Ainsi en va-t-il de la déclaration Dignitatis humanæ sur la liberté religieuse, du décret Unitatis redintegratio sur l’œcuménisme ou même du n° 8 de Lumen gentium, avec le subsistit. Mais il faut bien reconnaître aussi qu’à la différence de ces trois passages, éminemment problématiques, la doctrine de Vatican II sur la collégialité en reste pour une bonne part au niveau de l’ambiguïté. Et c’est d’ailleurs ce qui en rend l’analyse si difficile, si délicate. Et dans les objections que nous avons pu présenter au Saint-Siège, selon la ligne tracée par Mgr Lefebvre, nous avons d’ailleurs pris soin de bien faire cette distinction entre des textes évidemment contraires à la Tradition et d’autres textes qui sont surtout ambigus.
Je voudrais vous montrer ici d’une part comment cette ambiguïté est le vestige, l’indice ou si vous préférez le témoignage d’une tentative avortée, qui, si elle eût réussi, aurait renversé la constitution divine de l’Église et abouti à l’affirmation claire et nette d’une hérésie. Et d’autre part, je voudrais vous montrer aussi comment cette ambiguïté demeure dangereuse et finalement inacceptable, elle aussi, dans la mesure où, à elle seule, elle met déjà en doute l’un des points décisifs de la doctrine traditionnelle. Pour synthétiser aussi clairement que possible cette question, je retiendrai donc ici quatre points. Premièrement, prise dans la lettre isolée du n° 22 de Lumen gentium, la doctrine de Vatican II sur la collégialité n’est pas directement contraire à la Tradition, mais seulement équivoque et ambiguë. Deuxièmement, prise dans tout le contexte du chapitre III de Lumen gentium, la doctrine de Vatican II sur la collégialité atteste l’échec d’une manœuvre qui aurait dû aboutir à nier la constitution divine de l’Église. Troisièmement, même si la Nota prævia a empêché cette négation d’aboutir, elle n’a pas réussi à sortir le texte final de l’ambiguïté, lequel met alors en doute ce que le concile Vatican I avait déjà clarifié et imposé à la croyance. Enfin quatrièmement, le magistère postérieur au Concile dissipe l’ambiguïté en recourant à l’idée de l’Église communion.
Voyons donc pour commencer la lettre indécise de Lumen gentium, au n° 22.
Ce n° 22 de Lumen gentium dit précisément : « L’Ordre des évêques […] constitue, lui aussi [en plus du pape considéré seul], en union avec [« una cum »] le Pontife romain, son chef, et jamais en dehors de [« numquam sine »] ce chef, le sujet d’un pouvoir suprême et plénier sur toute l’Église ». La même doctrine est entérinée par le Nouveau Code de Droit canonique de 1983, au canon 336 :
« Le collège des évêques dont le chef est le pontife suprême et dont les évêques sont les membres en vertu de la consécration sacramentelle et par la communion hiérarchique entre le chef et les membres du collège, et dans lequel se perpétue le corps apostolique, est lui aussi en union avec son chef et jamais sans lui, sujet du pouvoir suprême et plénier sur l’Église tout entière ».
De prime abord, ce passage suggère très fortement qu’il y a dans l’Église une distinction numérique entre deux sujets du pouvoir suprême, et qu’elle se situe entre d’une part le pape seul, considéré en dehors du collège et sans celui-ci, et d’autre part le collège incluant toujours son chef. Il est vrai que dans la Tradition la distinction est faite entre deux modes d’exercice du pouvoir suprême. On a parfois appelé cela la théorie du double sujet inadéquatement distinct, et il suffit de s’entendre sur le sens des mots. Mais il n’existe pas de distinction entre deux sujets adéquatement distincts, au sens où il y aurait non seulement deux modes d’exercice du pouvoir pour un seul sujet, mais aussi deux sujet possesseurs du même pouvoir.
