Une conception collégiale de l’Église vue comme communion

Dans la « Préface » au livre J’accuse le Concile, Mgr Lefebvre signale « les équivoques et les ambiguïtés » du fameux Concile pastoral. Il y a certes parmi les textes de Vatican II des passages malheureusement dénués de toute équivoque et dont le sens est suffisamment clair, pour qu’il s’avère impossible de les concilier avec la Tradition.

Ainsi en va-​t-​il de la décla­ra­tion Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse, du décret Unitatis redin­te­gra­tio sur l’œcuménisme ou même du n° 8 de Lumen gen­tium, avec le sub­sis­tit. Mais il faut bien recon­naître aus­si qu’à la dif­fé­rence de ces trois pas­sages, émi­nem­ment pro­blé­ma­tiques, la doc­trine de Vatican II sur la col­lé­gia­li­té en reste pour une bonne part au niveau de l’ambiguïté. Et c’est d’ailleurs ce qui en rend l’analyse si dif­fi­cile, si déli­cate. Et dans les objec­tions que nous avons pu pré­sen­ter au Saint-​Siège, selon la ligne tra­cée par Mgr Lefebvre, nous avons d’ailleurs pris soin de bien faire cette dis­tinc­tion entre des textes évi­dem­ment contraires à la Tradition et d’autres textes qui sont sur­tout ambigus.

Je vou­drais vous mon­trer ici d’une part com­ment cette ambi­guï­té est le ves­tige, l’indice ou si vous pré­fé­rez le témoi­gnage d’une ten­ta­tive avor­tée, qui, si elle eût réus­si, aurait ren­ver­sé la consti­tu­tion divine de l’Église et abou­ti à l’affirmation claire et nette d’une héré­sie. Et d’autre part, je vou­drais vous mon­trer aus­si com­ment cette ambi­guï­té demeure dan­ge­reuse et fina­le­ment inac­cep­table, elle aus­si, dans la mesure où, à elle seule, elle met déjà en doute l’un des points déci­sifs de la doc­trine tra­di­tion­nelle. Pour syn­thé­ti­ser aus­si clai­re­ment que pos­sible cette ques­tion, je retien­drai donc ici quatre points. Premièrement, prise dans la lettre iso­lée du n° 22 de Lumen gen­tium, la doc­trine de Vatican II sur la col­lé­gia­li­té n’est pas direc­te­ment contraire à la Tradition, mais seule­ment équi­voque et ambi­guë. Deuxièmement, prise dans tout le contexte du cha­pitre III de Lumen gen­tium, la doc­trine de Vatican II sur la col­lé­gia­li­té atteste l’échec d’une manœuvre qui aurait dû abou­tir à nier la consti­tu­tion divine de l’Église. Troisièmement, même si la Nota præ­via a empê­ché cette néga­tion d’aboutir, elle n’a pas réus­si à sor­tir le texte final de l’ambiguïté, lequel met alors en doute ce que le concile Vatican I avait déjà cla­ri­fié et impo­sé à la croyance. Enfin qua­triè­me­ment, le magis­tère pos­té­rieur au Concile dis­sipe l’ambiguïté en recou­rant à l’idée de l’Église communion.

1. Une doctrine à première vue indécise

Voyons donc pour com­men­cer la lettre indé­cise de Lumen gen­tium, au n° 22.

Ce n° 22 de Lumen gen­tium dit pré­ci­sé­ment : « L’Ordre des évêques […] consti­tue, lui aus­si [en plus du pape consi­dé­ré seul], en union avec [« una cum »] le Pontife romain, son chef, et jamais en dehors de [« num­quam sine »] ce chef, le sujet d’un pou­voir suprême et plé­nier sur toute l’Église ». La même doc­trine est enté­ri­née par le Nouveau Code de Droit cano­nique de 1983, au canon 336 :

« Le col­lège des évêques dont le chef est le pon­tife suprême et dont les évêques sont les membres en ver­tu de la consé­cra­tion sacra­men­telle et par la com­mu­nion hié­rar­chique entre le chef et les membres du col­lège, et dans lequel se per­pé­tue le corps apos­to­lique, est lui aus­si en union avec son chef et jamais sans lui, sujet du pou­voir suprême et plé­nier sur l’Église tout entière ».

De prime abord, ce pas­sage sug­gère très for­te­ment qu’il y a dans l’Église une dis­tinc­tion numé­rique entre deux sujets du pou­voir suprême, et qu’elle se situe entre d’une part le pape seul, consi­dé­ré en dehors du col­lège et sans celui-​ci, et d’autre part le col­lège incluant tou­jours son chef. Il est vrai que dans la Tradition la dis­tinc­tion est faite entre deux modes d’exercice du pou­voir suprême. On a par­fois appe­lé cela la théo­rie du double sujet inadé­qua­te­ment dis­tinct, et il suf­fit de s’entendre sur le sens des mots. Mais il n’existe pas de dis­tinc­tion entre deux sujets adé­qua­te­ment dis­tincts, au sens où il y aurait non seule­ment deux modes d’exercice du pou­voir pour un seul sujet, mais aus­si deux sujet pos­ses­seurs du même pouvoir.

