Le premier « Ave » du prélude – la puissance de Marie
C’est le signe habituel de la puissance que d’accomplir de grandes choses avec de maigres moyens. Dieu ne connaît pas d’autres manières d’agir. Tout ce qu’il fait est tiré du néant, et plus les œuvres qu’il opère doivent dénoncer sa grandeur, plus les instruments qu’il choisit sont remplis de faiblesse.
Marie elle-même, quand elle vint à Lourdes, appela sous son regard, pour mieux manifester qu’elle est la Fille de la Puissance divine, tout ce qu’il y avait dans la ville de plus chétif et de plus débile. Qu’elle était petite, Bernadette Soubirous, qui, le 11 février 1858, fut conviée au rendez-vous de Massabielle ! On peut dire qu’elle cumulait toutes les petitesses.
Petitesse de l’extraction. Elle est de famille manifestement déchue. Les tares morales de sa parenté sont de notoriété publique. « De chez les Soubirous, que peut-il sortir de bon ? » murmurait-on dans le voisinage.
Petitesse de la maison familiale. Un ancien cachot, étroit, sans air et sans lumière, où l’on s’entassait vaille que vaille.
Petitesse d’une ultime indigence. Il n’y a pas de bois au logis pour préparer le repas, et l’enfant est venue sur les bords du Gave ramasser quelques brindilles.
Petitesse de l’ignorance. Elle sait tout juste le Notre Père, le Je vous salue Marie et le Credo, et pas un mot de catéchisme, car sa mémoire rétive ne retient rien.
Petitesse d’une santé fragile. Elle est née frêle et souffreteuse. Elle a quinze ans, mais on lui en donnerait à peine douze. Garder un petit troupeau de moutons, c’est tout le travail qu’on a pu lui confier.
Petitesse des vêtements rapiécés et qui crient misère : robe raccommodée, capulet aux couleurs passées, bas troués, sabots usés.
C’est pourtant cette petitesse qui fut agréée et appelée pour paraître devant la plus puissante des Reines.
Elle est venue à la fin d’une matinée d’hiver, avec deux compagnes, sa sœur Toinette et son amie Jeanne Abadie, cherchant du bois sur les rives du Gave, et des os à travers les galets. « Ces os, dit Jeanne Abadie, nous avions le projet de les vendre, un ou deux sous, pour acheter des sardines ». Parvenues en face de la Grotte, Toinette et Jeanne se sont déchaussées et ont passé le canal. L’eau est très froide. Bernadette a craint pour son asthme et elle a demandé à la robuste Jeanne de la prendre sur son dos « Tu n’as qu’à faire comme nous », lui a‑t-on répondu. Alors Bernadette s’est résignée. Elle a retiré ses sabots et ses bas, et elle s’apprête à mettre un pied dans l’eau, quand soudain la rumeur d’un vent violent, comme celle qui annonce les orages, agite un buisson de ronces et d’églantiers qui font claire-voie devant l’ouverture d’une sorte de niche creusée au flanc du Mont Massabielle.
Au Sinaï, Dieu, pour mieux faire éclater sa puissance, s’était montré au milieu des éclairs et du tonnerre. Mais Marie n’est que le souffle véhément qui précède l’ouragan, de même qu’elle n’est que l’aurore qui annonce le soleil. C’est elle qui apparut soudain dans la niche, faisant signe à l’enfant d’approcher.
Et ce qui va suivre n’est que le déroulement parallèle d’une autre Apparition dont fut témoin Moïse au pied de la montagne de l’Horeb, quand le Seigneur révéla sa puissance sans limite.
« L’ange de Yahveh, nous dit la Bible, apparut à Moïse, en flammes de feu, au milieu du buisson. Et Moïse vit, et voici, le buisson était tout en feu et le buisson ne se consumait pas ». C’est très exactement ce que vit Bernadette, car les documents précisent que « la fille de Yahveh » se montra au milieu du buisson de la niche, toute éblouissante de lumière.
Stupéfaction de Moïse, qui fait un détour pour mieux regarder. « Yahveh vit que Moïse se détournait, et il l’appela du milieu du buisson et dit « Moïse, Moïse ! ». Le premier geste de Bernadette est pareillement un mouvement de recul. Elle se frotte les yeux tandis que la vision la rassure et lui fait signe d’approcher.