Ceci dit, au moment même du concile Vatican II, le rapporteur de la commission théologique chargée d’élucider le sens du texte proposé aux amendements des pères, Mgr Parente, a clairement précisé l’intention du Saint Siège : « Il ne s’agit pas de trancher la question regardant l’unicité ou la pluralité du sujet ». La commission dira aussi (en réponse à certains modi ou propositions d’amendement) : « La particule « quoque » (aussi) [utilisée pour distinguer le collège avec le pape du pape sans le collège et indiquer que chacun représente un sujet distinct de l’autre] cette particule ne dirime pas la question au sujet de l’unicité ou de la dualité du sujet ». Autrement dit, la distinction qui est posée peut s’entendre aussi bien au sens traditionnel d’une distinction entre deux modes d’exercice du pouvoir qu’au sens nouveau et non-traditionnel d’une distinction entre deux sujets possesseurs du pouvoir. L’expression est donc, de la volonté même de ceux qui l’ont adoptée, ambivalente. Et c’est justement pourquoi, au moment même du Concile et depuis, ce texte a fait l’objet de trois interprétations différentes.
1) On trouve une première interprétation qui entend cette incise dans le sens traditionnel, et considère qu’il n’y a qu’un seul sujet du primat, qui est le pape, et deux modalités d’exercice, le pape communiquant dans le deuxième cas son propre pouvoir au collège. On trouve cette interprétation au moment même du concile Vatican II ou peu après chez le cardinal Dino Staffa [2], chez Mgr Ugo Lattanzi [3] qui représentent tous deux la pensée des membres du Cœtus internationalis patrum, l’aile conservatrice et résistante des pères conciliaires. Mais il faut bien noter que ces deux théologiens ont parfaitement conscience d’interpréter ainsi le texte, à l’encontre de sa propre logique, c’est-à-dire de le corriger. Mgr Staffa estime que ce texte, pris dans tout son contexte, va dans un sens opposé à la Tradition. L’explication qu’ils donnent n’est donc pas celle du concile, mais celle du concile réinterprété à la lumière de la Tradition. Après le Concile, on retrouve cette interprétation dans le livre de l’abbé Dulac sur la collégialité [4], mais il semble bien qu’ici en revanche la lecture soit plus optimiste : l’abbé Dulac ne semble pas se rendre compte que le contexte du n° 22 de Lumen gentium appelle une lecture qui n’est pas traditionnelle et il estime même que la Nota prævia corrige parfaitement ce texte de Lumen gentium. Jusque dans les dernières années, cette exégèse a survécu chez Mgr Gherardini et l’équipe corédactrice de la revue Divinitas [5].
2) On trouve ensuite une interprétation diamétralement opposée, qui ne se satisfait pas non plus de l’ambiguïté radicale du texte, mais qui la dissipe dans le sens d’un collégialisme pur et simple, c’est-à-dire dans le sens de la vieille erreur déjà condamnée par le concile Vatican I, l’erreur du gallicanisme épiscopal. Dans cette optique, il n’y a toujours qu’un seul sujet du primat, mais ce n’est plus le pape, c’est le Collège au sein duquel le pape n’est qu’un primus inter pares, un porte-parole ou un président d’assemblée. Au moment du Concile, les partisans de cette explication faisaient partie de l’aile progressiste. Ce sont pour la plupart des théologiens de la nouvelle théologie, qui ont influencé les pères conciliaires : les dominicains Yves Congar et Edouard Schillebeeckx, les jésuites Karl Rahner et Olivier Semmelroth, ainsi que Joseph Ratzinger, qui était en ce moment le disciple de Rahner. C’est l’explication que l’on retrouve en grande partie (même si ce n’est pas la seule qui soit suggérée) dans les commentaires officiels des textes du concile Vatican II publiés aux éditions du Cerf sous la responsabilité du père Congar. Après le Concile, on retrouve cette explication chez les jeunes théologiens des années 1990–2000, qui sont les disciples de Congar, en particulier, celle du français Laurent Vuillemin (2003) et de l’italien Alfonso Carrasco Rouco (1990). Le premier est issu du milieu de l’Institut catholique de Paris, tandis que le second est un disciple du dominicain Charles Morerod (lui-même disciple de Charles Journet et Georges Cottier) et son travail est le fruit de ses études menées à la faculté de Fribourg, en Suisse.
3) Enfin, on trouve une explication qui suit scrupuleusement le sens littéral et le plus obvie du texte. On y voit deux sujets distincts d’un seul et même pouvoir suprême. Les partisans de cette explication sont aujourd’hui les plus nombreux et le père bénédictin Dupré La Tour, dans une étude exhaustive parue en 2004 sur la question, considère que c’est actuellement l’opinion la plus commune. C’était au moment du Concile l’opinion défendue par le père Umberto Betti (lequel fut fait cardinal par le pape Benoît XVI). Dans l’après-concile, deux théologiens se sont signalés pour avoir défendu cette thèse, l’italien Giovanni Francesco Ghirlanda et le français Charles Boyer.
