La redéfinition de l’Église comme sacrement

Les désac­cords qui ont appa­ru, dans l’Église, suite aux réformes de Vatican II, ont été si vifs qu’ils pour­raient don­ner l’impression que le fond du pro­blème que nous vivons, dans l’Église, aujourd’hui, consiste dans le concile Vatican II. Or, cha­cun s’en doute au moins un peu, tel n’est pas le cas. Les sources de dis­sen­sions ne datent pas du Concile : elles lui sont antérieures.

Les tour­nants pris par l’enseignement dans les cadres offi­ciels de l’Église étaient mani­festes déjà avant 1962. Cependant, les tour­nants désas­treux se sont mani­fes­tés à l’occasion de Vatican II, et ont été expri­més dans ses textes : de sorte que celui-​ci est pour nous un biais pour appré­hen­der la pen­sée moderne dans l’Église ; il est comme notre « prise », en tant qu’expression adé­quate d’au moins une par­tie des ten­dances nou­velles de la doctrine.

Parmi ces ten­dances nou­velles, celles qui concernent la doc­trine de l’Église, autant dire l’ecclésiologie, ont été nom­breuses. Le Concile s’est donc expri­mé beau­coup sur l’Église. Il l’a évo­quée sous de mul­tiples aspects, tels que le « peuple de Dieu », la « com­mu­nion » ou le « sacre­ment ». C’est cette der­nière façon de décrire l’Église, uti­li­sée par le Concile, que l’article pré­sent vou­drait étu­dier. Cette manière d’envisager la sainte Église de Dieu n’a pas influen­cé la théo­lo­gie moderne autant que d’autres (comme le « peuple de Dieu »). La sacra­men­ta­li­té de l’Église, cepen­dant, est une concep­tion suf­fi­sam­ment emblé­ma­tique pour jus­ti­fier que, dans ce col­loque, elle vous soit pré­sen­tée. Le plan de cette pré­sen­ta­tion sera simple : une pre­mière par­tie fera le point des ensei­gne­ments du Concile sur la sacra­men­ta­li­té de l’Église ; une deuxième par­tie tâche­ra d’expliquer le sens et la por­tée de ces ensei­gne­ments à la lumière de cer­taines études théo­lo­giques qui ont pré­cé­dé Vatican II ; une troi­sième et der­nière par­tie se don­ne­ra pour but d’en juger la véri­té ou la fausseté.

1ere partie – Ce que le Concile a dit

Les prin­ci­paux lieux où Vatican II traite de l’Église comme sacre­ment se trouvent dans deux docu­ments. Dans la Constitution sur la litur­gie (Sacrosanctum conci­lium), le Concile parle de « l’admirable sacre­ment de l’Église tout entière » [1], puis il décrit l’Église comme « le sacre­ment de l’unité », c’est-à-dire « le peuple saint réuni et orga­ni­sé sous l’autorité des évêques » [2]. Dans la Constitution sur l’Église (Lumen Gentium), le Concile com­mence par affir­mer solen­nel­le­ment que « l’Église est dans le Christ en quelque sorte le sacre­ment, c’est-à-dire à la fois le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain » [3] ; elle est donc à la fois signe et ins­tru­ment de deux choses : l’union intime avec Dieu, d’un côté ; le genre humain, de l’autre. Un peu plus loin, il pré­sente l’Église cette fois comme le « sacre­ment visible de l’unité » [4] en Jésus-​Christ. Enfin, il ajoute qu’elle est le « sacre­ment uni­ver­sel du salut » [5]. Ramassant en quelques pro­po­si­tions syn­thé­tiques ces élé­ments épars, on dira que, selon les Pères conci­liaires, l’Église est…

  • 1° un sacre­ment, c’est-à-dire à la fois un signe et un instrument ;
  • 2° un sacre­ment uni­ver­sel :
  • 3° un sacre­ment du salut ; de l’unité ; de l’union intime avec Dieu ain­si que de l’unité des membres de l’Église sous l’autorité de l’évêque ; et même de l’unité du genre humain.

