Evangelii gaudium – Dolor fidelium, « La joie de l’Evangile », la douleur des fidèles


Abbé Franz Schmidberger

Pour conclure l’an­née de la Foi, le Saint-​Père, le pape François, a publié l’Exhortation apos­to­lique Evangelii gau­dium sur la pré­di­ca­tion de l’Evangile dans le monde d’au­jourd’­hui. Par sa lon­gueur – 289 points -, ce docu­ment demande au lec­teur et au théo­lo­gien un grand effort s’ils veulent l’é­tu­dier cor­rec­te­ment. On aurait pu dire plus en moins de mots. Les lignes qui suivent vont tâcher d’en don­ner un pre­mier résu­mé, cer­tai­ne­ment incomplet.

I.

L’occasion de ce docu­ment est le Synode des évêques qui s’est tenu du 7 au 28 octobre l’an­née der­nière et qui était consa­cré au thème de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion : « J’ai accep­té avec plai­sir l’in­vi­ta­tion des Pères syno­daux à rédi­ger la pré­sente Exhortation. » (n° 16). En même temps, ce docu­ment a été pré­sen­té par le nou­veau pon­tife comme une sorte de direc­toire. Ce double but et la pro­lixi­té du pape ont pour consé­quence que ce docu­ment ne pré­sente pas de struc­tures claires. Il manque de pré­ci­sion, de rigueur et de clar­té. Ainsi par exemple, un long pas­sage est consa­cré à la situa­tion éco­no­mique du monde contem­po­rain, et un peu plus loin est expo­sée l’im­por­tance de la pré­di­ca­tion, jus­qu’à don­ner les détails de sa pré­pa­ra­tion. A plu­sieurs reprises, on aborde la ques­tion de la décen­tra­li­sa­tion de l’Eglise ; et les ques­tions oecu­mé­niques et inter­re­li­gieuses, elles, sont trai­tées en long et en large. De plus, ce docu­ment n’est pas exempt de contra­dic­tions : le pape va ain­si pré­ci­ser qu’il ne s’a­git pas d’une ency­clique sociale, mais par la suite les condi­tions éco­no­miques sont trai­tées selon un modèle sem­blable à celui des ency­cliques des papes antérieurs.

Le pape François parle de l’Eglise comme si, jus­qu’à aujourd’­hui, elle n’a­vait pas trans­mis l’Evangile ou l’a­vait fait de manière impar­faite. Il se désole d’une atti­tude non­cha­lante, léthar­gique et fer­mée. Cette répri­mande constante nous touche désa­gréa­ble­ment. On a l’im­pres­sion que, jus­qu’à pré­sent, peu de choses ont été faites pour la trans­mis­sion de la foi et de l’Evangile. Ses com­men­taires s’ac­com­pagnent tou­jours d’une réfé­rence à sa propre per­sonne. Le pro­nom per­son­nel je n’ap­pa­raît pas moins de 184 fois dans le docu­ment, et on ne compte pas les « mon » et les « moi ». La parole de Dieu dans l’Apocalypse s’im­pose quasi-​automatiquement à notre esprit : « Ecce nova facio omnia : voi­ci que je fais toutes choses nou­velles ». (Apoc. 21, 5)

Le docu­ment contient sans doute nombre de consi­dé­ra­tions posi­tives, qui ne peuvent être pas­sées sous silence. Donnons-​en quelques-​unes au fil du texte :

Au n° 7, il est dit : « La socié­té tech­nique a pu mul­ti­plier les occa­sions de plai­sir, mais elle a bien du mal à secré­ter la joie ». Quelle jus­tesse dans cette constatation !

Au n° 22, on lit : « La parole a en soi un poten­tiel que nous ne pou­vons pas pré­voir. L’Evangile parle d’un semence qui, une fois semée, croît d’elle-​même, y com­pris quand l’a­gri­cul­teur dort » (cf. Mc 4, 26–29). L’action de la grâce dépasse effec­ti­ve­ment tout cal­cul humain.

Au n° 25, il est rap­pe­lé que « ce n’est pas d’une simple admi­nis­tra­tion que nous avons besoin ! ». Si les évêques et les prêtres pre­naient ce mot à cœur et tour­naient le dos aux com­mis­sions, aux comi­tés, aux forums, au vaste bureau­cra­tisme pour agir en vrais théo­lo­giens et pasteurs !