Nous aurions donc affaire ici à ce que l’on appelle une question librement disputée. Cela se trouve lorsque le magistère affirme une partie seulement de la vérité, sans se prononcer sur tous les autres points. En l’occurrence, Vatican II aurait voulu affirmer que le corps des évêques a son rôle à jouer dans le gouvernement de l’Église, aux côtés du pape, mais sans vouloir trancher si ce rôle des évêques aux côtés du pape revient à ce qu’il y ait dans l’Église deux sujets du pouvoir suprême ou un seul.
Cependant, et ce sera l’objet de notre deuxième point, à y regarder de plus près, la logique qui a présidé à l’élaboration des textes inclinait nettement en faveur de la deuxième opinion, celle où il y a un seul sujet du pouvoir suprême, à savoir le Collège, le pape n’étant que son porte parole jouissant comme tel d’une simple primauté d’honneur. Ceci devient manifeste si nous examinons le double contexte, dans lequel s’inscrit le n° 22 de Lumen gentium, contexte prochain et contexte éloigné.
Tel qu’éclairci par le § 4 de la Nota prævia, le texte de Lumen gentium dépasse déjà la simple ambiguïté, dans le sens de la négation plus ouverte de Vatican I. Ce § 4 de la Nota prævia, précise en effet que le Collège existe en permanence, dans son être même, et pas seulement dans son exercice, comme sujet lui aussi (donc comme un autre sujet distinct du pape seul). Distinction est faite entre cette existence permanente d’un sujet juridique possesseur du pouvoir et l’exercice de ce pouvoir. Cet exercice n’est pas permanent ; il a lieu seulement par intervalles ; il requiert le consentement du pape. Mais le Collège sujet juridique habilité à exercer le pouvoir existe quant à lui en permanence.
Il y a là trois différences de taille entre le texte de Lumen gentium éclairci par la Nota prævia et la Tradition. La Tradition enseigne : a) qu’il y a un seul sujet du primat et seulement deux modes d’exercice, solitaire ou collégial ; b) que le mode collégial est extraordinaire ; c) que le mode collégial a lieu sur l’ordre du pape, et exclusivement dans la mesure où il en décide par voie d’autorité. Lumen gentium 22 éclairci par le § 4 de la Nota énonce : a) qu’il y a deux sujets du primat, le pape seul et le collège avec le pape comme chef ; b) que le sujet collégial est ordinaire et permanent ; c) que l’action du sujet collégial a lieu par intervalles, avec le consentement du pape. Ce consentement du pape est seulement requis pour que le Collège puisse agir, mais ce n’est pas le pape qui donne l’existence au Collège pour en faire le sujet temporaire de l’exercice de son propre pouvoir, en le faisant participer à ses actes.
Même si le § 3 de la Nota prævia insiste sur l’existence et l’indépendance absolue de l’autre sujet du pouvoir, le pape seul, on peut simplement en conclure que le texte de Lumen gentium ne renie pas l’enseignement de Vatican I sur le point précis où il est dit que le successeur de saint Pierre est le sujet du primat. Mais avec le § 4 de la même Nota prævia, Lumen gentium n’affirme plus que le successeur de saint Pierre soit l’unique sujet du primat. Le sujet permanent du primat est double : d’un côté le pape seul ; de l’autre le collège avec le pape qui en est le chef.
2.2.1. La sacramentalité au sens traditionnel
Le premier schéma proposé par le cardinal Ottaviani en 1962 traitait de la sacramentalité de l’épiscopat et de la constitution hiérarchique de l’Église en deux chapitres différents et indépendants. Cette différence était celle qui existe entre deux pouvoirs. Car l’évêque peut s’entendre en deux sens : soit comme le sujet d’un pouvoir d’ordre soit comme le sujet d’un pouvoir de juridiction. L’Église se compose d’une seule et même hiérarchie, mais dont les membres sont investis de deux pouvoirs distincts. Le Code de 1917 le dit clairement au § 3 du canon 108 : « D’institution divine, la sacrée hiérarchie en tant que fondée sur le pouvoir d’ordre, se compose des évêques, des prêtres et des ministres ; en tant que fondée sur le pouvoir de juridiction, elle comprend le pontificat suprême et l’épiscopat subordonné ». Et le canon 109 explicite encore cette distinction, en indiquant qu’il existe une différence dans la manière dont les pouvoirs sont acquis.