Parler ain­si sur­prend nos oreilles chré­tiennes. En effet, le Concile, non seule­ment affirme que l’Église est un sacre­ment, mais en outre il pré­cise le sens dans lequel il entend ce der­nier terme : « signe et ins­tru­ment », c’est-à-dire les deux vocables uti­li­sés, dans le caté­chisme, pour dési­gner les sept canaux de la grâce. Car le caté­chisme, lorsqu’il défi­nit le sacre­ment de la Nouvelle Loi, emploie peu ou prou les locu­tions sui­vantes : « signe sen­sible de la grâce, ins­ti­tué par Jésus-​Christ pour non seule­ment signi­fier mais aus­si pro­duire – comme un ins­tru­ment – la grâce dans les âmes ». Si donc l’Église est « sacre­ment » dans le sens où elle est « signe et ins­tru­ment », et que les sacre­ments qui sont « signes et ins­tru­ments » de la grâce sont le bap­tême, la confir­ma­tion, l’eucharistie, etc., alors faut-​il consi­dé­rer l’Église comme un hui­tième sacre­ment ? Voilà de quoi dérou­ter les chré­tiens pas­sés par les bancs des salles de catéchisme !

La défi­ni­tion du sacre­ment implique le terme de « signe ». Qu’est-ce qu’un signe ? Ce que le bon sens nous indique. Lorsqu’une fumée se montre, le feu n’est pas loin : la fumée en est un signe. Un dra­peau natio­nal, selon les cou­leurs qu’il arbore, nous ren­voie à l’idée de tel pays, ou bien de tel autre : il est un signe (et même un sym­bole) de la nation. Une façon éner­gique et pro­lon­gée de don­ner une poi­gnée de main à quelqu’un est un signe de la sym­pa­thie qu’on lui porte.

Lorsque je connais, que je per­çois un signe, à par­tir de cette connais­sance ou de cette per­cep­tion, je suis conduit à une autre connais­sance : je suis ren­voyé à ce que le signe signi­fie. Il est un guide, un che­min, une rela­tion. Si l’on veut le défi­nir plus pré­ci­sé­ment, on dira que le signe est « ce qui, par la média­tion d’une connais­sance de lui-​même, repré­sente quelque chose d’autre ». Les facul­tés sont donc comme « conduites » de la connais­sance pré­cé­dente à une autre connaissance.

Notre vie est rem­plie de signes. La dou­leur est un signe de la pré­sence de la mala­die ; le bruit que fait le lion est un signe de dan­ger pour la gazelle… Certains signes, on le voit, sont d’ailleurs très utiles. Si l’existence humaine fait appel à des signes, c’est sur­tout parce que l’homme est fait de corps et d’âme. Son intel­li­gence ne peut connaître cer­taines réa­li­tés spi­ri­tuelles que par le moyen de signes sen­sibles acces­sibles à ses facul­tés sen­sibles (vue, ouïe, etc.). Prenons le lan­gage, par exemple : les mots, les phrases sont des signes de la pen­sée, et fina­le­ment des choses que connaît la pen­sée, par­mi les­quelles des réa­li­tés telles que la jus­tice, la véri­té… La jus­tice est repré­sen­tée par une balance, l’amour par un cœur. Or c’est Dieu qui a fait l’homme, ain­si com­po­sé de corps et d’âme. Le Créateur, qui a vou­lu éle­ver l’homme à l’ordre sur­na­tu­rel, s’est donc adap­té à la condi­tion humaine, pour faire connaître à l’homme cette élé­va­tion, pour lui com­mu­ni­quer sa Révélation. C’est pour­quoi notre sainte reli­gion est rem­plie de signes, ne serait-​ce que les mots uti­li­sés par Notre Seigneur Jésus-​Christ pour ensei­gner les mys­tères divins.

Parmi les signes les plus augustes du chris­tia­nisme, il y a les sacre­ments. Dans l’ancien Testament, il y avait déjà des sacre­ments ; ils étaient signes des choses sur­na­tu­relles, et sur­tout signes de la grâce. Mais là s’arrêtait leur rela­tion à la grâce : ils ne fai­saient que la signi­fier. Dans le nou­veau Testament, en revanche, les sacre­ments ne sont pas seule­ment signes de la grâce, mais encore ils la pro­duisent, ce qui les rend très supé­rieurs aux précédents.

