Entretiens de Mgr Ranjith, secrétaire de la Congrégation pour le Culte divin sur le Motu Proprio SP du 19 nov. 2007


L’Osservatore Romano évoque « une bataille en cours » dans le domaine litur­gique. A l’occasion du 60ème anni­ver­saire de l’encyclique de Pie XII Mediator Dei sur la litur­gie, on pou­vait lire un article de Mgr Nicolas Bux où ce théo­lo­gien, consul­teur à la Congrégation pour la doc­trine de la foi, regret­tait « de nom­breuses inter­ven­tions contraires au Motu pro­prio » de Benoît XVI libé­ra­li­sant l’usage de la messe tra­di­tion­nelle. Cet article du 18 novembre fut sui­vi d’un long entre­tien accor­dé au quo­ti­dien du Saint-​Siège, le 19, par Mgr Albert Malcolm Ranjith, secré­taire de la Congrégation pour le culte divin et la dis­ci­pline des sacrements.

Déjà le 16 novembre, Mgr Ranjith qui appar­tient à la ligne conser­va­trice au Vatican, avait don­né un long entre­tien à l’Agence Fides, où il dénon­çait, lui aus­si, la « crise d’obéissance » de cer­tains évêques à l’égard de Benoît XVI après le Motu pro­prio. Selon le pré­lat, « dans cer­tains pays ou dio­cèses », ont été publiées « des règles qui annulent pra­ti­que­ment ou déforment l’intention du pape ». C’est pour­quoi la Commission pon­ti­fi­cale Ecclesia Dei pré­voit de publier une note concer­nant l’application du Motu proprio.

On trou­ve­ra ici cet entre­tien où le secré­taire de la Congrégation du culte divin, reprend l’« her­mé­neu­tique de la conti­nui­té » prô­née par Benoît XVI, ins­cri­vant la Constitution conci­liaire sur la litur­gie, Sacrosanctum Concilium, dans la conti­nui­té de la Tradition bimil­lé­naire, et condam­nant les erre­ments de la réforme litur­gique post­con­ci­liaire comme des abus et non comme des effets du concile Vatican II.

Il est inté­res­sant de noter que le pré­lat romain uti­lise cette her­mé­neu­tique sur­tout pour réha­bi­li­ter le déve­lop­pe­ment de la Tradition au 2ème mil­lé­naire de l’histoire de l’Eglise, contre un « archéo­lo­gisme litur­gique » déjà dénon­cé par Pie XII, une « ido­lâ­trie » de l’Eglise des pre­miers chré­tiens. Il voit dans le Motu Proprio un élé­ment pour une « néces­saire cor­rec­tion d’orientation », et éga­le­ment comme un moyen de récu­pé­ra­tion des élé­ments de la litur­gie qui furent estom­pés par les réformes post-conciliaires.

Cette expli­ca­tion de la signi­fi­ca­tion pro­fonde du Motu Proprio par un proche du pape revêt une impor­tance par­ti­cu­lière. Mgr Ranjith suggère-​t-​il ici com­ment devra s’effectuer la réforme de la réforme vou­lue par Benoît XVI ?

Excellence, quel est votre avis sur la signi­fi­ca­tion pro­fonde du Motu Proprio « Summorum Pontificum » ?

Je vois dans cette déci­sion non seule­ment la sol­li­ci­tude du Saint-​Père à ouvrir la voie du retour dans la pleine com­mu­nion de l’Eglise aux fidèles de Monseigneur Lefebvre, mais aus­si un signe pour l’Eglise tout entière sur cer­tains aspects théo­lo­giques et dis­ci­pli­naires à sau­ve­gar­der pour un renou­veau pro­fond, si dési­ré par le Concile.

