une heure plus tard, l’appel à la mobi­li­sa­tion des musul­mans contre les chré­tiens est lan­cé par le chef druze Kamal Joumblatt et les obus pleuvent sur l’église du Bon-​Secours et son quar­tier. Le pilon­nage pro­voque aus­si­tôt la mobi­li­sa­tion chré­tienne dont les moyens mili­taires sont déri­soires, les com­bat­tants se battent avec rage pour leur sur­vie : les batailles de rue font 120 morts en quatre jours. Chacun s’en remet à Dieu et à la Sainte Vierge, conscient que l’issue fatale le guette face à un enne­mi qui fait rare­ment des prisonniers.

Opération survie

Des com­man­dos chré­tiens d’élite se forment, les redou­tables Béjin, entraî­nés par des mili­taires liba­nais et un ancien offi­cier fran­çais du 2e REP, François Borella. Face à l’urgence, tous les fusils sont néces­saires et un bataillon fémi­nin est for­mé par Jocelyne Khoueiry. Béchir gagne l’estime dans les batailles urbaines, sa maî­trise de soi, son génie inné de la guerre et son humi­li­té lui attirent l’attachement des com­bat­tants et de la popu­la­tion. C’est ain­si qu’il obtient pro­gres­si­ve­ment des postes tou­jours plus impor­tants, jusqu’au com­man­de­ment suprême des Kataëb (60 % des milices chré­tiennes). Il faut pro­té­ger les quar­tiers chré­tiens de Beyrouth, assié­gés et pilon­nés, por­ter assis­tance et par­ler aux familles meur­tries. Les com­bat­tants pha­lan­gistes luttent si féro­ce­ment pour leur sur­vie que les ardeurs de l’ennemi se refroi­dissent sou­vent. Ils sont capables de tenir des mois, avec une poi­gnée d’hommes, face à un adver­saire sur­ar­mé et en sur­nombre. Quelques étu­diants fran­çais viennent les rejoindre. Parfois des sec­teurs suc­combent, comme le 16 jan­vier 1976 à Damour où les assaillants pillent, violent et tuent les habi­tants : la Croix-​Rouge compte 580 chré­tiens morts, dont des dizaines de corps démem­brés. De nom­breuses batailles se suc­cèdent (quar­tier des hôtels, la Quarantaine, Dbayeh, Tall ell-​Zaatar, etc.) et sont l’occasion de suc­cès défen­sifs impressionnants.

L’armée natio­nale liba­naise, elle, n’est plus qu’un cadavre depuis que les sol­dats musul­mans ont déser­té en masse (60 % des effec­tifs) avec leur arme­ment pour rejoindre la coa­li­tion isla­mique, l’Oumma. Béchir com­prend qu’à un contre trente avec seule­ment des kalach­ni­kovs et des RPG, son com­bat ne peut durer et comme aucun pays occi­den­tal ne veut le sou­te­nir, il noue des liens de rai­son avec Israël pour se faire livrer des armes lourdes, cha­cun y trou­vant son inté­rêt. Furieux, les musul­mans mul­ti­plient en 1977 les atten­tats ter­ro­ristes et la Syrie enva­hit une bonne par­tie du pays sous le cou­vert d’une fan­toche Force Arabe de Dissuasion (FAD). Arafat avait dit à pro­pos des chré­tiens liba­nais : « Nous en éli­mi­ne­rons un tiers, un autre tiers fui­ra, le troi­sième tiers se sou­met­tra ». Maintenant il est trop tard, la guerre a sou­dé autour de Béchir une équipe d’une qua­li­té excep­tion­nelle. En 1978, les Kataëb vont même jusqu’à déli­vrer une caserne de l’armée liba­naise assié­gée par les Syriens ! Le pré­sident du Liban, Elias Sarkis, com­prend que l’avenir du pays est désor­mais entre les mains du jeune chef chré­tien. Pendant cent jours, Béchir est encer­clé avec ses mili­ciens par l’armée pro­fes­sion­nelle syrienne à Achrafieh, un enfer de feu (2 000 obus par jour) s’abat sur les popu­la­tions civiles, des familles entières meurent, on opère sans lumière dans les hôpi­taux. Mais à la stu­pé­fac­tion de la presse mon­diale, les chré­tiens tiennent : les Syriens sont vain­cus et se retirent avec de lourdes pertes. Béchir, épui­sé, exulte. L’ONU exige un cessez-​le-​feu, la vic­toire poli­tique inter­na­tio­nale est de taille.