Cependant, Moïse n’aura le droit de demeurer en présence de Yahveh que dans l’attitude du suprême respect. « N’approche pas d’ici. Ote les sandales de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens, est une terre sainte ». Pieds nus devant sa vision se tiendra également Bernadette. Il ne lui a pas été permis de franchir la barrière qui la sépare du domaine de la Grotte, car c’est au moment même où, après s’être déchaussée, elle se préparait à passer le canal, que la Vierge puissante apparut.
Yahveh continue : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob… J’ai vu la souffrance de mon peuple… Je suis descendu pour le délivrer de la main des Egyptiens et le faire monter de ce pays dans une terre fertile et spacieuse, dans une terre où coulent le lait et le miel. Je sais que le roi d’Egypte ne vous permettra pas d’aller, si ce n’est forcé par une main puissante. J’étendrai ma main… »
La Dame que Bernadette avait sous les yeux est Celle-là même dont l’Evangile ne nous rapporte que sept paroles. A Lourdes, comme jadis, elle demeure silencieuse. Mais elle parle par gestes. A nous de pénétrer la signification de ses attitudes.
Or, la Mère de Celui à qui nous adressons avant Noël cette suppliante invocation : « O Adonaï, chef de la Maison d’Israël, qui êtes apparu à Moïse dans la flamme du buisson ardent, venez nous racheter dans la force de votre bras déployé » (in brachio extento). Celle-là a voulu elle-même exprimer à la lettre ce symbolisme, et c’est « les bras étendus vers la terre et les mains déployées » qu’elle se manifesta au premier instant de l’Apparition. Reprenant le langage de Yahveh, déclinant sa parenté, elle aurait pu dire : « Je suis la Fille du Père, la Mère du Fils, l’Epouse du Saint-Esprit. Regardez mes mains ouvertes et mes bras étendus. Dieu me délègue sa puissance. Je suis descendue pour vous inviter à venir vers ce lieu, désormais capitale des manifestations de Dieu, terre promise où couleront à flots, pour vos âmes captives du mal, le lait et, le miel de la Miséricorde divine ».
Moïse dit à Dieu : « Qui suis-je pour aller vers Pharaon et pour faire sortir d’Egypte les enfants d’Israël ? » Dieu dit : « Je serai avec toi, et ceci sera pour toi le signe que c’est moi qui t’ai envoyé Quand tu auras fait sortir le peuple d’Egypte, vous servirez Dieu sur cette montagne ». Le même signe se manifeste aujourd’hui d’une manière éblouissante au Mont Massabielle.
« Quand j’irai, reprend Moïse, vers les enfants d’Israël, et que je leur dirai : le Dieu de vos pères m’envoie vers vous, s’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? » Et Dieu dit à Moïse : « Je suis Celui qui est. C’est ainsi que tu répondras aux enfants d’Israël : Celui qui est m’envoie vers vous ».
Ce n’est pas dès la première Apparition que Bernadette connaîtra l’identité de la Belle Dame.
Il lui faudra attendre le 25 mars.
Effectivement, on l’a harcelée de questions. On lui a, dit : « Quel est donc ce personnage qui nous prie d’aller en procession à la Grotte ? » Et la petite messagère va pouvoir satisfaire la curiosité et répondre : « C’est l’Immaculée Conception qui m’envoie vers vous ».
Je suis Celui qui est. Je suis l’Immaculée Conception.
Deux révélations également étonnantes, dans une forme inaccoutumée, de noms que les lèvres humaines n’avaient pas encore prononcés. Deux noms pareillement incommunicables. Dieu seul peut porter le premier. Marie seule peut se parer du second. Dieu seul est Celui qui est. Marie seule est immaculée.
Ces noms tirent jalousement à eux tout ce que le terme contient. Nul ne peut songer à se les attribuer. Moïse et Bernadette ont entendu les noms que répercute sans fin, et sans altération possible, l’écho des collines éternelles. Mais voici que Moïse insiste – et c’est bien le même langage que tenait Bernadette – : « Ils ne me croiront pas et ils n’écouteront pas ma voix ; mais ils diront : Yahveh ne t’est point apparu. Yahveh lui dit :
1er Signe. – « Qu’y a‑t-il dans ta main ? » Il répondit : « Un bâton ». Et Yahveh dit : « Jette-le à terre. » Il le jeta à terre et ce bâton devint un serpent, et Moïse s’enfuyait devant lui. Yahveh dit à Moïse : « Etends la main, et saisis-le par la queue ». Et il étendit la main, le saisit, et le serpent redevint un bâton dans sa main.
