Pourquoi j’ai refusé de me mettre entre leurs mains

Il y a 25 ans, pour le numé­ro 0 de « Controverses », Mgr Lefebvre a bien vou­lu par­ler avec sa fran­chise habi­tuelle des der­niers évé­ne­ments tou­chant au milieu tra­di­tio­na­liste juste après le sacre des évêques et répondre aux dif­fé­rentes ques­tions que de nom­breux fidèles se posaient. [in Le Rocher n° 84 d’août-​septembre 2013 – Revue offi­cielle du District de Suisse de la FSSPX]

Controverses : Monseigneur, les sacres que vous avez faits le 30 juin der­nier ont sus­ci­té beau­coup de remous. Curieusement, ce ne sont pas les fidèles « silen­cieux », mais les prin­ci­paux porte-​parole des diverses asso­cia­tions tra­di­tio­na­listes qui ont mani­fes­té leur répro­ba­tion à votre déci­sion d’as­su­rer l’a­ve­nir de la Tradition. Comment expliquez- vous leurs décla­ra­tions d’at­ta­che­ment indé­fec­tible au siège de Pierre ?

Mgr Lefebvre : A vrai dire, je ne vois pas très bien quelles sont ces asso­cia­tions tra­di­tio­na­listes qui ont mani­fes­té leur répro­ba­tion pour les sacres. En géné­ral, les per­sonnes qui ont mani­fes­té leur répro­ba­tion n’é­taient pas entiè­re­ment avec nous et ne fré­quen­taient pas nos œuvres, mais avaient une cer­taine sym­pa­thie pour la Tradition, en même temps qu’elles pro­fessent une sou­mis­sion incon­di­tion­nelle à Rome. Il faut abso­lu­ment savoir qu’au­jourd’­hui Rome est au ser­vice de la révo­lu­tion et donc ter­ri­ble­ment antitraditionaliste.

C’est pour­quoi j’ai refu­sé de me mettre entre leurs mains. Ils ne vou­laient ni plus, ni moins, qu’en recon­nais­sant mes erreurs, je les aide à conti­nuer leur révo­lu­tion dans l’Eglise. Tous ceux qui nous ont quit­tés ne se rendent pas compte de cette situa­tion et croient à la bonne volon­té et à la rec­ti­tude de pen­sée des évêques ou car­di­naux romains. Rien n’est plus faux ! Ce n’est pas pos­sible qu’ils nous entraînent dans la révo­lu­tion, disent ceux qui rejoignent le pape et ses évêques. Eh bien, c’est exac­te­ment cela qui se passera !

Controverses : Dans des jour­naux comme « 30 Jours dans l’Eglise » et dans « Le Monde », « Vie actuelle » et d’autres encore, les car­di­naux Ratzinger et Oddi ont accor­dé des inter­views où ils admettent, pour ne citer que le car­di­nal Oddi, que « vous n’a­viez pas eu tort sur toute la ligne ». Ce qui fait dire à cer­tains qu’il y a un cer­tain chan­ge­ment au sein de la curie romaine. Quel est votre avis ?

Mgr Lefebvre : Si on lit bien l’in­ter­view du car­di­nal Ratzinger, il fau­dra doré­na­vant prendre garde de bien appli­quer le concile, de ne pas se trom­per dans son appli­ca­tion et de faire atten­tion de ne pas répé­ter les erreurs qu’on a pu com­mettre. Il ne parle pas d’en chan­ger les prin­cipes.[1]

Même s’il en vient à admettre que les fruits du der­nier concile ne sont pas ceux qu’il atten­dait, il opte pour en reprendre les prin­cipes de base et faire en sorte qu’ain­si il n’y ait plus de dif­fi­cul­té à l’a­ve­nir. Ils n’ont donc pas com­pris ce que signi­fie le retour à la Tradition que nous récla­mons et ne veulent par consé­quent pas reve­nir à la Tradition des pré­dé­ces­seurs de Jean XXIII.

Controverses : On entend sou­vent ces der­niers temps par­ler de « Tradition vivante ». Quel est selon vous le sens de cette expression ?

