Cent ans après, toujours antisillonnistes

Il est du devoir d’un pape « de veiller à la pure­té de la foi et à l’intégrité de la dis­ci­pline catho­lique, de pré­ser­ver les fidèles de l’erreur et du mal, sur­tout quand l’erreur et le mal leur sont pré­sen­tés dans un lan­gage entraî­nant qui, voi­lant le vague des idées et l’équivoque des expres­sions sous l’ardeur d’un sen­ti­ment et la sono­ri­té des mots, peut enflam­mer des cœurs pour des causes sédui­santes, mais funestes.

Telles ont été naguère les doc­trines des pré­ten­dus phi­lo­sophes du XVIIIe siècle, celles de la Révolution et du libé­ra­lisme tant de fois condam­nées ; telles sont encore aujourd’hui les théo­ries du Sillon qui, sous leurs appa­rences brillantes et géné­reuses, manquent trop sou­vent de clar­té, de logique et de véri­té, et, sous ce rap­port, ne relèvent pas du génie catho­lique et français.

Saint Pie X, Notre charge apostolique.

C’était le 25 août 1910. On conçoit faci­le­ment que ces lignes papales n’étaient pas faites pour enchan­ter les sillon­nistes. Le pape a usé d’une longue patience envers eux car il s’était plu à recon­naître en eux « des âmes éle­vées, supé­rieures aux pas­sions vul­gaires et ani­mées du plus noble enthou­siasme pour le bien ».

Il a atten­du aus­si, à cause de la magni­fique action entre­prise et menée sur le ter­rain social au début : « c’étaient les beaux jours du Sillon ».

Le cœur riche mais l’esprit ignorant

Depuis, le mou­ve­ment a dévié. Saint Pie X en donne une rai­son qui pour­rait bien s’adresser à nous encore aujourd’hui et plus que jamais.

Les fon­da­teurs, jeunes, enthou­siastes, et pleins de confiance en eux-​mêmes, n’étaient pas suf­fi­sam­ment armés de science his­to­rique, de saine phi­lo­so­phie et de forte théo­lo­gie pour affron­ter sans péril les dif­fi­ciles pro­blèmes sociaux vers les­quels ils étaient entraî­nés par leur acti­vi­té et leur cœur, et pour se pré­mu­nir, sur le ter­rain de la doc­trine et de l’obéissance contre les infil­tra­tions libé­rales et protestantes.

Le pape devait par­ler pour éclai­rer tous ceux, jeunes laïcs, prêtres et sémi­na­ristes qui étaient entrés dans le sillage de ce mouvement.

On com­prend mieux l’intervention du sou­ve­rain pon­tife face à la pré­ten­tion des sillon­nistes à se sous­traire à l’autorité de l’Eglise. Ils ont des théo­ries spé­ciales sur tout et « pour jus­ti­fier leurs rêves sociaux, ils en appellent à l’Evangile inter­pré­té à leur manière et, ce qui est plus grave encore, à un Christ défi­gu­ré et dimi­nué ».

Sans doute poursuivent-​ils un noble but, mais ils oublient l’enseignement catho­lique dont les prin­cipes sont fixés et confir­més par l’histoire.

Il y a la diver­si­té des classes que les sillon­nistes veulent détruire. La sou­ve­rai­ne­té du peuple qu’ils prônent est contraire à l’enseignement tra­di­tion­nel de l’Eglise.

Ils vont donc au rebours de la doc­trine catho­lique, vers un idéal condamné.

Le pape prouve qu’il connaît ce qu’il condamne, il expose dans sa « Lettre » les théo­ries du Sillon et ses erreurs. Il en montre les consé­quences funestes.

L’erreur d’une émancipation à tous crins

Le Sillon est par­ti­san de la démo­cra­tie dont les bases sont : liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té. Il veut l’émancipation poli­tique, éco­no­mique et intel­lec­tuelle : l’autorité devra être consen­tie par les citoyens ; il n’y aura plus de patrons, et ce ne sera pas cepen­dant le socia­lisme ; cha­cun devra tra­vailler en vue de l’intérêt géné­ral, fai­sant fi de l’intérêt particulier.