« Ceux qui sont admis dans la hiérarchie ecclésiastique sont constitués dans les degrés du pouvoir d’ordre par la sainte ordination ; [le pape est établi] dans le souverain pontificat, directement par droit divin, moyennant élection légitime et acceptation de l’élection ; [les évêques sont établis] dans les autres degrés de juridiction, par la mission canonique ».
Cette distinction se vérifie à plus forte raison si on admet que l’épiscopat est une partie du sacrement de l’ordre : dans ce cas, il ne saurait produire que ce qui est signifié par la forme du sacre. Or la forme nécessaire et suffisante pour produire ex opere operato l’épiscopat, telle que Pie XII l’a définie dans Sacramentum ordinis en 1947, implique sans doute possible que l’épiscopat produit par le sacre correspond à l’épiscopat pouvoir d’ordre, c’est-à-dire au munus sanctificandi, à l’exclusion de l’épiscopat pouvoir de juridiction, qui ne saurait quant à lui être produit par le sacre sinon comme une pure puissance, en appel de son acte entitatif [6]. Nous savons d’autre part que la juridiction est conférée aux évêques par un acte de la volonté du pape : ainsi l’enseigne Pie XII dans Ad sinarum gentem (1954) et Ad apostolorum principis (1958), reprenant l’enseignement de Mystici corporis (1943). Les termes même employés dans ce dernier document sont très clairs et visent une véritable collation du pouvoir en soi, et non pas une simple détermination du pouvoir dans son exercice [7].
Il résulte de cet enseignement que si les évêques reçoivent tous, y compris le pape, leur pouvoir d’ordre directement de Dieu, moyennant le rite d’une consécration, en revanche, le seul sujet du pouvoir de juridiction qui le reçoive directement de Dieu est le pape. Les autres évêques reçoivent leur juridiction directement du pape, non de Dieu. Et le pape, puisqu’il ne reçoit pas sa juridiction par le rite d’une consécration, peut la posséder sans être encore revêtu du pouvoir d’ordre épiscopal. On voit bien que tel est le cas lors de l’élection à la papauté d’un clerc qui n’aurait pas été encore consacré évêque : le Code de 1917 prévoit qu’en ce cas l’élu est investi de la papauté dès l’acceptation de son élection, et avant même d’avoir reçu le pouvoir d’ordre épiscopal [8].
Cette distinction très nette entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction signifie premièrement que les évêques et le pape partagent également le même pouvoir de sanctifier et elle signifie deuxièmement que les évêques et le pape ne partagent pas également le pouvoir de gouverner et d’enseigner, les évêques recevant un pouvoir subordonné et restreint à une partie du troupeau, le pape recevant quant à lui un pouvoir suprême et universel, le pouvoir de paître les agneaux et les brebis, c’est-à-dire le troupeau tout entier de l’Église. Le concile Vatican I résume cette situation, qui est celle de la constitution divine de l’Église en utilisant une formule très expressive : les évêques paissent et gouvernent chacun individuellement le troupeau particulier qui leur a été assigné (singuli singulos sibi assignatos greges pascunt et regunt) dans la dépendance d’un seul pasteur suprême (sub uno summo pastore).
C’est justement cette distinction formelle entre l’ordre et la juridiction qui a été évacuée dans le texte définitif de Lumen gentium.
2.2.2) La sacramentalité au sens nouveau de Vatican II
Le texte finalement adopté en 1964 traite les deux questions de la sacramentalité de l’épiscopat et de la collégialité au même endroit, c’est-à-dire au chapitre 3 de Lumen gentium, n° 19–22 : après avoir posé en principe que la fonction apostolique est de nature collégiale, au n° 19, et que cette fonction doit se perpétuer, au n° 20, on traite au n° 21 de la sacramentalité de l’épiscopat, juste avant d’en venir à la question de la collégialité de l’épiscopat, au n° 22. Il y a donc ici une pensée unique et qui procède de façon rigoureusement logique. En effet, le n° 22 énonce une conséquence ; on est constitué membre du collège épiscopal, sujet juridique du pouvoir suprême, en vertu de la consécration sacramentelle et par la communion hiérarchique qui existe entre la tête et les membres du Collège. Le n° 21 énonce le principe dont découle cette conséquence ; la consécration épiscopale confère non seulement la charge de sanctifier mais aussi la charge d’enseigner et de gouverner, lesquelles, de par leur nature, ne peuvent s’exercer que dans la communion hiérarchique, avec la tête et les membres du Collège.
