Entretien exclusif de Mgr Tissier de Mallerais pour La Porte Latine


A l’oc­ca­sion du vingt-​cinquième anni­ver­saire du Dies nata­lis de Mgr Marcel Lefebvre, fon­da­teur de la FSSPX, Mgr Bernard Tissier de Mallerais, évêque auxi­liaire de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X, a bien vou­lu répondre aux ques­tions que nous lui avons posées.

Mgr Tissier de Mallerais, vous êtes l’un des pre­miers par­mi nous à avoir connu et sui­vi Monseigneur Lefebvre. De plus, vous êtes son bio­graphe. Que vous évoque Monseigneur Lefebvre, 25 ans après sa mort ? Quel fut son grand « mot d’ordre » ?

Mgr Tissier de Mallerais – Le nom de Monseigneur Lefebvre évoque à ma mémoire l’homme doux et humble de cœur et à la fois le pré­lat fort et violent, de cette vio­lence dont le Seigneur dit que ceux qui l’ont s’emparent du Royaume des cieux. Son mot d’ordre fut sans nul doute sa devise épis­co­pale « Credidimus cari­ta­ti : Nous avons cru en l’amour. » Il vou­lait dire avec saint Jean : « Nous avons recon­nu l’amour de Dieu pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16), ou encore avec l’Adeste Fideles de Noël. « Sic nos aman­tem, quis non reda­ma­ret ! » ce qui signi­fie : « Celui qui nous a tant aimés, qui ne l’aimerait de retour ? »

Toute sa vie a donc été une ques­tion de don­ner ou de rendre à Dieu amour pour amour : depuis sa voca­tion sacer­do­tale à 17 ans, jusqu’à sa mort comme excom­mu­nié. Le car­di­nal Oddi, qui le connais­sait, disait de lui : « Il a trop aimé l’Église ! », c’est-à-dire : il a pous­sé l’amour de l’Église et de Notre Seigneur à l’extrême en s’exposant aux cen­sures ecclé­sias­tiques les plus graves, sus­pense et excom­mu­ni­ca­tion, pour sau­ver le sacer­doce et la per­ma­nence du saint sacri­fice de la messe dans l’Église. Il a sui­vi son divin Maître : « Propter nimiam cari­ta­tem qua dilexit nos Deus… : À cause de la cha­ri­té exces­sive par laquelle il nous a aimés, Dieu… » (Antienne des Vêpres du 1er janvier)

Pouvez-​vous nous rap­pe­ler l’héritage qu’il a reçu, jeune sémi­na­riste à Rome ?

Mgr Tissier de Mallerais – C’est simple : l’amour du pape et de l’Église. Les papes vus dans la conti­nui­té remar­quable de leurs ensei­gne­ments en matière poli­tique et sociale, depuis Grégoire XVI, Pie IX, jusqu’à saint Pie X et Pie XI. Ce qu’ils ont ensei­gné durant un siècle et demi contre les erreurs du libé­ra­lisme et du moder­nisme. Au col­lège de Tourcoing, il n’avait pas sai­si la malice de ces erreurs et le rôle capi­tal de ces papes pour pré­ser­ver l’Église de leur fléau et main­te­nir la foi en la royau­té sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ. 

Rue Santa Chiara, sous la direc­tion du père Henri Le Floch, direc­teur du Séminaire fran­çais de Rome, Marcel Lefebvre fit sa conver­sion intel­lec­tuelle : « Ce fut pour moi une révé­la­tion totale. J’ai com­pris que j’étais dans l’erreur. Par exemple, je pen­sais qu’il était très bien que l’État fût sépa­ré de l’Église. J’étais libé­ral ! Au sémi­naire, j’ai com­pris qu’il me fal­lait réfor­mer mes idées, à la lumière de ces magni­fiques ency­cliques des papes. Cela nous a mon­tré com­ment il fal­lait juger l’histoire. Et du coup, ça nous est res­té ! Tout dou­ce­ment nais­sait en nous le désir de confor­mer notre pen­sée, notre juge­ment sur les évé­ne­ments, à la pen­sée de l’Église. Mais ça nous a lan­cés. Le père Le Floch nous disait : « En entrant au Séminaire, ici à Santa Chiara, vous entrez dans l’histoire de l’Église ». C’est bien cela : Il nous a fait vivre et entrer dans l’histoire de l’Église, c’est-à-dire dans ce com­bat contre les forces per­verses lut­tant contre Notre Seigneur Jésus-​Christ. Cela nous a mobi­li­sés, oui, mobi­li­sés, contre ce funeste libé­ra­lisme, contre la Révolution et les puis­sances du mal à l’œuvre pour ren­ver­ser l’Église, le Règne de Notre Seigneur Jésus-​Christ, les États catho­liques, la chré­tien­té tout entière. »

L’encyclique inau­gu­rale E supre­mi apos­to­la­tus de saint Pie X et la devise pon­ti­fi­cale du saint pape : « Omnia ins­tau­rare in Christo » ou « Tout réca­pi­tu­ler, tout res­tau­rer dans le Christ », l’avait par­ti­cu­liè­re­ment enthou­sias­mé. Comme beau­coup de ses condis­ciples, il se sen­tit, je dirais har­pon­né, non pas tant par le tho­misme et la théo­lo­gie qu’il rece­vait à l’Université gré­go­rienne et qui fai­sait les délices d’esprits plus spé­cu­la­tifs, comme celui d’un Victor Alain Berto, mais pour le com­bat pour le Christ Roi et Prêtre. Puisque Son règne, indi­vi­duel dans les âmes et social dans la chré­tien­té, est le fruit de sa croix : « Regnavit a ligno Deus », chantons-​nous dans le Vexilla Regis du temps de la Passion : « Dieu règne par le bois, par le bois de sa Croix ; et donc par la Messe, qui est la réac­tua­li­sa­tion sacra­men­telle du sacri­fice du Calvaire et qui dis­tri­bue le tré­sor des mérites du Rédempteur. » Voilà l’héritage reçu par Marcel Lefebvre à Santa Chiara, héri­tage qu’il était réso­lu de trans­mettre coûte que coûte en s’engageant lui aus­si dans le com­bat des papes quand Dieu vou­drait. Il était un prêtre préparé.

Comment com­prendre la lutte future de Mgr Lefebvre contre deux papes ?

Mgr Tissier de Mallerais – Ce ne fut pas un com­bat contre des papes, mais contre leurs erreurs. Paul VI l’accusa : « Vous êtes contre le pape ! » Absurde reproche ! « C’est vous, Très Saint-​Père, répondit-​il, qui nous contrai­gnez à nous éloi­gner de vous, par fidé­li­té à vos pré­dé­ces­seurs ! » Et jamais il n’aurait mené ce com­bat s’il avait été sémi­na­riste en France. Il l’a dit lui-​même : « Si j’étais entré au sémi­naire à Lille, ma vie aurait été tout autre. C’est grâce à l’abbé Collin, pro­fes­seur de mon frère René à Versailles en 1917–1918, que j’ai été envoyé et for­mé au Séminaire fran­çais de Rome », un sémi­naire unique en son genre, où l’on for­mait des prêtres pieux et doc­tri­naux, certes, comme le vou­lait le Fondateur des Spiritains, Claude Poullart des Places, et c’était déjà magni­fique, mais aus­si des prêtres com­ba­tifs, ce qui était raris­sime dans l’Église.

Et alors l’amour des papes et de leur ensei­gne­ment, qu’on lui insuf­fla allait le faire souf­frir ter­ri­ble­ment qua­rante ans plus tard, au concile Vatican II qui vou­drait bra­der tout ce que Marcel avait reçu, com­pris, assi­mi­lé et aimé à Santa Chiara ! Il serait ensuite ame­né à contre­dire des papes, c’est vrai, à refu­ser l’obéissance aux réformes post­con­ci­liaires, lui, le grand obéis­sant, qui avait ensei­gné à ses sémi­na­ristes afri­cains : « Le pape, c’est le Successeur de Pierre, le Christ sur terre, le Roc inébran­lable, la lumière du monde ! » Il lui fau­drait admettre, comme l’avait dit Pie XII : « Que si l’Église mani­feste des traces évi­dentes de la condi­tion de notre humaine fai­blesse, il ne faut pas l’attribuer à sa consti­tu­tion juri­dique, mais plu­tôt à ce lamen­table pen­chant au mal des indi­vi­dus, que son Divin Fondateur souffre jusque dans les membres les plus éle­vés de son Corps mys­tique dans le but d’éprouver la ver­tu des ouailles et des pas­teurs et de faire croître en tous les mérites de la foi chré­tienne (…) Ce n’est pas une rai­son de dimi­nuer notre amour de l’Église, mais plu­tôt d’augmenter notre pié­té envers ses membres. » (Encyclique Mystici Corporis, 29 juin 1943, EPS l’Église, n° 1065)

C’est cette pié­té, ce res­pect envers les papes, non pour leur per­sonne, mais à cause de leur fonc­tion, qui retien­drait tou­jours Marcel Lefebvre de toutes réac­tions ou paroles offen­santes envers les papes conci­liaires. Et c’est la consi­dé­ra­tion de la per­ma­nence de la fonc­tion pon­ti­fi­cale suprême sous les erreurs de ces papes équi­voques, qui l’empêcherait de tom­ber dans l’erreur sédé­va­can­tiste de ceux qui, scan­da­li­sés à juste titre des erreurs de ces pon­tifes, en concluaient à tort à la perte de leur fonc­tion de papes. Il conti­nue­rait d’aller à Rome, de visi­ter les pré­lats libé­raux ou moder­nistes, « pour essayer de les conver­tir » disait-​il, ou du moins pour obte­nir d’eux « que nous soyons au moins tolé­rés » et que la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X fût à nou­veau cano­ni­que­ment recon­nue (après sa soi-​disant sup­pres­sion du 6 mai 1975), et que « nous soyons recon­nus comme nous sommes », disait-​il. Ce fut sa poli­tique romaine pen­dant quinze ans : de la soi-​disant ‘sup­pres­sion’ de la Fraternité en 1975 à sa mort en 1991.