Unifier le fusil chrétien

En 1979 les bom­bar­de­ments conti­nuent sur les chré­tiens sous forme de « puni­tion », plu­sieurs de leurs chefs sont assas­si­nés par des voi­tures pié­gées. C’est ain­si que Maya, la petite fille de Béchir âgée de 20 mois, meurt tra­gi­que­ment ain­si que sept gardes du corps. Avec son épouse Solange, Béchir pleure devant le petit cer­cueil blanc : « Ma petite Maya est une de nos mar­tyrs, et elle ne sera pas tom­bée en vain. On conti­nue ! » L’une des autres dou­leurs de Béchir cette année-​là est de devoir mettre au pas mili­tai­re­ment, par des actions com­man­dos, d’autres milices chré­tiennes non Kataëb. Parmi celles-​ci des com­bat­tants suc­combent aux ten­ta­tions de toute guerre civile de se com­por­ter en voyous. Devant ce grave pro­blème de conscience il va devoir lan­cer un assaut contre elles le 7 juillet et, comme preuve de bonne volon­té, il intègre ensuite sans dis­tinc­tion les membres sains de toutes les milices exis­tantes sous un com­man­de­ment unique plu­ra­liste, les Forces liba­naises : le fusil chré­tien est désor­mais uni­fié avec 20 000 hommes mobi­li­sables en per­ma­nence, ses esca­drons de blin­dés, ses canons de 155 mm, ses ports pri­vés, sa piste d’atterrissage. Ordre, dis­ci­pline, hon­nê­te­té et exem­pla­ri­té sont les mots d’ordre de Béchir, ils sont appli­qués à la lettre. Les musul­mans se le tiennent pour dit avec cet acte de force, Béchir exige de ses amis chré­tiens qu’ils soient intègres !

Devenu le repré­sen­tant numé­ro un incon­tes­table du camp chré­tien, il doit pré­pa­rer soi­gneu­se­ment ses dis­cours car le monde entier l’écoute, ceux-​ci sont simples et directs. Des hommes d’expérience et des éru­dits l’entourent pour le conseiller : Sélim Jahel, Charles Malek ou le Père Sélim Abou. Sans conces­sion, il dit poli­ment et avec fer­me­té la véri­té aux diplo­mates et aux poli­ti­ciens, allant jusqu’à reprendre le Vatican pour son sou­tien des Palestiniens au détri­ment des chré­tiens d’Orient. Il faut dire que l’envoyé de Béchir à Rome s’était enten­du répondre par le repré­sen­tant du Saint-​Siège : « Allez voir les Russes ! », alors que Moscou avait condam­né à mort le chef chré­tien. L’ambassadeur amé­ri­cain se voit signi­fier que les plans des États-​Unis sur les Libanais, fait sans eux, ne mar­che­ront pas car « seuls les Libanais peuvent déci­der pour eux-​mêmes ». Inutile de pré­voir de les désar­mer : « Nous savons quand nous avons besoin de l’armée et quand nous n’en avons pas besoin. » Sûr de sa force mili­taire, Béchir se moque des uto­pies amé­ri­caines sur son pays : « Nous n’avons pas besoin des sol­dats amé­ri­cains pour nous défendre : c’est à nous de mou­rir pour notre patrie, comme l’ont déjà fait 4 000 mar­tyrs. » Il encou­rage ses hommes en se décla­rant fier d’être par­mi eux, admi­ra­tif de leur esprit de sacri­fice, des leçons qu’ils donnent au monde. Des défi­lés impres­sion­nants les réunissent, mon­trant leur par­faite orga­ni­sa­tion, c’est ain­si que le 22 octobre 1980, pour la fête de l’Indépendance, il parle devant 40 000 per­sonnes assem­blées dans le stade de Jounieh : « Nous sommes les saints de cet Orient et ses démons, sa croix et son fer de lance, sa lumière et son feu. Nous sommes capables de le brû­ler si on nous brûle les doigts, de l’illuminer si on res­pecte nos liber­tés. »