Un très beau para­graphe nous est don­né au n° 37, avec une longue cita­tion de la Somme théo­lo­gique de saint Thomas d’Aquin. Nous ne pou­vons pas nous empê­cher de citer ce point en entier : « Saint Thomas d’Aquin ensei­gnait que même dans le mes­sage moral de l’Eglise il y a une hié­rar­chie, dans les ver­tus et dans les actes qui en pro­cèdent. (S. Th. I‑II, q. 66, a. 4–6) Ià, ce qui compte c’est avant tout « la foi opé­rant par la cha­ri­té » (Ga. 5, 6). Les œuvres d’a­mour envers le pro­chain sont la mani­fes­ta­tion exté­rieure la plus par­faite de la grâce inté­rieure de l’Esprit : “L’élément prin­ci­pal de la loi nou­velle, c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’ex­prime dans la foi agis­sant par la cha­ri­té ». (S. Th. I‑II, q. 108, a. 1) Par là il affirme que, quant à l’a­gir exté­rieur, la misé­ri­corde est la plus grande de toutes les ver­tus :  »En elle-​même la misé­ri­corde est la plus grande des ver­tus, car il lui appar­tient de don­ner aux autres, et, qui plus est, de sou­la­ger leur indi­gence ; ce qui est émi­nem­ment le fait d’un être supé­rieur. Ainsi se mon­trer misé­ri­cor­dieux est-​il regar­dé comme le propre de Dieu, et c’est par là sur­tout que se mani­feste sa toute-​puissance »(S. Th. II-​II, q. 30, a. 4.; cf. ibid. q. 40, a.4, ad 1.)

Au n° 42, le pape insiste sur le fait que la pré­di­ca­tion doit avant tout tou­cher les cœurs : « C’est pour­quoi il faut rap­pe­ler que tout ensei­gne­ment de la doc­trine doit se situer dans l’at­ti­tude évan­gé­li­sa­trice qui éveille ; l’adhé­sion du cœur avec la proxi­mi­té, l’a­mour et le témoignage ».

Du n° 52 au n° 76, il traite des aspects éco­no­miques et met en évi­dence des points inté­res­sants. Le capi­ta­lisme effré­né qui n’est que « le résul­tat d’une réac­tion humaine devant la socié­té de consom­ma­tion, maté­ria­liste, indi­vi­dua­liste » (n° 63) est cloué au pilo­ri. « L’individualisme post-​moderne et mon­dia­li­sé favo­rise un style de vie qui affai­blit le déve­lop­pe­ment et la sta­bi­li­té des liens entre les per­sonnes, et qui déna­ture les liens fami­liaux ».(n°67). Et le pape de conclure au n° 69 qu’il est impé­ra­tif « d’é­van­gé­li­ser les cultures pour incul­tu­rer l’Evangile », c’est-​à-​dire que l’Evangile doit être enra­ci­né dans la socié­té et dans la vie des peuples. Mais pour­quoi ne parle-​t-​il pas ici, comme ses pré­dé­ces­seurs l’a­vaient fait avant le concile Vatican II, de l’Etat catho­lique et de la socié­té chré­tienne, qui étaient pré­sen­tés comme des fruits de la foi catho­lique, et aus­si, par une consé­quence logique, comme une pro­tec­tion pour cette foi ? Peut-​être aurait-​on pu espé­rer qu’a­vec ces doléances légi­times sur l’é­co­no­mie actuelle, on se réfé­rât à Quadragesimo anno du pape Pie XI, pour mon­trer les prin­cipes condui­sant à des condi­tions éco­no­miques justes ?

Le n° 66 aborde le thème de la famille, mais il omet de rap­pe­ler que le mariage est l’u­nion indis­so­luble d’un homme et d’une femme, à l’heure où la mode actuelle des unions libres et la reven­di­ca­tion de la com­mu­nion pour les divorcés-​remariés l’au­raient exi­gé. En outre, on aurait pu s’at­tendre à ce qu’une atten­tion plus grande soit por­tée à la famille chré­tienne dans le docu­ment papal, puisque c’est par elle que la pre­mière trans­mis­sion de l’Evangile se fait, de géné­ra­tion en génération.

