Entretien avec Mgr Fellay : le concept de « Tradition » ; nos rapports avec Rome ; Campos

Larges extraits de l’en­tre­tien accor­dé par Mgr Bernard Fellay, Supérieur Général de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X, lors du col­loque sur l’œuvre de saint Pie X tenu à Paris, le 30 mars 2003. Sujets abor­dés : le concept de « Tradition » ; la place de celle-​ci dans l’Eglise ; nos rap­ports avec Rome ; Campos.

Restaurer la « Tradition » dans l’Eglise

Ab. Lorans : Imaginons, Monseigneur, que vous ayez la pos­si­bi­li­té de res­tau­rer la Tradition dans l’Eglise, est-​ce que vous envi­sa­gez cette res­tau­ra­tion comme un retour en arrière, est-​ce que la Fraternité fonc­tionne comme une machine à remon­ter dans le temps ?

Mgr Fellay : On nous fait par­fois le reproche : « Vous trou­vez que tout était mer­veilleux aupa­ra­vant, avant le concile c’était l’âge d’or. Mais, en fait, vous êtes des fos­siles ! » C’est ce que disait un car­di­nal à notre sujet. Sur la demande d’un évêque qui vou­lait rejoindre la Tradition et qui deman­dait à ce car­di­nal : « Que penseriez-​vous si j’allais voir la Fraternité Saint-​Pie X ? » « Ne faites sur­tout pas cela, ce sont des fossiles ! »

Cela nous fait pen­ser au car­di­nal Ratzinger qui, plu­sieurs fois, se pose de bonnes ques­tions sur la situa­tion catas­tro­phique qu’il recon­naît. Mais lorsqu’il en arrive aux remèdes, sa conclu­sion est : sur­tout pas de retour en arrière. En fait, sa pen­sée repose sur un faux prin­cipe. Lorsque Mgr Lefebvre lui disait : « Dignitatis humanæ contre­dit Quanta cura« , il répon­dit : « Mais Monseigneur, nous ne sommes plus au temps de Quanta cura ! » et Monseigneur de conclure : « S’il en est ain­si, j’attendrai demain ».

Nous pou­vons leur dire aujourd’hui : Vatican II est dépas­sé, il n’est plus d’actualité, il n’est plus moderne, nous sommes déjà à l’époque « post-moderne ».

Il ne s’agit donc pas pour nous de reve­nir en arrière, de reve­nir à une période révo­lue de l’histoire. Comme le disait si bien saint Pie X : la civi­li­sa­tion chré­tienne n’est plus à inven­ter, elle a déjà exis­té. Il ne s’agit pas de vou­loir revivre une époque his­to­rique ; notre volon­té par contre est de rap­pe­ler et d’appliquer les prin­cipes éter­nels ; ils contiennent en puis­sance toutes les solu­tions aux pro­blèmes actuels.

Ab. Lorans : Dans votre der­nière Lettre aux amis et bien­fai­teurs, [1] vous reve­nez sur une expres­sion que vous avez déjà employée, vous dites que ce n’est pas vous qui repré­sen­tez la Tradition, ce n’est pas VOTRE Tradition que vous défen­dez, mais « il faut que Rome revienne à SA Tradition ». Qu’entendez-vous par ce possessif ?

Mgr Fellay : Nous enten­dons par là que c’est l’Eglise qui pos­sède la Tradition ou qui devrait la pos­sé­der. Nous pou­vons dire que nous sommes l’Eglise à la condi­tion de ne pas être exclu­sifs ; l’Eglise est évi­dem­ment plus grande que nous. Mais du fait que nous adhé­rons à l’Eglise, nous en fai­sons par­tie. L’adhésion à la Tradition de l’Eglise, c’est jus­te­ment ce qu’on appelle la Tradition. C’est le bien com­mun de toute l’Eglise qui, par un mys­tère inson­dable repose presque, je dis bien presque, exclu­si­ve­ment dans nos mains. Ce n’est pas nous qui l’avons cher­ché ; nous sommes res­tés fidèles à ce que l’Eglise a tou­jours ensei­gné, les autres l’ont aban­don­né. Mais les tré­sors de l’Eglise ne sont pas deve­nus pour autant nos tré­sors à nous ; c’est le grand tré­sor de l’Eglise, c’est pour cela que je dis SA Tradition. Nous ne vou­lons pas nous impo­ser à l’Eglise, c’est l’Eglise qui doit reprendre son bien propre, son bien com­mun, toutes ses véri­tés de foi, le sacer­doce, la messe.