Ceci dit, au moment même du concile Vatican II, le rap­por­teur de la com­mis­sion théo­lo­gique char­gée d’élucider le sens du texte pro­po­sé aux amen­de­ments des pères, Mgr Parente, a clai­re­ment pré­ci­sé l’intention du Saint Siège : « Il ne s’a­git pas de tran­cher la ques­tion regar­dant l’u­ni­ci­té ou la plu­ra­li­té du sujet ». La com­mis­sion dira aus­si (en réponse à cer­tains modi ou pro­po­si­tions d’amendement) : « La par­ti­cule « quoque » (aus­si) [uti­li­sée pour dis­tin­guer le col­lège avec le pape du pape sans le col­lège et indi­quer que cha­cun repré­sente un sujet dis­tinct de l’autre] cette par­ti­cule ne dirime pas la ques­tion au sujet de l’u­ni­ci­té ou de la dua­li­té du sujet ». Autrement dit, la dis­tinc­tion qui est posée peut s’entendre aus­si bien au sens tra­di­tion­nel d’une dis­tinc­tion entre deux modes d’exercice du pou­voir qu’au sens nou­veau et non-​traditionnel d’une dis­tinc­tion entre deux sujets pos­ses­seurs du pou­voir. L’expression est donc, de la volon­té même de ceux qui l’ont adop­tée, ambi­va­lente. Et c’est jus­te­ment pour­quoi, au moment même du Concile et depuis, ce texte a fait l’objet de trois inter­pré­ta­tions différentes.

1) On trouve une pre­mière inter­pré­ta­tion qui entend cette incise dans le sens tra­di­tion­nel, et consi­dère qu’il n’y a qu’un seul sujet du pri­mat, qui est le pape, et deux moda­li­tés d’exercice, le pape com­mu­ni­quant dans le deuxième cas son propre pou­voir au col­lège. On trouve cette inter­pré­ta­tion au moment même du concile Vatican II ou peu après chez le car­di­nal Dino Staffa [2], chez Mgr Ugo Lattanzi [3] qui repré­sentent tous deux la pen­sée des membres du Cœtus inter­na­tio­na­lis patrum, l’aile conser­va­trice et résis­tante des pères conci­liaires. Mais il faut bien noter que ces deux théo­lo­giens ont par­fai­te­ment conscience d’interpréter ain­si le texte, à l’encontre de sa propre logique, c’est-​à-​dire de le cor­ri­ger. Mgr Staffa estime que ce texte, pris dans tout son contexte, va dans un sens oppo­sé à la Tradition. L’explication qu’ils donnent n’est donc pas celle du concile, mais celle du concile réin­ter­pré­té à la lumière de la Tradition. Après le Concile, on retrouve cette inter­pré­ta­tion dans le livre de l’abbé Dulac sur la col­lé­gia­li­té [4], mais il semble bien qu’ici en revanche la lec­ture soit plus opti­miste : l’abbé Dulac ne semble pas se rendre compte que le contexte du n° 22 de Lumen gen­tium appelle une lec­ture qui n’est pas tra­di­tion­nelle et il estime même que la Nota præ­via cor­rige par­fai­te­ment ce texte de Lumen gen­tium. Jusque dans les der­nières années, cette exé­gèse a sur­vé­cu chez Mgr Gherardini et l’équipe coré­dac­trice de la revue Divinitas [5].

2) On trouve ensuite une inter­pré­ta­tion dia­mé­tra­le­ment oppo­sée, qui ne se satis­fait pas non plus de l’ambiguïté radi­cale du texte, mais qui la dis­sipe dans le sens d’un col­lé­gia­lisme pur et simple, c’est-​à-​dire dans le sens de la vieille erreur déjà condam­née par le concile Vatican I, l’erreur du gal­li­ca­nisme épis­co­pal. Dans cette optique, il n’y a tou­jours qu’un seul sujet du pri­mat, mais ce n’est plus le pape, c’est le Collège au sein duquel le pape n’est qu’un pri­mus inter pares, un porte-​parole ou un pré­sident d’assemblée. Au moment du Concile, les par­ti­sans de cette expli­ca­tion fai­saient par­tie de l’aile pro­gres­siste. Ce sont pour la plu­part des théo­lo­giens de la nou­velle théo­lo­gie, qui ont influen­cé les pères conci­liaires : les domi­ni­cains Yves Congar et Edouard Schillebeeckx, les jésuites Karl Rahner et Olivier Semmelroth, ain­si que Joseph Ratzinger, qui était en ce moment le dis­ciple de Rahner. C’est l’explication que l’on retrouve en grande par­tie (même si ce n’est pas la seule qui soit sug­gé­rée) dans les com­men­taires offi­ciels des textes du concile Vatican II publiés aux édi­tions du Cerf sous la res­pon­sa­bi­li­té du père Congar. Après le Concile, on retrouve cette expli­ca­tion chez les jeunes théo­lo­giens des années 1990–2000, qui sont les dis­ciples de Congar, en par­ti­cu­lier, celle du fran­çais Laurent Vuillemin (2003) et de l’i­ta­lien Alfonso Carrasco Rouco (1990). Le pre­mier est issu du milieu de l’Institut catho­lique de Paris, tan­dis que le second est un dis­ciple du domi­ni­cain Charles Morerod (lui-​même dis­ciple de Charles Journet et Georges Cottier) et son tra­vail est le fruit de ses études menées à la facul­té de Fribourg, en Suisse.

3) Enfin, on trouve une expli­ca­tion qui suit scru­pu­leu­se­ment le sens lit­té­ral et le plus obvie du texte. On y voit deux sujets dis­tincts d’un seul et même pou­voir suprême. Les par­ti­sans de cette expli­ca­tion sont aujourd’hui les plus nom­breux et le père béné­dic­tin Dupré La Tour, dans une étude exhaus­tive parue en 2004 sur la ques­tion, consi­dère que c’est actuel­le­ment l’opinion la plus com­mune. C’était au moment du Concile l’opinion défen­due par le père Umberto Betti (lequel fut fait car­di­nal par le pape Benoît XVI). Dans l’après-concile, deux théo­lo­giens se sont signa­lés pour avoir défen­du cette thèse, l’italien Giovanni Francesco Ghirlanda et le fran­çais Charles Boyer.