Dans les n° 78 et 79, le pape décrit luci­de­ment la vie spi­ri­tuelle des années post­con­ci­liaires :« Aujourd’hui, on peut ren­con­trer chez beau­coup d’a­gents pas­to­raux, y com­pris des per­sonnes consa­crées, une pré­oc­cu­pa­tion exa­gé­rée pour les espaces per­son­nels d’au­to­no­mie et de détente, qui les conduit à vivre leurs tâches comme un simple appen­dice de la vie, comme si elles ne fai­saient pas par­tie de leur iden­ti­té. (. .. ) Ainsi, on peut trou­ver chez beau­coup d’a­gents de l’é­van­gé­li­sa­tion, bien qu’ils prient, une accen­tua­tion de l’in­di­vi­dua­lisme, une crise d’i­den­ti­té et une baisse de fer­veur. Ce sont trois maux qui se nour­rissent l’un l’autre. La culture média­tique et quelques milieux intel­lec­tuels trans­mettent par­fois une défiance mar­quée par rap­port au mes­sage de l’Eglise, et un cer­tain désen­chan­te­ment. Comme consé­quence, beau­coup d’a­gents pas­to­raux, même s’ils prient, déve­loppent une sorte de com­plexe d’in­fé­rio­ri­té, qui les conduit à rela­ti­vi­ser ou à occul­ter leur iden­ti­té chré­tienne et leurs convic­tions ». Comme les ser­vi­teurs de l’Eglise devraient prendre les armes de l’Esprit et croire à l’ef­fi­ca­ci­té et la fécon­di­té de tous les moyens que le Christ a mis dans les mains de son Eglise : la prière, la pré­di­ca­tion inté­grale de la foi, l’ad­mi­nis­tra­tion des sacre­ments, la célé­bra­tion du saint Sacrifice de la Messe, l’a­do­ra­tion du Saint-​Sacrement de l’au­tel ! Au lieu de cela, ils suc­combent au « sens de l’é­chec, qui … (les) trans­forme en pes­si­mistes mécon­tents et déçus au visage assom­bri. Personne ne peut enga­ger une bataille si aupa­ra­vant il n’es­père pas plei­ne­ment la vic­toire. Celui qui com­mence sans confiance a per­du d’a­vance la moi­tié de la bataille et enfouit ses talents. Même si c’est avec une dou­lou­reuse prise de conscience de ses propres limites, il faut avan­cer sans se tenir pour bat­tu, et se rap­pe­ler ce qu’a dit le Seigneur à saint Paul :  »Ma grâce te suf­fit : car la puis­sance se déploie dans la fai­blesse » (2 Co.12, 9). Le triomphe chré­tien est tou­jours une croix, mais une croix qui en même temps est un éten­dard de vic­toire, qu’on porte avec une ten­dresse com­ba­tive contre les assauts du mal ».(n°85)

Le n° 104 revêt une impor­tance par­ti­cu­lière puis­qu’il réaf­firme que le sacer­doce, comme signe du Christ-​Epoux, est réser­vé aux hommes : « Le sacer­doce réser­vé aux hommes, comme signe du Christ Epoux qui se livre dans I’Eucharistie, est une ques­tion qui ne se dis­cute pas ».

Au n° 112, la gra­tui­té de la grâce et de l’œuvre de la Rédemption est mise en évi­dence : « Le salut que Dieu nous offre est œuvre de sa misé­ri­corde. Il n’y a pas d’ac­tion humaine, aus­si bonne soit-​elle, qui nous fasse méri­ter un si grand don. Dieu, par pure grâce, nous attire pour nous unir à lui ». Au point sui­vant, on rap­pelle de manière tout à fait juste que le salut n’est pas une affaire indi­vi­duelle : « Personne ne se
sauve tout seul, c’est-​à-​dire, ni comme indi­vi­du iso­lé ni par ses propres forces ». (n°113) L’homme se sauve donc dans l’Eglise et par l’Eglise, ou il ne se sauve pas.

Au n° 134, l’im­por­tance des uni­ver­si­tés et des écoles catho­liques pour la pré­di­ca­tion de la foi et de l’Evangile est sou­li­gnée. On peut tou­te­fois regret­ter le peu de lignes consa­crées à ces œuvres.