Voudriez-​vous me tra­cer main­te­nant un por­trait de Marcel Lefebvre missionnaire ? 

Mgr Tissier de Mallerais – Nommé en août 1930 second vicaire d’une paroisse de la ban­lieue ouvrière de Lille, l’abbé Marcel Lefebvre se donne avec zèle à sa charge pas­to­rale et à l’apostolat par­mi les familles de com­mu­nistes dont il s’efforce de caté­chi­ser les enfants. Il est plei­ne­ment com­blé par son tra­vail, pour­tant il est mal à l’aise avec le cler­gé de son dio­cèse, où il ne retrouve pas l’esprit de com­bat qu’il a vécu à Santa Chiara. Dès lors, sur les ins­tances de son frère René, mis­sion­naire au Gabon, Marcel oblique vers la vie mis­sion­naire, qui lui semble plus utile, plus dure, plus méri­toire, et entre au novi­ciat des spi­ri­tains à Orly en 1931, Après sa pro­fes­sion reli­gieuse, il est envoyé en Afrique noire, au Gabon, sous l’Équateur.

Nommé d’abord pro­fes­seur puis rec­teur du sémi­naire de Libreville, il laisse le sou­ve­nir d’un homme d’ordre, excellent orga­ni­sa­teur, et d’un homme « très souple, très agréable, sou­riant, ferme dans les idées, très aimé de ses élèves et appré­cié par les pères, mani­fes­tant dès les débuts de sa vie mis­sion­naire une com­pé­tence et un goût par­ti­cu­liers pour la for­ma­tion des prêtres. » (Témoignage de son confrère le Père Fauret, futur évêque)

Épuisé au bout de six ans, il est envoyé en brousse, à divers postes suc­ces­sifs, où il pour­suit l’œuvre de ses pré­dé­ces­seurs : notam­ment les plan­ta­tions (indus­trielles ou vivrières), les indus­tries des sta­tions mis­sion­naires : exploi­ta­tion des forêts, des lacs (pêche­ries) et des car­rières (pierre, ciment, plâtre et briques), impri­me­rie, fabri­ca­tion de bateaux, construc­tion d’un ‘wharf’ à Donguila pour leur accos­tage ; à la mai­son des pères, l’aménagement de bureaux d’accueil des fidèles, etc.

Mais le côté spi­ri­tuel est le prin­ci­pal, car, selon son prin­cipe, le bon ordre maté­riel est au ser­vice du bon ordre des âmes. Il laisse à son confrère, un abbé Noir, le soin des écoles de la sta­tion : une école pri­maire et secon­daire de gar­çons et une école des filles (diri­gée par les Sœurs), et il va lui-​même faire les tour­nées de brousse. En pirogue ou en pinasse, il visite les vil­lages dis­sé­mi­nés le long des rivières, il véri­fie le tra­vail de son armée de caté­chistes qu’il aug­mente et forme, il s’assoit pour des séances inter­mi­nables de confes­sions sacra­men­telles, il célèbre la messe et se réjouit d’entendre tout le monde chan­ter par cœur en gré­go­rien le Kyriale et même toute la messe des défunts. Il bénit des mariages, et enfin il choi­sit les meilleurs élèves des deux écoles de chaque vil­lage pour les emme­ner aux écoles des sta­tions, où se per­fec­tion­ne­ront leurs talents ou bien éclo­ra leur voca­tion reli­gieuse ou sacer­do­tale. À ceux qui ter­minent leurs études ou leur appren­tis­sage, il dit : « Vous retour­nez au vil­lage, vous res­tez pauvres, vous tra­vaillez. » Et les meilleurs feront des études supé­rieures dans les écoles d’État ou les uni­ver­si­tés : ils seront l’élite de demain.

Et quelle marque a‑t-​il lais­sée à Dakar et au Sénégal ?

Mgr Tissier de Mallerais – Comme Vicaire apos­to­lique puis arche­vêque de Dakar (1947–1962), il construit le sémi­naire dans un lieu plus pro­pice et fait venir de jeunes pro­fes­seurs, des pères qu’il a fait envoyer com­plé­ter leurs études à Rome : il veut un corps pro­fes­so­ral ‘romain’. Il rend vie à la congré­ga­tion des sœurs indi­gènes mori­bonde ; il construit des églises, celle de Fatick reste emblé­ma­tique de la ‘per­cée’ mis­sion­naire qu’il réus­sit en pays Sérère encore païen grâce au zèle et à l’intelligence de Père Henri Gravrand. Ce jeune père à peine arri­vé ne lui a‑t-​il pas dit tout de go : « Monseigneur, on m’a nom­mé chez vous, mais vous savez, moi je veux la mis­sion, la grande mis­sion ! » Ce lan­gage ne déplaît pas à l’évêque Marcel, qui lui dit : « Bon, venez avec moi, je vais vous mon­trer un endroit qui n’a pas bien démar­ré ; vous ver­rez. » Et quelques semaines plus tard, le jeune père lui dit : « Voilà où j’en suis de mon appren­tis­sage de la langue, mais je dois vous le dire, Monseigneur, je le constate, votre mis­sion, elle est mori­bonde ! » Et l’évêque sou­rit : « Que proposez-​vous ? » Il écoute les pro­po­si­tions révo­lu­tion­naires du néo­phyte : « Monseigneur, pour­quoi ne ferions-​nous pas pour ces vieux païens poly­games un ‘Ancien Testament’, puisqu’on ne peut pas les bap­ti­ser ? » Monseigneur crie un peu : « Comment ! pas de bap­tême ! vous vou­lez qu’ils se fassent tous musul­mans ? » « Justement pas, Monseigneur, au contraire ! Écoutez mon idée ! »

Et le vicaire apos­to­lique écoute, com­prend et accepte l’explication qui lui est faite : « Ces païens rece­vront un cer­tain ensei­gne­ment de l’Évangile, ils pro­met­tront de don­ner leurs enfants au père pour le caté­chisme ; ils pro­mettent de se faire bap­ti­ser avant la mort en gar­dant une seule de leurs femmes, et ils reçoivent tout de suite une carte d’identité ‘d’amis des chrétiens’(qui leur sert aus­si dans la vie civile) ; et ils sont ain­si socio­lo­gi­que­ment liés à la chré­tien­té et pro­té­gés contre les pres­sions de l’Islam qui com­mencent à mena­cer la ‘cein­ture ani­miste’ du Sénégal. » Alors dans une lettre pas­to­rale, Mgr Lefebvre loue­ra l’entreprise, pour­tant à haut risque, sans nom­mer le père en ques­tion : « Il faut un zèle inven­tif et ingé­nieux qui ne se contente pas de ses parois­siens ni des méthodes héri­tées des pré­dé­ces­seurs, mais qui va de l’avant, avec les moyens, les enne­mis et les méthodes du Sénégal d’aujourd’hui, sans tou­te­fois être empreintes d’un esprit de nou­veau­té ‘qui sapit hære­sim’ » – Je renonce à traduire.

En outre, l’évêque fait venir les car­mé­lites de Cholet et leur construit un car­mel, afin que leurs prières et leurs sacri­fices attirent les béné­dic­tions divines sur ses mis­sions. Puis il découvre la Cité Catholique de Jean Ousset et la patronne, au grand dam du direc­teur de son Action Catholique Ouvrière ! Il fait venir les Pères Coopérateurs parois­siaux du Christ Roi (CPCR) : les pères Augustin Rivière et Noël Barbara, qui prêchent des retraites à ses prêtres. On y parle du but de la vie, des fins der­nières, de l’enfer, de l’appel du Christ Roi, de régler sa vie sans se déter­mi­ner par des attaches désor­don­nées : tout cela fait fré­mir cer­tains mis­sion­naires libé­raux… Monseigneur n’en a cure. Par ailleurs, il fait venir toutes sortes de congré­ga­tions reli­gieuses ensei­gnantes ou autres, mas­cu­lines et fémi­nines, si bien qu’aux réunions épis­co­pales à Dakar, ses col­lègues s’extasient de l’animation extra­or­di­naire qui règne dans le dio­cèse et se décident à l’imiter chez eux. 