2e Signe. – Yahveh lui dit encore : « Mets ta main dans ton sein ». Il mit sa main dans son sein, puis il l’en retira, et voici qu’elle était couverte de lèpre, blanche comme la neige. Yahveh dit : « Remets ta main dans ton sein ». Et il remit sa main dans son sein et il la retira de son sein, et voici qu’elle était redevenue semblable à sa chair.
3e Signe. – « S’ils ne te croient pas, et s’ils n’écoutent pas la voix du premier signe, ils croiront à la voix du second. Et s’ils ne croient même pas à ces deux signes et n’écoutent pas ta voix, tu prendras de l’eau du fleuve et tu la répandras sur le sol, et l’eau que tu auras prise du fleuve deviendra du sang sur le sol…
« Quant au bâton, prends-le dans ta main. C’est avec quoi tu feras les signes ».
Encore une fois, la Fille du Père Eternel ne prononcera pas pareil discours. Le langage verbal semble lui être étranger. Mais les trois signes donnés à Moïse par Yahveh, elle va, pour mieux manifester la puissance que Dieu lui a conférée, les reprendre à son compte, dépouillés de leur aspect étrange et adaptés à la révélation du Nouveau Testament.
1er Le signe du bâton. – La Dame du Rocher ne va pas dire à sa voyante : « Qu’y a‑t-il dans ta main ? », mais elle va lui inspirer de prendre en main ce que la liturgie elle-même, évoquant le bâton de Moïse, appelle « Virgam Rosarii », la verge du Rosaire [1].
Ce modeste instrument de prière qui, quand il est jeté à terre, comme le bâton de Moïse, figurerait assez bien, avec ses grains enfilés, l’image des anneaux enroulés du serpent, quand on le prend entre les mains pour en dévider les prières auxquelles il invite, devient, pour le chrétien, ainsi que le pape Léon XIII n’a cessé de l’enseigner, son bâton de combat, son arme défensive. Qui pourrait dire les prodiges que cette étonnante prière a opérés dans le monde et surtout sur les bords du Gave, qui sont par excellence la capitale du Rosaire ? Ce n’est plus par la puissance d’un bâton que doivent s’accomplir au sein du peuple chrétien les merveilles de la miséricorde divine, mais par le pouvoir souverainement efficace de la prière par Marie.
« Blasphème ! s’écrieront les hérétiques. Comment osez-vous dépouiller la Toute-Puissance divine en faveur d’une créature ? »
A Lourdes, Notre-Dame se charge de nous répondre. La puissance dont elle est investie, et qu’elle communique à la prière du Rosaire, elle ne la possède pas en propre, elle la reçoit et elle l’exerce « au nom du Père ». La voyante, en effet, ne pourra se servir de son chapelet que lorsque la Vierge puissante, ayant élevé la main à son front, aura prononcé la première invocation du signe de Croix : « Au nom du Père… »
Ecoutons Bernadette : « Dans ma frayeur, je prends mon chapelet que je portais habituellement sur moi, je veux faire le signe de Croix, mais je sens ma main paralysée, je ne puis la porter à mon front. La Dame prend alors elle-même son chapelet et se signe. Sentant mon bras dégagé, je peux faire comme elle et en même temps qu’elle le signe de Croix ».
2e Le signe de la lèpre guérie. – C’est le signe que le Christ lui-même a donné de sa divine mission : leprosi mundentur. C’est aussi le signe de Lourdes. En un clin d’oeil, le temps d’un simple geste, sans que le regard puisse distinguer les étapes de la transformation, les lèpres de toutes les maladies – celles que l’on voit, celles aussi que l’on cache « en son sein » – sont guéries, et les chairs et les cœurs redeviennent comme des chairs de nouveau-né et des cœurs d’enfants.