Le n° 214 s’op­pose au meurtre de l’en­fant à naître, vivant encore dans le sein de sa mère. Malheureusement le pape ne se réfère aucu­ne­ment à l’in­jus­tice com­mise contre Dieu, et ain­si, donc ni à l’ordre natu­rel ni aux com­man­de­ments, mais seule­ment à la valeur de la per­sonne humaine.

Dans le n° 235, sont énu­mé­rés des prin­cipes sains pour lut­ter contre l’in­di­vi­dua­lisme : « Le tout est plus que la par­tie, et plus aus­si que la simple somme de celles-​ci ». Tout le para­graphe est mis sous le titre : « Le tout est supé­rieur à la par­tie ». Développer le thème du bien com­mun aurait cer­tai­ne­ment pu faire beau­coup de bien à cet endroit.

Malheureusement, cela manque. L’enthousiasme mis­sion­naire et l’ac­ti­vi­té apos­to­lique sont super­be­ment décrits au n° 267 : « Unis
à Jésus, cher­chons ce qu’il cherche, aimons ce qu’il aime. Au final, c’est la gloire du Père que nous cher­chons, nous vivons et agis­sons « à la louange de sa grâce » (Eph. 1, 6). Si nous vou­lons nous don­ner à fond et avec constance, nous devons aller bien au-​delà de toute autre moti­va­tion. C’est le motif défi­ni­tif, le plus pro­fond, le plus grand, la rai­son et le sens ultime de tout le reste. C’est la gloire du Père que Jésus a cher­chée durant toute son exis­tence.

II.

Bonum ex inte­gra cau­sa, malum ex quo­cumque defec­tu, nous dit le prin­cipe clas­sique de morale. Le bien pro­vient d’une inté­gri­té, mais en revanche si une par­tie essen­tielle d’une chose est mau­vaise, l’en­semble est mau­vais. Les belles par­ties du docu­ment papal, qui nous ont réjouis, ne peuvent nous empê­cher de consta­ter la ferme volon­té de réa­li­ser le concile Vatican II, non seule­ment selon la lettre, mais aus­si selon l’es­prit. La tri­lo­gie Liberté reli­gieuse - Collégialité - oecu­mé­nisme, qui, selon les paroles de Mgr Lefebvre, cor­res­pond à la devise de la Révolution fran­çaise : Liberté - Egalité - Fraternité, est déve­lop­pée de manière systématique.

1. Tout d’a­bord, aux n° 94 et 95, les fidèles atta­chés à la Tradition sont répri­man­dés et même accu­sés de néo-​pélagianisme : « C’est une pré­su­mée sécu­ri­té doc­tri­nale ou dis­ci­pli­naire qui donne lieu à un éli­tisme nar­cis­sique et auto­ri­taire, où, au lieu d’é­van­gé­li­ser, on ana­lyse et clas­si­fie les autres, et, au lieu de faci­li­ter l’ac­cès à la grâce, les éner­gies s’usent dans le contrôle … Ni Jésus-​Christ ni les autres n’in­té­ressent vrai­ment … Dans cer­taines d’entre elles, on note un soin osten­ta­toire de la litur­gie, de la doc­trine ou du pres­tige de l’Eglise, mais sans que la réelle inser­tion de l’Evangile dans le peuple de Dieu et dans les besoins concrets de l’his­toire ne les pré­oc­cupe ». Comment le pape peut-​il croire cela ? N’est-​ce pas jus­te­ment le dyna­misme des fidèles catho­liques enra­ci­nés dans la foi qui démontre le contraire ? Pour ne pas par­ler de notre Fraternité, n’y a‑t-​il pas les Franciscains de l’Immaculée, une jeune congré­ga­tion mis­sion­naire flo­ris­sante, qui main­te­nant se trouve gra­ve­ment muti­lée, sinon détruite par l’in­ter­ven­tion bru­tale du Vatican ? Le docu­ment ajoute par la suite : « De cette façon, la vie de l’Eglise se trans­forme en une pièce de musée ou devient la pro­prié­té d’un petit nombre ».

Comme nous l’a­vons déjà évo­qué plus haut, les écoles catho­liques, ins­tru­ments impor­tants de rechris­tia­ni­sa­tion, béné­fi­cient d’une simple men­tion, en une seule phrase. Ces éta­blis­se­ments sont pré­ci­sé­ment pour nous un moyen de trans­mettre l’Evangile. Dans notre Fraternité, nous avons la joie de voir chaque année de nou­velles écoles ouvrir leurs portes.

