Valeurs Actuelles du 13 juillet 2007

Autorisant un très large usage du rite tra­di­tion­nel, le pape appelle toute l’Église à un renou­veau litur­gique. Et tourne la page de que­relles historiques.

Au regard des chiffres, on pour­rait consi­dé­rer cela comme un geste anec­do­tique : le pape concède à quelques cen­taines de mil­liers de fidèles dans le monde, quelques dizaines de mil­liers en France (voir notre enca­dré page 28), une plus large liber­té de célé­brer dans le rite ancien qui a leur pré­fé­rence. Mais au-​delà du geste envers les tra­di­tio­na­listes, la libé­ra­li­sa­tion du rite tra­di­tion­nel accor­dée par le motu pro­prio (ce terme dési­gnant une déci­sion prise par le pape « de son propre mou­ve­ment ») Summorum pon­ti­fi­cum, publié le 7 juillet, engage toute la vie de l’Église. Parce que, si pour le fidèle atta­ché au rite actuel mis en place dans la fou­lée de Vatican II, rien ne chan­ge­ra, Benoît XVI espère bien – il le dit dans sa lettre aux évêques qui accom­pagne le motu pro­prio – que ce rite exer­ce­ra une conta­gion de « sacra­li­té » sur toute la vie litur­gique de l’Église. Et aus­si, parce qu’il s’agit, au-​delà de la ques­tion litur­gique, d’opérer une « récon­ci­lia­tion interne » au sein de l’Église, de mettre fin non seule­ment à la guerre litur­gique ouverte par la réforme de 1970, mais plus lar­ge­ment aux que­relles intes­tines entre catho­liques, de tour­ner une page de qua­rante ans où les dif­fé­rences de sen­si­bi­li­té se trans­for­maient en batailles ran­gées idéo­lo­giques. De « récon­ci­lier l’Église avec son pas­sé, et en par­ti­cu­lier son pas­sé litur­gique », comme l’a dit Mgr Ricard, pré­sident de la Conférence des évêques de France, mais plus lar­ge­ment avec elle-​même (voir aus­si notre cour­rier des lec­teurs, page 89).

Dans l’introduction du motu pro­prio, Benoît XVI rap­pelle que, depuis la codi­fi­ca­tion litur­gique de saint Pie V au XVIe siècle dans la fou­lée du concile de Trente, le mis­sel dit de « saint Pie V » ou « tri­den­tin » n’a subi que des mises à jour légères au fil des siècles, la der­nière opé­rée en 1962 par Jean XXIII, d’où la réfé­rence fré­quente au « mis­sel de 1962 » pour dési­gner le mis­sel employé aujourd’hui par les traditionalistes.

Après Vatican II, Rome opé­ra une pro­fonde réforme de la litur­gie visant à l’adapter « aux néces­si­tés de notre temps », dit Benoît XVI. Le latin n’était pas ban­ni, mais l’emploi des langues ver­na­cu­laires encou­ra­gé, et le rite consi­dé­ra­ble­ment allé­gé pour le rendre plus acces­sible. Cela n’alla évi­dem­ment pas sans remous, jusqu’au sein de la curie romaine, dont deux émi­nents pré­lats, les car­di­naux Ottaviani et Bacci, publiaient un Bref Examen cri­tique du nou­vel ordo mis­sae (aujourd’hui réédi­té par Renaissance catho­lique) qui jugeait que celui-​ci « s’éloigne de façon impres­sion­nante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théo­lo­gie catho­lique de la Sainte Messe » !

Partageant ces réserves, esti­mant que le nou­veau rite abou­tis­sait à camou­fler le sacri­fice du Christ renou­ve­lé dans la messe, et que cette sim­pli­fi­ca­tion la dépouillait de sa dimen­sion sacrée, de nom­breux prêtres et fidèles, notam­ment en France, dési­raient conser­ver l’ancien mis­sel – ce qui n’aurait pas dû poser de pro­blèmes puisque, comme le rap­pelle Benoît XVI, « ce mis­sel n’a jamais été juri­di­que­ment abro­gé, et que par consé­quent, en prin­cipe, il est tou­jours res­té auto­ri­sé ».