Et le rôle de Mgr Lefebvre comme délé­gué apos­to­lique de Pie XII ?

Mgr Tissier de Mallerais – Justement, j’y viens. Voyez-​vous, les papes sont par­fois idéa­listes, ils voient l’Afrique comme la Chine : « Il faut un cler­gé autoch­tone, des évêques autoch­tones, comme ça l’Église ne fera plus figure d’étrangère et lorsque ces jeunes pays accé­de­ront à l’indépendance, et que les mis­sion­naires seront chas­sés comme en Chine, l’Église pour­ra conti­nuer. » « Bien sûr, répond Mgr Lefebvre, tout cela est juste, mais pouce ! L’Église d’Afrique n’en est pas au niveau de la Chine. Il faut déve­lop­per au maxi­mum et le plus vite pos­sible les ins­ti­tu­tions catho­liques et le zèle des catho­liques, avant les indépendances. »

Et Marcel d’expliquer tout cela au pape Pie XII, lorsqu’il va lui rendre compte annuel­le­ment de son acti­vi­té de Délégué. « Très Saint-​Père, je reviens du Canada. En deux semaines, j’ai visi­té soixante mai­sons reli­gieuses et sémi­naires ; j’ai la pro­messe de vingt congré­ga­tions, cer­taines nou­velles, de venir fon­der en Afrique. Voyez où je vais les mettre : voi­ci la carte de la Délégation… » Et Pie XII de contem­pler gra­ve­ment ce foi­son­ne­ment. Or ‘tout cela’ ça va contre les idées pré­con­çues les plus enra­ci­nées dans la Curie romaine. Eh bien, vous savez, le pape va suivre son Délégué. Son ency­clique Fidei donum (‘Le don de la foi’) du 21 avril 1957 exhorte les évêques des pays déve­lop­pés, « pre­nant part dans un esprit de vive cha­ri­té à la sol­li­ci­tude de toutes les Églises qui pèse sur les épaules du pape », à lais­ser nombre de leurs prêtres par­tir en mis­sion en Afrique. Cela mécon­tente cer­tains pré­lats de Curie : « Non, dit à Mgr Lefebvre Mgr Celso Costantini, secré­taire de la congré­ga­tion de la Propagation de la Foi, on se trompe ! Bientôt, ce seront les Africains qui vien­dront nous caté­chi­ser ! Cessez cette immi­gra­tion de mis­sion­naires, de prêtres étran­gers, Monseigneur ! » « Mais, ajoute Mgr Lefebvre, le pape Pie XII me sou­te­nait ! »
Cela ‘chauf­fait’ par­fois à la Curie. Surtout quand le Délégué Lefebvre qué­man­dait de l’argent… Un jour, à la caisse de la Propaganda Fide, las­sé de l’insistance du Délégué, le pré­po­sé lui jet­te­ra un paquet de dol­lars par-​dessus le bureau, et Monseigneur, se bais­sant pour les ramas­ser à terre, dira : « Laissez, je m’en charge ! » Voilà un aper­çu impromp­tu des acti­vi­tés idéo­lo­gi­que­ment ‘incor­rectes’ du Délégué apos­to­lique en Afrique française. 

Peut-​on dire que ses années d’Afrique furent ses ‘grandes années’ ?

Mgr Tissier de Mallerais – Oui, il l’a dit : ses années afri­caines furent pour lui les plus enthou­sias­mantes depuis son ordi­na­tion sacer­do­tale. Il avait su vaincre sa réserve natu­relle, se lan­cer, déployer ses facul­tés natu­relles d’organisateur, d’initiative, de déci­sions ori­gi­nales, et par-​dessus cela déve­lop­per sa grâce épis­co­pale. Le père Bussard, son vicaire géné­ral à Dakar, m’a dit bien plus tard un jour à Vevey, en Suisse, à côté du palais de Nestlé, me par­lant de Mgr Lefebvre : « Ç’aurait pu être un timide, un paci­fique, qui ne fait rien ; or il n’avait pas cinq minutes de libres, cet homme–là ! Je me disais : Mais com­ment fait-​il ? Il car­bure ! Il aurait pu être PDG de Nestlé, sans problème ! »

Et dans les faits, dans son action, ses années afri­caines furent celles d’un déve­lop­pe­ment extra­or­di­naire de l’Église en Afrique. Si les hommes se tai­saient, les pierres à elles seules crie­raient : par­tout des sémi­naires, des cathé­drales, des écoles ! L’école catho­lique fut sa grande pré­oc­cu­pa­tion et sa grande œuvre. Il y voyait l’avenir de l’Église d’Afrique. Il a fait construire aux portes de Dakar, à Hann, un col­lège catho­lique de gar­çons conçu par lui pour 700 élèves d’emblée ; il en a aujourd’hui 3 000. Il nous disait qu’on y accep­tait jusqu’à dix pour cent de musul­mans, et que ceux-​ci en gar­daient pour la vie une estime de l’Église. Il l’a dit au pape, et Pie XII a écrit cela noir sur blanc en 1951 dans son ency­clique sur les mis­sions Evangelii præ­cones. Mais ce n’était pas le vrai but des écoles catho­liques, en ces pays musul­mans comme le Sénégal : Mgr Lefebvre voyait plus haut, plus loin : il s’agissait pour lui de for­mer une élite catho­lique qui, demain, pren­drait en mains le pays. Et c’est ce qui s’est passé.

Mgr Lefebvre racontait-​il son œuvre et ses suc­cès africains ?

Mgr Tissier de Mallerais – Eh bien, à Écône, il ne nous confiait rien de ce qu’il avait fait, il nous contait des anec­dotes de ce qui lui était arri­vé, des his­toires à nous faire plier de rire : l’âne pieux de Lambaréné, le camion à vin de palme de Ndjolé, la pour­suite du voleur à Chinchoua, l’enlèvement de l’épouse chré­tienne d’un poly­game par les grands élèves de l’école de Lambaréné, le doc­teur Schweitzer qui ne tuait pas même un mous­tique… Il nous racon­tait quand même ses démê­lés avec le démon dans la case du féti­cheur où, à coups de machette, il détrui­sait une pou­pée fétiche sans tou­cher au féti­cheur apeu­ré. Mais je n’ai décou­vert le grand mis­sion­naire qu’il avait été, qu’après sa mort en allant sur place, moi et un confrère, inter­ro­ger les témoins survivants. 

Pouvez-​vous nous par­ler de ses com­bats au concile et par la suite ?

Mgr Tissier de Mallerais – On voit sou­vent en Mgr Lefebvre le pour­fen­deur des erreurs conci­liaires, ce n’est pas du tout l’essentiel de Marcel Lefebvre. Mais il a été enga­gé dans ce com­bat et y était pré­pa­ré. Ce fut dès le Concile et son com­bat est bien le fruit de sa foi dans le Christ Roi.

J’énumère, puisque vous me le deman­dez, ses com­bats prin­ci­paux, une tri­lo­gie conci­liaire qui est le pen­dant de la tri­lo­gie maçon­nique de la Révolution fran­çaise : Liberté, Égalité, Fraternité. C’est Mgr Lefebvre lui-​même qui a décou­vert ce paral­lèle et l’a exploi­té avec fruit, il faut le dire !

– Liberté : c’est la liber­té reli­gieuse, avec la décla­ra­tion Dignitatis humanæ.

– Égalité : c’est la col­lé­gia­li­té épis­co­pale, dans Lumen gen­tium.

– Fraternité : c’est l’œcuménisme et le dia­logue inter­re­li­gieux, avec Unitatis redin­te­gra­tio et Nostra ætate.

Il nous a lui-​même réfu­té ces erreurs en détail et très sou­vent. Mais atten­tion ! Avec ces erreurs conci­liaires, vous me condui­sez bien loin du por­trait de Mgr Lefebvre… Tant pis pour vous ! Permettez que je numé­rote les divers points de ‘diver­gence’ (euphé­misme), qui sont d’ailleurs ceux qui nous opposent aujourd’hui à la Rome conci­liaire. C’est très actuel.

La liber­té reli­gieuse, c’est, dit le Concile, le droit natu­rel à l’exemption de toute contrainte des adeptes de toutes reli­gions, sans dis­tinc­tion de la vraie et des fausses.