Aux erreurs du Sillon, saint Pie X oppose la doc­trine catho­lique. L’autorité ne réside pas dans le peuple, mais elle vient de Dieu qui la délègue à qui il veut. Pour le Sillon, l’autorité vient bien de Dieu, mais elle remonte d’en bas, du peuple, pour inves­tir ceux qui seront les dépo­si­taires de cette autorité.

Dans le sys­tème sillon­niste, l’autorité dis­pa­raît et il n’y a plus d’obéissance.

La cité future à laquelle Le Sillon tra­vaille n’aura plus de maître, ni de ser­vi­teurs ; les citoyens y seront tous libres, tous cama­rades, tous rois.

L’Eglise pro­clame, elle, la néces­si­té d’une auto­ri­té, laquelle ne détruit pas la liber­té et n’attente nul­le­ment à la digni­té des hommes en exi­geant leur sou­mis­sion, car, en défi­ni­tive, toute auto­ri­té vient de Dieu.

Le Sillon sou­tient que toute inéga­li­té étant une injus­tice, la démo­cra­tie qui prêche l’égalité abso­lue entre tous les hommes est la seule forme de gou­ver­ne­ment légi­time. Or l’Eglise n’a jamais don­né une pré­fé­rence de gou­ver­ne­ment à la démo­cra­tie. Il fau­dra attendre les der­niers papes du XXe siècle et du début du XXIe siècle pour prô­ner la démo­cra­tie uni­ver­selle au risque, comme l’écrivait saint Pie X, de « se for­mer de la jus­tice et de la léga­li­té un concept qui n’est pas catho­lique ».

La Fraternité

Elle n’a pas pour base l’amour des inté­rêts com­muns ou la simple notion d’humanité « englo­bant ain­si dans le même amour et une égale tolé­rance tous les hommes avec leurs misères aus­si bien intel­lec­tuelles et morales que phy­siques et tem­po­relles ».

Or le pre­mier devoir de la cha­ri­té n’est pas dans la tolé­rance des erreurs ni dans l’indifférence en face de l’erreur et du mal, mais bien dans le zèle pour la véri­té qui amé­liore intel­lec­tuel­le­ment et mora­le­ment, et même maté­riel­le­ment, les autres hommes. La source de l’amour mutuel des hommes les uns pour les autres, c’est l’amour de Dieu, notre Père com­mun, et l’amour de Jésus-​Christ dont nous sommes les membres. C’est donc l’amour de Dieu et de Jésus-​Christ qui pro­cu­re­ra le plus grand bon­heur des hommes ici-bas.

La dignité humaine

Elle demande, selon la théo­rie sillon­niste, que chaque indi­vi­du puisse se libé­rer de toute tutelle étran­gère. La digni­té humaine consiste en réa­li­té dans l’accomplissement du devoir d’état là où la Providence a pla­cé chacun.

Et donc les humbles de la terre […] qui se contentent de tra­cer modes­te­ment leur sillon, au rang que la Providence leur a assi­gné en rem­plis­sant éner­gi­que­ment leurs devoirs dans l’humilité, l’obéissance et la patience chré­tienne, ne seraient-​ils pas dignes du nom d’homme, eux que le Seigneur tire­ra un jour de leur condi­tion obs­cure pour les pla­cer au ciel par­mi les princes de son peuple ?

Le pape n’a pas tout dit des erreurs du Sillon, mais il s’arrête ici pour envi­sa­ger main­te­nant « l’influence de ses erreurs sur la conduite pra­tique du Sillon et sur son action sociale ».

Le Sillon en pra­tique est l’image de cette cité future à l’élaboration de laquelle il pré­tend tra­vailler de toutes ses forces. Chez lui, il n’y a plus de hié­rar­chie, les chefs sont sor­tis de la masse, la plus grande liber­té est lais­sée à tous et à cha­cun, aucune auto­ri­té intel­lec­tuelle n’est admise pour la direc­tion des études, la cama­ra­de­rie la plus abso­lue règne entre tous ses membres, qu’ils soient laïques ou prêtres. Voilà ce qui explique que, même chez les sémi­na­ristes et les prêtres, on ne ren­contre plus le res­pect, la doci­li­té, l’obéissance dus aux évêques. Les évêques repré­sentent le pas­sé, tan­dis que les sillon­nistes eux, repré­sentent l’avenir.