Le n° 21 de Lumen gentium commence par affirmer que le sujet qui succède aux apôtres dans l’exercice du « munus gubernandi Ecclesiam » est l’ « ordo sacratus episcoporum ». C’est justement pour l’expliquer que ce n° 21 énonce la thèse de la sacramentalité de l’épiscopat en disant explicitement que la consécration épiscopale donne à la fois le « munus sanctificandi » et le « munus gubernandi » [9]. Il y a donc une confusion entre l’ordre et la juridiction. Dans le commentaire authentique contemporain du texte de Lumen gentium, Joseph Ratzinger reconnaît que c’est une nouveauté étrangère à la théologie catholique traditionnelle [10]. Le « munus sanctificandi » est sans doute un pouvoir donné en acte par la consécration, et qui peut s’exercer tel quel. Mais dans l’optique traditionnelle, il n’en va pas ainsi des deux autres pouvoirs, qui composent la juridiction. Ces deux pouvoirs sont donnés par la consécration en puissance et ne peuvent pas s’exercer tels quels : il faut qu’ils soient amenés à l’acte par la mission canonique que donne le pape. Or ici tout se passe comme si le sacre donnait la juridiction en acte [11].
Ce double pouvoir d’ordre et de juridiction appartient en propre à tout évêque sacré, quelle que soit la détermination ultérieure donnée par l’autorité hiérarchique ; car ce pouvoir est reçu immédiatement du Christ par la consécration, et en vertu du sacrement qui agit ex opere operato. En toute logique, l’intervention de l’autorité hiérarchique aura seulement pour effet d’en préciser le domaine d’application ; elle n’aura pas pour effet de le causer essentiellement, dans son être même de pouvoir et se bornera à déterminer seulement les conditions de son exercice, c’est-à-dire son extension. Remarquons aussi que ni le texte de Lumen gentium ni celui de la Nota prævia ne précisent quelle est cette autorité hiérarchique qui doit intervenir pour déterminer juridiquement l’exercice du pouvoir épiscopal : on ne voit pas clairement s’il s’agit du pape seul ou du pape dans et avec le Collège.
Deux conséquences résultent de cette conception nouvelle. Elles ont d’ailleurs été indiquées au pape Paul VI au moment même du Concile, avant la promulgation du texte définitif de Lumen gentium. Entrevoyant le danger, les pères du Cœtus ont pris la parole pour protester et cette protestation trouve comme son dernier écho dans la fameuse Note rédigée en leur nom à tous par le cardinal Larraona, le 18 octobre 1964 [12]. Cette Note insiste donc sur deux points.
Premièrement, si on suit cette nouvelle conception, le primat du pape est non seulement entamé, mais même vidé de son contenu. Le primat de juridiction du pape est nié pour être remplacé par un primat d’honneur. En effet, le primat ne découle pas d’un sacrement, mais d’une élection. Or, si l’on pose en principe que le pouvoir de juridiction est conféré de manière nécessaire et suffisante par le sacre, tous les évêques partagent le même pouvoir de juridiction, suprême et universel, en vertu de leur sacre, qui les constitue comme parties du Collège, sujet juridique de ce pouvoir de suprême et universelle juridiction. Et l’évêque de Rome, désigné comme chef de ce Collège moyennant une élection, ne saurait se voir attribuer en l’occurrence qu’une simple primauté d’honneur, qui n’ajoute rien, dans la ligne de la juridiction, à ce qu’il possède déjà en vertu de son sacre [13]. « Ou, en posant la question qui est à la base de celles-là, est-ce que le primat de juridiction peut provenir de la consécration épiscopale, étant donné qu’elle est la même pour tout évêque ? Pourrait-il provenir d’une autre source, sans par là nécessiter une réalité juridique juxtaposée à celle d’origine sacramentelle ? Cette seconde réalité serait-elle alors aussi « épiscopale » que la première, du même genre et de la même espèce ? » [14].