Pour l’instant, on a l’impression que c’est notre his­toire ; cette expres­sion » la Tradition » est liée à un contexte, celui de nos rela­tions avec Rome où on nous dit aujourd’hui : « Vous avez un cha­risme propre qui est celui de la Tradition ». Nous refu­sons cette expres­sion car il n’est pas vrai que c’est notre cha­risme propre, c’est le cha­risme com­mun de l’Eglise. Cette messe n’est pas que la nôtre, c’est la messe de l’Eglise. L’ensemble du monde catho­lique a le droit d’en bénéficier.

Ab. Lorans : Il y a deux ans, Monseigneur, vous deman­diez à Rome ce droit à la messe. C’est donc dans cette pers­pec­tive que vous consi­dé­rez que la messe n’est pas le patri­moine de la Fraternité, qu’elle n’est pas notre chasse gar­dée, c’est dans cet esprit-​là que vous deman­dez, que vous sup­pliez que l’on donne à tout prêtre cette facul­té de dire la messe ?

Mgr Fellay : Tout à fait. Il est impres­sion­nant de voir com­bien de prêtres et aus­si de laïcs nous sont recon­nais­sants de cette demande. Il y a dans toute l’Eglise une soif de la Tradition ; elle est sou­vent mal expri­mée, mais elle est réelle. On la ren­contre par­tout et par­fois dans des lieux sur­pre­nants. Un mis­sion­naire en Amazonie m’a racon­té ceci : il disait la nou­velle messe jusque là et un jour les anciens lui disent : « Ne dis pas cette messe-​là, dis l’autre parce que là il y a le mys­tère ». Tout était dit. Ou encore cette dame à Singapour à laquelle Mgr Manat deman­dait : « Mais quelle est la dif­fé­rence entre les deux messes ? » et cette jeune dame, après quelques ins­tants de réflexion, répond en un mot : la sain­te­té. Ou encore ce prêtre au Kenya qui n’avait jamais vu l’ancienne messe et qui, s’approchant de moi, me dit :

« Je suis vicaire à la cathé­drale, les gens me disent :

– Pourquoi ne dites-​vous plus la messe comme avant ? Redites donc la messe comme autrefois.

– Je vou­drais bien, mais je ne la connais point.

Si donc vous ouvrez une cha­pelle ici, vous vide­rez la cathédrale. »

Actuellement ils sont deux jeunes prêtres dont l’un n’a jamais vu la vraie messe, l’autre me l’a vu célé­brer une fois. Et ces deux prêtres se sont trans­for­més en apôtres de l’ancienne messe, ce qui a pro­vo­qué des remous dans le diocèse.

Ce ne sont là que quelques exemples, mais je pour­rais conti­nuer et vous faire un des­crip­tif de ce qui se passe dans le monde, vous mon­trer com­bien il y a une souf­france, une attente dans le peuple chré­tien, chez les fidèles comme chez les prêtres. Certes, la messe n’est pas tout, mais elle peut cris­tal­li­ser tout le reste autour d’elle. C’est ce que nous recher­chons en deman­dant ce droit à la messe pour tout prêtre : que l’Eglise ait pitié d’elle-même, qu’elle déchire cette chape de plomb qu’elle s’est lais­sé impo­ser au moment du concile et qui la fait souf­frir ter­ri­ble­ment. Nous sommes per­sua­dés que cette liber­té de la messe – un acte juri­dique à poser pour mon­trer qu’un droit a été lésé, que pré­tendre à l’interdiction de cette messe est une injus­tice grave – cette liber­té de la messe ouvri­rait des écluses de grâces. Voilà la rai­son pro­fonde de notre demande.

Ab. Lorans : Où en êtes-​vous dans vos rela­tions avec Rome ?