Pourtant, s’il a fal­lu pas moins de trois textes pon­ti­fi­caux pour réta­blir la légi­ti­mi­té de ce qui, en prin­cipe, n’avait jamais été inter­dit, c’est bien qu’il y eut, de fac­to, une inter­dic­tion impo­sée, par­fois avec une bru­ta­li­té cer­taine, aux prêtres et aux fidèles. Avec des réponses sou­vent très vives des tra­di­tio­na­listes, l’Église s’engageait dans ce que Mgr Ricard qua­li­fie de « guerre des rites », avec ses coups de main (l’occupation de Saint-​Nicolas-​du-​Chardonnet, à Paris, par les tra­di­tio­na­listes, en 1977, ou la récente affaire de Niafles), ses bles­sures (l’excommunication de Mgr Lefebvre et des quatre évêques qu’il venait de sacrer sans auto­ri­sa­tion vati­cane, en 1988), ses ren­ver­se­ments d’alliance (une par­tie des tra­di­tio­na­listes se déso­li­da­ri­sant alors de Mgr Lefebvre, dans un cli­mat de vives polé­miques), ses trêves (les deux indults édic­tés par Jean-​Paul II, en 1984 et 1988, pour auto­ri­ser, sous condi­tions, le rite de saint Pie V)…

Sans évi­dem­ment jus­ti­fier la rébel­lion tra­di­tio­na­liste vis-​à-​vis de Rome, le car­di­nal Ratzinger s’était tou­jours mon­tré leur meilleur avo­cat au Vatican, défen­dant à de nom­breuses reprises la litur­gie tra­di­tion­nelle et déplo­rant que la réforme litur­gique n’ait pas por­té les fruits atten­dus. Dans sa lettre du 7 juillet, il recon­naît que la réforme a été d’autant moins faci­le­ment admise qu’« en de nom­breux endroits, on ne célé­brait pas fidè­le­ment selon les pres­crip­tions du nou­veau mis­sel ; au contraire, celui-​ci finis­sait par être inter­pré­té comme une auto­ri­sa­tion, voire une obli­ga­tion de créa­ti­vi­té ; cette créa­ti­vi­té a sou­vent por­té à des défor­ma­tions de la Liturgie à la limite du sup­por­table ». Pour ren­for­cer encore ces pro­pos qui iront droit au cœur de tous les tra­di­tio­na­listes accu­sés depuis trente ans de rin­gar­dise et d’obscurantisme pour s’opposer à des litur­gies qui tenaient par­fois plus de la ker­messe que du sacré, Benoît XVI ajoute : « Je parle d’expérience, parce que j’ai vécu moi aus­si cette période, avec toutes ses attentes et ses confusions. »

Deuxième inno­va­tion opé­rée par le pape par rap­port à l’habituel dis­cours romain : la recon­nais­sance que la pré­fé­rence pour l’ancien rite n’est pas affaire de nos­tal­gie de vieillards irré­duc­tibles, mais qu’il attire spon­ta­né­ment de nom­breux jeunes qui appré­cient sa pro­fon­deur et son sens du Mystère. Enfin, dans la fou­lée de la relec­ture de Vatican II opé­rée par le pape dans son dis­cours du 22 décembre 2005, où Mgr Ricard a vu à juste titre la clef de son pon­ti­fi­cat, Benoît XVI refuse de consi­dé­rer l’histoire de l’Église en termes de rup­ture, en litur­gie comme ailleurs : « L’histoire de la litur­gie est faite de crois­sance et de pro­grès, jamais de rup­ture. Ce qui était sacré pour les géné­ra­tions pré­cé­dentes reste grand et sacré pour nous. » D’où cette inno­va­tion concep­tuelle avan­cée par le pape pour mettre fin à la « guerre des rites » : ne pas consi­dé­rer les deux mis­sels comme deux rites oppo­sés, mais comme deux mani­fes­ta­tions, l’une « ordi­naire », l’autre « extra­or­di­naire », de la même « lex orandi ».

Pour toutes ces rai­sons, le pape a déci­dé que tout prêtre dési­rant célé­brer sa messe pri­vée selon l’ancien mis­sel n’avait à en deman­der l’autorisation à qui­conque. Comme il n’est pas ques­tion d’imposer quoi que ce soit aux fidèles atta­chés au nou­veau mis­sel, une messe tra­di­tion­nelle pour­ra être dite dans les paroisses, uni­que­ment pour répondre à la demande d’« un groupe stable de fidèles ».