Par exemple, l’eau qui a cou­lé sur notre front, le jour de notre bap­tême, unie aux paroles pro­non­cées par le prêtre, consti­tuait le sacre­ment, et ce sacre­ment fut pour nous 1° signe de la grâce (les assis­tants savaient que l’âme était lavée de la tâche du péché ori­gi­nel parce qu’ils voyaient l’eau qui cou­lait, or l’eau lave des tâches de sale­té, il y a donc res­sem­blance entre les deux lave­ments) ; 2° cause de la grâce, plus pré­ci­sé­ment « ins­tru­ment » de la pro­duc­tion de la grâce (l’eau, unie aux paroles, contient la grâce, de façon tran­si­toire, et la pro­duit dans l’âme). Instauration mer­veilleuse de l’organisme des sacre­ments par la sainte Trinité !

Or le concile Vatican II dit pré­ci­sé­ment que l’Église est, comme le bap­tême, l’extrême-onction, et les autres sacre­ments, 1° signe et 2° ins­tru­ment. Veut-​il dire que l’Église est sacre­ment exac­te­ment dans le même sens que ces sept canaux de la grâce ? Il nous faut bien com­prendre le Concile pour le savoir.

2e partie – Ce que le Concile a voulu dire

Pour com­prendre les affir­ma­tions conci­liaires, on ne peut faire l’économie de l’ecclésiologie au préa­lable. Elle montre com­ment cette notion d’Église-sacrement s’est tout natu­rel­le­ment intro­duite au Concile. Un peu d’histoire s’impose [6].

L’expression appa­raît pro­ba­ble­ment pour la pre­mière fois en Allemagne (où fleu­rissent au 19e siècle des études ecclé­sio­lo­giques), sous la plume d’Anton Günther : l’Église est « sacre­ment ». Johann Heinrich Pabst, Heinrich Klee, Johann Heinrich Oswald disent de même. « De même que l’on com­prend le Christ comme sacre­ment et les sacre­ments dans l’Église, ain­si doit-​on com­prendre l’Église comme sacre­ment », écrit Günther [7] ; l’Église est « sacre­ment chré­tien par excel­lence », va jusqu’à dire Oswald. Le tho­miste Matthias Joseph Scheeben, qui uni­fie la doc­trine chré­tienne autour du concept de mys­tère, intègre dans cette uni­fi­ca­tion la sacra­men­ta­li­té de l’Église : il est l’un des prin­ci­paux pro­mo­teurs de l’idée de l’Église comme sacre­ment. Prolongeant les réflexions des théo­lo­giens alle­mands que l’on vient de citer, il affirme que Notre Seigneur Jésus-​Christ est, certes, mys­tère, mais aus­si, dans sa nature humaine visible, à la fois signe de la divi­ni­té et cause de la grâce. Il est donc « sacre­ment », non seule­ment au sens de mys­tère, mais au sens de signe effi­cace du salut. L’Église, corps mys­tique du Christ, est par consé­quent sacre­ment : elle est visible exté­rieu­re­ment, mais sa visi­bi­li­té conduit à son essence cachée. Les sept canaux de la grâce sont eux aus­si sacre­ments, évi­dem­ment, et c’est en eux que se reflète le mieux l’essence sacra­men­telle de l’Église.

Après Scheeben, l’idée de l’Église comme sacre­ment marque un peu le pas. Le concile Vatican I, au milieu d’autres consi­dé­ra­tions très tra­di­tion­nelles sur l’Église, la voit tout de même comme un signum leva­tum in nationes, mais il faut être bien par­ti­san pour consi­dé­rer cela comme une grande conces­sion aux recherches théo­lo­giques récentes. Cette expres­sion ren­voie sim­ple­ment au pou­voir apo­lo­gé­tique de l’Église, dont les per­fec­tions sont un motif de cré­di­bi­li­té posé devant les yeux du monde entier.