2. Le sens de la réa­li­té fait véri­ta­ble­ment défaut dans ce docu­ment ; ce qui donne l’illu­sion que la véri­té vain­cra par elle-​même l’er­reur. Cette pers­pec­tive s’ap­puie sur la para­bole du bon grain et de l’i­vraie dans le n° 225 : « Il montre com­ment l’en­ne­mi peut occu­per l’es­pace du Royaume et endom­ma­ger avec l’i­vraie, mais il est vain­cu par la bon­té du grain qui se mani­feste en son temps ». Une telle inter­pré­ta­tion est un contre­sens sur la para­bole et une fal­si­fi­ca­tion de l’Evangile.

Le manque de réa­lisme est visible aus­si au n° 44, où les prêtres sont exhor­tés à ne pas faire du confes­sion­nal « une salle de tor­ture « . Même si au cours de l’his­toire de l’Eglise, de tels excès ont effec­ti­ve­ment exis­té ici ou là, où est-​ce encore le cas aujourd’­hui ? N’aurait-​il pas été mieux d’a­jou­ter un cha­pitre sur la confes­sion, sous ses aspects de libé­ra­tion du péché, de déli­vrance de la culpa­bi­li­té et de récon­ci­lia­tion avec Dieu, comme point culmi­nant de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion et du renou­veau inté­rieur des âmes ?

Cette naï­ve­té, qui est plus encore une contes­ta­tion du péché ori­gi­nel, ou au moins de ses consé­quences dans les âmes et la socié­té, se mani­feste aus­si au n° 84 où est cité le dis­cours d’ou­ver­ture du concile Vatican II, dis­cours empli d’illu­sions du pape Jean XXIII : « Il nous semble néces­saire de dire notre com­plet désac­cord avec ces pro­phètes de mal­heur qui annoncent tou­jours des catas­trophes, comme si le monde était près de sa fin … Dans la situa­tion actuelle de la socié­té, ils ne voient que ruine et cala­mi­té » . Malheureusement les années post­con­ci­liaires ont don­né rai­son aux « pro­phètes de mal­heur ».

3. Extrêmement étrange est l’ob­ser­va­tion faite au n° 129, à savoir qu’il ne faut pas croire que  » l’an­nonce évan­gé­lique doit se trans­mettre tou­jours par des for­mules déter­mi­nées et figées, ou avec des paroles pré­cises qui expriment un conte­nu abso­lu­ment inva­riable « , Cela nous rap­pelle inévi­ta­ble­ment la doc­trine de l’é­vo­lu­tion des dogmes, telle que les moder­nistes la défendent et telle qu’elle a été expres­sé­ment condam­née par le pape saint Pie X, dans le ser­ment anti­mo­der­niste.

Cette atti­tude évo­lu­tion­niste se montre aus­si au sujet de l’Eglise et de ses struc­tures. La pre­mière par­tie du cha­pitre 1 du docu­ment porte comme titre La trans­for­ma­tion mis­sion­naire de l’Eglise. Et le concile Vatican II est pré­sen­té comme le garant de l’ou­ver­ture de l’Eglise à une réforme per­ma­nente, parce qu” « il y a des struc­tures ecclé­siales qui peuvent arri­ver à entra­ver un dyna­misme évan­gé­li­sa­teur ». (26)

4. Le n° 255 parle de la liber­té reli­gieuse comme un droit fon­da­men­tal de l’homme. Le pape cite ici Benoît XVI, son pré­dé­ces­seur sur la Chaire de Pierre avec ces paroles : « Elle (la liber­té reli­gieuse) com­prend « la liber­té de choi­sir la reli­gion que l’on estime vraie et de mani­fes­ter publi­que­ment sa propre croyance. »» Une telle décla­ra­tion est direc­te­ment oppo­sée à la 15e pro­po­si­tion du Syllabus du pape Pie IX, où est condam­née cette affir­ma­tion : « Il est libre à chaque homme d’embrasser et de pro­fes­ser la reli­gion qu’il aura été ame­né à regar­der comme vraie par les seules lumières de la rai­son « . La suite de ce n° 255 contre­dit la doc­trine des papes depuis la Révolution fran­çaise jus­qu’à Pie XII inclus. Le pape y parle d’un« sain plu­ra­lisme ». Un tel plu­ra­lisme est-​il com­pa­tible avec la connais­sance que le Verbe, deuxième Personne du seul vrai Dieu tri­ni­taire, est venu dans le monde pour le rache­ter, qu’Il est la source de toutes les grâces, et qu’en Lui seul se trouve le salut ?