L’autorisation, aupa­ra­vant don­née par l’évêque, dépend désor­mais sim­ple­ment du curé. Si celui-​ci, pour des rai­sons propres à sa paroisse, ne peut ou ne sou­haite pas la don­ner, les fidèles en réfèrent à l’évêque, qui « est ins­tam­ment prié d’exaucer leur désir ». Dans le cas contraire, un recours à Rome est pré­vu. Jusqu’alors limi­tée à la messe, l’autorisation du rite tra­di­tion­nel est élar­gie aux obsèques, aux mariages, aux bap­têmes et autres sacre­ments. Comme pré­cé­dem­ment, l’évêque peut accor­der une paroisse per­son­nelle aux tra­di­tio­na­listes (comme c’est le cas de Saint-​Éloi à Bordeaux, pour l’Institut du Bon-​Pasteur), où seul le rite tra­di­tion­nel est utilisé.

Quelles seront les consé­quences de ces dis­po­si­tions, appli­cables à comp­ter du 14 sep­tembre ? Une mul­ti­pli­ca­tion des messes domi­ni­cales célé­brées sui­vant le rite tra­di­tion­nel, venant s’ajouter à celles déjà célé­brées dans le rite nou­veau, semble pré­vi­sible dans les paroisses. Le motu pro­prio ayant ache­vé d’ôter à ce rite ce qui pou­vait lui res­ter d’indûment « sub­ver­sif », nombre de prêtres, notam­ment par­mi les plus jeunes, devraient accep­ter de lui lais­ser sa place là où les fidèles sont suf­fi­sam­ment nom­breux pour le demander.

D’autres, à cette occa­sion, devraient apprendre à goû­ter ce rite qui leur était jusqu’alors inac­ces­sible – et, quoi qu’en dise le pape, cette décou­verte ne devrait pas se limi­ter, si l’on en croit la socio­lo­gie très diverse des cha­pelles tra­di­tio­na­listes, à ceux qui ont « un mini­mum de for­ma­tion litur­gique et un accès à la langue latine ».

Pour ce qui est des rap­ports avec les tra­di­tio­na­listes, notons la tona­li­té inha­bi­tuel­le­ment posi­tive du com­mu­ni­qué de Mgr Fellay, supé­rieur de la Fraternité Saint-​Pie X, qui a expri­mé au pape « sa vive gra­ti­tude » pour « ce grand bien­fait spi­ri­tuel ». Si, de part et d’autre, on recon­naît que les dif­fi­cul­tés théo­lo­giques demeurent, ce motu pro­prio devrait ins­tau­rer un cli­mat plus serein dans lequel des dis­cus­sions, néces­sai­re­ment longues et dif­fi­ciles, devraient pou­voir s’établir.

La Fraternité devrait être d’autant plus dis­po­sée à se mon­trer de bonne volon­té que le motu pro­prio, per­met­tant aux ins­ti­tuts tra­di­tio­na­listes recon­nus par le Vatican une meilleure inser­tion dans la vie de l’Église, devrait les rendre plus « ten­tants » pour ses prêtres attris­tés d’une trop longue sépa­ra­tion d’avec Rome. Encore faut-​il que l’accueil que leur feront les prêtres dio­cé­sains et les évêques soit large et géné­reux. Dans sa lettre aux évêques, Benoît XVI recon­naît impli­ci­te­ment que ça n’a pas tou­jours été le cas dans le pas­sé – ce que confirme Mgr Ricard : « La géné­ro­si­té deman­dée par Jean-​Paul II ne s’est pas tou­jours mani­fes­tée. » Certains évêques – c’est le sens de la lettre publiée par Mgr Vingt-​Trois à la suite du motu pro­prio – ne seront-​ils pas ain­si ten­tés d’arguer de la mul­ti­pli­ca­tion des messes tra­di­tion­nelles célé­brées çà et là pour refu­ser d’accorder des paroisses per­son­nelles aux prêtres traditionalistes ?

Si, au contraire, la récon­ci­lia­tion sou­hai­tée par le pape pré­vaut, cette fin des que­relles fra­tri­cides sera un for­mi­dable mes­sage envoyé aux non-​chrétiens : « C’est à ce signe qu’on vous recon­naî­tra », disait Jésus. Et l’occasion d’un nou­vel élan, toutes vieilles que­relles héri­tées des années 1960 et 1970 enter­rées, pour reprendre d’un pas com­mun la marche vers la nou­velle Évangélisation à laquelle Jean-​Paul II avait appe­lé l’Église.

Par Laurent Dandrieu,
Valeurs Actuelles du 13/​07/​07