Nous aurions donc affaire ici à ce que l’on appelle une ques­tion libre­ment dis­pu­tée. Cela se trouve lorsque le magis­tère affirme une par­tie seule­ment de la véri­té, sans se pro­non­cer sur tous les autres points. En l’occurrence, Vatican II aurait vou­lu affir­mer que le corps des évêques a son rôle à jouer dans le gou­ver­ne­ment de l’Église, aux côtés du pape, mais sans vou­loir tran­cher si ce rôle des évêques aux côtés du pape revient à ce qu’il y ait dans l’Église deux sujets du pou­voir suprême ou un seul.

2. Une doctrine qui risque de tourner le dos à la Tradition.

Cependant, et ce sera l’objet de notre deuxième point, à y regar­der de plus près, la logique qui a pré­si­dé à l’élaboration des textes incli­nait net­te­ment en faveur de la deuxième opi­nion, celle où il y a un seul sujet du pou­voir suprême, à savoir le Collège, le pape n’étant que son porte parole jouis­sant comme tel d’une simple pri­mau­té d’honneur. Ceci devient mani­feste si nous exa­mi­nons le double contexte, dans lequel s’inscrit le n° 22 de Lumen gen­tium, contexte pro­chain et contexte éloigné.

2.1. Le contexte prochain du n° 22 de Lumen gentium : le § 4 de la Nota prævia 

Tel qu’éclairci par le § 4 de la Nota præ­via, le texte de Lumen gen­tium dépasse déjà la simple ambi­guï­té, dans le sens de la néga­tion plus ouverte de Vatican I. Ce § 4 de la Nota præ­via, pré­cise en effet que le Collège existe en per­ma­nence, dans son être même, et pas seule­ment dans son exer­cice, comme sujet lui aus­si (donc comme un autre sujet dis­tinct du pape seul). Distinction est faite entre cette exis­tence per­ma­nente d’un sujet juri­dique pos­ses­seur du pou­voir et l’exercice de ce pou­voir. Cet exer­cice n’est pas per­ma­nent ; il a lieu seule­ment par inter­valles ; il requiert le consen­te­ment du pape. Mais le Collège sujet juri­dique habi­li­té à exer­cer le pou­voir existe quant à lui en permanence.

Il y a là trois dif­fé­rences de taille entre le texte de Lumen gen­tium éclair­ci par la Nota præ­via et la Tradition. La Tradition enseigne : a) qu’il y a un seul sujet du pri­mat et seule­ment deux modes d’exercice, soli­taire ou col­lé­gial ; b) que le mode col­lé­gial est extra­or­di­naire ; c) que le mode col­lé­gial a lieu sur l’ordre du pape, et exclu­si­ve­ment dans la mesure où il en décide par voie d’autorité. Lumen gen­tium 22 éclair­ci par le § 4 de la Nota énonce : a) qu’il y a deux sujets du pri­mat, le pape seul et le col­lège avec le pape comme chef ; b) que le sujet col­lé­gial est ordi­naire et per­ma­nent ; c) que l’action du sujet col­lé­gial a lieu par inter­valles, avec le consen­te­ment du pape. Ce consen­te­ment du pape est seule­ment requis pour que le Collège puisse agir, mais ce n’est pas le pape qui donne l’existence au Collège pour en faire le sujet tem­po­raire de l’exercice de son propre pou­voir, en le fai­sant par­ti­ci­per à ses actes.

Même si le § 3 de la Nota præ­via insiste sur l’existence et l’indépendance abso­lue de l’autre sujet du pou­voir, le pape seul, on peut sim­ple­ment en conclure que le texte de Lumen gen­tium ne renie pas l’enseignement de Vatican I sur le point pré­cis où il est dit que le suc­ces­seur de saint Pierre est le sujet du pri­mat. Mais avec le § 4 de la même Nota præ­via, Lumen gen­tium n’affirme plus que le suc­ces­seur de saint Pierre soit l’unique sujet du pri­mat. Le sujet per­ma­nent du pri­mat est double : d’un côté le pape seul ; de l’autre le col­lège avec le pape qui en est le chef.

2.2. Le contexte éloigné : la sacramentalité de l’épiscopat

2.2.1. La sacra­men­ta­li­té au sens traditionnel

Le pre­mier sché­ma pro­po­sé par le car­di­nal Ottaviani en 1962 trai­tait de la sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat et de la consti­tu­tion hié­rar­chique de l’Église en deux cha­pitres dif­fé­rents et indé­pen­dants. Cette dif­fé­rence était celle qui existe entre deux pou­voirs. Car l’évêque peut s’entendre en deux sens : soit comme le sujet d’un pou­voir d’ordre soit comme le sujet d’un pou­voir de juri­dic­tion. L’Église se com­pose d’une seule et même hié­rar­chie, mais dont les membres sont inves­tis de deux pou­voirs dis­tincts. Le Code de 1917 le dit clai­re­ment au § 3 du canon 108 : « D’institution divine, la sacrée hié­rar­chie en tant que fon­dée sur le pou­voir d’ordre, se com­pose des évêques, des prêtres et des ministres ; en tant que fon­dée sur le pou­voir de juri­dic­tion, elle com­prend le pon­ti­fi­cat suprême et l’épiscopat subor­don­né ». Et le canon 109 expli­cite encore cette dis­tinc­tion, en indi­quant qu’il existe une dif­fé­rence dans la manière dont les pou­voirs sont acquis.