Après le Concile, l’ecclésiologie repré­sen­tée par Scheeben gagne du ter­rain. Pour Dom Gréa, « nous n’entendrions pas dans toute sa plé­ni­tude le sacre­ment de la com­mu­nion (divine), c’est-à-dire l’admirable uni­té de l’Église et de Jésus-​Christ éten­due en elle, si nous n’étions pas ame­nés par cette uni­té même à la contem­pla­tion du mys­tère qui la consomme et en achève la divine éco­no­mie » [8]. Le renou­veau du tho­misme ini­tié par Léon XIII amène au 20e siècle des théo­lo­giens à mili­ter en faveur de l’Église comme sacre­ment. Ils s’appuient pour cela sur saint Thomas, qui voit dans l’humanité du Christ l’instrument conjoint de la divi­ni­té. On peut citer le néo­tho­miste Ernst Commer, qui fait de l’Église un super sacre­ment (über-​Sakrament) : elle est l’instrument de Jésus-​Christ, for­mant avec lui une seule per­sonne mys­tique, et opé­rant sur­na­tu­rel­le­ment la Rédemption de façon sacra­men­telle, à la fois signe et cause. Plus tard, Sertillanges résume les déve­lop­pe­ments anté­rieurs : le Christ est le sacre­ment pre­mier, mani­fes­ta­tion sen­sible de Dieu ; il se pro­longe dans l’Église, qui est « sym­bole et moyen d’unité entre l’homme et Dieu » [9].

Dom Casel, figure pré­pon­dé­rante du Mouvement litur­gique, reprend le thème, mais pour l’intégrer dans une vision plus large de la sacra­men­ta­li­té, sur l’analogie de laquelle il joue à fond : le Christ, l’Église sont sacre­ments, et comme sym­boles, et comme mys­tères ; la litur­gie est tout entière sacre­ment, le culte nous met­tant en contact avec le sacre­ment source qu’est le Christ. L’Église est un sacre­ment qui contient tous les autres.

Avec Maurice Zundel, la théo­lo­gie de la sacra­men­ta­li­té s’affranchit davan­tage. Le monde créé tout entier, parce qu’il montre son auteur, est déjà un sacre­ment de Dieu. Or le Verbe de Dieu a pris chair, la nature humaine du Christ est alors deve­nue sacre­ment de sa divi­ni­té. Et par l’intermédiaire de cette chair de Jésus, c’est le monde char­nel tout entier qui devient sacre­ment de la divi­ni­té du Verbe ! « Tout l’univers, pour finir, tend à deve­nir sacre­ment, comme l’ostensoir immense de la Présence divine », écrit-​il. Le Christ, donc l’Église, devient le relais par lequel la digni­té sacra­men­telle est com­mu­ni­quée au monde. C’est alors que des théo­lo­giens se mettent à appe­ler l’Église le « sacre­ment du monde » [10]. Teilhard de Chardin n’est pas loin.

Fait signi­fi­ca­tif : avec Carl Feckes, la sacra­men­ta­li­té est intro­duite pour la pre­mière fois dans un trai­té de l’Église. Il décrit l’économie du salut ain­si : l’humanité du Christ comme sacre­ment ori­gi­nel ; l’Église, corps mys­tique de Notre-​Seigneur, comme « super-​sacrement » ; l’eucharistie, corps réel de Jésus-​Christ, comme sacre­ment cen­tral ; les six autres canaux de la grâce, sacre­ments ultimes. Désormais, la sacra­men­ta­li­té de l’Église devient un lieu com­mun, qui prend une place consé­quente dans la théo­lo­gie du Corps mys­tique d’Emile Mersch, et chez des théo­lo­giens qui « renou­vellent » la théo­lo­gie et pré­ludent au Concile : Henri de Lubac, Yves Congar. Tant et si bien que Mannes Dominicus Koster ou Gottlieb Söhngen finissent par réagir contre le dan­ger de « mono­po­li­sa­tion » sacra­men­telle de l’Église : pour ce der­nier, à tant mettre en valeur le culte, on abou­tit à dépré­cier la place de la Parole de Dieu dans l’Église.

Par ailleurs, l’Église, on le sait, est l’institution exclu­sive du salut pour les hommes (« hors de l’Église, point de salut »). Elle est donc le sacre­ment du salut. Or ce sont tous les hommes qui sont appe­lés au salut. Les recherches théo­lo­giques de cette pre­mière moi­tié du 20e siècle concluent : l’Église est le sacre­ment uni­ver­sel du salut. Or ce même siècle est pré­ci­sé­ment celui de l’abandon, par un grand nombre d’êtres humains, de la reli­gion salu­taire. Pour conci­lier ce fait avec un cer­tain opti­misme, on en vient à regar­der la rela­tion entre l’Église et l’humanité de façon moins conflic­tuelle que par le pas­sé, en insis­tant moins sur la dif­fé­rence entre l’une et l’autre (ceux qui font par­tie actuel­le­ment de l’Église ne sont pas les autres hommes), que sur l’appel fait à tout homme de s’intégrer à l’Église (ceux qui ne font pas par­tie de l’Église, sont cepen­dant catho­liques poten­tiel­le­ment, autre­ment dit en puis­sance, et ils sont faits pour être, un jour, actuel­le­ment gref­fés sur l’Église, car la puis­sance est ordon­née à l’acte), ce qui conduit même à consi­dé­rer (thème teil­har­dien et luba­cien) que l’Église est faite pour englo­ber toute l’humanité : son but serait la réuni­fi­ca­tion spi­ri­tuelle de tous les hommes, elle serait donc non seule­ment le sacre­ment uni­ver­sel du salut mais le sacre­ment de l’unité du genre humain.