Le docu­ment condamne aus­si le pro­sé­ly­tisme. Ce terme est deve­nu ambi­gu, de nos jours. Si on le com­prend comme recru­te­ment pour la vraie reli­gion avec des moyens impropres, il est cer­tai­ne­ment à reje­ter. Mais pour la plu­part de nos contem­po­rains, non seule­ment toute acti­vi­té mis­sion­naire, mais aus­si n’im­porte quelle sorte de recru­te­ment ou d’ar­gu­men­taire en faveur de la vraie reli­gion est consi­dé­rée comme étant déjà du prosélytisme.

5. Le concept de col­lé­gia­li­té déve­lop­pé par le pape sera encore beau­coup plus funeste pour l’a­ve­nir de l’Eglise. En fait, il fau­drait lire le n° 32 au com­plet : « Du moment que je suis appe­lé à vivre ce que je demande aux autres, je dois aus­si pen­ser à une conver­sion « nou­velle orien­ta­tion », (dans la ver­sion alle­mande de l’ex­hor­ta­tion. NdT) de la papau­té. Le sou­ve­rain pon­tife cite alors l’en­cy­clique Ut unum sint, du pape Jean-​Paul II, où celui-​ci demande de l’aide pour trou­ver « une forme d’exer­cice de la pri­mau­té ouverte à une situa­tion nou­velle mais sans renon­ce­ment aucun à l’es­sen­tiel de sa mis­sion ». Et le pape François de conclure:« Nous avons peu avan­cé en ce sens ». Est-​il donc déci­dé à faire des pro­grès aus­si sur ce point ? Mais quelle est sa vision ? Il le dit clai­re­ment : « Mais ce sou­hait ne s’est pas plei­ne­ment réa­li­sé, parce que n’a pas encore été suf­fi­sam­ment exploi­té un sta­tut des confé­rences épis­co­pales, qui les conçoive comme sujet d’at­tri­bu­tions concrètes, y com­pris une cer­taine auto­ri­té doc­tri­nale authen­tique ». Selon notre modeste opi­nion, une confé­rence épis­co­pale ne peut jamais être le sujet d’une auto­ri­té doc­tri­nale authen­tique puis­qu’elle n’est pas d’ins­ti­tu­tion divine, mais seule­ment une ins­ti­tu­tion plei­ne­ment humaine, de type orga­ni­sa­tion­nel. La papau­té en soi est d’ins­ti­tu­tion divine, de même chaque évêque par lui-​même, ain­si que tous les évêques dis­per­sés dans le monde en union avec Pierre, mais pas la confé­rence épis­co­pale. Si l’on conti­nue sur ce che­min fatal, l’Eglise va très rapi­de­ment se désa­gré­ger en Eglises nationales.

Nous lisons au n ° 16 : « Je ne crois pas non plus qu’on doive attendre du magis­tère papal une parole défi­ni­tive ou com­plète sur toutes les ques­tions qui concernent l’Eglise et le monde ». Naturellement nous ne pou­vons pas attendre que l’Eglise prenne posi­tion sur toutes les ques­tions, mais les papes du pas­sé ont tou­jours don­né les prin­cipes d’ac­tion pour la conduite tant des indi­vi­dus que de la socié­té, et c’est ce que nous devrions espé­rer aus­si aujourd’­hui de l’en­sei­gne­ment papal. Le Christ a ins­ti­tué Pierre afin qu’il paisse le troupeau.