Mgr Fellay : Considérons plu­sieurs points. Tout d’abord, qu’en est-​il de la per­mis­sion ou de la licéi­té des messes de la Fraternité Saint-​Pie X ? Vous avez sans doute enten­du par­ler de cet article publié par la Fraternité Saint-​Pierre, cor­ro­bo­ré par une lettre de Mgr Perl qui disait en avril 2002 que c’était un péché que d’aller aux messes de la Fraternité Saint-​Pie X, qu’il était stric­te­ment inter­dit d’y assis­ter, et ce dans quelques cir­cons­tances que ce soit. Le 27 sep­tembre de la même année, le même Mgr Perl écrit l’inverse dans une lettre adres­sée à un par­ti­cu­lier ; sur la demande de la com­mis­sion Ecclesia Dei, cette lettre a été ren­due publique par Una Voce America. Elle évoque trois questions :

1. Est-​ce que je rem­plis mon devoir domi­ni­cal en allant à la messe de la Fraternité Saint-​Pie X ? Réponse : Oui.

2. Est-​ce que je pèche que d’assister à une messe de la Fraternité St-​Pie X ? Réponse : « Si votre inten­tion pre­mière pour assis­ter à une telle messe était de mani­fes­ter votre désir de vous sépa­rer de la com­mu­nion du Souverain Pontife et de ceux qui sont en com­mu­nion avec lui, ce serait un péché. Si votre inten­tion est sim­ple­ment de par­ti­ci­per à une messe célé­brée selon le mis­sel de 1962 eu égard à votre dévo­tion, ce ne serait pas un péché ». Soyons sérieux : quel fidèle assis­tant à ces messes y vient pre­miè­re­ment et tout d’abord pour mani­fes­ter son refus de recon­naître l’autorité du Pape ? Poser la ques­tion, c’est y répondre.

3. Est-​ce que je fais un péché si je donne quelque chose à la quête ? Réponse d’une pru­dence toute romaine : une modeste contri­bu­tion est convenable.

En six mois, nous sommes en face d’une vire­volte com­plète. Nous avons l’impression d’être comme devant un feu rou­tier qui passe du vert au rouge et inver­se­ment. On aime­rait que le feu reste une fois pour toutes sur le vert. Il est clair qu’avec un agis­se­ment pareil, Rome perd la crédibilité.

Un autre exemple d’agissements contra­dic­toires : les évêques du Gabon ont deman­dé à Rome l’an der­nier ce qu’il fal­lait faire quant à l’inscription dans les registres, des sacre­ments don­nés par les prêtres de la Fraternité Saint-​Pie X. La Congrégation du cler­gé leur a répon­du : Il faut tout ins­crire. Même les mariages ? Réponse : Du moment que vous les ins­cri­vez dans vos registres, tout est en ordre. Voilà ce qui a été dit aux évêques gabo­nais par la Congrégation du cler­gé. Pendant ce temps-​là, un peu par­tout, on dira le contraire.

Nos rapports avec Rome

En avril 2002, le car­di­nal Hoyos nous avait envoyé une lettre bien déce­vante en réponse à un cour­rier que nous lui avions envoyé neuf mois plus tôt. Faisant suite à cette démarche, au mois de jan­vier der­nier, M. l’abbé Schmidberger a eu – en mon nom – un contact avec le car­di­nal Hoyos ; au cours de l’entrevue, il lui lu a une lettre dans laquelle je rap­pe­lais que les deux préa­lables posés lors de nos échanges de jan­vier 2001 n’ont tou­jours pas trou­vé de réponse (NDLR : la messe tri­den­tine accor­dée à tout prêtre et la levée des cen­sures); cela fait deux ans que nous atten­dons une réponse posi­tive de Rome ! Le car­di­nal réagit à la lettre en affir­mant qu’il aurait fait des gestes en notre faveur, mais que nous ne bou­geons pas d’un mil­li­mètre, que les pro­blèmes qui existent dans l’Eglise ne sont pas nos problèmes.