« Ceux qui sont admis dans la hié­rar­chie ecclé­sias­tique sont consti­tués dans les degrés du pou­voir d’ordre par la sainte ordi­na­tion ; [le pape est éta­bli] dans le sou­ve­rain pon­ti­fi­cat, direc­te­ment par droit divin, moyen­nant élec­tion légi­time et accep­ta­tion de l’é­lec­tion ; [les évêques sont éta­blis] dans les autres degrés de juri­dic­tion, par la mis­sion canonique ».

Cette dis­tinc­tion se véri­fie à plus forte rai­son si on admet que l’épiscopat est une par­tie du sacre­ment de l’ordre : dans ce cas, il ne sau­rait pro­duire que ce qui est signi­fié par la forme du sacre. Or la forme néces­saire et suf­fi­sante pour pro­duire ex opere ope­ra­to l’épiscopat, telle que Pie XII l’a défi­nie dans Sacramentum ordi­nis en 1947, implique sans doute pos­sible que l’épiscopat pro­duit par le sacre cor­res­pond à l’épiscopat pou­voir d’ordre, c’est-à-dire au munus sanc­ti­fi­can­di, à l’exclusion de l’épiscopat pou­voir de juri­dic­tion, qui ne sau­rait quant à lui être pro­duit par le sacre sinon comme une pure puis­sance, en appel de son acte enti­ta­tif [6]. Nous savons d’autre part que la juri­dic­tion est confé­rée aux évêques par un acte de la volon­té du pape : ain­si l’enseigne Pie XII dans Ad sina­rum gen­tem (1954) et Ad apos­to­lo­rum prin­ci­pis (1958), repre­nant l’enseignement de Mystici cor­po­ris (1943). Les termes même employés dans ce der­nier docu­ment sont très clairs et visent une véri­table col­la­tion du pou­voir en soi, et non pas une simple déter­mi­na­tion du pou­voir dans son exer­cice [7].

Il résulte de cet ensei­gne­ment que si les évêques reçoivent tous, y com­pris le pape, leur pou­voir d’ordre direc­te­ment de Dieu, moyen­nant le rite d’une consé­cra­tion, en revanche, le seul sujet du pou­voir de juri­dic­tion qui le reçoive direc­te­ment de Dieu est le pape. Les autres évêques reçoivent leur juri­dic­tion direc­te­ment du pape, non de Dieu. Et le pape, puisqu’il ne reçoit pas sa juri­dic­tion par le rite d’une consé­cra­tion, peut la pos­sé­der sans être encore revê­tu du pou­voir d’ordre épis­co­pal. On voit bien que tel est le cas lors de l’élection à la papau­té d’un clerc qui n’aurait pas été encore consa­cré évêque : le Code de 1917 pré­voit qu’en ce cas l’élu est inves­ti de la papau­té dès l’acceptation de son élec­tion, et avant même d’avoir reçu le pou­voir d’ordre épis­co­pal [8].

Cette dis­tinc­tion très nette entre pou­voir d’ordre et pou­voir de juri­dic­tion signi­fie pre­miè­re­ment que les évêques et le pape par­tagent éga­le­ment le même pou­voir de sanc­ti­fier et elle signi­fie deuxiè­me­ment que les évêques et le pape ne par­tagent pas éga­le­ment le pou­voir de gou­ver­ner et d’enseigner, les évêques rece­vant un pou­voir subor­don­né et res­treint à une par­tie du trou­peau, le pape rece­vant quant à lui un pou­voir suprême et uni­ver­sel, le pou­voir de paître les agneaux et les bre­bis, c’est-​à-​dire le trou­peau tout entier de l’Église. Le concile Vatican I résume cette situa­tion, qui est celle de la consti­tu­tion divine de l’Église en uti­li­sant une for­mule très expres­sive : les évêques paissent et gou­vernent cha­cun indi­vi­duel­le­ment le trou­peau par­ti­cu­lier qui leur a été assi­gné (sin­gu­li sin­gu­los sibi assi­gna­tos greges pas­cunt et regunt) dans la dépen­dance d’un seul pas­teur suprême (sub uno sum­mo pas­tore).

C’est jus­te­ment cette dis­tinc­tion for­melle entre l’ordre et la juri­dic­tion qui a été éva­cuée dans le texte défi­ni­tif de Lumen gen­tium.

2.2.2) La sacra­men­ta­li­té au sens nou­veau de Vatican II

Le texte fina­le­ment adop­té en 1964 traite les deux ques­tions de la sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat et de la col­lé­gia­li­té au même endroit, c’est-à-dire au cha­pitre 3 de Lumen gen­tium, n° 19–22 : après avoir posé en prin­cipe que la fonc­tion apos­to­lique est de nature col­lé­giale, au n° 19, et que cette fonc­tion doit se per­pé­tuer, au n° 20, on traite au n° 21 de la sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat, juste avant d’en venir à la ques­tion de la col­lé­gia­li­té de l’épiscopat, au n° 22. Il y a donc ici une pen­sée unique et qui pro­cède de façon rigou­reu­se­ment logique. En effet, le n° 22 énonce une consé­quence ; on est consti­tué membre du col­lège épis­co­pal, sujet juri­dique du pou­voir suprême, en ver­tu de la consé­cra­tion sacra­men­telle et par la com­mu­nion hié­rar­chique qui existe entre la tête et les membres du Collège. Le n° 21 énonce le prin­cipe dont découle cette consé­quence ; la consé­cra­tion épis­co­pale confère non seule­ment la charge de sanc­ti­fier mais aus­si la charge d’enseigner et de gou­ver­ner, les­quelles, de par leur nature, ne peuvent s’exercer que dans la com­mu­nion hié­rar­chique, avec la tête et les membres du Collège.