1 – C’est, dit Mgr Lefebvre, une fausse concep­tion de la liber­té. La liber­té est faite pour le vrai et le bien. « Vous connaî­trez la véri­té et la véri­té vous fera libres », pro­clame Jésus (Jn 8, 32). Laisser la même liber­té au vrai comme au faux, c’est l’erreur de l’indifférentisme poli­tique, qui mène les gens à croire cette héré­sie que toutes les reli­gions se valent, et qui mène la socié­té au chaos, et l’Église à la ruine, et les âmes en enfer. J’ajoute, parce que c’est l’actualité, que l’Islam lui-​même ne sup­porte théo­ri­que­ment pas cette liber­té conci­liaire, mais il en pro­fite pra­ti­que­ment dans les pays ancien­ne­ment chré­tiens ; c’est fou.

2 – Par ailleurs, Mgr Lefebvre rap­pelle que la socié­té civile et l’État sont des créa­tures de Dieu, auteur de la nature sociale de l’homme. L’État doit donc un hom­mage de reli­gion à Dieu, non par n’importe quelle reli­gion, mais par celle qui a été ins­ti­tuée par Dieu même. Alors on peut rai­son­ner ain­si : Les adeptes des autres reli­gions n’ont qu’un droit abs­trait, appa­rent, puta­tif, un ‘jus exis­ti­ma­tum’ à l’exercice du ‘culte reli­gieux’ abs­trai­te­ment consi­dé­ré, elles peuvent reven­di­quer ce droit abs­trait face aux néga­teurs et per­sé­cu­teurs de tout culte reli­gieux. Vous sai­sis­sez ce qu’est un ‘droit abs­trait’ ? Je pour­suis le rai­son­ne­ment. Mais Dieu a pré­ci­sé lui-​même de quel culte concret il veut être hono­ré. Le droit divin posi­tif a pré­ci­sé le droit natu­rel. Seul le culte de l’Église catho­lique est agréé par Lui. Donc seuls les catho­liques et l’Église ont un droit abso­lu, vrai, concret et cer­tain à l’exercice du culte divin (qui est le vrai culte du vrai Dieu), droit devant lequel le droit appa­rent des non-​catholiques doit céder : « præ­sump­tio cedat veri­ta­ti », comme on dit. Mgr Lefebvre fai­sait impli­ci­te­ment ce rai­son­ne­ment juri­dique, lorsqu’il pro­cla­mait le droit vrai et abso­lu des seuls catho­liques et de l’Église (cf. der­nière inter­ven­tion écrite des membres du Cœtus au Concile en décembre 1965).

3 – Enfin, dit Mgr Lefebvre, l’État doit la recon­nais­sance et la pro­tec­tion de la loi de Dieu, à Notre Seigneur Jésus-​Christ et à l’Église catho­lique. Il doit confor­mer ses lois aux com­man­de­ments de Dieu et à l’Évangile. C’est ce qu’on appelle le règne social de Notre Seigneur Jésus-​Christ. La liber­té reli­gieuse est la néga­tion et la ruine de ce Règne de l’Homme-Dieu, de sa divi­ni­té, de sa pri­mau­té sur toute créa­ture, de sa royau­té sur les socié­tés humaines. 

4 – La doc­trine tra­di­tion­nelle est que l’État doit répri­mer les scan­dales publics. Or les mani­fes­ta­tions exté­rieures des faux cultes sont un scan­dale, donc l’État a le droit de les répri­mer ; ou bien, dans d’autres cir­cons­tances, d’user de tolé­rance envers elles si la conser­va­tion de la paix publique le sug­gère, mais cette tolé­rance n’est pas un droit natu­rel des tolé­rés, c’est une dis­po­si­tion de droit civil en vue non du bien propre et appa­rent des dis­si­dents, mais en vue du bien com­mun réel de la socié­té civile et de l’Église. Ceci est la doc­trine una­nime des papes anté­con­ci­liaires, et c’est sur cette doc­trine reçue par lui à son sémi­naire, que Mgr Lefebvre se fon­dait, comme nous le fai­sons encore pour refu­ser la liber­té reli­gieuse conciliaire.

5 – Par ailleurs, mais Mgr Lefebvre n’a pas creu­sé cette ques­tion, la liber­té reli­gieuse conci­liaire se recon­naît « limi­tée par le bien com­mun et ses exi­gences » (cf. Catéchisme de l’Église catho­lique). Cela pour­rait être la doc­trine tra­di­tion­nelle si le bien com­mun était conçu, comme dit Pie XI dans Quas pri­mas, comme incluant au pre­mier chef la royau­té sociale de Jésus-​Christ : « qui est l’unique auteur, pour la cité comme pour chaque citoyen, de la pros­pé­ri­té et du vrai bon­heur. » (EPS, PIN n° 543) Mais la décla­ra­tion conci­liaire et le CEC disent expli­ci­te­ment que le bien com­mun consiste « sur­tout dans le res­pect des droits de la per­sonne », ce qui est la dis­so­lu­tion même du bien com­mun et l’individualisme pur ! Et on a le résul­tat curieux de pro­cla­mer la liber­té reli­gieuse dans les limites de la liber­té reli­gieuse… Plus clai­re­ment : la liber­té reli­gieuse de cha­cun dans les limites de la liber­té reli­gieuse du voi­sin. C’est la maxime du pur libé­ra­lisme. Jean-​Paul II appe­lait cela ‘la libre com­pé­ti­tion des idéo­lo­gies’ (Discours à Strasbourg) et trou­vait cela très bien. Dignitatis humanæ se place d’emblée dans un type de cité plu­ri­re­li­gieux, qui concrè­te­ment n’est le fruit que de la dis­so­lu­tion des cités catho­liques par la révo­lu­tion. Cela suf­fit pour condam­ner d’emblée la liber­té reli­gieuse conciliaire. 

Dites-​nous aus­si le com­bat de Mgr Lefebvre sur la col­lé­gia­li­té et l’œcuménisme !

Mgr Tissier de Mallerais – Soit. D’abord la col­lé­gia­li­té. Au concile Mgr Lefebvre a com­men­cé par la reje­ter, puis il a fini par se taire en rai­son de la ‘Note expli­ca­tive préa­lable’ que Paul VI fit ajou­ter à Lumen gen­tium. Après le Concile, il nous disait deux choses, l’une doc­tri­nale, l’autre pratique.

En doc­trine : « Au concile œcu­mé­nique, disait-​il, c’est le pape qui com­mu­nique son infailli­bi­li­té aux évêques. » – C’est un peu la confu­sion regret­table entre le pou­voir suprême du pape et son infailli­bi­li­té : confu­sion très dom­ma­geable, due à l’accent déme­su­ré mis depuis 1870 sur le pri­vi­lège d’infaillibilité du pape. Le pape en use très rare­ment ! – Mais on devine ce que Mgr Lefebvre vou­lait dire : « Au concile œcu­mé­nique, c’est le pape qui com­mu­nique au corps épis­co­pal réuni une par­ti­ci­pa­tion de son pou­voir suprême et uni­ver­sel sur l’Église. » Et bas­ta sur le sujet ! C’est, je pense, ce que nous pro­fes­se­rons dans la pro­fes­sion de foi que nous ferons au moment de la nou­velle recon­nais­sance cano­nique de la Fraternité par Rome. Et cela les aga­ce­ra pas­sa­ble­ment, croyez-moi. 

Le côté pra­tique sur la col­lé­gia­li­té : c’est qu’elle tend à détruire le pou­voir per­son­nel et assis­té du Saint-​Esprit du pape sur toute l’Église, « parce que les évêques pour­ront tou­jours reven­di­quer d’exercer avec le pape leur soi-​disant pou­voir suprême et uni­ver­sel, ou oppo­ser aux déci­sions du pape un : « Nous n’avons pas été consultés. » 

Et l’esprit col­lé­gial ruine aus­si l’autorité per­son­nelle et assis­tée du Saint-​Esprit des évêques sur leur dio­cèse, qu’ils n’osent plus gou­ver­ner sans consul­ter leur conseil épis­co­pal et leur conseil pres­by­té­ral. Mgr Lefebvre subo­do­rait, sans savoir l’expliciter, l’esprit de la révo­lu­tion der­rière la col­lé­gia­li­té : C’est en un mot la démo­cra­tie par­le­men­taire dans l’Église. À la fois, c’est le règne des noyaux diri­geants (les groupes ou ‘lob­bies’ de pres­sion), ou celui des auto­ri­tés paral­lèles, et à la fois l’institutionnalisation le sys­tème du ‘groupe réduc­teur’, selon quoi, dans toute assem­blée, on s’attache, par com­mo­di­té ou par cal­cul, à cher­cher aux diver­gences des solu­tions de com­pro­mis. C’est vrai­ment la tech­nique révo­lu­tion­naire appli­quée au gou­ver­ne­ment de l’Église. Adrien Bonnet de Viller, c’est son mérite, a mis cela en évidence.