Mgr Lefebvre : Eh bien, pre­nons la condam­na­tion que nous fait le pape dans le Motu pro­prio [2]. Cette condam­na­tion repose sur un mau­vais concept de la Tradition. En effet, le pape, dans le Motu pro­prio, nous condamne parce que nous n’ad­met­tons pas la « Tradition vivante ». Mais la manière dont est com­prise cette « Tradition vivante » a été condam­née par saint Pie X dans son ency­clique « Pascendi » contre le moder­nisme, parce qu’elle com­porte une évo­lu­tion liée à l’his­toire, qui ruine la notion du dogme, défi­ni pour toujours.

La Tradition, selon eux, est quelque chose de vivant et qui évo­lue. Cette « Tradition vivante », c’est main­te­nant l’Eglise Vatican II. C’est très grave et ça dénote un esprit moder­niste. Cette nou­velle doc­trine, car c’est bien de cela qu’il s’a­git, est for­mel­le­ment condam­née par le pape saint Pie X. L’Eglise porte avec elle sa Tradition. On ne peut pas dire quelque chose de contraire à ce que les papes ont affir­mé autre­fois. On ne peut pas admettre une pareille chose. C’est impossible.

Controverses : Est-​ce que selon vous c’est la rai­son pour laquelle depuis une ving­taine d’an­nées il n’y a plus eu d’actes d’infaillibilité ?

Mgr Lefebvre : Pour le Concile Vatican II, le pape Paul VI n’a pas uti­li­sé le prin­cipe de l’in­failli­bi­li­té dog­ma­tique. Il s’est conten­té de le décla­rer pastoral.

Les papes conci­liaires sont inca­pables d’employer leur infailli­bi­li­té doc­tri­nale parce que le fon­de­ment même de l’in­failli­bi­li­té, c’est de croire qu’une véri­té doit être fixée à jamais et ne peut plus chan­ger : elle doit res­ter ce qu’elle est.

Jean-​Paul II, plus encore que Paul VI, ne croit pas à l’im­mua­bi­li­té de la vérité.

L’Assomption de la Très Sainte Vierge Marie a été défi­nie par le pape Pie XII en 1950. C’est désor­mais un dogme immuable. Pour eux, non ! Avec le temps, il y a des expli­ca­tions scien­ti­fiques nou­velles, le déve­lop­pe­ment de l’es­prit humain, le pro­grès qui modi­fient la véri­té. Par consé­quent, on pour­rait éven­tuel­le­ment affir­mer autre chose que ce que les papes ont dit. Lors d’une entre­vue avec le pape Jean-​Paul II, je lui ai deman­dé s’il admet­tait l’en­cy­clique Quas pri­mas de Pie XI, sur le règne social de Notre Seigneur Jésus-​Christ. Il m’a répon­du : « Je pense que le pape ne l’é­cri­rait plus de la même façon ». Voilà nos diri­geants actuels. On ne peut déci­dé­ment pas se mettre entre leurs mains.

Controverses : Parmi ceux qui ont accep­té les pro­po­si­tions du pape, il y a Dom Gérard. Que pensez-​vous per­son­nel­le­ment de sa décision ?

Mgr Lefebvre : Lors de notre der­nière ren­contre, il m’a deman­dé s’il pou­vait accep­ter le pro­to­cole que j’ai moi-​même refu­sé. Je lui ai répon­du que sa situa­tion n’é­tait pas la même que la mienne, que la Fraternité est répan­due dans le monde entier, alors que lui n’est res­pon­sable que de son monas­tère. « Vous pour­rez peut-​être vous défendre plus faci­le­ment. Mais je ne suis pas pour un accord, j’es­time qu’ac­tuel­le­ment un accord est mau­vais. » Et je le lui ai même écrit. Il ne faut plus dia­lo­guer avec les auto­ri­tés romaines. Elles ne veulent que nous rame­ner au Concile, il ne faut pas avoir de rela­tions avec elles. Dom Gérard m’a répon­du que son cas était dif­fé­rent et qu’il allait quand même essayer. Je ne l’ap­prouve pas. La der­nière fois que nous nous sommes vus, je lui ai dit :

« Dom Gérard, vous ferez ce que vous vou­drez et moi je dirai ce que je veux. Pour les gens, votre pas­sage sous l’au­to­ri­té de Rome, c’est votre sépa­ra­tion d’Ecône et de Mgr Lefebvre. Dorénavant, vous cher­che­rez votre sou­tien auprès d’autres évêques. Jusqu’à pré­sent, vous vous êtes adres­sé à moi, eh bien, à pré­sent, c’est fini. Je vous consi­dère comme les prêtres qui nous ont quit­tés. Nous n’au­rons plus de rela­tions puisque vous avez des rela­tions avec ceux qui nous per­sé­cutent. Vous vous êtes mis en d’autres mains. »