Le n° 21 de Lumen gen­tium com­mence par affir­mer que le sujet qui suc­cède aux apôtres dans l’exercice du « munus guber­nan­di Ecclesiam » est l’ « ordo sacra­tus epi­sco­po­rum ». C’est jus­te­ment pour l’expliquer que ce n° 21 énonce la thèse de la sacra­men­ta­li­té de l’épiscopat en disant expli­ci­te­ment que la consé­cra­tion épis­co­pale donne à la fois le « munus sanc­ti­fi­can­di » et le « munus guber­nan­di » [9]. Il y a donc une confu­sion entre l’ordre et la juri­dic­tion. Dans le com­men­taire authen­tique contem­po­rain du texte de Lumen gen­tium, Joseph Ratzinger recon­naît que c’est une nou­veau­té étran­gère à la théo­lo­gie catho­lique tra­di­tion­nelle [10]. Le « munus sanc­ti­fi­can­di » est sans doute un pou­voir don­né en acte par la consé­cra­tion, et qui peut s’exercer tel quel. Mais dans l’optique tra­di­tion­nelle, il n’en va pas ain­si des deux autres pou­voirs, qui com­posent la juri­dic­tion. Ces deux pou­voirs sont don­nés par la consé­cra­tion en puis­sance et ne peuvent pas s’exercer tels quels : il faut qu’ils soient ame­nés à l’acte par la mis­sion cano­nique que donne le pape. Or ici tout se passe comme si le sacre don­nait la juri­dic­tion en acte [11].

Ce double pou­voir d’ordre et de juri­dic­tion appar­tient en propre à tout évêque sacré, quelle que soit la déter­mi­na­tion ulté­rieure don­née par l’autorité hié­rar­chique ; car ce pou­voir est reçu immé­dia­te­ment du Christ par la consé­cra­tion, et en ver­tu du sacre­ment qui agit ex opere ope­ra­to. En toute logique, l’intervention de l’autorité hié­rar­chique aura seule­ment pour effet d’en pré­ci­ser le domaine d’application ; elle n’aura pas pour effet de le cau­ser essen­tiel­le­ment, dans son être même de pou­voir et se bor­ne­ra à déter­mi­ner seule­ment les condi­tions de son exer­cice, c’est-​à-​dire son exten­sion. Remarquons aus­si que ni le texte de Lumen gen­tium ni celui de la Nota præ­via ne pré­cisent quelle est cette auto­ri­té hié­rar­chique qui doit inter­ve­nir pour déter­mi­ner juri­di­que­ment l’exercice du pou­voir épis­co­pal : on ne voit pas clai­re­ment s’il s’agit du pape seul ou du pape dans et avec le Collège.

Deux consé­quences résultent de cette concep­tion nou­velle. Elles ont d’ailleurs été indi­quées au pape Paul VI au moment même du Concile, avant la pro­mul­ga­tion du texte défi­ni­tif de Lumen gen­tium. Entrevoyant le dan­ger, les pères du Cœtus ont pris la parole pour pro­tes­ter et cette pro­tes­ta­tion trouve comme son der­nier écho dans la fameuse Note rédi­gée en leur nom à tous par le car­di­nal Larraona, le 18 octobre 1964 [12]. Cette Note insiste donc sur deux points.

Premièrement, si on suit cette nou­velle concep­tion, le pri­mat du pape est non seule­ment enta­mé, mais même vidé de son conte­nu. Le pri­mat de juri­dic­tion du pape est nié pour être rem­pla­cé par un pri­mat d’honneur. En effet, le pri­mat ne découle pas d’un sacre­ment, mais d’une élec­tion. Or, si l’on pose en prin­cipe que le pou­voir de juri­dic­tion est confé­ré de manière néces­saire et suf­fi­sante par le sacre, tous les évêques par­tagent le même pou­voir de juri­dic­tion, suprême et uni­ver­sel, en ver­tu de leur sacre, qui les consti­tue comme par­ties du Collège, sujet juri­dique de ce pou­voir de suprême et uni­ver­selle juri­dic­tion. Et l’évêque de Rome, dési­gné comme chef de ce Collège moyen­nant une élec­tion, ne sau­rait se voir attri­buer en l’occurrence qu’une simple pri­mau­té d’honneur, qui n’ajoute rien, dans la ligne de la juri­dic­tion, à ce qu’il pos­sède déjà en ver­tu de son sacre [13]. « Ou, en posant la ques­tion qui est à la base de celles-​là, est-​ce que le pri­mat de juri­dic­tion peut pro­ve­nir de la consé­cra­tion épis­co­pale, étant don­né qu’elle est la même pour tout évêque ? Pourrait-​il pro­ve­nir d’une autre source, sans par là néces­si­ter une réa­li­té juri­dique jux­ta­po­sée à celle d’origine sacra­men­telle ? Cette seconde réa­li­té serait-​elle alors aus­si « épis­co­pale » que la pre­mière, du même genre et de la même espèce ? » [14].