Deuxièmement, si la consécration épiscopale confère en acte le pouvoir de juridiction, celui-ci sera toujours valide dans son exercice ; le pape pourra tout au plus rendre illicite son exercice, n’étant pas la source radicale dont procède l’essence de ce pouvoir. De fait, le texte de Lumen gentium ne précise pas si l’exercice du pouvoir de juridiction serait licite ou non sans la communion hiérarchique, donc dans le schisme (et dans une remarque de la Nota prævia, il est même précisé que le Concile n’a pas voulu traiter de cette difficulté [15] ). Mais en toute logique, le triple pouvoir serait illicite seulement, et non pas invalide. Les sectes schismatiques (comme les orthodoxes) où la consécration épiscopale reste valide confèreraient ainsi à leur sujet un pouvoir de juridiction à part entière : il est alors logique de parler de véritables « églises particulières » pour désigner ces groupes schismatiques [16].
Les pères du Cœtus ont donc bien saisi l’enjeu de ce texte. Face à leur protestation, le pape Paul VI se vit obligé de rajouter une Note explicative, la fameuse Nota prævia, dont nous allons à présent évaluer l’impact. Ce sera l’objet de notre troisième point.
Dans l’immédiat, Mgr Lefebvre [17] s’est montré relativement satisfait de cet ajout, puisque le § 1 de la Nota prævia annule quand même la première des deux conséquences dénoncées par la Note du cardinal Larraona. Il est dit en effet que l’expression du Collège ne doit pas s’entendre au sens strictement juridique d’un groupe d’égaux qui délégueraient leur pouvoir à leur président. Cette expression entend désigner un groupe stable, dont la structure et l’autorité doivent être déduites de la Révélation. Moyennant quoi, il reste possible de lire le chapitre III de Lumen gentium en conformité avec le dogme du primat de juridiction de l’évêque de Rome. Mgr Lefebvre commente ce fait de la manière suivante : « L’Esprit Saint veillait et il faut lire attentivement la Note explicative pour se rendre compte que ce message est vraiment descendu du Ciel. […] La structure traditionnelle de l’Église est donc sauvegardée, comme le pape lui-même l’affirma dans son discours de clôture, au moins dans les textes » [18]. Ce § 1 de la Nota prævia a donc évité le pire, c’est-à-dire l’affirmation explicite, au moins dans les textes du Concile, d’une hérésie contraire à la constitution divine de l’Église.
Si l’on s’en tient à la teneur littérale de ce chapitre III, corrigé par la Nota prævia, on peut donc y voir un texte de compromis. Ce compromis a prévalu au lieu de l’affirmation franche et nette de la thèse collégialiste, grâce à la résistance des pères du Cœtus. Ce résultat est assez bien décrit par l’appréciation qu’en donne Romano Amerio, dans son étude sur les variations de l’Église concilaire, Iota unum, paru en 1987, vingt ans après les faits.
« La « Note préalable » (Nota prævia) rejette l’interprétation classique de la collégialité, selon laquelle le sujet du pouvoir suprême dans l’Église est le pape seul, qui la partage, lorsqu’il le veut, avec l’universalité des évêques réunis en Concile par lui et toujours selon laquelle le pouvoir suprême ne devient collégial que communiqué par le pape à son gré (ad nutum). La « Note préalable » rejette pareillement le sentiment des novateurs, selon lequel le sujet du pouvoir suprême dans l’Église est le collège épiscopal uni au pape, et non sans le pape qui en est le chef, mais en telle sorte que, lorsque le pape exerce, même à lui seul, le pouvoir suprême, il le fait précisément en tant que chef dudit collège et donc comme représentant ce collège, qu’il est obligé de consulter pour en exprimer le sentiment. C’est la théorie calquée sur celle qui veut que toute autorité doive son pouvoir à la multitude : théorie difficile à concilier avec la constitution divine de l’Église. En réfutant les deux théories, la Nota prævia maintient fermement que le pouvoir suprême appartient en effet au collège des évêques unis à leur chef, mais que le chef peut l’exercer indépendamment du collège, tandis que le collège ne peut l’exercer indépendamment du chef. Vatican II était donc enclin à se détacher de la stricte continuité avec la tradition et à se donner des formes, des modalités, des procédés hors série » [19].