Enfin l’œcuménisme. C’est ‘le retour à la pleine com­mu­nion avec l’Église des chré­tiens sépa­rés, et non leur retour pur et simple à l’unité de l’Église dont leurs pères se sont sépa­rés. Or cette idée de com­mu­nion ‘pleine ou non pleine’ est per­ni­cieuse. De même que l’Église de Jésus-​Christ est visible, de même la com­mu­nion ecclé­siale est quelque chose d’externe et de visible, consti­tué de trois élé­ments bien recon­nais­sables : la même foi, la récep­tion des mêmes sacre­ments et la sou­mis­sion à la même auto­ri­té suprême du Pontife romain : ou bien ces trois élé­ments sont ou bien ils ne sont pas. Il n’y a pas de milieu. Or cela, c’est la toute simple doc­trine de saint Pierre Canisius, accep­tée depuis par tous les caté­chismes (jusqu’à la veille du Concile) et donc doc­trine du magis­tère ordi­naire de l’Église. Le Concile s’est écar­té de cette véri­té et de ce magis­tère. C’est gra­vis­sime. Sous pré­texte que les dis­si­dents gardent cer­taines véri­tés ou rites de l’Église catho­lique, on pré­tend qu’ils sont dans une com­mu­nion ‘impar­faite’ avec l’Église. On va jusqu’à dire que les ‘com­mu­nau­tés sépa­rées’, « bien que défi­cientes, ne sont nul­le­ment dépour­vues de signi­fi­ca­tion dans le mys­tère du salut » (Unitatis redin­te­gra­tio, n° 3, ali­néa 4), ce qui est un blas­phème contre l’Église catho­lique, seul ‘sacre­ment du salut’ si je peux dire ; et on ajoute, écou­tez bien, que « L’Esprit du Christ ne refuse pas de se ser­vir d’elles comme de moyens de salut », ce qui est impos­sible. L’Esprit-Saint ne peut se ser­vir que de moyens dépour­vus de toute trace de divi­sion, or ces com­mu­nau­tés, en tant que sépa­rées de l’Église, sont la divi­sion même ! 

Sans doute, elles peuvent avoir des adhé­rents de bonne foi, qui sont dans ‘l’erreur invin­cible’, comme on dit, mais la bonne foi ne sauve per­sonne, seule la véri­té sauve. C’est lorsqu’ils com­mencent à être insa­tis­faits de leurs doc­trines ou de leurs rites, que sous l’influx du Saint-​Esprit, cer­tains dis­si­dents peuvent être menés à la conver­sion et au retour à l’Église. Et c’est ce que disait Mgr Lefebvre avec son réa­lisme et son expé­rience missionnaire. 

Et le com­bat de Mgr Lefebvre au sujet de la messe, ne l’oubliez-vous pas ?

Mgr Tissier de Mallerais – Non, point du tout. Je me sou­viens qu’à la veille du pre­mier dimanche de l’Avent 1969, deux mois après mon entrée au sémi­naire de Mgr Lefebvre à Fribourg en Suisse, notre Fondateur nous a réunis pour une confé­rence spi­ri­tuelle spé­ciale, nous ses neuf tout pre­miers sémi­na­ristes, et nous a dit gra­ve­ment : « Demain entre en vigueur le Novus Ordo Missæ, la messe nou­velle ins­ti­tuée par le pape Paul VI, et ceci dans toutes les paroisses de Fribourg, de la Suisse, de la France et d’ailleurs. Que faisons-​nous ? » Après un moment de silence, de sa petite voix presque timide, il ajou­ta : « Nous gar­dons l’ancienne messe, n’est-ce pas ? »

Voilà par quelles paroles his­to­riques Mgr Lefebvre sau­va le sacri­fice de la messe.

Bien enten­du, nous étions tous de son avis, et il n’avait pas besoin de nous le deman­der. Nous avions tous vécu les étapes de la révo­lu­tion litur­gique depuis l’année 1960 : autels retour­nés pour avoir la messe ‘face au peuple’, sup­pres­sion du psaume Judica me et du der­nier évan­gile, par­ties de la messe dites à voix haute en ver­na­cu­laire, canon dit à voix haute et ver­na­cu­laire, paroles de la consé­cra­tion chan­gées, que restait-​il encore à chan­ger ? Paul VI créait trois nou­velles ana­phores et codi­fiait l’ensemble de ces réformes, et il l’imposait, sans l’imposer comme il le fal­lait, canoniquement. 

Et le conte­nu de ce Nouvel Ordre de la Messe nous était connu par le Bref exa­men cri­tique qu’en avaient approu­vé les car­di­naux Ottaviani et Bacci, écri­vant à Paul VI que cette messe nou­velle « s’écarte dans le détail comme dans son ensemble, de la théo­lo­gie catho­lique de la messe, telle qu’elle figure dans le décret du concile de Trente, qui a oppo­sé une réponse défi­ni­tive aux réfor­ma­teurs pro­tes­tants. » Je cite de mémoire, non avec pré­ci­sion, mais c’était cela.

Et ce serait en juin 1972 seule­ment que Mgr Lefebvre résu­me­rait pour ses sémi­na­ristes les rai­sons extrin­sèques et les rai­sons intrin­sèques qui lui fai­saient nier la bon­té du nou­veau rite, la légi­ti­mi­té de sa pro­mul­ga­tion et sa soi-​disant obli­ga­tion par le pape Paul VI. C’était un texte de deux pages dac­ty­lo­gra­phiées, bref, concis, com­plet, lumi­neux, défi­ni­tif, une prise de posi­tion de non-​retour, qui requé­rait notre adhé­sion. Nous la don­nâmes avec pleine satis­fac­tion, avec sou­la­ge­ment. Le 28 novembre 1969, cela avait été seule­ment le ‘Oui’ pri­vé à la messe de tou­jours ; en juin 1972, c’était le ‘Non’ public et argu­men­té à la messe nouvelle.

Passons main­te­nant au pré­lat res­tau­ra­teur : Que doit l’Église à Monseigneur Lefebvre ?

Mgr Tissier de Mallerais – Mais tout sim­ple­ment le sau­ve­tage du sacer­doce catho­lique ! Préparé long­temps à l’avance par sa for­ma­tion au sémi­naire, par sa dis­po­si­tion com­ba­tive, par sa par­faite intel­li­gence du libé­ra­lisme et du moder­nisme que les condam­na­tions de Pie X n’avaient pas éra­di­qués, riche de son expé­rience mis­sion­naire d’où il déga­geait comme cen­tral le saint sacri­fice de la messe comme source de toutes les grâces de conver­sion et de sanc­ti­fi­ca­tion, il se trou­vait confron­té vers 1960 à la crise d’identité du prêtre, à la dégra­da­tion de l’idéal sacer­do­tal, qui est « le sacri­fice du prêtre pour le règne de Jésus-​Christ » (Père Marc Voegtli à Santa Chiara), et qui se muait en l’action sociale en faveur des défa­vo­ri­sés et la coopé­ra­tion de l’Église avec le com­mu­nisme. Mgr Lefebvre était mis en éveil : Ne devrait-​il pas inter­ve­nir ? Un jour qu’il assiste à un office dans sa cathé­drale de Dakar, il est sai­si sou­dain par une sorte de rêve. Est-​ce une rêve­rie, ou une ins­pi­ra­tion divine ? il ne sau­rait le dire, sinon qu’il en sort avec un but et une convic­tion : « Face à la crise du sacer­doce, trans­mettre avec toute sa pure­té doc­tri­nale et sa cha­ri­té mis­sion­naire le sacer­doce catho­lique, tel que l’Église l’a reçu de Jésus et l’a trans­mis au cours des siècles, non point tel­le­ment maté­riel­le­ment et vali­de­ment, mais avant tout for­mel­le­ment : l’esprit immuable du sacer­doce. Cet esprit, le père Voegtli le décri­vait à Santa Chiara comme nous l’avons dit. 

Comment Mgr Lefebvre s’y est-​il pris pour opé­rer ce sau­ve­tage du sacerdoce ?

Mgr Tissier de Mallerais – Écoutez bien ! il s’est seule­ment lais­sé mener par les cir­cons­tances. Il a enten­du les appels de détresse des sémi­na­ristes embar­qués dans les sémi­naires de per­di­tion, et pous­sé par les familles et par des amis agis­sants, il a fon­dé un embryon de sémi­naire, un ‘Convict inter­na­tio­nal saint Pie X’ à Fribourg en Suisse. Puis ce sémi­naire s’est pro­vi­den­tiel­le­ment trans­por­té à Écône, en Valais. « Au début, je ne vou­lais pas mar­cher, je résis­tais, raconte-​t-​il, je traî­nais les pieds, je fai­sais le lourd, mais ce sont les can­di­dats qui m’ont entraî­né à fon­der quelque chose. » C’est typique de son esprit. Il disait : « Dans l’action, il faut suivre la Providence et non pas la pré­cé­der. » Mais pour lui comme pour le père Calmel, « S’en remettre à la grâce de Dieu, ce n’est pas ne rien faire ! C’est faire, en demeu­rant dans l’amour, tout ce qui est en notre pou­voir. » Le saint aban­don se situe « non pas dans la démis­sion et la paresse, mais au cœur de l’action et de l’entreprise. » (P.Calmel, Itinéraires n° 64, ‘Du véri­table aban­don’). J’ai assez par­lé sur ces pré­li­mi­naires, n’oublions pas l’essentiel !