Le tournant de Zahlé

En décembre 1980, les troupes syriennes décident de s’emparer d’une ville chré­tienne de la plaine de la Bekaa, il s’agit de Zahlé, peu­plée de 200 000 habi­tants. Les milices des Forces liba­naises (FL) lui en inter­disent l’accès, des assauts sou­te­nus par de violent pilon­nages d’artillerie s’abattent sur les habi­ta­tions. Le siège de la ville com­mence, la neige freine les grandes manœuvres et les com­man­dos chré­tiens Maghawir de Joe Eddé font des mer­veilles en s’emparant d’une dizaine de postes enne­mis. Humiliés par cette résis­tance inat­ten­due, les Syriens font venir de grands ren­forts, en vain. En avril 1981, l’opinion inter­na­tio­nale est retour­née par cet exploit, Béchir devient très popu­laire, on l’entend au micro de RMC : « Des actes d’héroïsme incroyables ont eu lieu dans la mon­tagne. Nos jeunes gens ont été obli­gés de mar­cher 48 heures dans la neige, trans­por­tant sur leur dos des muni­tions à leurs cama­rades de Zahlé. Des com­bat­tants sont morts de froid en mon­tant la garde dans les hau­teurs. » La popu­la­tion chré­tienne tient des mois avec constance dans des condi­tions extrêmes, sous des pluies d’obus.

Les États-​Unis, désor­mais gou­ver­nés par Ronald Reagan depuis jan­vier 1981, changent d’attitude avec les chré­tiens du Liban qu’ils ont appris à res­pec­ter, il n’agit plus de les sacri­fier à l’islam mais de les pro­té­ger. En France, François Mitterrand vient aus­si d’être élu et – si para­doxal cela soit-​il – la pro­tec­tion des chré­tiens du Liban est à ses yeux une tra­di­tion mil­lé­naire à assu­mer. Une repré­sen­ta­tion diplo­ma­tique des FL est ouverte à Paris et Michel Rocard fait lui-​même le voyage au Liban pour hono­rer Béchir. Avec de tels sou­tiens, les Syriens se voient obli­gés de lever le siège de la ville. A la sur­prise géné­rale, lorsque les troupes FL exté­nuées par cinq mois de com­bat sortent vic­to­rieuses de leurs retran­che­ments le 30 avril, il ne reste plus que 95 com­bat­tants ! Cette bataille de Zahlé, très média­ti­sée, est un triomphe pour Béchir, la rue chré­tienne l’ovationne par­tout. Il devient popu­laire même chez les musul­mans liba­nais aux­quels il tend la main de la récon­ci­lia­tion. Béchir est reçu aux Etats-​Unis en août 1981 avec sa femme Solange. Quant aux Syriens sou­te­nus par l’URSS, furieux, ils se vengent en fai­sant assas­si­ner le 4 sep­tembre 1981 l’ambassadeur de France à Beyrouth, Louis Delamare.

Le « réduit chrétien »