Il me semble que le Pape désire for­te­ment cor­ri­ger ces ten­ta­tions visibles dans cer­tains milieux qui consi­dèrent le Concile comme un moment de rup­ture avec le pas­sé et d’un com­men­ce­ment nou­veau. Il suf­fit de se rap­pe­ler son dis­cours à la Curie Romaine, le 22 décembre 2005. D’ailleurs, le Concile n’a pas non plus pen­sé, en soi, dans ces termes. Dans ses choix doc­tri­naux et dans ses choix litur­giques, mais aus­si dans les choix juri­diques et pas­to­raux, le Concile a été un moment d’approfondissement et de mise à jour du riche héri­tage théo­lo­gique et spi­ri­tuel de l’Eglise dans son his­toire bimil­lé­naire. Avec le Motu Proprio, le Pape veut affir­mer clai­re­ment que toute ten­ta­tion de mépri­ser ces tra­di­tions véné­rables est hors de ques­tion. Le mes­sage est clair : pro­grès, oui, mais pas au détri­ment de l’histoire ou sans elle. La réforme litur­gique elle aus­si doit être fidèle à tout ce qui s’est pas­sé depuis le début jusqu’à nos jours, sans rien exclure.

D’autre part, nous ne devons jamais oublier que, pour l’Eglise catho­lique, la Révélation divine n’est pas quelque chose qui pro­vient seule­ment de l’Ecriture Sainte, mais aus­si de la Tradition vivante de l’Eglise. Cette foi nous dis­tingue net­te­ment d’autres mani­fes­ta­tions chré­tiennes. La véri­té, pour nous, est ce qui res­sort, pour ain­si dire, de ces deux pôles, c’est-à-dire Ecriture Sainte et Tradition. Cette posi­tion, pour moi, est beau­coup plus riche que d’autres visions, parce qu’elle res­pecte la liber­té du Seigneur pour nous gui­der vers une com­pré­hen­sion plus adé­quate de la véri­té révé­lée, même pour ce qui se pas­se­ra dans l’avenir. Naturellement, le pro­ces­sus de dis­cer­ne­ment sera fait par le Magistère de l’Eglise. Mais ce que nous devons rete­nir est l’importance attri­buée à la Tradition. La Constitution Dogmatique Dei Verbum a affir­mé cette véri­té de manière claire (Dei Verbum, 10).

L’Eglise, en outre, est une réa­li­té qui dépasse le niveau d’une pure inven­tion humaine. Elle est le Corps mys­tique du Christ, la Jérusalem céleste et la Race élue de Dieu. C’est pour­quoi elle dépasse les fron­tières ter­restres et toute limite de temps, et elle est une réa­li­té qui trans­cende de beau­coup sa mani­fes­ta­tion ter­restre et hié­rar­chique. C’est pour­quoi, ce qui est reçu en elle, devra être trans­mis fidè­le­ment. Nous ne sommes ni des inven­teurs de la véri­té, ni ses patrons, mais seule­ment ceux qui la reçoivent et ont la charge de la pro­té­ger et de la trans­mettre aux autres. Comme le décla­rait saint Paul en par­lant de l’Eucharistie : « J’ai reçu en effet du Seigneur ce que, à mon tour, je vous ai trans­mis » (1 Corinthiens 11, 23). Le res­pect de la Tradition n’est pas un choix libre de notre part dans la recherche de la véri­té, mais la base qui doit être accep­tée. Dans l’Eglise, la fidé­li­té à la Tradition est donc une atti­tude essen­tielle de l’Eglise elle-​même. Le Motu Proprio, à mon avis, doit être com­pris dans ce sens. Il est un élé­ment en vue d’une néces­saire cor­rec­tion d’orientation. En effet, dans cer­tains choix de la réforme litur­gique réa­li­sée après le Concile, on a adop­té des orien­ta­tions qui ont estom­pé cer­tains aspects de la litur­gie, qui se mani­fes­taient mieux dans la pra­tique pré­cé­dente, parce que, pour cer­tains, le renou­veau litur­gique a été com­pris comme quelque chose à réa­li­ser « ex novo ». Mais, nous savons bien que ce ne fut pas l’intention du docu­ment Sacrosanctum Concilium, qui décla­rait : « les formes nou­velles, d’une cer­taine manière, naissent de manière orga­nique de celles qui existent déjà »(S.C. 23).

Une carac­té­ris­tique du Pontificat du Pape Benoît XVI semble être l’insistance sur une her­mé­neu­tique cor­recte du Concile Vatican II. D’après vous, le Motu Proprio « Summorum Pontificum » va-​t-​il dans cette direc­tion, et si oui, en quel sens ?