6. Nous en arri­vons fina­le­ment à l’oe­cu­mé­nisme, au dia­logue oecu­mé­nique et inter­re­li­gieux. Le n° 246 parle de la hié­rar­chie des véri­tés. Ce terme ambi­gu a été déjà uti­li­sé par le concile Vatican II dans son décret sur l’oe­cu­mé­nisme Unitatis redin­te­gra­tio, au n° 11. Par la suite, on a ten­té de mettre de côté la véri­té catho­lique et de dis­si­mu­ler ce qui pour­rait être une pierre d’a­chop­pe­ment pour nos« frères sépa­rés ». En 1982, la Congrégation de la Foi est inter­ve­nue et a décla­ré que le terme de hié­rar­chie des véri­tés ne veut pas dire qu’une véri­té est moins impor­tante qu’une autre, mais qu’il existe des véri­tés des­quelles découlent d’autres véri­tés par­tielles. Nous ne pou­vons qu’être recon­nais­sants de cette cla­ri­fi­ca­tion. La foi catho­lique, ver­tu théo­lo­gale, réclame l’ac­cep­ta­tion de la Révélation inté­grale, en rai­son de Dieu qui se révèle. Cette cla­ri­fi­ca­tion donne, en outre, un exemple de la manière avec laquelle on pour­rait rec­ti­fier les ambi­guï­tés des textes du concile
Vatican II, à l’ex­cep­tion des points fran­che­ment erro­nés. La fin de ce même n° 246, nous invite, nous catho­liques, à apprendre des ortho­doxes la signi­fi­ca­tion de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale et de l’ex­pé­rience de la synodalité.

Nous lisons au n° 247 que l’al­liance du peuple juif avec Dieu n’a jamais été sup­pri­mée. Cette alliance n’était-​elle pas ins­ti­tuée par Dieu afin de pré­pa­rer son Incarnation sal­vi­fique en la per­sonne de Jésus-​Christ ? N’était-​elle pas une ombre et un modèle qui devaient faire place à la réa­li­té : umbram fugat veri­tas ? N’est-​ce pas la nou­velle et éter­nelle Alliance conclue dans le saint Sacrifice du Christ sur le Calvaire, qui a rem­pla­cé l’an­cienne ? Le voile du temple ne s’est-​il pas fen­du de haut en bas au moment du sacri­fice du Golgotha ? Si, selon la décla­ra­tion de saint Paul, au cha­pitre XI de l’é­pître aux Romains, une grande par­tie ou même la tota­li­té des Juifs se conver­ti­ront à la fin des temps, ce n’est que par la recon­nais­sance du Christ, seul sau­veur de tous et de cha­cun des indi­vi­dus, et par l’in­té­gra­tion dans l’Eglise qui se com­pose de païens et de Juifs conver­tis. Il n’y a pas de che­min de salut sépa­ré pour les Juifs, en dehors du Christ. Par ailleurs, l’Eglise a déjà depuis long­temps assi­mi­lé les valeurs du judaïsme de l’Ancien Testament. Pensons spé­cia­le­ment à la prière des psaumes et aux livres de l’Ancien Testament. Nous ne pou­vons plus par­ler d’une « riche com­plé­men­ta­ri­té » avec le judaïsme contemporain.

Les n° 250 à 253 sont consa­crés à l’Islam et on y lit que le dia­logue inter­re­li­gieux « est une condi­tion néces­saire pour la paix dans le monde ». Le n° 252, dans la ligne du n° 16 de Lumen Gentium du concile Vatican II, pré­tend que les musul­mans « pro­fessent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique ». Mais les musul­mans ne rejettent-​ils pas expres­sé­ment le mys­tère de la Sainte Trinité, et ne nous reprochent-​ils pas pour cela d’être poly­théistes ? Le pape dit en plus qu’ils ont une pro­fonde véné­ra­tion pour Jésus-​Christ et Marie, uti­li­sant les paroles de Nostra aetate (n° 3). Mais vénèrent-​ils vrai­ment le Christ comme le Fils de Dieu, égal à lui dans son essence ? Cela semble presque être un détail sans impor­tance (dans le docu­ment romain. NdT).

Au point sui­vant, le pape arrive à des conclu­sions concrètes : « Nous chré­tiens, nous devrions accueillir avec affec­tion et res­pect les immi­grés de l’is­lam qui arrivent dans nos pays, de la même manière que nous espé­rons et nous deman­dons d’être accueillis et res­pec­tés dans les pays de tra­di­tion isla­mique ». Ce numé­ro se ter­mine par la fausse affir­ma­tion scan­da­leuse : « Face aux épi­sodes de fon­da­men­ta­lisme violent qui nous inquiètent, l’af­fec­tion envers les vrais croyants de l’Islam doit nous por­ter à évi­ter d’o­dieuses géné­ra­li­sa­tions parce que le véri­table Islam et une adé­quate inter­pré­ta­tion du Coran s’op­posent à toute vio­lence »;. Le Saint-​Père n’a-​t-​il jamais lu le Coran ?