Cette concep­tion de la mis­sion de l’Église repose sur une confu­sion, et consti­tue un égarement.

Elle repose sur une confu­sion : que Dieu veuille le salut de tous les hommes, c’est une véri­té si éta­blie qu’elle est jugée « proche de la foi » (fidei proxi­mum) ; le genre humain en son entier est donc concer­né par la mis­sion de l’Eglise ; mais c’est pour que les hommes soient inté­grés à l’Eglise et non réunis dans une huma­ni­té paci­fiée. Matériellement, l’Eglise désire atteindre tous les hommes. Formellement, l’unité à laquelle elle sou­haite les agré­ger est la sienne, autre­ment dit l’unité sur­na­tu­relle de l’Eglise catho­lique. Or les théo­ries dont nous venons de par­ler tendent, de façon plus ou moins expli­cite, à réduire l’action de l’Eglise à une œuvre de ras­sem­ble­ment de l’humanité en vue d’une uni­té tem­po­relle, natu­relle, sociale et paci­fique, même si ce ras­sem­ble­ment inclut un tra­vail spi­ri­tuel, autour de « valeurs ». En un mot, on a confon­du l’unité sur­na­tu­relle de l’Eglise, à laquelle tous les hommes sont appe­lés, et l’unité natu­relle du genre humain.

Elle consti­tue un éga­re­ment, car elle mène à une concep­tion faus­sée de la fina­li­té du corps mys­tique, à l’obtention de laquelle les dons du Saint-​Esprit n’ont plus tant de part, et elle invite à cou­rir après une chi­mère, car il est hélas très cer­tain qu’une par­tie de l’humanité conti­nue et conti­nue­ra à refu­ser la voie du salut, selon les paroles mêmes du Christ dans l’Evangile : « Qu’il en est peu… ! » (Mt 7, 14)

Malgré ces éga­re­ments, force est de recon­naître qu’à aucun moment, en dési­gnant l’Église comme sacre­ment, les théo­lo­giens ne pré­tendent en don­ner là une défi­ni­tion [11]. Attribuer un pré­di­cat à un sujet ne se fait pas tou­jours de façon essentielle.

Vient enfin la der­nière période signi­fi­ca­tive de l’histoire de l’idée Église-​sacrement : celle qui pré­cède immé­dia­te­ment le concile Vatican II. Trois noms émergent : Otto Semmelroth, Karl Rahner et Edward Schillebeeckx.

Rappelons, au préa­lable, la dis­tinc­tion tho­miste entre ce qui n’est que signe sacra­men­tel (sacra­men­tum tan­tum), ce qui est à la fois signe et signi­fié (res et sacra­men­tum), et ce qui n’est que signi­fié sans être signe (res tan­tum) : dans le sacre­ment de l’eucharistie, par exemple, les espèces du pain et du vin sont purs signes sacra­men­tels (sacra­men­tum tan­tum) ; le Christ lui-​même en sa pré­sence vraie, réelle et sub­stan­tielle, est à la fois signe et signi­fié (res et sacra­men­tum) ; enfin, la grâce don­née à l’âme qui com­mu­nie est signi­fiée sans être signe (res tan­tum).