Quant il était car­di­nal, le pape, dans ses écrits, avait reje­té un cer­tain esprit d’exubérance visible dans cer­tains cercles théo­lo­giques pous­sés par un soi-​disant « esprit du Concile », qui fut pour lui en réa­li­té un « anti-​esprit » ou un « Konzils-​Ungeist » (Rapporto sul­la Fede, San Paolo 2005, capi­to­lo 2. – Entretien sur la foi, Fayard 1985, cha­pitre 2 « Un concile à redé­cou­vrir »). Je cite tex­tuel­le­ment cet écrit où le pape déclare : « Il faut réso­lu­ment s’opposer à ce sché­ma d’un avant et d’un après, dans l’histoire de l’Eglise, tout à fait injus­ti­fié par les docu­ments mêmes de Vatican II qui ne font que réaf­fir­mer la conti­nui­té du catho­li­cisme » (ibid. p. 33 ; édit. fran­çaise p. 37).

Or, cette erreur d’interprétation du Concile et du che­min his­to­rique et théo­lo­gique de l’Eglise, a influé sur tous les domaines ecclé­siaux, y com­pris la litur­gie. Une cer­taine atti­tude, de rejet facile des déve­lop­pe­ments ecclé­sio­lo­giques et théo­lo­giques mais aus­si des déve­lop­pe­ments litur­giques du der­nier mil­lé­naire d’une part, et une « ido­lâ­tri­sa­tion » de ce que serait l’esprit de la soi-​disant Eglise des pre­miers chré­tiens de l’autre, ont eu une influence de grande impor­tance sur la réforme litur­gique et théo­lo­gique de l’ère postconciliaire.

Le rejet caté­go­rique de la messe pré­con­ci­liaire, comme reste d’une époque désor­mais « dépas­sée », a été le résul­tat de cette men­ta­li­té. Beaucoup ont vu les choses de cette manière, mais pas tous, grâce à Dieu.

La Constitution Sacrosanctum Concilium, la consti­tu­tion conci­liaire sur la Liturgie, n’apporte aucune jus­ti­fi­ca­tion à une telle atti­tude. Dans ses prin­cipes géné­raux et dans les normes pro­po­sées, le docu­ment est sobre et fidèle à ce que signi­fie la vie litur­gique de l’Eglise. Il suf­fit de lire le numé­ro 23 de ce docu­ment, pour être convain­cu de cet esprit de sobriété.

Plusieurs de ces réformes ont aban­don­né des élé­ments impor­tants de la litur­gie, avec les consi­dé­ra­tions théo­lo­giques qui s’y rap­portent : à pré­sent, il est néces­saire et impor­tant de récu­pé­rer ces élé­ments. Le pape consi­dère le rite de saint Pie V, revu par le Bienheureux Jean XXIII, comme un moyen de récu­pé­ra­tion de ces élé­ments estom­pés par la réforme, et il aura cer­tai­ne­ment réflé­chi beau­coup sur son choix ; nous savons qu’il a consul­té dif­fé­rentes per­son­na­li­tés de l’Eglise sur cette ques­tion et, mal­gré des posi­tions contraires, il a déci­dé de per­mettre la libre célé­bra­tion de ce rite. Cette déci­sion n’est pas, comme le disent cer­tains, un retour au pas­sé, mais le besoin de rééqui­li­brer de manière intègre les aspects éter­nels, trans­cen­dants et célestes avec les aspects ter­restres et com­mu­nau­taires de la litur­gie. Elle aide­ra à éta­blir éven­tuel­le­ment un équi­libre aus­si entre le sens du sacré et le sens du mys­tère d’un côté, et le sens des gestes exté­rieurs et des atti­tudes et enga­ge­ments sociaux et cultu­rels décou­lant de la liturgie.

Quand il était encore car­di­nal, Joseph Ratzinger insis­tait beau­coup sur la néces­si­té de lire le Concile Vatican II à par­tir de son pre­mier docu­ment, « Sacrosanctum Concilium ». Pourquoi, d’après vous, les Pères conci­liaires ont-​ils vou­lu se consa­crer tout d’abord à la liturgie ?

Avant tout, der­rière ce choix, il y avait cer­tai­ne­ment la conscience de l’importance vitale de la litur­gie pour l’Eglise. La litur­gie, si l’on peut dire, est l’œil du cyclone, parce que ce que l’on célèbre, c’est ce en quoi l’on croit et ce qui se vit : le célèbre axiome « Lex oran­di, Lex cre­den­di ». C’est pour­quoi toute vraie réforme de l’Eglise passe par la litur­gie. Les Pères étaient conscients de cette impor­tance. D’ailleurs, la réforme litur­gique était un pro­ces­sus déjà en cours, bien avant même le Concile, à par­tir du Motu Proprio « Tra le Sollecitudini » de saint Pie X et « Mediator Dei » de Pie XII.