Deuxièmement, si la consé­cra­tion épis­co­pale confère en acte le pou­voir de juri­dic­tion, celui-​ci sera tou­jours valide dans son exer­cice ; le pape pour­ra tout au plus rendre illi­cite son exer­cice, n’étant pas la source radi­cale dont pro­cède l’essence de ce pou­voir. De fait, le texte de Lumen gen­tium ne pré­cise pas si l’exercice du pou­voir de juri­dic­tion serait licite ou non sans la com­mu­nion hié­rar­chique, donc dans le schisme (et dans une remarque de la Nota præ­via, il est même pré­ci­sé que le Concile n’a pas vou­lu trai­ter de cette dif­fi­cul­té [15] ). Mais en toute logique, le triple pou­voir serait illi­cite seule­ment, et non pas inva­lide. Les sectes schis­ma­tiques (comme les ortho­doxes) où la consé­cra­tion épis­co­pale reste valide confè­re­raient ain­si à leur sujet un pou­voir de juri­dic­tion à part entière : il est alors logique de par­ler de véri­tables « églises par­ti­cu­lières » pour dési­gner ces groupes schis­ma­tiques [16].

Les pères du Cœtus ont donc bien sai­si l’enjeu de ce texte. Face à leur pro­tes­ta­tion, le pape Paul VI se vit obli­gé de rajou­ter une Note expli­ca­tive, la fameuse Nota præ­via, dont nous allons à pré­sent éva­luer l’impact. Ce sera l’objet de notre troi­sième point.

3. Un texte de compromis, grevé d’une lourde hypothèque

Dans l’immédiat, Mgr Lefebvre [17] s’est mon­tré rela­ti­ve­ment satis­fait de cet ajout, puisque le § 1 de la Nota præ­via annule quand même la pre­mière des deux consé­quences dénon­cées par la Note du car­di­nal Larraona. Il est dit en effet que l’expression du Collège ne doit pas s’entendre au sens stric­te­ment juri­dique d’un groupe d’égaux qui délé­gue­raient leur pou­voir à leur pré­sident. Cette expres­sion entend dési­gner un groupe stable, dont la struc­ture et l’autorité doivent être déduites de la Révélation. Moyennant quoi, il reste pos­sible de lire le cha­pitre III de Lumen gen­tium en confor­mi­té avec le dogme du pri­mat de juri­dic­tion de l’évêque de Rome. Mgr Lefebvre com­mente ce fait de la manière sui­vante : « L’Esprit Saint veillait et il faut lire atten­ti­ve­ment la Note expli­ca­tive pour se rendre compte que ce mes­sage est vrai­ment des­cen­du du Ciel. […] La struc­ture tra­di­tion­nelle de l’Église est donc sau­ve­gar­dée, comme le pape lui-​même l’affirma dans son dis­cours de clô­ture, au moins dans les textes » [18]. Ce § 1 de la Nota præ­via a donc évi­té le pire, c’est-​à-​dire l’affirmation expli­cite, au moins dans les textes du Concile, d’une héré­sie contraire à la consti­tu­tion divine de l’Église.

Si l’on s’en tient à la teneur lit­té­rale de ce cha­pitre III, cor­ri­gé par la Nota præ­via, on peut donc y voir un texte de com­pro­mis. Ce com­pro­mis a pré­va­lu au lieu de l’affirmation franche et nette de la thèse col­lé­gia­liste, grâce à la résis­tance des pères du Cœtus. Ce résul­tat est assez bien décrit par l’appréciation qu’en donne Romano Amerio, dans son étude sur les varia­tions de l’Église conci­laire, Iota unum, paru en 1987, vingt ans après les faits.

« La « Note préa­lable » (Nota præ­via) rejette l’interprétation clas­sique de la col­lé­gia­li­té, selon laquelle le sujet du pou­voir suprême dans l’Église est le pape seul, qui la par­tage, lorsqu’il le veut, avec l’universalité des évêques réunis en Concile par lui et tou­jours selon laquelle le pou­voir suprême ne devient col­lé­gial que com­mu­ni­qué par le pape à son gré (ad nutum). La « Note préa­lable » rejette pareille­ment le sen­ti­ment des nova­teurs, selon lequel le sujet du pou­voir suprême dans l’Église est le col­lège épis­co­pal uni au pape, et non sans le pape qui en est le chef, mais en telle sorte que, lorsque le pape exerce, même à lui seul, le pou­voir suprême, il le fait pré­ci­sé­ment en tant que chef dudit col­lège et donc comme repré­sen­tant ce col­lège, qu’il est obli­gé de consul­ter pour en expri­mer le sen­ti­ment. C’est la théo­rie cal­quée sur celle qui veut que toute auto­ri­té doive son pou­voir à la mul­ti­tude : théo­rie dif­fi­cile à conci­lier avec la consti­tu­tion divine de l’Église. En réfu­tant les deux théo­ries, la Nota præ­via main­tient fer­me­ment que le pou­voir suprême appar­tient en effet au col­lège des évêques unis à leur chef, mais que le chef peut l’exercer indé­pen­dam­ment du col­lège, tan­dis que le col­lège ne peut l’exercer indé­pen­dam­ment du chef. Vatican II était donc enclin à se déta­cher de la stricte conti­nui­té avec la tra­di­tion et à se don­ner des formes, des moda­li­tés, des pro­cé­dés hors série » [19].