Qu’est donc l’essentiel dans l’action de Mgr Lefebvre ?

Mgr Tissier de Mallerais – Mais voyons ! C’est la Fraternité ! Le cou­ron­ne­ment de sa vie, et l’œuvre d’un génie ; oui, la syn­thèse de plu­sieurs idées géniales. Vous ne voyez pas ? Permettez-​moi de numé­ro­ter à nou­veau, ce sera plus clair.
1 – D’abord une Fraternité sacer­do­tale sans vœux. Il nous a pré­sen­té ce pro­jet juste un mois après la ren­trée à Fribourg, le 15 novembre 1969, donc dès le début. Il y pen­sait depuis un bon moment. Cela lui brû­lait les lèvres, il n’a pu se rete­nir de nous en par­ler, tant ce lui sem­blait impor­tant, capi­tal pour l’avenir et pour l’Église : rien que cela ! Notre socié­té sacer­do­tale serait une fra­ter­ni­té, chaque prêtre membre étant fils aimant du même père (le supé­rieur géné­ral ou le supé­rieur de la com­mu­nau­té locale) et cha­cun ayant pour ses confrères une atti­tude de frère. Nos prêtres ne feraient pas les trois vœux des reli­gieux, mais seraient liés à la Fraternité par des enga­ge­ments publics. 

2 – Mais sur­tout, une fra­ter­ni­té sacer­do­tale de vie com­mune. Et c’est ce qu’il a réa­li­sé, nos prêtres ne sont pas iso­lés cha­cun dans son coin per­du, ils mènent, dans les ‘prieu­rés’ une vie com­mune de prière, de table et de logis, avec un règle­ment. Ils ne sont donc pas livrés à eux-​mêmes, ni iso­lés dans une Église livrée aux fan­tai­sies et aux scan­dales d’un cler­gé laï­ci­sé. De même, l’apostolat est com­mun, sous la direc­tion locale du ‘prieur’ et la direc­tion supé­rieure du supé­rieur de dis­trict et du supé­rieur géné­ral. L’apostolat en tire orga­ni­sa­tion et effi­ca­ci­té. Et c’est par­fai­te­ment adap­té à l’état de dia­spo­ra des fidèles catho­liques actuels : du prieu­ré, les prêtres rayonnent dans leurs ‘mis­sions’ aux alen­tours : lieux de culte secon­daires, salles de caté­chismes, petites écoles dis­per­sées. Le prieu­ré est donc une base opé­ra­tion­nelle, il est la pièce maî­tresse de la Fraternité. D’autres com­mu­nau­tés plus ou moins ‘Ecclesia Dei’ nous ont sui­vis ou imi­tés, et c’est ce qui fait, mal­gré leurs défi­ciences com­ba­tives, leur rayonnement.

3 – Ensuite, bien sûr, pour nous, le patro­nage de saint Pie X, le der­nier pape cano­ni­sé, l’adversaire du moder­nisme, dont la devise ‘Tout res­tau­rer dans le Christ’ est le mot d’ordre de la Fraternité ; mais, avant tout, le Pasteur suprême qui s’est pré­oc­cu­pé de la vie inté­rieure et de la sanc­ti­fi­ca­tion des prêtres par son exhor­ta­tion apos­to­lique Hærent ani­mo du 4 août 1908, qu’il a écrite lui-​même en latin et dont il lisait chaque matin une nou­velle page au car­di­nal Merry del Val, son Secrétaire d’État. Ce texte, c’est la sain­te­té sacer­do­tale en com­pri­més et bien en ordre !
4 – Ensuite, deuxième idée de génie : l’année de spi­ri­tua­li­té. Il faut à ces prêtres « une sorte de novi­ciat », avec retraites, cours de caté­chisme déve­lop­pé, ce que le fon­da­teur appelle ‘le cours de spi­ri­tua­li­té’ : Dieu, la Sainte Trinité, le Saint-​Esprit, la créa­tion des anges et des hommes, la jus­tice ori­gi­nelle, le péché ori­gi­nel, la ‘jus­ti­fi­ca­tion de l’impie’, la grâce. Puis les ver­tus et les dons du Saint-​Esprit et les béa­ti­tudes. Puis Notre Seigneur Jésus-​Christ. Sa divi­ni­té, sa per­sonne, son huma­ni­té, sa science, sa ‘grâce capi­tale’, son sacer­doce, son sacri­fice de la Croix, sa pri­mau­té uni­ver­selle, son règne social. Puis les sacre­ments avec au som­met le sacri­fice de la messe, centre et source de la vie et de l’apostolat du prêtre. Puis le très sainte Vierge Marie, son Immaculée Conception et sa plé­ni­tude de grâce, sa coré­demp­tion, sa média­tion de toutes grâces, la dépen­dance du prêtre de son influence omni­pré­sente. Puis les fins der­nières, sans omettre l’enfer.

5 – Et encore, nou­velle idée géniale, ou plu­tôt pro­vi­den­tielle, car il ne l’a pas conçue lui-​même. Les Exercices spi­ri­tuels de saint Ignace de Loyola, qui appliquent ce tableau d’ensemble à la réforme de l’âme, à sa remise en ordre, à sa mise sous la dépen­dance fon­da­men­tale de Dieu. C’est l’arrivée du père Ludovic-​Marie Barrielle à Écône en 1972 qui a four­ni à Mgr Lefebvre cet achè­ve­ment de la pré­pa­ra­tion spi­ri­tuelle et apos­to­lique de ses prêtres. Pensez‑y : nos prêtres sont capables de prê­cher des retraites ! Cela ne se voyait jamais dans le cler­gé dio­cé­sain ; et même les retraites igna­ciennes, qui étaient ‘la chasse gar­dée’ des pères Jésuites !

6 – Puis encore, cette nou­velle idée géniale : les études selon saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théo­lo­gique ! cela ne se voyait plus depuis le Concile, et ce fait suf­fit à condam­ner ce concile, soit dit en pas­sant. Donc : la lettre de la Somme du doc­teur angé­lique comme manuel de théo­lo­gie, en latin s’il vous plaît. D’où les cours de latin don­nés au sémi­naire, pour que nos prêtres com­prennent leur bré­viaire, accèdent à saint Thomas dans son texte et aux Pères latins de l’Église. Et saint Thomas, maître de la plus belle syn­thèse de phi­lo­so­phie, de théo­lo­gie dog­ma­tique, morale et spi­ri­tuelle à la fois ! Où trouve-​t-​on cela ailleurs que dans sa Somme ? Et la facul­té qu’a cette Somme de pou­voir réfu­ter toutes les erreurs pas­sées, pré­sentes et à venir ! C’est une mer­veille. Je me sou­viens de la délec­ta­tion avec laquelle, jeune sémi­na­riste, j’ouvrais ma Somme en latin au cours de théo­lo­gie du père Thomas Mehrle à Écône ; nous avions cha­cun sous les yeux le texte du Maître, et à nos oreilles le com­men­taire d’un fidèle tho­miste, le digne père domi­ni­cain qui venait un jour par semaine nous faire goû­ter la moelle de saint Thomas. Quel héri­tage ! Quelle source pure de vie spi­ri­tuelle ! Quelle res­source pour notre pré­di­ca­tion ! Méditez sim­ple­ment ‘la vie de Jésus’ ou ‘le mys­tère de la Rédemption’ ou ‘le sacre­ment de l’Eucharistie’ dans la Somme, et vous faites de fameuses décou­vertes, vous péné­trez à fond le mys­tère, sans le résoudre bien sûr, vous êtes enri­chi pour toujours.

7 – Mais ce n’est pas tout. L’avant – der­nière (je n’en suis même pas sûr) idée géniale du Fondateur, c’est le ‘Cours des actes du magis­tère’ don­né au cours de l’année de spi­ri­tua­li­té. C’est l’héritage romain du père Le Floch : l’enseignement constant des papes face aux erreurs modernes en matière poli­tique et sociale. Donc quelque chose de tout à fait pra­tique et actuel. Ce n’est point un cours didac­tique sur les erreurs modernes, c’est connaître et assi­mi­ler com­ment les papes ont jugé ces erreurs, par quels prin­cipes de rai­son et de foi.
8 – Et sa der­nière idée de génie : que nos prêtres s’occupent d’écoles catho­liques de gar­çons, et fina­le­ment les dirigent. Faites, comme il disait, »pour impré­gner les ado­les­cents de reli­gion » tout en fai­sant d’eux des hommes, elles seront meilleures que les petits-​séminaires d’antan, éveillant des voca­tions sacer­do­tales et reli­gieuses et pré­pa­rant des pères de famille capables de s’engager pour le Christ dans la cité.