C’est saint Pie X qui attri­bua à la litur­gie l’expression de « pre­mière source » de l’esprit chré­tien authen­tique. Peut-​être que l’existence de struc­tures (déjà consti­tuées) et l’expérience de ceux qui s’engageaient dans l’étude et l’introduction de cer­taines réformes litur­giques, invi­taient les Pères conci­liaires à choi­sir la litur­gie comme matière à étu­dier en pre­mier lors des ses­sions du Concile. Le pape Paul VI reflé­tait l’esprit des Pères conci­liaires sur la ques­tion, quand il décla­rait : « Nous recon­nais­sons votre res­pect de l’échelle des valeurs et des devoirs : Dieu à la pre­mière place ; la prière avant nos obli­ga­tions ; la litur­gie, pre­mière source de la vie divine qui nous est com­mu­ni­quée, pre­mière école de notre vie spi­ri­tuelle, pre­mier don que nous pou­vons faire au peuple chré­tien… » (Paul VI, Discours de clô­ture de la 2° Session du Concile, 4 décembre 1963).

Beaucoup ont lu la publi­ca­tion du Motu Proprio « Summorum Pontificum » comme une volon­té du Pontife de rap­pro­cher l’Eglise des schis­ma­tiques lefeb­vristes. En est-​il ain­si pour vous ? Le Motu Proprio va-​t-​il aus­si dans ce sens ?

Oui, mais pas seule­ment. Le Saint-​Père, en expli­quant les rai­sons de sa déci­sion, dans le Motu Proprio et dans la Lettre de pré­sen­ta­tion adres­sée aux évêques, énu­mère aus­si d’autres rai­sons inté­res­santes. Naturellement, il aura tenu compte de la demande tou­jours plus crois­sante faite par dif­fé­rents groupes, et sur­tout par la Fraternité Saint-​Pie X et par la Fraternité Saint-​Pierre, mais aus­si par des asso­cia­tions de laïcs, en faveur de la libé­ra­li­sa­tion de la messe de saint Pie V. Assurer l’intégration totale des lefeb­vristes était impor­tante aus­si par le fait que, sou­vent, dans le pas­sé, on a com­mis des erreurs de juge­ment en entraî­nant des divi­sions inutiles dans l’Eglise, divi­sions qui sont deve­nues à pré­sent presque insur­mon­tables. Le pape parle de ce dan­ger pos­sible dans la Lettre de pré­sen­ta­tion du Motu pro­prio adres­sée aux évêques.

Quels sont à votre avis les pro­blèmes les plus urgents pour une juste célé­bra­tion de la Sainte Liturgie ? Quelles sont les exi­gences sur les­quelles il faut le plus insister ?

Je crois que dans la demande crois­sante en faveur de la libé­ra­li­sa­tion de la messe de Saint Pie V, le pape a vu des signes d’un cer­tain vide spi­ri­tuel cau­sé par la manière avec laquelle les céré­mo­nies litur­giques sont célé­brées main­te­nant dans l’Eglise. Cette dif­fi­cul­té pro­vient autant de cer­taines orien­ta­tions de la réforme litur­gique post­con­ci­liaire – qui ten­daient à réduire, ou, pour le dire mieux encore, à rendre confus des aspects essen­tiels de la foi -, que d’attitudes aven­tu­reuses et peu fidèles à la dis­ci­pline litur­gique de cette même réforme ; ce que l’on peut consta­ter partout.