Le tabou

A Rome, ils devraient com­prendre qu’il y a une crise dans l’Eglise et qu’elle vient du concile. Mais ils ne veulent pas en entendre par­ler. En fait, ceux qui prêchent la des­truc­tion des tabous s’en sont créé des nou­veaux : le concile et la nou­velle messe. Ces deux points, per­sonne n’a le droit d’y tou­cher, et c’est le point d’achoppement parce que c’est aus­si le point sur lequel nous refu­sons de bou­ger. On nous objecte que nous n’avons pas le droit de mettre en oppo­si­tion le magis­tère actuel et le magis­tère du pas­sé. A cela, nous répon­dons que l’opposition est interne aux textes, nous ne sommes pas des dia­lec­ti­ciens, nous ne créons pas cette oppo­si­tion, elle est objec­tive, réelle. Mais de cela, ils ne veulent pas en entendre par­ler. Notez qu’il est impor­tant de bien sai­sir ce point pour com­prendre l’impossibilité de s’entendre tant qu’ils en res­tent à leurs positions.

Je m’explique : l’Eglise a tou­jours jus­ti­fié son ensei­gne­ment et en fin de compte l’infaillibilité de son magis­tère en posant un regard sur le pas­sé et en disant : ce que nous ensei­gnons aujourd’hui, Notre-​Seigneur, les Apôtres, les Pères, les conciles l’ont ensei­gné, nous n’enseignons rien de nou­veau quant au conte­nu, nous n’enseignons que ce que l’Eglise a tou­jours cru et ensei­gné. Avec Vatican II, l’Eglise s’est mise dans l’impossibilité de faire usage de cette jus­ti­fi­ca­tion qui est pré­ci­sé­ment la Tradition. Qu’est-ce que la Tradition ? C’est ce regard sur le pas­sé pour consi­dé­rer la fidé­li­té de la trans­mis­sion. C’est ce que dans la défi­ni­tion de la Tradition on appelle le quod sem­per, ce qui a tou­jours été cru et ensei­gné. Et comme le concile enseigne des choses nou­velles et qu’on ne peut plus pro­po­ser cette démarche, on a été obli­gé d’en inven­ter une nouvelle.

Comment, à Rome, on justifie le concile

Premier acte : l’infaillibilité

Le pape est infaillible, on ne consi­dère plus ce qu’il dit, on constate qu’il ouvre la bouche et on dit : c’est infaillible ! Je n’invente rien, à titre de preuve citons cette confé­rence don­née à Munster en Allemagne par le car­di­nal Hoyos dans laquelle il affirme que Mgr Fellay attaque la nou­velle messe en disant qu’elle est mau­vaise, mais il a tort car la nou­velle messe a été approu­vée par le pape, donc elle est infaillible.

L’erreur en cela consiste à ne consi­dé­rer que le sujet de l’infaillibilité – le pape – et non plus l’objet de l’infaillibilité – la véri­té fai­sant par­tie du dépôt révé­lé. Pour qu’il y ait infailli­bi­li­té, il ne suf­fit pas que le pape parle, il faut aus­si qu’il y ait objet à infailli­bi­li­té et donc que ce dont il parle appar­tienne au dépôt révé­lé. Mais comme ils ne veulent plus consi­dé­rer l’objet de l’infaillibilité, ils font du pape une machine à infailli­bi­li­té. Leur atti­tude est para­doxale, car d’un autre côté, ils ne veulent plus de l’infaillibilité et ne sortent ce dra­peau que lorsqu’il s’agit de dis­cu­ter avec nous.

Deuxième acte : introduire dans la vérité un élément historique.

La thèse est simple : ce que fait l’Eglise est vrai et bon au moment où elle le fait. Un car­di­nal Ratzinger n’a donc pas de peine à affir­mer que, du temps de saint Pie X, le ser­ment anti moder­niste était une bonne chose, et encore moins de peine a‑t-​il pour ajou­ter qu’aujourd’hui, c’est chose révo­lue. La véri­té est donc sou­mise aux cir­cons­tances his­to­riques, les­quelles sont les jus­ti­fi­ca­tions ultimes de l’action de l’Eglise. Le quod sem­per n’est donc pas adé­quat pour trai­ter de la ques­tion du magis­tère. Cette dif­fé­rence fon­da­men­tale dans les concepts d’identité et de conti­nui­té his­to­rique nous met sur deux pla­nètes dif­fé­rentes et rend les dis­cus­sions dif­fi­ciles, car nous disons à Rome : Voyez ce que vos inno­va­tions ont pro­duit, voyez le désastre ! Ils répondent : Non, ce n’est pas le concile, c’est la faute du monde ! (le monde a bon dos, tout à coup!). Ils ne veulent pas avoir tort car ils ne veulent pas reve­nir à une véri­té immuable. Cela rend la dis­cus­sion impossible.