La réflexion est inté­res­sante, car elle montre bien que ce com­pro­mis a intro­duit l’ambiguïté que nous avons signa­lée en com­men­çant. Si elle a évi­té le pire, l’initiative des pères du Cœtus n’a pas réus­si à impo­ser l’affirmation claire et nette de la doc­trine tra­di­tion­nelle. Ce fut un simple coup de frein sur la route qui condui­sait tout droit vers l’hérésie. Et faute de mieux, on s’est conten­té de recu­ler, en res­tant sim­ple­ment dans l’indécision et dans l’ambiguïté. Cette ambi­guï­té est grave, car elle ouvre la porte à la néga­tion de l’enseignement du magis­tère ordi­naire uni­ver­sel sur l’unicité du sujet du pou­voir suprême et uni­ver­sel de juri­dic­tion. Lors du concile Vatican I, la consti­tu­tion Pastor æter­nus (DS 3053–3054) énon­çait en effet :

« C’est à cette doc­trine si évi­dente des Saintes Ecritures, telle qu’elle a tou­jours été com­prise par l’Église, que s’op­posent ouver­te­ment les sen­tences dévoyées de ceux qui, per­ver­tis­sant la forme de gou­ver­ne­ment ins­ti­tuée par le Christ dans Son Église, nient que seul saint Pierre a été pour­vu d’un véri­table et propre Primat de juri­dic­tion, qui le met à la tête de tous les autres apôtres, qu’ils soient pris cha­cun iso­lé­ment ou tous ensemble réunis » [20].

Cette doc­trine tra­di­tion­nelle, que le concile Vatican I pré­sente comme hors de dis­cus­sion, est pré­sen­tée par le concile Vatican II comme matière à dis­cus­sion. Ainsi que l’a indi­qué Mgr Parente, il est tout à fait légi­time de lire le texte du n° 22 de Lumen gen­tium comme s’il y avait un double sujet pos­ses­seur du pou­voir suprême dans l’Église. Et nous avons même mon­tré com­ment le § 4 de la Nota præ­via accré­dite cette inter­pré­ta­tion. On peut au moins dire de ce point de vue que, loin d’avoir accom­pli une cla­ri­fi­ca­tion, l’enseignement du der­nier concile repré­sente plu­tôt un obs­cur­cis­se­ment et une véri­table régression.

Cet obs­cur­cis­se­ment est en lui-​même inac­cep­table, puisque le simple fait de pou­voir dou­ter d’une véri­té déjà impo­sée par le magis­tère favo­rise gran­de­ment l’hérésie. L’erreur, qui n’avait pu s’imposer au moment du Concile, pour­ra en pro­fi­ter pour réap­pa­raître ensuite dans les faits. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est pas­sé avec le Nouveau Code de 1983. Celui-​ci ne reprend pas la Nota præ­via et va donc beau­coup plus net­te­ment dans le sens de l’erreur que les textes du Concile avaient évi­té d’affirmer expli­ci­te­ment. C’est pour­quoi Mgr Lefebvre a don­né un juge­ment assez sévère [21] sur cette expres­sion cano­nique de la col­lé­gia­li­té [22]. Le Nouveau Code de 1983 est en effet cen­sé tra­duire dans un lan­gage légis­la­tif l’ecclésiologie conci­liaire [23]. C’est donc lui qui donne la juste inter­pré­ta­tion du cha­pitre III de Lumen gen­tium. Or, dans le texte qui pro­mulgue cette nou­velle légis­la­tion, Jean-​Paul II affirme plus pré­ci­sé­ment ce qui suit : « Parmi les élé­ments qui carac­té­risent l’image réelle et authen­tique de l’Église, il nous faut mettre en relief sur­tout […] la doc­trine qui montre l’Église comme une com­mu­nion et qui, par consé­quent, indique quelles sortes de rela­tions réci­proques doivent exis­ter entre […] la col­lé­gia­li­té et la pri­mau­té » [24]. L’enseignement du cha­pitre III de Lumen gen­tium doit donc s’entendre dans la logique d’une Église com­mu­nion, et non dans la logique d’une Église monar­chique. Selon les dires mêmes de Jean-​Paul II, pro­mul­ga­teur du Nouveau Code, il convient donc d’interpréter Vatican II dans un sens col­lé­gia­liste parce que l’Église a été redé­fi­nie comme une com­mu­nion. La doc­trine de Lumen gen­tium sur la col­lé­gia­li­té est une consé­quence ; la nou­velle défi­ni­tion de l’Église com­mu­nion en est le principe.

Ce der­nier point méri­te­rait d’être déve­lop­pé pour lui-​même, ce qui dépas­se­rait le cadre de cet expo­sé. Signalons au moins, dans un qua­trième et der­nier point, rapi­de­ment et en guise de conclu­sion, une idée inté­res­sante. Cette idée n’explique pas tout, mais elle nous donne quand même un éclai­rage et nous per­met de sai­sir la ten­dance fon­cière qui anime de l’intérieur la doc­trine de la collégialité.