Je crois que l’une des causes de l’abandon de cer­tains élé­ments impor­tants du rite tri­den­tin, dans la réa­li­sa­tion de la réforme post­con­ci­liaire par cer­tains res­pon­sables litur­giques, est le résul­tat d’un rejet ou d’une sous-​évaluation de ce qui a été fait dans le deuxième mil­lé­naire de l’histoire de la litur­gie. Certains théo­lo­giens voyaient les déve­lop­pe­ments de cette période de manière plu­tôt néga­tive. Ce juge­ment est erro­né, parce que lorsque l’on parle de la Tradition vivante de l’Eglise, on ne peut choi­sir de-​ci de-​là ce qui concorde avec nos idées pré­con­çues. La Tradition, consi­dé­rée en un sens géné­ral, y com­pris dans les domaines de la science, de la phi­lo­so­phie ou de la théo­lo­gie, est tou­jours quelque chose de vivant qui conti­nue à évo­luer et à pro­gres­ser, y com­pris avec les hauts et les bas de l’histoire. Pour l’Eglise, la Tradition vivante est une des sources de la Révélation divine, et elle est le fruit d’un pro­ces­sus d’évolution conti­nue. Cela est vrai aus­si dans la tra­di­tion litur­gique, avec un « t » minus­cule. Les déve­lop­pe­ments de la litur­gie dans le deuxième mil­lé­naire ont leur valeur. La Constitution Sacrosanctum Concilium ne parle pas d’un nou­veau rite, ou d’un moment de rup­ture, mais d’une réforme qui émerge orga­ni­que­ment de ce qui existe déjà. C’est pour cela que le pape déclare : « Dans l’histoire de la litur­gie, il y a crois­sance et pro­grès, mais aucune rup­ture. Ce qui était sacré pour les géné­ra­tions anté­rieures, reste sacré et grand pour nous aus­si, et ne peut être inter­dit tout à coup, ni même être consi­dé­ré comme dan­ge­reux » (Lettre aux Evêques, 7 juillet 2007). Idolâtrer ce qui s’est pas­sé durant le pre­mier mil­lé­naire, aux dépens du mil­lé­naire sui­vant est donc une atti­tude peu scien­ti­fique. Les Pères conci­liaires n’ont pas mani­fes­té une telle attitude.

Un deuxième pro­blème serait celui d’une crise d’obéissance envers le Saint-​Père que l’on note dans cer­tains milieux. Cette atti­tude d’autonomie est visible chez cer­tains ecclé­sias­tiques, et même dans les rangs les plus éle­vés de l’Eglise, elle ne pro­fite certes pas à la noble mis­sion que le Christ a confiée à son Vicaire.

On entend dire que, dans cer­tains pays ou dans cer­tains dio­cèses, des évêques ont pro­mul­gué des règles qui annulent pra­ti­que­ment ou déforment l’intention du Pape. Cette atti­tude n’est pas conforme à la digni­té et à la noblesse de la voca­tion d’un pas­teur. Je ne dis pas que tous sont ain­si. La majo­ri­té des évêques et des ecclé­sias­tiques a accep­té, avec le sens nor­mal de la révé­rence et de l’obéissance, la volon­té du pape. Cela est véri­ta­ble­ment louable. Malheureusement, il y a eu des voix de pro­tes­ta­tion de la part de certains.

Dans le même temps, on ne peut dou­ter que cette déci­sion soit néces­saire, parce que, comme le dit le pape, la Sainte Messe « en cer­tains endroits n’était pas célé­brée de manière fidèle aux pres­crip­tions du nou­veau Missel, mais elle était même com­prise comme une auto­ri­sa­tion voire comme une obli­ga­tion de créa­ti­vi­té qui conduit sou­vent à des défor­ma­tions de la litur­gie, à la limite du sup­por­table ». « Je parle par expé­rience », conti­nue le pape, « parce que j’ai vécu moi aus­si cette période avec toutes ses attentes et ses confu­sions, et j’ai vu com­bien ont été pro­fon­dé­ment bles­sées par les défor­ma­tions arbi­traires de la litur­gie, des per­sonnes qui étaient pro­fon­dé­ment enra­ci­nées dans la foi de l’Eglise » (Lettre aux Evêques). Le résul­tat de ces abus fut un esprit crois­sant de nos­tal­gie pour la Messe de saint Pie V. En outre, un dés­in­té­rêt géné­ral à lire et à res­pec­ter les docu­ments expo­sant les règles éma­nées du Saint-​Siège, ses ins­truc­tions, ain­si que les pré­sen­ta­tions des livres litur­giques, aggra­va encore la situa­tion. La litur­gie ne semble pas encore figu­rer suf­fi­sam­ment dans la liste des prio­ri­tés des cours de for­ma­tion per­ma­nente des ecclésiastiques.