Un autre point qui frappe la presse inter­na­tio­nale est le contraste sai­sis­sant entre les zones admi­nis­trées par les milices chré­tiennes et celles aux mains des musul­mans. « La zone chré­tienne, dit un jour­nal, c’est la Côte d’Azur avec un boom immo­bi­lier incroyable ! » Dans ces sec­teurs, les milices ont pris depuis 1976 le relais de l’État dans tous les domaines avec plus d’efficacité que celui-​ci. Appuyés sur des Comités popu­laires, les Kataëb veillent à tout : trans­ports en com­mun, entre­tient des cana­li­sa­tions d’eau, réseau élec­trique, ser­vice pos­tal rapide. Béchir suit les réunions de chan­tier por­tant sur des sujets très variés, 126 comi­tés s’occupent de l’éducation, orga­nisent le sou­tien gra­tuit des élèves en dif­fi­cul­té, les hôpi­taux sont impec­ca­ble­ment appro­vi­sion­nés en médi­ca­ments, les abris sont amé­na­gés et entre­te­nus. Une Maison des Combattants prend en charge les muti­lés et han­di­ca­pés de guerre au frais des FL, qui sub­viennent aux besoins de leurs familles. Les com­bat­tants sont quatre jours par semaine au tra­vail ou à l’université et trois jours au front. Le réduit chré­tien d’un mil­lion d’habitants dans 2 000 km2, com­pre­nant Beyrouth-​Est, appa­raît en 1981 comme un petit para­dis liba­nais et l’on a peine à ima­gi­ner que la guerre conti­nue chaque jour à deux pas. Les FL pré­lèvent des taxes moins éle­vées que celles de l’État, de nou­velles entre­prises se créent sans cesse, par­fois à l’initiative d’expatriés reve­nus « chez Béchir » pour pro­fi­ter de la réus­site. Un véri­table État naît, mais Béchir répète que ce n’est là qu’un État-​témoin du nou­veau Liban qu’il s’agit de bâtir sur son ter­ri­toire de 10 452 km2 : « Il n’est pas ques­tion de nous conten­ter de 50 km de rivage et de 20 km de mon­tagne. Nous libé­re­rons tout, ou tout ce que nous aurons fait n’aura ser­vi à rien. »

L’ultime ascension

Le 6 juin 1982, les Israéliens enva­hissent le sud du Liban, c’est l’opération « Paix en Galilée » pour pro­vo­quer le départ de leurs enne­mis de l’OLP (Palestiniens) du Liban et bri­ser un foyer de ter­ro­risme aux fron­tières de l’entité sio­niste. Le 26 juillet, Béchir annonce à la radio sa can­di­da­ture offi­cielle à l’élection pré­si­den­tielle liba­naise. Pour lui tous les occu­pants étran­gers (Syriens, Palestiniens, Israéliens, etc.) n’ont plus rien à faire au Liban, il est temps de reprendre le pays en main. Il fait du retour de tous les chré­tiens dans leur foyers un prin­cipe intan­gible et se montre intran­si­geant avec les exi­gences arro­gantes d’Israël (pour­tant son prin­ci­pal four­nis­seur d’armement). Le chef pales­ti­nien Arafat com­prend que la masse musul­mane liba­naise se déso­li­da­rise de lui et qu’elle se tourne de plus en plus vers Béchir, il sol­li­cite alors une flotte inter­na­tio­nale (américano-​anglo-​italo-​française) qui arrive le 18 août et, en deux semaines il s’embarque avec 70 000 Palestiniens vers d’autres des­ti­na­tions. Le 23 août, la Chambre liba­naise se ras­semble et sur 63 dépu­tés, Béchir obtient 59 voix pour contre 4 abs­ten­tions : les musul­mans aus­si ont voté pour lui. C’est un triomphe, le pré­sident impuis­sant auquel Béchir va suc­cé­der, Elias Sarkis, pleure de joie : « C’est le plus beau jour de ma vie, Béchir élu ! C’est la récom­pense de six ans de souf­france. » Il appelle aus­si­tôt Béchir pour lui deman­der de s’enfermer au palais pré­si­den­tiel car il est deve­nu la cible numé­ro un du ter­ro­risme inter­na­tio­nal. Celui-​ci n’écoute pas, il veut se don­ner à son peuple, aux foules immenses qui hurlent de joie. Tout le monde est per­sua­dé qu’enfin la renais­sance du Liban va avoir lieu, les fonc­tion­naires se ruent à leur tra­vail, la cor­rup­tion dis­pa­raît massivement.

Une der­nière fois avant son entrée en fonc­tion, Béchir veut réunir son équipe des pre­mières heures. Le 14 sep­tembre, il part de chez lui pour pas­ser une par­tie de la jour­née au couvent de la Croix où il retrouve sa sœur Arzé, reli­gieuse, et son épouse Solange. Vers 16 heures, il est au bureau Kataëb d’Achrafieh et vient à peine d’ouvrir la séance qu’une énorme déto­na­tion fait sau­ter l’immeuble : Palestiniens et Syriens se sont ven­gés. Le corps du chef chré­tien est recon­nu dans les décombres grâce à l’alliance qu’il porte au doigt. Béchir a ain­si ren­du son âme à Dieu à l’âge de 34 ans, pré­sident du Liban, lais­sant der­rière lui une veuve de 32 ans et deux enfants, ain­si qu’un peuple liba­nais incon­so­lable : « Jamais dans l’histoire du Liban un homme n’a fait naître autant d’espoir ni cou­ler autant de larmes », écrit un journaliste.