3e Le signe de l’eau changée en sang. – Le prodige consiste en ceci, que de l’eau, élément inerte, se transforme en sang, principe de vie. Or, de quelle manière saisissante ce signe va se retrouver à Lourdes ! Sous les doigts de Bernadette, par ordre de la Vierge, une eau miraculeuse va jaillir du rocher de Massabielle, comme jadis, par la vertu du bâton de Moise, du rocher d’Horeb (qui plus tard sera dénommé Massa). Et cette eau de Lourdes deviendra comme un talisman de vie, qui régénère et rend la santé. Les pèlerins le savent bien qui, avec foi y puisent et s’y plongent qui l’emportent précieusement, la font boire à leurs malades et à leurs infirmes. Il a suffi à tant de malheureux d’en prendre quelques gouttes pour sentir en leurs veines – et en leur âme – un sang nouveau.
Qui pourrait prétendre qu’une correspondance aussi étroite entre la vision d’Horeb et celle de Massabielle puisse être le simple effet du hasard ?
Il est sage d’y voir un dessein de Dieu. Lequel ?
Pour mieux souligner la puissance de Marie, il a voulu que la grande manifestation dans laquelle elle déclinerait le privilège qui lui constitue un nom incommunicable, fût calquée sur sa propre Apparition où pour la première fois, se montrant à un homme, il avait nommé son entité.
Par ailleurs, il fallait que l’Apparition de Dieu se révélant comme Tout-Puissant renfermât en annonce prophétique, la douce et formidable figure de la Vierge Marie par qui, quand viendrait l’ère de la miséricorde, s’accompliraient les grands prodiges de la grâce. Le bâton prestigieux de Moïse n’était que l’image anticipée de l’intercession de Marie, que nous obtient infailliblement l’invocation de sa puissance. Le Tout-Puissant continue de régner. Mais, depuis le Calvaire, il règne et ne veut régner que par Marie.
Nous nous en voudrions de viser à l’originalité en une question aussi grave. Ce sont les Pères de l’Eglise eux-mêmes qui ont pressenti, dans la vision de Moïse, une évocation du mystère de Marie. Dans ce buisson qui brûle sans se consommer, et qui laisse entrevoir au milieu des flammes Celui que la Bible nomme « l’ange de Yahveh », ils avaient vu comme une image de celle qui avait reçu dans son sein la flamme divine sans en être consumée. La liturgie nous fait chanter, au jour de la Purification : « Rubum quem viderat Moyses incombustum conservatam agnovimus tuam laudabilem virginitatem. Dans le buisson enflammé mais non consumé qui apparut à Moïse, nous avons reconnu votre virginité admirablement conservée ».
La vision de Bernadette vient donc confirmer les intuitions mystiques de nos Pères. Et quoi de plus émouvant de penser qu’en contemplant Yahveh, Celui qui s’était fait connaître à Abraham comme le Tout-Puissant, Moïse avait déjà sous les yeux l’image de « la Vierge puissante ».
Voici maintenant l’épilogue de la première Apparition.
Quand Bernadette eut terminé son chapelet, la vision s’évanouit soudain. Alors elle passa le canal pour aller rejoindre ses compagnes. Tout à l’heure, ayant entendu ses deux compagnes dire, en remettant leurs sabots : « Comme l’eau est froide ! », « Pauvre de moi ! s’était-elle écriée, comment ferai-je pour traverser, moi qui suis malade ? » En entrant dans l’eau, elle fut surprise de la trouver « chaude comme l’eau de vaisselle… comme si on l’avait chauffée ».
Avec sa sœur Toinette et Jeanne Abadie, elle reprit le chemin de Lourdes, chacune chargée de son fagot. Mais le fagot de Toinette était trop lourd et elle ne put monter le chemin de la colline. Bernadette vint le prendre et le porta aisément. Etonnement de Toinette : « Je suis pourtant plus forte que toi, dit-elle. Comment peux-tu porter ce fagot ? »
La Dame du Rocher voulait nous enseigner, par ces deux scènes combien touchantes, comment elle se plaît à faire intervenir sa puissance près des petits et des faibles, au nombre desquels il importe que nous nous rangions si nous voulons bénéficier de son ineffable protection.
- Dum novus hic Moyses… extendit virgam Rosarii. Office de S. Pie V [↩]