Distinguons bien. La réforme post­con­ci­liaire n’est pas entiè­re­ment néga­tive ; au contraire, il y a même de nom­breux aspects posi­tifs dans ce qui fut réa­li­sé. Mais il y a aus­si des chan­ge­ments intro­duits abu­si­ve­ment, qui conti­nuent et se pour­suivent, avec des effets nocifs sur la foi et sur la vie litur­gique de l’Eglise.

Je parle ici, par exemple, d’un chan­ge­ment effec­tué dans la réforme, qui ne fut pro­po­sé ni par les Pères ni par la Constitution Sacrosanctum Concilium, je veux par­ler de la com­mu­nion dans la main. Cela a contri­bué d’une cer­taine manière à une baisse sen­sible de la foi en la Présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Cette pra­tique, et l’abolition des bancs de com­mu­nion dans le sanc­tuaire, des age­nouilloirs dans les églises, et l’introduction de pra­tiques qui obligent les fidèles à res­ter assis ou debout pen­dant l’Elévation du Très Saint Sacrement, dimi­nuent la signi­fi­ca­tion authen­tique de l’Eucharistie, et le sens de la pro­fonde ado­ra­tion que l’Eglise doit adres­ser au Seigneur, le Fils Unique de Dieu. En outre, l’église est uti­li­sée en cer­tains endroits comme une salle pour des ren­contres fra­ter­nelles, des concerts ou des célé­bra­tions inter­re­li­gieuses. Dans cer­taines églises, le Saint Sacrement est presque caché et aban­don­né dans une petite cha­pelle invi­sible et peu déco­rée. Tout cela aus­si éclipse le centre de la foi de l’Eglise en la Présence réelle du Christ. Pour nous, catho­liques, l’église est essen­tiel­le­ment la demeure de l’Eternel.

Une autre erreur sérieuse consiste à confondre les rôles spé­ci­fiques du prêtre et des laïcs à l’autel, en fai­sant du sanc­tuaire un lieu de per­tur­ba­tion, où il y a trop de mou­ve­ment, et non pas le lieu où le chré­tien par­vient à sai­sir le sens de l’émerveillement et de la contem­pla­tion devant la pré­sence et l’action sal­vi­fique du Seigneur. L’usage de danses, d’instruments de musique et de chants qui n’ont rien ou presque de litur­gique, ne conviennent nul­le­ment au domaine sacré de l’église et de la litur­gie ; j’ajoute aus­si cer­taines homé­lies à carac­tère poli­tique et social, sou­vent peu pré­pa­rées. Tout cela déna­ture la célé­bra­tion de la Sainte Messe, et en fait une cho­ré­gra­phie et une mani­fes­ta­tion théâ­trale, mais pas une mani­fes­ta­tion de foi.

Il y a aus­si d’autres aspects peu cohé­rents avec la beau­té et l’émerveillement de ce qui se célèbre sur l’autel. Tout n’est pas mal dans le Novus Ordo, mais beau­coup de choses doivent encore être mises en ordre en évi­tant d’autres dom­mages pour la vie de l’Eglise. Je crois que notre atti­tude envers le pape, envers ses déci­sions et l’expression de sa sol­li­ci­tude pour le bien de l’Eglise, doit être celle que saint Paul recom­mande aux Corinthiens : « Que tout se passe de manière à édi­fier » (1 Corinthiens, 14, 26)

En com­plé­ment, voi­ci l’extrait d’un autre entre­tien accor­dé par Mgr Ranjith à Bruno Volpe, jour­na­liste du site d’informations Petrus, où le secré­taire de la Congrégation du Culte divin insiste sur l’obéissance que les évêques doivent au pape, indi­quant par là même que cette obéis­sance fait défaut.

Excellence, com­ment a été reçu le Motu Proprio de Benoît XVI qui a libé­ra­li­sé la Sainte Messe selon le rite tri­den­tin ? Certains, au sein même de l’Eglise, l’ont reçu avec dédain…

Mgr R. Il y a eu des réac­tions posi­tives et aus­si, il est inutile de le nier, des cri­tiques et des oppo­si­tions, même de la part de théo­lo­giens, de litur­gistes, de prêtres, d’évêques et même de car­di­naux. Franchement je ne com­prends pas ces désac­cords – et pour­quoi ne pas le dire ! – cette rébel­lion contre le pape. J’invite tous, et par­ti­cu­liè­re­ment les pas­teurs à obéir au pape qui est le suc­ces­seur de Pierre. Les évêques en par­ti­cu­lier ont juré fidé­li­té au sou­ve­rain pon­tife ; qu’ils soient cohé­rents et fidèles à leur engagement.