Le moine-​soldat

Est-​un hasard si cet homme est mort le jour de la fête de la Sainte Croix (14 sep­tembre) ? Nous ne le pen­sons pas, quelques heures avant l’attentat il disait dans un dis­cours : « Lorsqu’on essaye d’en finir avec nous […] ou de nous effa­cer de la carte, le Christ lui-​même nous demande de mou­rir en témoi­gnant pour Lui, et c’est cela qui est en train de se pas­ser au Liban. J’espère que cela, tous le com­pren­dront à l’étranger. Nous témoi­gnons aujourd’hui pour tous les chré­tiens du monde, de même que les pre­miers chré­tiens, au temps de Rome, mou­raient eux aus­si pour témoi­gner de la foi et de la reli­gion chré­tienne. » Béchir estime que le men­songe et la lâche­té pra­ti­qués durant des décen­nies sont la véri­table cause de la guerre civile : « Seule la véri­té per­met­tra de nous pré­ser­ver et de gar­der la tête haute. » Le déni du réel, « pour le Liban cela s’est sol­dé par 100 000 morts. » Le com­bat pour la véri­té est donc essen­tiel : « Jamais nous ne réus­si­rons à sor­tir de cette crise si une véri­table révo­lu­tion inté­rieure, préa­lable à la réforme géné­rale, ne s’effectue en cha­cun de nous. »

Pratiquant le 4e com­man­de­ment de Dieu, Béchir rap­pelle à ses com­pa­triotes le devoir de pro­té­ger et de faire fruc­ti­fier le patri­moine reçu afin de le trans­mettre à leurs des­cen­dants. Pour cela, il faut rede­ve­nir maître chez soi, l’intérêt du Liban doit pri­mer sur une immi­gra­tion incon­trô­lée et hos­tile. En février 1982, il disait aux jeunes FL : « Vous devez être pré­pa­rés à l’extrême, afin d’être des sol­dats sur les­quels nous pou­vons comp­ter. Vous serez la force qui empê­che­ra le désert de nous englou­tir. » Le jour même de sa mort, il défend l’honneur de sa patrie face aux arro­gants mon­dia­listes occi­den­taux, devan­ciers du wokisme actuel : « Ce que nous avons, c’est 6 000 ans d’histoire dont nous sommes fiers, et nous savons ce que nous avons à faire pour pré­ser­ver cet héri­tage. […] Nous n’avons aucune leçon de civi­li­sa­tion ou de culture à rece­voir de qui­conque. Nous sommes fiers de ce que nous pos­sé­dons ! Nous sommes fiers de tout le patri­moine de chez nous ! » L’enseignement à l’école doit être « une édu­ca­tion pro­ve­nant de notre civi­li­sa­tion et des pro­grammes qui reflètent le cœur de nos vies. Nous vou­lons que les livres d’histoire apprennent notre vision de l’histoire. » Il sait que « tout déra­ci­ne­ment créé un vide psy­cho­lo­gique, un éga­re­ment intense chez le citoyen et ouvre en même temps une brèche suf­fi­sam­ment large pour être exploi­tée par l’occupation des étran­gers. »