La réflexion est intéressante, car elle montre bien que ce compromis a introduit l’ambiguïté que nous avons signalée en commençant. Si elle a évité le pire, l’initiative des pères du Cœtus n’a pas réussi à imposer l’affirmation claire et nette de la doctrine traditionnelle. Ce fut un simple coup de frein sur la route qui conduisait tout droit vers l’hérésie. Et faute de mieux, on s’est contenté de reculer, en restant simplement dans l’indécision et dans l’ambiguïté. Cette ambiguïté est grave, car elle ouvre la porte à la négation de l’enseignement du magistère ordinaire universel sur l’unicité du sujet du pouvoir suprême et universel de juridiction. Lors du concile Vatican I, la constitution Pastor æternus (DS 3053–3054) énonçait en effet :
« C’est à cette doctrine si évidente des Saintes Ecritures, telle qu’elle a toujours été comprise par l’Église, que s’opposent ouvertement les sentences dévoyées de ceux qui, pervertissant la forme de gouvernement instituée par le Christ dans Son Église, nient que seul saint Pierre a été pourvu d’un véritable et propre Primat de juridiction, qui le met à la tête de tous les autres apôtres, qu’ils soient pris chacun isolément ou tous ensemble réunis » [20].
Cette doctrine traditionnelle, que le concile Vatican I présente comme hors de discussion, est présentée par le concile Vatican II comme matière à discussion. Ainsi que l’a indiqué Mgr Parente, il est tout à fait légitime de lire le texte du n° 22 de Lumen gentium comme s’il y avait un double sujet possesseur du pouvoir suprême dans l’Église. Et nous avons même montré comment le § 4 de la Nota prævia accrédite cette interprétation. On peut au moins dire de ce point de vue que, loin d’avoir accompli une clarification, l’enseignement du dernier concile représente plutôt un obscurcissement et une véritable régression.
Cet obscurcissement est en lui-même inacceptable, puisque le simple fait de pouvoir douter d’une vérité déjà imposée par le magistère favorise grandement l’hérésie. L’erreur, qui n’avait pu s’imposer au moment du Concile, pourra en profiter pour réapparaître ensuite dans les faits. Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec le Nouveau Code de 1983. Celui-ci ne reprend pas la Nota prævia et va donc beaucoup plus nettement dans le sens de l’erreur que les textes du Concile avaient évité d’affirmer explicitement. C’est pourquoi Mgr Lefebvre a donné un jugement assez sévère [21] sur cette expression canonique de la collégialité [22]. Le Nouveau Code de 1983 est en effet censé traduire dans un langage législatif l’ecclésiologie conciliaire [23]. C’est donc lui qui donne la juste interprétation du chapitre III de Lumen gentium. Or, dans le texte qui promulgue cette nouvelle législation, Jean-Paul II affirme plus précisément ce qui suit : « Parmi les éléments qui caractérisent l’image réelle et authentique de l’Église, il nous faut mettre en relief surtout […] la doctrine qui montre l’Église comme une communion et qui, par conséquent, indique quelles sortes de relations réciproques doivent exister entre […] la collégialité et la primauté » [24]. L’enseignement du chapitre III de Lumen gentium doit donc s’entendre dans la logique d’une Église communion, et non dans la logique d’une Église monarchique. Selon les dires mêmes de Jean-Paul II, promulgateur du Nouveau Code, il convient donc d’interpréter Vatican II dans un sens collégialiste parce que l’Église a été redéfinie comme une communion. La doctrine de Lumen gentium sur la collégialité est une conséquence ; la nouvelle définition de l’Église communion en est le principe.
Ce dernier point mériterait d’être développé pour lui-même, ce qui dépasserait le cadre de cet exposé. Signalons au moins, dans un quatrième et dernier point, rapidement et en guise de conclusion, une idée intéressante. Cette idée n’explique pas tout, mais elle nous donne quand même un éclairage et nous permet de saisir la tendance foncière qui anime de l’intérieur la doctrine de la collégialité.