L’Eglise, pour le Sillon, n’aurait pas encore réus­si à réa­li­ser l’œuvre sociale vou­lue par le Christ et « les grands évêques et les grands monarques qui ont créé et glo­rieu­se­ment gou­ver­né la France n’ont pas su don­ner à leur peuple ni la vraie jus­tice, ni le vrai bon­heur, parce qu’ils n’avaient pas l’idéal du Sillon ».

Le souffle de l’Esprit ou de la Révolution ?

Il n’y a pas de doute que « le souffle de la Révolution a pas­sé par là ».

Quand on consi­dère l’action sociale du Sillon, on est bien for­cé de recon­naître qu’il ne donne pas satis­fac­tion à l’Église. Il inféode l’Église au par­ti de la démo­cra­tie uni­ver­selle. Les sillon­nistes ne défendent l’Eglise que s’ils y trouvent leur avan­tage. Et pour­tant, ils ne craignent pas d’afficher leur foi catho­lique. En eux il y a deux per­sonnes, l’individu et le sillonniste.

Il fut un temps où Le Sillon se pro­cla­mait catho­lique. Plus tard on affir­ma qu’il ne serait pas anti­ca­tho­lique : « ce fut l’époque du plus Grand Sillon ». On conviait alors tous les hommes, catho­liques, pro­tes­tants, francs-​maçons à tra­vailler avec une géné­reuse ému­la­tion à l’œuvre com­mune. Une telle pro­mis­cui­té, on le sait, engendre de graves dan­gers. De toute cette agi­ta­tion du Sillon, il ne pou­vait résul­ter que des avan­tages pour le socialisme.

« Oui, vrai­ment, on peut dire que Le Sillon convoie le socia­lisme, l’œil fixé sur une chimère ».

Ce désir latent d’une sorte de reli­gion plus vaste que l’Eglise catho­lique, déjà bien pré­sent dans cette pen­sée sillon­niste, c’est celui que l’on retrouve dans les offi­cines qui réclament un nou­vel ordre mondial.

Toutes ces aber­ra­tions s’expliqueront tou­jours par le tra­vail des loges maçon­niques et par les accoin­tances de tant de catho­liques libé­raux (les idiots utiles) avec la Révolution.

Saint Pie X conclut sa lettre en rap­pe­lant aux évêques qu’ils doivent conti­nuer la mis­sion des apôtres et ne pas négli­ger les ques­tions sociales.

Quant aux sillonn­nistes qui dési­rent col­la­bo­rer à la réor­ga­ni­sa­tion chré­tienne de la socié­té, ils doivent se pla­cer sous l’autorité des évêques et sous l’appellation de « Sillons catho­liques ».

Le sou­ve­rain pon­tife exprime l’espoir d’une sou­mis­sion des sillo­nistes. Marc Sangnier enver­ra au pape une lettre de sou­mis­sion, mais la suite obli­ge­ra à recon­naître qu’il n’a jamais aban­don­né ses erreurs dans la lutte pour son idéal démo­cra­tique et social. C’est ain­si qu’on le vit, lors des cam­pagnes anti­mi­li­ta­ristes qui fai­saient rage après la guerre, être un par­ti­san réso­lu du désar­me­ment uni­ver­sel ; ou encore pen­dant son pas­sage à la chambre bleu-​horizon, Sangnier était tou­jours prêt à sou­te­nir de ses votes les pro­po­si­tions socia­listes. Depuis, il ne ces­se­ra d’avoir les com­pro­mis­sions les plus dan­ge­reuses avec les pires enne­mis de notre foi, jusqu’à, dit-​on, faire des confé­rences en tenue blanche dans les loges.

Ses plus chers dis­ciples n’ont-ils pas don­né leur adhé­sion au ser­ment du Front popu­laire ? Marc Sangnier, mal­gré sa sou­mis­sion, n’a jamais aban­don­né ses erreurs pre­mières, qu’il a conti­nué de plus belle à défendre et à propager.

Saint Pie X, ici comme dans le moder­nisme, avait vu clair. Les condam­na­tions, comme tou­jours, étaient for­te­ment moti­vées et la suite des évé­ne­ments jusqu’à nos jours, tant dans l’Eglise que dans cer­tains syn­di­cats dits chré­tiens, est venue appor­ter de nou­velles preuves de sa haute sagesse.

Abbé Xavier Beauvais , curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet

Extrait du Chardonnet n° 260