Le génie, bon ! Mais la ver­tu, les ver­tus de Monseigneur Lefebvre ?

Mgr Tissier de Mallerais – Dans la vie quo­ti­dienne et com­mune, cer­tains ont pen­sé que sa ver­tu capi­tale était l’humilité. Son humi­li­té, disent-​ils, se décou­vrait dans les cou­loirs du sémi­naire d’Écône, lorsqu’un sémi­na­riste ‘lève-​tôt’, qui allait faire un peu d’oraison à la cha­pelle avant Laudes, le voyait le dimanche aux aurores appor­ter dis­crè­te­ment lui-​même son bal­lot de linge sale à la buan­de­rie. Ou bien pen­dant les heures de cours où les sémi­na­ristes étaient en classes, quand Frère Gabriel sur­pre­nait Mgr Lefebvre le balai à la main ôtant des mou­tons indé­si­rables des cou­loirs du cloître. Ou bien encore lorsqu’il accueillait debout et les bras ouverts un sémi­na­riste nou­vel arri­vé qui était allé frap­per auda­cieu­se­ment à la porte de son bureau. Mais je crois que tout cela n’a rien à voir avec l’humilité : c’était, dirais-​je, sa ver­tu d’ordre, de mettre les choses et les gens en ordre, vous l’appellerez comme vous voudrez.

D’abord, sa per­sonne était tou­jours pro­pre­ment habillée, avec la sou­tane noire sans bou­tons appa­rents et son modeste cor­don spi­ri­tain, ses chaus­sures tou­jours propres et cirées. Ensuite son bureau : Sa table abso­lu­ment vide, tout étant sys­té­ma­ti­que­ment ran­gé dans les tiroirs et sur les éta­gères. C’est la règle abso­lue de l’homme d’ordre : celle du méde­cin, de l’avocat : rien ne traîne sur la table. Ses archives aus­si, clas­sées soi­gneu­se­ment dans son armoire, ses livres sage­ment ran­gés sur les éta­gères, par ordre thé­ma­tique, mais aus­si pra­tique : à por­tée de main, la Bible, bien sûr, direz-​vous ; un dic­tion­naire Larousse, sans doute direz-​vous pour évi­ter les fautes d’orthographe ; un manuel inti­tu­lé ‘L’anglais sans peine’, pour révi­ser son anglais avant d’aller en Grande Bretagne ou aux États-​Unis ; et puis un atlas mon­dial pour pré­pa­rer ses voyages. Vous voyez l’homme pra­tique. Ensuite, il trou­vait, au-​dessus, la Somme théo­lo­gique de saint Thomas, latin-​français avec les com­men­taires tirés de Cajetan, puis les docu­ments pon­ti­fi­caux : col­lec­tion chro­no­lo­gique de la Bonne Presse et col­lec­tion thé­ma­tique des moines de Solesmes. Avec cela, il avait l’essentiel pour ses lec­tures spi­ri­tuelles et la pré­pa­ra­tion de ses confé­rences aux sémi­na­ristes et aux fidèles. Mais il lisait aus­si atten­ti­ve­ment l’Osservatore Romano, le Figaro de la Documentation catho­lique pour être au cou­rant des évé­ne­ments de l’Église et du monde et por­ter sur eux un juge­ment tou­jours appré­cié par ses col­la­bo­ra­teurs et sémi­na­ristes. Par exemple pen­dant la ‘Guerre du Golfe’ en Iraq dans les années 80–90.

Puis il met­tait l’ordre dans sa jour­née, dans son agen­da, et sur­tout chez ses prêtres, leur vie spi­ri­tuelle et leur apos­to­lat. C’est comme s’il disait : « La grâce de Dieu ne dis­pense pas d’organisation. » Je dirais même, excu­sez l’expression, que c’est Mgr Lefebvre tout cra­ché. Ses Lettres pas­to­rales et cir­cu­laires de Dakar sont admi­rables de son sou­ci d’ordre et d’efficacité. Ses Lettres aux membres de la Fraternité éga­le­ment. Je m’en sers pour prê­cher des retraites sacer­do­tales. Je me sou­viens de sa réflexion après une confé­rence publique : « Avez-​vous fait une quête pour payer la salle… et le voyage du confé­ren­cier ? » Comme le confrère, gêné, répon­dait : « Non, Monseigneur », il disait : « C’est bien, on veut être sur­na­tu­rel, mais on en oublie le nerf de la guerre ! »

Parlez-​nous de ses confé­rences spirituelles.

Mgr Tissier de Mallerais – Il nous atten­dait sage­ment, debout au pied de l’estrade de la grande salle du cours. Il s’asseyait sur sa chaise sans s’appuyer dos au dos­sier, les pieds joints, les mains jointes ser­rées, les poi­gnets appuyés sur la table, une table où il posait un fas­ci­cule de la Somme ou des œuvres de saint Pie X. Et de sa petite voix mono­tone, il nous par­lait des ‘quatre sciences du Christ’ ou des ‘par­ties de la ver­tu de pru­dence’ ou des ‘actes de la ver­tu de reli­gion’ ou des ‘fins du sacri­fice de la messe’ : ses sujets pré­fé­rés. Le ton était endor­mant, le sujet peu pas­sion­nant en com­pa­rai­son des his­toires que nous racon­tait le père Barrielle dans ses confé­rences. Mais on l’écoutait, et au fond, c’était com­bien plus fon­da­men­tal, com­bien plus indis­pen­sable ! Mais là où il s’animait, c’est lorsqu’il nous démo­lis­sait les erreurs conci­liaires, avec force exemples tirés du bêti­sier romain ou épis­co­pal de la Documentation catho­lique ! Ou lorsqu’il nous racon­tait son entre­vue avec Paul VI ou plus tard ses entre­tiens avec le car­di­nal Ratzinger (futur pape Benoît XVI). On s’y trou­vait avec lui au palais du Saint-​Office ou à Castel Gandolfo, dans le feu de dis­cus­sions véhé­mentes, soit dra­ma­tiques soit rocam­bo­lesques. Paul VI lui repro­chant : « Vous vou­lez ma place ! » Et le car­di­nal lui disant à pro­pos de la reli­gion : « Mais, Monseigneur, l’État ne sait pas ; par lui-​même, il ne sait pas ! » Il y avait de quoi être aba­sour­di. Et nous étions ébau­dis des répliques bien fer­rées de notre cher Fondateur aux attaques de ces hommes sécularisés.

J’aimerais reve­nir à son sens de l’organisation : quelle sorte de ver­tu est-ce ?

Mgr Tissier de Mallerais – L’ordre et l’organisation, cela va ensemble. Mgr Lefebvre avait certes ce goût natu­rel de l’ordre, ce plai­sir à orga­ni­ser des choses : céré­mo­nies, mai­sons à visi­ter (qu’il visi­tait de la cave au gre­nier), construc­tion de son sémi­naire, réunion avec l’architecte et les entre­pre­neurs, pré­cé­dée par la prière. « Ce qui me frap­pait, m’a rap­por­té le père Berclaz, spi­ri­tain et homme pra­tique, c’était l’esprit sur­na­tu­rel que Mgr Lefebvre met­tait dans une simple réunion de chan­tier. » Il aimait aus­si à remettre en état fonc­tion­nel les mai­sons qu’il ache­tait, à rédi­ger des sta­tuts, ceux des Chevaliers du Rouvre en Belgique, ceux des Sœurs de la Fraternité, des Oblates, des Frères. Attention ! Son habi­li­té à mettre de l’ordre, dans les choses et dans les hommes, dans les acti­vi­tés et dans les âmes, cela rele­vait chez lui d’un don du Saint-​Esprit : le don de sagesse, dont le phi­lo­sophe dit qu’« il appar­tient au sage de juger et d’ordonner ». Mais outre cette sagesse ins­pi­rée, je crois que la ver­tu prin­ci­pale de notre fon­da­teur fut la ver­tu de prudence.

La pru­dence… Voulez-​vous dire la pré­cau­tion, la méfiance ?