L’idée de l’Église communion se trouve à profusion dans les textes du magistère postconciliaire. Le plus représentatif d’entre eux est la Lettre Communionis notio, de la sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, en date du 28 mai 1992. Je retiendrai seulement ici un passage essentiel, celui du n° 17. C’est un passage auquel feront écho la Déclaration Dominus Jesus de 2000 et les Réponses sur le Subsistit de 2007. On retrouve à chaque fois la même idée selon laquelle « l’Église une, sainte, catholique et apostolique est vraiment présente dans toute célébration valide de l’eucharistie ». Benoît XVI énonce d’ailleurs le même principe dans l’Exhortation Sacramentum caritatis de 2007, lorsqu’il affirme que « l’eucharistie est constitutive de l’être et de l’agir de l’Église » [25]. Cette idée en amène une autre. Si la communion de l’Église trouve son centre dans la célébration valide de l’eucharistie, alors « cette communion existe spécialement avec les églises orientales orthodoxes qui, bien que séparées du Siège de Pierre, […] méritent le titre d’églises particulières. En effet, par la célébration de l’eucharistie du Seigneur dans ces églises particulières, l’Église de Dieu s’édifie et grandit » [26]. On s’empresse aussitôt de préciser que « puisque la communion avec l’Église universelle, représentée par le Successeur de Pierre, n’est pas un complément extérieur à l’Église particulière, mais un de ses éléments constitutifs internes, la situation de ces vénérables communautés chrétiennes implique aussi une blessure de leur condition d’église particulière ». Mais le principe de base reste posé : la communion de l’Église résulte d’abord et avant tout de la célébration valide de l’eucharistie. L’absence de la primauté du successeur de Pierre a simplement pour effet une blessure, qui rend la communion moins parfaite. Cette absence n’a pas pour effet une mort, qui viendrait anéantir on ne peut plus radicalement l’unité de l’Église.
Moyennant quoi nous sommes confrontés au dilemme suivant. Si cette primauté est une véritable primauté de juridiction, au sens de Vatican I, alors l’enseignement du magistère post-conciliaire est inepte, incohérent et contradictoire. En revanche, si cette primauté est une simple primauté d’honneur, dans un sens condamné par Vatican I et que le § 1 de la Nota prævia a voulu rejeter, alors, l’enseignement du post-concile est parfaitement clair, logique et cohérent. Je terminerai là-dessus, en vous laissant le soin de choisir. Mais je vous ferais remarquer aussi que, dans les deux cas, vous aurez de sérieuses raisons pour refuser ce principe de la collégialité, tel qu’il a été explicité par le post-concile.
Abbé Jean-Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Source : Vu de Haut n°20, « Vatican II, les points de rupture : actes du colloque des 10 et 11 novembre 2012 ». Vu de haut est la revue de l’Institut Universitaire Saint-Pie X.
Notes de bas de page
Ainsi en va-t-il de la déclaration Dignitatis humanæ sur la liberté religieuse, du décret Unitatis redintegratio sur l’œcuménisme ou même du n° 8 de Lumen gentium, avec le subsistit. Mais il faut bien reconnaître aussi qu’à la différence de ces trois passages, éminemment problématiques, la doctrine de Vatican II sur la collégialité en reste pour une bonne part au niveau de l’ambiguïté. Et c’est d’ailleurs ce qui en rend l’analyse si difficile, si délicate. Et dans les objections que nous avons pu présenter au Saint-Siège, selon la ligne tracée par Mgr Lefebvre, nous avons d’ailleurs pris soin de bien faire cette distinction entre des textes évidemment contraires à la Tradition et d’autres textes qui sont surtout ambigus.
Je voudrais vous montrer ici d’une part comment cette ambiguïté est le vestige, l’indice ou si vous préférez le témoignage d’une tentative avortée, qui, si elle eût réussi, aurait renversé la constitution divine de l’Église et abouti à l’affirmation claire et nette d’une hérésie. Et d’autre part, je voudrais vous montrer aussi comment cette ambiguïté demeure dangereuse et finalement inacceptable, elle aussi, dans la mesure où, à elle seule, elle met déjà en doute l’un des points décisifs de la doctrine traditionnelle. Pour synthétiser aussi clairement que possible cette question, je retiendrai donc ici quatre points. Premièrement, prise dans la lettre isolée du n° 22 de Lumen gentium, la doctrine de Vatican II sur la collégialité n’est pas directement contraire à la Tradition, mais seulement équivoque et ambiguë. Deuxièmement, prise dans tout le contexte du chapitre III de Lumen gentium, la doctrine de Vatican II sur la collégialité atteste l’échec d’une manœuvre qui aurait dû aboutir à nier la constitution divine de l’Église. Troisièmement, même si la Nota prævia a empêché cette négation d’aboutir, elle n’a pas réussi à sortir le texte final de l’ambiguïté, lequel met alors en doute ce que le concile Vatican I avait déjà clarifié et imposé à la croyance. Enfin quatrièmement, le magistère postérieur au Concile dissipe l’ambiguïté en recourant à l’idée de l’Église communion.
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