Au n° 254, on aborde le sujet des non-​chrétiens en géné­ral, et le fait que leurs signes et rites « peuvent être la voie que l’Esprit lui-​même sus­cite pour libé­rer les non-​chrétiens de l’im­ma­nen­tisme athée ou d’ex­pé­riences reli­gieuses pure­ment indi­vi­duelles ». Cela ne veut-​il pas dire que l’Esprit-​Saint œuvre dans toutes les reli­gions non-​chrétiennes et qu’elles sont toutes des che­mins de salut ? La foi de l’Islam en un seul Dieu est cer­tai­ne­ment – si on parle de manière abs­traite – supé­rieure au poly­théisme des païens. Cependant péda­go­gi­que­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment, il est beau­coup plus facile de conver­tir un païen que de conver­tir un musul­man, car celui-​ci est inté­gré dans un sys­tème
socio­re­li­gieux : sor­tir de ce sys­tème met en dan­ger sa vie. Mais les reli­gions non-​chrétiennes ne sont nul­le­ment des che­mins neutres de véné­ra­tion de Dieu, car elles sont trop sou­vent mêlées à des élé­ments démo­niaques qui empêchent l’homme de par­ve­nir à la grâce du Christ, de se faire bap­ti­ser et ain­si de sau­ver son âme.

Rien n’a cau­sé plus de dom­mage à la pro­tec­tion et à la trans­mis­sion de la foi dans les cin­quante der­nières années que cet oecu­mé­nisme débor­dant qui n’est rien d’autre que « la dic­ta­ture du rela­ti­visme » reli­gieux (car­di­nal Ratzinger). Ce mal a fait dis­pa­raître la défi­ni­tion de l’Eglise comme Corps mys­tique du Christ, seule épouse de l’Agneau sacri­fié et unique che­min de salut. C’est jus­te­ment cet oecu­mé­nisme qui a trans­for­mé l’Eglise mis­sion­naire en une com­mu­nau­té « dia­lo­gui­sante »oecu­mé­nique par­mi d’autres com­mu­nau­tés religieuses.

Appeler dans le cadre de cet oecu­mé­nisme l’Eglise à la joie de l’Evangile et vou­loir la trans­for­mer en une Eglise mis­sion­naire, n’est pas peu tragico-​comique. Comment peut-​elle pen­ser et agir de manière mis­sion­naire, quand elle ne croit pas à sa propre iden­ti­té et à sa mission ?

Conclusion

Quoique l’Exhortation apos­to­lique Evangelii Gaudium puisse conte­nir des aspects justes, comme dans la semence dis­per­sée, elle n’est dans l’en­semble rien d’autre qu’un déve­lop­pe­ment consé­cu­tif au concile Vatican II, dans ses conclu­sions les plus inac­cep­tables. Nous ne voyons pas en ce der­nier « des voies pour la marche de l’Eglise pour les pro­chaines années » (n°1), mais plu­tôt un autre pas funeste pour le déclin de l’Eglise, la décom­po­si­tion de sa doc­trine, la dis­so­lu­tion de ses struc­tures, et même pour l’ex­tinc­tion de son esprit mis­sion­naire qui est pour­tant évo­qué à maintes reprises (dans l’ex­hor­ta­tion). Ainsi Evangelii gau­dium devient Dolor fide­lium, un cha­grin et une dou­leur pour les fidèles.

Les catho­liques atta­chés à la Tradition de l’Eglise se doivent de suivre la devise du pon­ti­fi­cat de saint Pie X : Instaurare omnia in Christo, tout renou­ve­ler dans le Christ. C’est ce que nous voyons comme le seul che­min, la seule voie « pour la marche de l’Eglise pour les pro­chaines années » (n°1). Aussi réfugions-​nous par le cha­pe­let quo­ti­dien auprès de Celle qui a vain­cu toutes les héré­sies dans le monde.

Abbé Franz Schmidberger

Directeur du Séminaire Herz Jesu de Zaitzkofen (Allemagne)

Source : FSSPX/​Zaitzkofen