Alors, vous me direz : pour­quoi discutez-​vous encore si elle s’avère impos­sible ? Il me semble que c’est impor­tant de dis­cu­ter pour arri­ver à les mener jusqu’à cette consta­ta­tion de l’impossibilité. De plus – et sur­tout – il n’y a pas que les digni­taires romains en jeu ; ces dis­cus­sions nous servent de haut-​parleur pour faire entendre notre mes­sage bien au-​delà de Rome, aux oreilles de tous ces fidèles et prêtres désem­pa­rés qui cherchent des solu­tions. Cela n’a rien de déses­pé­rant que d’aborder ces dis­cus­sions appa­rem­ment déses­pé­rantes, car à long terme, cela pro­duit des fruits. Jusqu’au Vatican on com­mence à trou­ver des per­sonnes qui sont d’accord avec nous et qui essaient de tra­vailler tant bien que mal là où elles sont. Ce sont même des évêques – pas seule­ment à Rome – qui sont inté­res­sés par ce que nous repré­sen­tons mais qui n’osent pas le dire. Dans les cinq der­nières années, il y a eu à ce niveau-​là une grande évo­lu­tion ; certes, pour l’instant on ne voit pas de fruits visibles de ce pro­grès ; mais entre le rien et une grosse pièce qui com­mence à bou­ger, il y a un monde.

Campos a obtenu l’ancienne messe…

Ab. Lorans : Vous avez envoyé M. l’abbé Schmidberger à Rome, vous écri­vez au car­di­nal, donc vous n’ignorez pas Rome ?

Mgr Fellay : Nous n’ignorons pas Rome du tout.

Ab. Lorans : On vous reproche cepen­dant de n’être pas « bon joueur » ; Campos a obte­nu l’ancienne messe, un espace de liber­té et vous ne vou­driez pas cela pour la Fraternité ?

Mgr Fellay : Est-​ce que vous vous assié­riez dans une voi­ture, même une superbe Ferrari, à laquelle il ne manque que les vis des roues ? Seriez-​vous dis­po­sé à conduire une telle voi­ture ? Moi, je ne suis pas disposé.

Ab. Lorans : Quels sont les bou­lons manquants ?

Mgr Fellay : Il manque la réa­li­sa­tion, dans le sens de mise dans le réel de cette Tradition. Cette forme cano­nique de Campos, dans l’abstrait, est splen­dide. C’est la concré­ti­sa­tion qui pose un sérieux pro­blème ; le pro­blème de fond est celui-​ci – je sché­ma­tise quelque peu : nous sommes en pré­sence de deux camps oppo­sés les­quels sont en conflit ; à un moment don­né, l’un des camps avance une pro­po­si­tion de paix. Ainsi donc, Rome a pro­po­sé la paix en disant : « Ne consi­dé­rons plus les pro­blèmes de doc­trine, c’est trop com­pli­qué pour l’instant, orientons-​nous vers une solu­tion pra­tique ». Autrement dit, on laisse le pro­blème, et on fait comme s’il n’existait pas. Ils ont appe­lé cela une solu­tion. Et Campos a accepté.

Dans le concret, qu’est-ce que cela implique ? Nous sommes en pré­sence de deux groupes oppo­sés qui, tout d’un coup, s’unifient et ne font donc plus qu’un. Forcément, l’un domi­ne­ra l’autre. Celui qui domine, c’est le plus fort, et puisqu’en même temps il y a un mou­ve­ment de sou­mis­sion à Rome, celui qui domine, c’est Rome, c’est l’Eglise actuelle. Cette Eglise actuelle est régie par des prin­cipes, par un ensemble dis­ci­pli­naire qui fait aller l’Eglise dans une direc­tion bien pré­cise. Cette direc­tion bien pré­cise, c’est l’immense flou qu’on appelle l’esprit de Vatican II. Faire un accord tel qu’il a été fait implique qu’on se mette dans le mou­ve­ment de Vatican II, qu’on se mette dans ce flux qui meut l’Eglise conciliaire.