Mgr Tissier de Mallerais – Non, pas du tout. Sa pru­dence, au sens de la ver­tu car­di­nale de pru­dence : prendre conseil, puis déci­der et enfin exé­cu­ter ! Il a mani­fes­té au plus haut degré cette ver­tu dans la réflexion, puis la déci­sion et ensuite la pré­pa­ra­tion des sacres épis­co­paux. Il a com­men­cé par pro­cé­der à diverses consul­ta­tions auprès de théo­lo­giens (dont les simples pro­fes­seurs de ses sémi­naires en par­ti­cu­lier), auprès des ‘grands prêtres’ de la résis­tance catho­lique au moder­nisme d’alors : un abbé Coache, un Père André, etc., auprès des Supérieurs des com­mu­nau­tés amies ; allant jusqu’à deman­der des conseils à ses amis plus intimes, même à ses chauf­feurs béné­voles : « Que dois-​je faire ? » « Qui nommeriez-​vous ? » Il s’agissait des épis­co­pables, et il vou­lait qu’on lui donne des noms !
Ce qui a sur­pris, c’est qu’après une pre­mière déci­sion de pro­cé­der au sacre même sans l’accord de Rome, en 1986–87 après le ‘Congrès des reli­gions à Assise’, il ait fait marche arrière : sur une ouver­ture du car­di­nal Ratzinger le 14 juillet et sur l’avis de ses col­la­bo­ra­teurs à Fatima le 22 août 1987, il accep­ta de sur­seoir à sa déci­sion et de cher­cher l’accord du pape Jean-​Paul II pour le sacre épis­co­pal : il accep­ta la visite cano­nique du car­di­nal Gagnon en novembre 1987, pro­po­sa un sta­tut d’ordinariat per­son­nel pour la Fraternité, et c’est seule­ment à l’issue de trac­ta­tions pénibles en mars-​avril 1988, et après la signa­ture d’un pro­to­cole d’accord insuf­fi­sant le 5 mai, qu’il se réso­lut, le 2 juin 1988 à pro­cé­der au sacre contre la volon­té du pape.

Mais pour cela, il s’efforça d’obtenir un consen­sus géné­ral de toute la famille de la Tradition. Il expo­sa plu­sieurs fois de vive voix et par écrit les motifs qui le pous­saient au sacre d’évêques auxi­liaires, sans juri­dic­tion, qui ne crée­raient aucune hié­rar­chie épis­co­pale paral­lèle, ces évêques étant exclu­si­ve­ment des­ti­nés à confé­rer les Ordres et le sacre­ment de confir­ma­tion. Il eut ce consen­sus à la réunion du 30 mai 1988 au prieu­ré Notre-​Dame du Pointet. Un dom Gérard, prieur du Barroux, qui était défa­vo­rable aux sacres, décla­ra se ran­ger ‘à ce que déci­de­rait Mgr Lefebvre’. C’est ce qu’il fal­lait obtenir.

À ce pro­pos, quelle fut votre réac­tion lorsque Mgr Lefebvre vous pro­po­sa l’épiscopat ?

Mgr Tissier de Mallerais – C’était vers avril 1987. Il me man­da de Rickenbach à Écône. Dans son bureau, il me dit son désir. Je lui répon­dis : « Monseigneur, j’ai fait beau­coup d’erreurs, je ne me sens pas capable d’être évêque » Alors il répli­qua : « Moi aus­si, j’ai com­mis des erreurs ! » Cela m’a ras­su­ré, tout sim­ple­ment. Et je me suis dit : ‘Il a réflé­chi à cela, il sait ce qu’il doit faire, bien mieux que moi, il a fait son choix, je n’ai qu’à accep­ter’. Bien sûr, je pen­sais à l’excommunication que j’encourrais, non que je la crusse valide, mais c’était socio­lo­gi­que­ment une infa­mie à por­ter. Je l’ai assu­mée, par la grâce de Dieu. Comme l’a dit un de mes confrères prêtres, je me suis dit aus­si : « Monseigneur a la grâce pour déci­der, j’ai la grâce pour le suivre. »

Maintenant, vingt-​cinq ans après la mort de Mgr Lefebvre, où est l’avenir de la Fraternité ?

Mgr Tissier de Mallerais – Les choses s’éclaircissent. Lors de notre pèle­ri­nage de l’an 2000 à Rome, nous avons subi l’offensive de charme de la part du car­di­nal Castrillon Hoyos, qui pous­sait Jean-​Paul II à recon­naître uni­la­té­ra­le­ment la Fraternité. Puis Benoît XVI nous a accor­dé nos deux ‘préa­lables’ : recon­nais­sance de la liber­té de la messe tra­di­tion­nelle et retrait (plus ou moins heu­reux, pour nous puis pour lui) des excom­mu­ni­ca­tions de 1988. En 2010–2011, nous avons eu les dis­cus­sions doc­tri­nales pla­ni­fiées : et total désac­cord ! Notre Supérieur géné­ral Mgr Fellay a esti­mé bon de pour­suivre les trac­ta­tions et cela a cau­sé pas­sa­ble­ment d’inquiétude chez nous, jusqu’au moment où il fut clair, en mai et juin 2012, que Benoît posait tou­jours comme condi­tion, ain­si qu’il l’avait dit au début sans ambages, l’acceptation du Concile et de la légi­ti­mi­té des réformes. C’était l’échec. Mais, main­te­nant, il y a de toute évi­dence, de la part du pape François, une dis­po­si­tion à nous recon­naître sans ces condi­tions. Nous disons ‘Pouce !’ Parce que les choses avancent et qu’il faut qu’elles avancent encore.

Mgr Lefebvre n’a jamais posé, comme condi­tion de notre nou­velle recon­nais­sance par Rome, que Rome aban­donne les erreurs et les réformes conci­liaires. Même s’il a dit quelque chose comme ça à André Cagnon en 1990, il ne l’aurait jamais fait, parce que cela n’avait jamais été sa ligne de conduite, sa stra­té­gie avec la Rome moder­niste. Il était fort dans la foi, il ne cédait pas sur sa posi­tion doc­tri­nale, mais il savait être souple, patient, pru­dent, dans la pra­tique. Pour arri­ver à ses fins, sa pru­dence lui disait de pous­ser l’adversaire, de le har­ce­ler, de le faire recu­ler, de le per­sua­der, sans tou­te­fois le blo­quer par des exi­gences trou­vées encore inac­cep­tables. Il ne refu­sait pas le dia­logue et était dis­po­sé à pro­fi­ter de toute porte ouverte par l’interlocuteur. C’est en ce sens qu’on a sou­li­gné chez lui un cer­tain oppor­tu­nisme, on a par­lé de ‘prag­ma­tisme’, et c’est vrai : c’est une petite ver­tu annexe à la ver­tu car­di­nale de la pru­dence : la saga­ci­té, une sagesse pra­tique, elle est voi­sine de la soler­tia, dont parlent Aristote, saint Thomas (2–2, q. 48, a. uni­cus) et le ‘Gaffiot’, et qui est l’habileté à trou­ver les moyens pour par­ve­nir à ses fins. 

Mgr Lefebvre deman­dait avec cette saga­ci­té « que nous soyons au moins tolé­rés » : « Ce serait une avan­cée consi­dé­rable », disait-​il. Et « que nous soyons recon­nus tels que nous sommes », c’est-à-dire avec notre pra­tique qui découle de nos posi­tions doc­tri­nales. Eh bien, aujourd’hui nous consta­tons de la part de Rome une dis­po­si­tion à sup­por­ter notre exis­tence et nos posi­tions théo­riques et pra­tiques. Je dis ‘sup­por­ter’ pour évi­ter ‘tolé­rer’, car on tolère un mal !

Doctrinalement, déjà, on ne nous force plus à admettre ‘tout le Concile’ ni la liber­té reli­gieuse ; cer­taines erreurs que nous dénon­çons sont en passe d’être consi­dé­rées par nos inter­lo­cu­teurs comme matière à libre dis­cus­sion, ou à dis­cus­sion conti­nuée. C’est un pro­grès. Nous dis­cu­tons, mais il faut avouer que nous ne chan­geons pas et qu’il est impro­bable que nous chan­gions. Et dans la pra­tique, nous deman­dons à ces Romains : « Reconnaissez notre bon droit de recon­fir­mer des fidèles sous condi­tion », et encore : « Reconnaissez la vali­di­té de nos mariages ! » Vous voyez, ce sont de sérieuses pommes de dis­corde. Il fau­dra bien qu’on nous recon­naisse ces choses-​là. Sinon com­ment notre recon­nais­sance serait-​elle vivable ?

Cela peut prendre du temps, mais il y a un Dieu ! 

Et une Médiatrice toute-puissante !

Merci Monseigneur d’avoir pris sur votre temps pour répondre avec clar­té et pré­ci­sion aux nom­breuses inter­ro­ga­tions des lec­teurs de La Porte Latine.

Sources : Mgr Tissier de Mallerais, Chicago le 21 mars 2016/​La Porte Latine du 22 mars 2016

FSSPX Évêque auxliaire

Mgr Bernard Tissier de Mallerais, né en 1945, titu­laire d’une maî­trise de bio­lo­gie, a rejoint Mgr Marcel Lefebvre dès octobre 1969 à Fribourg et a par­ti­ci­pé à la fon­da­tion de la Fraternité Saint-​Pie X. Il a assu­mé d’im­por­tantes res­pon­sa­bi­li­tés, notam­ment comme direc­teur du sémi­naire d’Ecône. Sacré le 30 juin 1988, il est évêque auxi­liaire et fut char­gé de pré­pa­rer l’ou­vrage Marcel Lefebvre, une vie, bio­gra­phie de réfé­rence du fon­da­teur de la Fraternité.