Il y a cinq ans déjà, Dom Gérard a fait une décla­ra­tion dans son bul­le­tin pour les bien­fai­teurs, dans lequel il disait vou­loir s’ou­vrir davan­tage à tous ceux qui ne sont pas comme nous, ne plus demeu­rer dans la cri­tique sté­rile, rece­voir tout le monde dans l’es­poir de les faire par­ti­ci­per à la Tradition. C’est ce qu’il a fait, et main­te­nant il est pri­son­nier de tout ce monde, de ces écri­vains, de la presse, des pro­fes­seurs, comme Bruckberger, Raspail ; il les a pré­fé­rés à nous. Il est désor­mais dans les mains des modernistes.

Controverses : Comment jugez-​vous les pro­po­si­tions faites au père prieur du monas­tère du Barroux ?

Mgr Lefebvre : Pour eux, leur objec­tif c’est de divi­ser la Tradition. Ils ont déjà eu Dom Augustin[3], ils ont eu de Blignères [4]), et main­te­nant ils ont eu Dom Gérard. Cela affai­blit d’au­tant notre posi­tion. C’est leur but : divi­ser pour nous faire dis­pa­raître.

Le car­di­nal Ratzinger a décla­ré dans une inter­view don­née à un jour­nal de Francfort qu’il trouve inad­mis­sible qu’il y ait des groupes de catho­liques qui s’at­tachent à la Tradition, de telle manière qu’ils ne sont plus en concor­dance par­faite avec ce que pensent tous les évêques du monde. Ils ne veulent pas admettre notre exis­tence. Ils ne peuvent pas nous tolé­rer dans l’Eglise. Dom Gérard ne veut pas croire tout cela.

Controverses : Marc Dem vient de publier un très beau livre consa­cré à Dom Gérard et à son œuvre. Cette sor­tie semble mal tom­ber pour le père prieur qui y est décrit comme l’un des piliers de la recons­truc­tion de la chré­tien­té, fidèle à la Tradition et à Votre Excellence.

Mgr Lefebvre : J’ai féli­ci­té Dom Gérard pour ce livre et il m’a répon­du : « Ne me par­lez pas de cela, je ne veux pas en entendre par­ler, ce n’est pas moi qui l’ai fait, c’est Marc Dem. » Tout cela parce que Marc Dem a pré­sen­té Dom Gérard dans sa pre­mière forme de com­bat­tant et de lut­teur de la foi.

Controverses : Les contacts avec Rome ne sont pas rom­pus. Il paraî­trait même que des dis­cus­sions pour­raient reprendre cet automne. Pouvez-​vous nous en parler ?

Mgr Lefebvre : Ce sont des inven­tions. Si jamais il y a de la part de Rome une volon­té de reprendre les conver­sa­tions, c’est moi cette fois qui pose­rai les condi­tions. Comme l’a dit le car­di­nal Oddi : « Mgr Lefebvre est en posi­tion de force. » C’est pour­quoi j’exi­ge­rai que la dis­cus­sion porte sur des points doc­tri­naux. Qu’ils en finissent avec leur œcu­mé­nisme, qu’ils redonnent son vrai sens à la messe, qu’ils redonnent la vraie défi­ni­tion de la foi, qu’ils redonnent la vraie défi­ni­tion de l’Eglise, qu’ils rendent à la col­lé­gia­li­té son sens catho­lique et ain­si de suite.

J’attends d’eux une défi­ni­tion catho­lique et non libé­rale de la liber­té reli­gieuse. Il faut qu’ils acceptent l’Encyclique Quas pri­mas sur le Christ-​Roi, et le Syllabus (Pie IX). Il faut qu’ils acceptent tout cela, car c’est doré­na­vant la condi­tion de toute dis­cus­sion nou­velle entre eux et nous.

Controverses : En conclu­sion, après tous les évé­ne­ments de cet été, quels conseils donnez-​vous à vos fidèles ?