Ab. Lorans : Est-​ce que vous avez des preuves, Monseigneur ?

Mgr Fellay : Un exemple : Mgr Rifan, actuel­le­ment évêque de cette Administration apos­to­lique, annonce, chaque dimanche, les horaires des messes à la cathé­drale de Campos – où est célé­brée la nou­velle messe. Le simple fait d’annoncer les messes est une invi­ta­tion à y aller. Donc on invite les fidèles qui font l’effort d’aller à l’ancienne messe, à fré­quen­ter la nou­velle, sans mani­fes­ter la moindre réserve quant à la valeur de cette nou­velle messe. Jusque là ils y étaient fon­ciè­re­ment oppo­sés au point d’avoir été chas­sés de leurs églises. En fait, ils bradent trente ans de com­bat. Ce simple petit fait d’annoncer les horaires des messes à la cathé­drale, c’est, au niveau des prin­cipes, radi­ca­le­ment le contraire. Cela semble peu de chose, en réa­li­té, c’est immense.

Un autre fait : aux quatre-​vingts ans du dio­cèse, Mgr Rifan, accom­pa­gné de son cler­gé, a assis­té à la nou­velle messe d’action de grâce à la cathé­drale. Ils sont donc allés eux-​mêmes à une nou­velle messe. Certes, ils diront : « Nous n’avons pas concé­lé­bré ». Non, vous n’avez pas concé­lé­bré. Vous y êtes allés, vous y avez par­ti­ci­pé. Il n’est pas néces­saire de concé­lé­brer, votre assis­tance publique dit à tout le monde, et à tous ceux qui veulent bien l’entendre que cette nou­velle messe n’est pas mauvaise.

Ce nou­veau mode d’agir com­mence à sus­ci­ter une réac­tion à Campos. Un des curés a même repro­ché publi­que­ment à Mgr Rifan ses nou­velles prises de posi­tion au sujet de la nou­velle messe ain­si que la nou­velle concep­tion du com­bat de Mgr de Castro Mayer. Campos explique main­te­nant qu’il y a eu deux Mgr de Castro Mayer. Le pre­mier était l’évêque docile, cano­niste, très sou­mis à toutes les lois de l’Eglise. Le deuxième est l’évêque démis de ses fonc­tions en 1981, évêque dur, rebelle. Et Mgr Rifan de dire au Barroux : « Nous avons choi­si Mgr de Castro Mayer numé­ro un ». Mgr Rifan a été effi­cace, il a réus­si à faire par­tir un prêtre du Barroux qui nous a rejoints.

Dernier fait que j’évoquerai : une dis­cus­sion entre deux membres de l’Administration apos­to­lique. Le pre­mier avoue qu’il a évo­lué dans ses posi­tions ; le second s’en garde bien :

– Moi par contre, je n’ai pas chan­gé [2].

– Mes condoléances !

– Si j’ai bien com­pris, la seule rai­son qui vous reste pour célé­brer l’ancienne messe est la per­mis­sion que vous a don­née le pape. Que ferez-​vous le jour où le pape vous deman­de­ra de célé­brer la nou­velle messe ?

– Eh bien, je la dirai.

Ce même prêtre pré­tend main­te­nant que ceux qui refusent la nou­velle messe sont schis­ma­tiques ! L’évolution est spec­ta­cu­laire. Une leçon s’en dégage : lorsqu’on se met volon­tai­re­ment et avec une volon­té de non-​défense dans un milieu com­plè­te­ment dif­fé­rent et même contraire à ses propres prin­cipes, on finit par ava­li­ser les prin­cipes oppo­sés. A Campos, il n’a pas fal­lu un an pour en arri­ver là. Ils ont fait en un an ce que la Fraternité St-​Pierre a fait en dix ans.