Selon vous, quels sont les causes de ces mani­fes­ta­tions contre le Motu Proprio ?

Mgr R. Vous savez que cer­tains dio­cèses ont publié des docu­ments inter­pré­ta­tifs qui visent de façon inex­pli­cable à limi­ter le Motu Proprio du Pape. Ces actions cachent en fait d’une part des pré­ju­gés d’ordre idéo­lo­gique et d’autre part de l’orgueil, l’un des péchés les plus graves. Je le répète : j’invite tout le monde à obéir au pape. Si le Saint Père a déci­dé de pro­mul­guer ce Motu Proprio, il a ses rai­sons que je par­tage entièrement.

La déci­sion de Benoît XVI de libé­ra­li­ser le rite tri­den­tin semble un remède conve­nable aux nom­breux abus litur­giques tris­te­ment enre­gis­trés après Vatican II avec le « Novus Ordo »…

Mgr R. Voyez-​vous, je ne désire pas cri­ti­quer le Novus Ordo. Mais je ris quand j’entends dire, même par des amis, que dans telle paroisse, un tel prêtre est « un saint » à cause de son ser­mon ou de la façon dont il parle. La Sainte Messe est sacri­fice, don et mys­tère indé­pen­dam­ment du prêtre qui célèbre. Il est impor­tant, et même fon­da­men­tal, que le prêtre soit mis de côté : le pro­ta­go­niste de la messe c’est le Christ. Ainsi, je ne com­prends pas les célé­bra­tions eucha­ris­tiques trans­for­mées en spec­tacles avec des danses, des chan­sons, des applau­dis­se­ments, comme cela arrive fré­quem­ment avec le Novus Ordo.

Mgr Ranjith, votre Congrégation a dénon­cé de façon répé­tée ces abus litur­giques

Mgr R. C’est vrai. Il y a tant de docu­ments qui sont néan­moins tris­te­ment res­tés lettre morte, et qui ont fini sur des éta­gères pous­sié­reuses ou pire dans la cor­beille à papiers.

Un autre point, on entend sou­vent des ser­mons très longs…

Mgr R. Cela aus­si est un abus. Je suis contre les danses et les applau­dis­se­ment au milieu de la messe qui n’est pas un cirque ou un stade. Quant aux homé­lies, comme le pape l’a sou­li­gné, elles doivent avoir trait exclu­si­ve­ment à l’aspect caté­ché­tique, évi­tant le socio­lo­gisme et le bavar­dage inutile. Par exemple, les prêtres dévient sou­vent vers la poli­tique parce qu’ils n’ont pas bien pré­pa­ré leur homé­lie, qui devrait au contraire être étu­diée scru­pu­leu­se­ment. Une homé­lie exces­si­ve­ment longue est syno­nyme d’une pré­pa­ra­tion insuf­fi­sante : la durée cor­recte d’un ser­mon doit être de 10 minutes, 15 au maxi­mum. On doit recon­naître que le point culmi­nant de la célé­bra­tion est le mys­tère eucha­ris­tique, ce qui ne veut pas dire mini­mi­ser la Liturgie de la Parole, mais cla­ri­fier com­ment doit se pra­ti­quer une litur­gie correcte.

Pour en reve­nir au Motu Proprio : cer­tains cri­tiquent l’usage du latin pen­dant la messe…

Mgr R. Le rite tri­den­tin fait par­tie de la tra­di­tion de l’Eglise. Le pape a conscien­cieu­se­ment expli­qué les motifs de sa mesure, qui est un acte de liber­té et de jus­tice envers les tra­di­tio­na­listes. Quant au latin, je tiens à sou­li­gner qu’il n’a jamais été abo­li, et qui plus est il garan­tit l’universalité de l’Eglise. Mais je le répète : j’invite les prêtres, les évêques et les car­di­naux à l’obéissance, met­tant de côté toute espèce d’orgueil et de préjugé.