4. En guise de conclusion : la collégialité, pierre de touche de la nouvelle ecclésiologie

L’idée de l’Église com­mu­nion se trouve à pro­fu­sion dans les textes du magis­tère post­con­ci­liaire. Le plus repré­sen­ta­tif d’entre eux est la Lettre Communionis notio, de la sacrée Congrégation pour la doc­trine de la foi, en date du 28 mai 1992. Je retien­drai seule­ment ici un pas­sage essen­tiel, celui du n° 17. C’est un pas­sage auquel feront écho la Déclaration Dominus Jesus de 2000 et les Réponses sur le Subsistit de 2007. On retrouve à chaque fois la même idée selon laquelle « l’Église une, sainte, catho­lique et apos­to­lique est vrai­ment pré­sente dans toute célé­bra­tion valide de l’eu­cha­ris­tie ». Benoît XVI énonce d’ailleurs le même prin­cipe dans l’Exhortation Sacramentum cari­ta­tis de 2007, lorsqu’il affirme que « l’eu­cha­ris­tie est consti­tu­tive de l’être et de l’a­gir de l’Église » [25]. Cette idée en amène une autre. Si la com­mu­nion de l’Église trouve son centre dans la célé­bra­tion valide de l’eucharistie, alors « cette com­mu­nion existe spé­cia­le­ment avec les églises orien­tales ortho­doxes qui, bien que sépa­rées du Siège de Pierre, […] méritent le titre d’é­glises par­ti­cu­lières. En effet, par la célé­bra­tion de l’eucharistie du Seigneur dans ces églises par­ti­cu­lières, l’Église de Dieu s’é­di­fie et gran­dit » [26]. On s’empresse aus­si­tôt de pré­ci­ser que « puisque la com­mu­nion avec l’Église uni­ver­selle, repré­sen­tée par le Successeur de Pierre, n’est pas un com­plé­ment exté­rieur à l’Église par­ti­cu­lière, mais un de ses élé­ments consti­tu­tifs internes, la situa­tion de ces véné­rables com­mu­nau­tés chré­tiennes implique aus­si une bles­sure de leur condi­tion d’é­glise par­ti­cu­lière ». Mais le prin­cipe de base reste posé : la com­mu­nion de l’Église résulte d’abord et avant tout de la célé­bra­tion valide de l’eucharistie. L’absence de la pri­mau­té du suc­ces­seur de Pierre a sim­ple­ment pour effet une bles­sure, qui rend la com­mu­nion moins par­faite. Cette absence n’a pas pour effet une mort, qui vien­drait anéan­tir on ne peut plus radi­ca­le­ment l’unité de l’Église.

Moyennant quoi nous sommes confron­tés au dilemme sui­vant. Si cette pri­mau­té est une véri­table pri­mau­té de juri­dic­tion, au sens de Vatican I, alors l’enseignement du magis­tère post-​conciliaire est inepte, inco­hé­rent et contra­dic­toire. En revanche, si cette pri­mau­té est une simple pri­mau­té d’honneur, dans un sens condam­né par Vatican I et que le § 1 de la Nota præ­via a vou­lu reje­ter, alors, l’enseignement du post-​concile est par­fai­te­ment clair, logique et cohé­rent. Je ter­mi­ne­rai là-​dessus, en vous lais­sant le soin de choi­sir. Mais je vous ferais remar­quer aus­si que, dans les deux cas, vous aurez de sérieuses rai­sons pour refu­ser ce prin­cipe de la col­lé­gia­li­té, tel qu’il a été expli­ci­té par le post-concile.

Abbé Jean-​Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

Source : Vu de Haut n°20, « Vatican II, les points de rup­ture : actes du col­loque des 10 et 11 novembre 2012 ». Vu de haut est la revue de l’Institut Universitaire Saint-​Pie X.

Notes de bas de page

  1. Une conception collégiale de l’Église vue comme communion

    Dans la « Préface » au livre J’accuse le Concile, Mgr Lefebvre signale « les équivoques et les ambiguïtés » du fameux Concile pastoral. Il y a certes parmi les textes de Vatican II des passages malheureusement dénués de toute équivoque et dont le sens est suffisamment clair, pour qu’il s’avère impossible de les concilier avec la Tradition.

    Ainsi en va-​t-​il de la décla­ra­tion Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse, du décret Unitatis redin­te­gra­tio sur l’œcuménisme ou même du n° 8 de Lumen gen­tium, avec le sub­sis­tit. Mais il faut bien recon­naître aus­si qu’à la dif­fé­rence de ces trois pas­sages, émi­nem­ment pro­blé­ma­tiques, la doc­trine de Vatican II sur la col­lé­gia­li­té en reste pour une bonne part au niveau de l’ambiguïté. Et c’est d’ailleurs ce qui en rend l’analyse si dif­fi­cile, si déli­cate. Et dans les objec­tions que nous avons pu pré­sen­ter au Saint-​Siège, selon la ligne tra­cée par Mgr Lefebvre, nous avons d’ailleurs pris soin de bien faire cette dis­tinc­tion entre des textes évi­dem­ment contraires à la Tradition et d’autres textes qui sont sur­tout ambigus.

    Je vou­drais vous mon­trer ici d’une part com­ment cette ambi­guï­té est le ves­tige, l’indice ou si vous pré­fé­rez le témoi­gnage d’une ten­ta­tive avor­tée, qui, si elle eût réus­si, aurait ren­ver­sé la consti­tu­tion divine de l’Église et abou­ti à l’affirmation claire et nette d’une héré­sie. Et d’autre part, je vou­drais vous mon­trer aus­si com­ment cette ambi­guï­té demeure dan­ge­reuse et fina­le­ment inac­cep­table, elle aus­si, dans la mesure où, à elle seule, elle met déjà en doute l’un des points déci­sifs de la doc­trine tra­di­tion­nelle. Pour syn­thé­ti­ser aus­si clai­re­ment que pos­sible cette ques­tion, je retien­drai donc ici quatre points. Premièrement, prise dans la lettre iso­lée du n° 22 de Lumen gen­tium, la doc­trine de Vatican II sur la col­lé­gia­li­té n’est pas direc­te­ment contraire à la Tradition, mais seule­ment équi­voque et ambi­guë. Deuxièmement, prise dans tout le contexte du cha­pitre III de Lumen gen­tium, la doc­trine de Vatican II sur la col­lé­gia­li­té atteste l’échec d’une manœuvre qui aurait dû abou­tir à nier la consti­tu­tion divine de l’Église. Troisièmement, même si la Nota præ­via a empê­ché cette néga­tion d’aboutir, elle n’a pas réus­si à sor­tir le texte final de l’ambiguïté, lequel met alors en doute ce que le concile Vatican I avait déjà cla­ri­fié et impo­sé à la croyance. Enfin qua­triè­me­ment, le magis­tère pos­té­rieur au Concile dis­sipe l’ambiguïté en recou­rant à l’idée de l’Église communion.