Face à la dhim­mi­tude que tentent d’imposer de force les musul­mans aux chré­tiens du Liban, Béchir est intrai­table : « Nous vou­lons vivre ici et gar­der la tête haute ! Nous vou­lons res­ter dans cet Orient, pour que les cloches de nos églises conti­nuent de son­ner quand nous le vou­drons, dans les joies et les peines ! Nous vou­lons pou­voir bap­ti­ser comme nous le vou­lons ; nous vou­lons pou­voir pra­ti­quer nos tra­di­tions et nos rites, notre foi et nos convic­tions, comme nous le vou­lons. » Devant les sacri­lèges des maho­mé­tans, Béchir ne tremble pas : « Nous recons­trui­rons l’église de Damour, bien qu’ils l’aient salie, pro­fa­née et sac­ca­gée ! » Il n’a aucune illu­sion au sujet de l’œcuménisme sui­ci­daire pra­ti­qué depuis le concile Vatican II : « Mon pro­blème, ce n’est pas de voir un cheikh et un prêtre s’embrasser, ou une mos­quée et une église appe­ler toutes les deux la prière avec un muez­zin. Ce sont là des sym­boles exté­rieurs qui n’ont pas d’importance à mes yeux », il aver­tit le pape Jean-​Paul II que « les chré­tiens du Liban ne sont pas un maté­riel expé­ri­men­tal pour le dia­logue islamo-​chrétien dans le monde. » Il sait que la masse musul­mane n’a de cesse de sou­hai­ter l’Oumma, la soum­mis­sion de la terre à la com­mu­nau­té isla­mique mais, fata­liste, elle a cou­tume de bai­ser la main qu’elle ne peut cou­per, celle du plus fort. L’attentisme des musul­mans ne lui échappe pas : « Il est impos­sible de savoir avec cer­ti­tude ce qu’ils pensent. D’ailleurs, je me demande s’ils le savent eux-​mêmes ; ils sont en pleine confu­sion idéo­lo­gique. » Béchir rem­por­tant la guerre, ils com­prennent qu’il vaut mieux pour eux choi­sir l’intérêt natio­nal du pays, c’est ain­si que le dépu­té chiite Moshen Slim constate que depuis l’élection « les musul­mans au Liban, plus que les chré­tiens sont pour le nou­veau régime, le régime de Cheikh Béchir Gemayel. Les faits sont là pour le prou­ver. » C’est en frère que Béchir aver­tit notre Occident ava­chi : « Il y a une déca­dence cer­taine en Occident, une nou­velle défi­ni­tion des choses peut-​être […] Un jour l’Occident sen­ti­ra la néces­si­té de reve­nir ici, aux sources. L’Occident doit se renou­ve­ler. Il y a une décré­pi­tude des grandes valeurs humaines qui ont créé le rayon­ne­ment de l’Occident. Cette déca­dence des mœurs, des valeurs, de la morale, entraîne néces­sai­re­ment une déca­dence poli­tique, alors qu’en face il y a un bloc mono­li­thique, une socié­té sou­mise à un sys­tème tota­li­taire. »

Béchir a cou­tume pui­ser les grâces néces­saires auprès du Bon Dieu, son épouse Solange se rap­pelle : « Béchir ne s’endormait pas sans avoir prié, et sans avoir prié à genoux ! J’ai su qu’il priait parce qu’il le fai­sait à genoux. Il aurait pu le faire dis­crè­te­ment dans le lit. Je n’en aurais rien su mais sa foi c’était cela. » Il aime se rendre à l’université du Saint-​Esprit de Kaslik pour for­ger ses choix poli­tiques et mili­taires. Il prie, se confesse, assiste à la messe avec ses hommes, se forme intel­lec­tuel­le­ment et reçoit des conseils par­ti­cu­liè­re­ment du Père Boulos Naaman, supé­rieur géné­ral de l’Ordre des moines maro­nites. Le Père Mouannès affirme que c’est la rai­son pour laquelle « la Résistance avait un fon­de­ment cultu­rel, théo­lo­gique, et spi­ri­tuel en même temps qu’une pure­té dans l’action poli­tique », il témoigne : « Chacun de nous doit por­ter sa croix. Il y avait un appel à la croix pour Béchir afin qu’il s’identifie au Seigneur. Cet appel-​là s’est ter­mi­né dans une marée de sang à Achrafieh, dans un nou­veau bap­tême qui était un bap­tême de sang. »

Puisse Dieu nous redon­ner qua­rante ans après de tels hommes !

Abbé Gabin HACHETTE

Sources : Béchir Gemayel, Yann Baly et Emmanuel Pezé, édi­tions Pardès, Coll. « Qui suis-​je ? », mai 2022 /​Béchir Gemayel ou l’esprit d’un peuple, Sélim Abou, édi­tions Saer Al Mashrek, 1984.