Mgr Lefebvre : Le seul objec­tif que doit avoir devant les yeux le fidèle, c’est le règne uni­ver­sel de Notre Seigneur Jésus-​Christ sur les indi­vi­dus, sur les familles, sur les cités ; il n’y a pas d’autre reli­gion qui sub­siste devant ce règne.

Si je venais à ensei­gner autre chose que cela, il ne fau­drait plus me suivre. Comme le dit saint Paul : « Si un ange du ciel ou si moi-​même vous ensei­gnons une autre doc­trine que celle que je vous ai ensei­gnée autre­fois, ne me sui­vez pas, faites-​moi ana­thème. » Le bon sens catho­lique de nos fidèles a fait que 90% – et même plus encore selon moi – conti­nuent à nous suivre.

Propos recueillis par Eric Bertinat (Entretien paru dans « Controverses » N° 0 – sep­tembre 1988)

Source : Le Rocher n° 84 de d’août-​septembre 2013

Notes de bas de page
  1. C’est ce qu’a confir­mé le pon­ti­fi­cat de Benoît XVI, qui n’a eu de cesse de défendre cette même ligne.[]
  2. « A la racine de cet acte schis­ma­tique, on trouve une notion incom­plète et contra­dic­toire de la Tradition. Incomplète parce qu’elle ne tient pas suf­fi­sam­ment compte du carac­tère vivant de la Tradition qui, comme l’a ensei­gné clai­re­ment le Concile Vatican II, « tire son ori­gine des apôtres, se pour­suit dans l’Eglise sous l’as­sis­tance de l’Esprit-​Saint : en effet, la per­cep­tion des choses aus­si bien que des paroles trans­mises s’ac­croît, soit par la contem­pla­tion et l’é­tude des croyants qui les méditent en leur cœur, soit par l’in­tel­li­gence inté­rieure qu’ils éprouvent des choses spi­ri­tuelles, soit par la pré­di­ca­tion de ceux qui, avec la suc­ces­sion épis­co­pale, reçurent un cha­risme cer­tain de véri­té ». Mais c’est sur­tout une notion de la Tradition, qui s’op­pose au Magistère uni­ver­sel de l’Eglise lequel appar­tient à l’é­vêque de Rome et au corps des évêques, qui est contra­dic­toire. Personne ne peut res­ter fidèle à la Tradition en rom­pant le lien ecclé­sial avec celui à qui le Christ, en la per­sonne de l’a­pôtre Pierre, a confié le minis­tère de l’u­ni­té dans son Eglise. » (Lettre apos­to­lique « Ecclesia Dei » du pape Jean-​Paul II, sous forme de Motu pro­prio, du 2 juillet 1988, no 4) []
  3. Dom Augustin-​Marie Joly (1917– 2006), fon­da­teur de l’ab­baye Saint-​Joseph de Clairval, à Flavigny, recon­nue comme monas­tère de droit dio­cé­sain le 2 février 1988.[]
  4. Le P. Louis-​Marie de Blignières a fon­dé la Fraternité Saint-​Vincent Ferrier en 1979. En 1987, cette com­mu­nau­té de la mou­vance tra­di­tio­na­liste, « se ren­dant compte que leur posi­tion doc­tri­nale sur la ques­tion de la liber­té reli­gieuse au concile Vatican II n’é­tait pas juste », fait des démarches à Rome pour essayer d’ob­te­nir la recon­nais­sance cano­nique. A la suite des sacres de 1988, leur petit groupe a été recon­nu comme Institut reli­gieux de droit pon­ti­fi­cal. (cf. P. Dominique-​Marie de Saint Laumer, nou­veau prieur de la Fraternité Saint- Vincent Ferrier depuis sep­tembre 2011, in La Nef no 239 juillet-​août 2012[]

Fondateur de la FSSPX

Mgr Marcel Lefebvre (1905–1991) a occu­pé des postes majeurs dans l’Église en tant que Délégué apos­to­lique pour l’Afrique fran­co­phone puis Supérieur géné­ral de la Congrégation du Saint-​Esprit. Défenseur de la Tradition catho­lique lors du concile Vatican II, il fonde en 1970 la Fraternité Saint-​Pie X et le sémi­naire d’Écône. Il sacre pour la Fraternité quatre évêques en 1988 avant de rendre son âme à Dieu trois ans plus tard. Voir sa bio­gra­phie.