Dans leur sémi­naire, Rome les a obli­gés à don­ner un cours sur Vatican II et à intro­duire des pro­fes­seurs exté­rieurs à l’Administration. Mais la Ferrari était trop belle et ils n’ont pas vou­lu regar­der si les roues avaient toutes les vis.

Comment voyez-​vous l’avenir ?

Ab. Lorans : Monseigneur, en atten­dant que cette dis­cus­sion sur le fond que vous appe­lez de vos vœux puisse avoir lieu, que fait la Fraternité ? Vous reve­nez du Kenya, vous étiez en Argentine, dites-​nous un petit peu com­ment vous voyez l’avenir ?

Mgr Fellay : Sereinement ; le Bon Dieu est vrai et il est éter­nel. Ceux qui misent sur le Bon Dieu ne seront jamais déçus, même si ça coûte. Le Bon Dieu vaut bien la peine qu’on y mette le prix, même si ça coûte. La Fraternité ? Je la vois solide, je vois des ten­ta­tives très mar­gi­nales mais dan­ge­reuses de vou­loir faire croire que, subi­te­ment, c’est si facile de faire un accord avec Rome et que tout ira bien. C’est là une chi­mère, c’est vivre hors de la situa­tion réelle de l’Eglise. Combien de fois ai-​je eu à entendre cette année, des sémi­na­ristes, des prêtres qui s’approchaient de nous en disant : « J’ai tout essayé, je me disais : sur­tout pas la Fraternité Saint-​Pie X, j’ai fait le tour et il ne reste que vous ». Combien de fois j’ai enten­du cela ! Des prêtres viennent me voir et me disent : « Je viens chez vous parce que dans le dio­cèse, je ne peux plus, en conscience, vivre ma vie de prêtre catho­lique, on ne me le per­met pas ». C’est cela la réa­li­té concrète de l’Eglise.
Nous avons éga­le­ment des contacts avec des pré­lats qui disent certes la nou­velle messe mais qui nous disent : « Tenez bon ! Vous êtes notre unique espoir ! »

Alors, nous conti­nuons en toute sim­pli­ci­té. La Fraternité conti­nue ce tra­vail pla­cide. Je ne crois pas que ce soit un ron­ron, il faut tou­jours faire atten­tion à cela, il me semble que les évêques autour de nous s’occupent suf­fi­sam­ment de nous secouer. Ici ou là, des coups de foudre tombent. L’année pas­sée nous en avons reçu à peu près cinq de par le monde, depuis Moscou, la Lituanie, Bombay, la Slovénie, c’est chaque fois des excom­mu­ni­ca­tions ; cela réveille, et nous per­met de répondre, de nous justifier.

Ce qui nous fait ter­ri­ble­ment souf­frir c’est le manque de prêtres. L’œuvre croît beau­coup plus vite que le nombre de nou­veaux prêtres. Les nou­velles demandes de par le monde affluent et nous ne savons plus com­ment faire. On oblige le supé­rieur géné­ral à un nou­veau sport : on me donne une balle de golf, les dix-​huit trous, et on me fait envoyer la balle dans les dix-​huit trous en même temps. Ce n’est pas facile !

Notes de bas de page
  1. Lettre n° 63 de février 2003 : « Un jour vien­dra, nous en sommes abso­lu­ment cer­tains, où Rome revien­dra à SA Tradition, où elle la remet­tra en hon­neur, et nous appe­lons de tout notre cœur ce jour béni. Mais pour l’heure, nous ne sommes pas encore si avan­cés, et toute illu­sion serait mor­telle pour notre socié­té. Nous pou­vons le consta­ter en exa­mi­nant les déve­lop­pe­ments de Campos. »[]
  2. Lire la décla­ra­tion de Campos : 62 rai­sons pour les­quelles nous ne pou­vons pas en conscience assis­ter à la nou­velle messe.[]

FSSPX Premier conseiller général

De natio­na­li­té Suisse, il est né le 12 avril 1958 et a été sacré évêque par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988. Mgr Bernard Fellay a exer­cé deux man­dats comme Supérieur Général de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X pour un total de 24 ans de supé­rio­rat de 1994 à 2018. Il est actuel­le­ment Premier Conseiller Général de la FSSPX.