Semmelroth est un chantre de la sacra­men­ta­li­té. Reprenant à son compte, pour mani­fes­ter la struc­ture sacra­men­telle, cette dis­tinc­tion tho­miste, il pro­pose les appli­ca­tions sui­vantes : ce que l’Église a de visible (son orga­ni­sa­tion, son droit, les choses litur­giques, l’expression de la foi, etc.) est sacra­men­tum tan­tum. La grâce créée est res et sacra­men­tum. Quant à la res tan­tum, c’est le Christ, ou bien le Saint-​Esprit, ou même la sainte Trinité. Semmelroth ajoute que Jésus-​Christ est le sacre­ment de Dieu, que l’Église est sacre­ment de Jésus-​Christ, mais que Jésus-​Christ, ain­si que les autres réa­li­tés dont elle est signe, sont en elle-​même : l’Église conduit à l’intérieur d’elle-même [12]. Enfin, les sept canaux de la grâce sont des sacre­ments qui conduisent hors d’eux-mêmes. De toute cette ana­lo­gie de la sacra­men­ta­li­té, Semmelroth ne veut qu’un ana­lo­gué pre­mier : Jésus-​Christ. Quant à l’Église, elle est donc sacra­men­telle dans un sens second, mais propre tout de même et non pas méta­pho­rique. De notre côté, nous aurions ten­dance à dire : les sept canaux sont sacre­ments au sens fort, et peut-​être que le mot sacre­ment peut être attri­bué à d’autres réa­li­tés… Ces théo­lo­giens parlent en sens inverse : ce qui mérite au sens le plus fort l’appellation de sacre­ment, c’est Notre-​Seigneur ; puis vient l’Église ; enfin, les sept canaux de la grâce.

Il faut bien se gar­der de don­ner trop d’importance à cette notion de sacra­men­ta­li­té de l’Église, si tant est qu’elle est vraie. On s’en aper­ce­vra aisé­ment en consi­dé­rant la ques­tion de l’appartenance à l’Église. Si l’Église est essen­tiel­le­ment un sacre­ment du salut, donc un signe, alors sa nature est de mon­trer la jus­ti­fi­ca­tion (en même temps que de la pro­duire). Or ce qui compte d’abord, c’est le signi­fié et non le signe. Qui nous dira à quel point Dieu est libre de don­ner le signi­fié sans le signe ? Un homme pour­ra bien rece­voir la grâce de Dieu sans que cela soit visible, sans qu’il soit pas­sé par les signes du salut, spé­cia­le­ment par l’appartenance visible à l’Église visible. On voit déjà qu’une insis­tance exces­sive sur cette façon « mys­tique » et très ana­lo­gique de l’Église peut mener à une concep­tion lati­tu­di­na­riste du salut. Rien ne vaut le recours à l’idée de socié­té pour décrire l’Église…

Karl Rahner pro­fite d’ailleurs de ce risque inhé­rent au schème de la sacra­men­ta­li­té : pour lui, l’humanité a été consa­crée par l’Incarnation du Verbe. Elle est donc « deve­nue réel­le­ment le peuple des enfants de Dieu [13] ». Toute déci­sion libre et per­son­nelle de l’homme par rap­port à lui-​même, à sa nature d’homme, membre de l’humanité, devient une rati­fi­ca­tion de son appar­te­nance au peuple de Dieu et, de ce fait, une expres­sion de la volon­té sal­vi­fique de Dieu. Nous recon­nais­sons là la théo­rie du « chré­tien ano­nyme », qui tend à iden­ti­fier, et même qui iden­ti­fie Église et huma­ni­té. Même Yves Congar émet des réserves sur la théo­rie ! On peut retrou­ver des traces de cette concep­tion dans les spé­cu­la­tions de Schillebeckx. Développant une théo­rie très ample de la sacra­men­ta­li­té en rap­port avec l’humanité et le chris­tia­nisme, il déclare en par­ti­cu­lier que le Verbe, en assu­mant la nature humaine, donc par l’Incarnation, accueille la Rédemption en lui, et que, comme il est le repré­sen­tant de toute l’humanité, c’est en lui toute l’humanité qui accueille cette invi­ta­tion au salut et y répond. « Au sens large, toute l’humanité est deve­nue « Église » dans le sacri­fice de Jésus sur la croix », écrit-​il [14]. Reprenant à son compte la dis­tinc­tion que fait saint Thomas d’Aquin des dif­fé­rents degrés de signi­fi­ca­tion dans le sacre­ment, Schillebeckx explique que l’Église est signe d’une réa­li­té actuelle (signum demons­tra­ti­vum) : la grâce ; d’une réa­li­té pas­sée (signum com­me­mo­ra­ti­vum), la Rédemption sur le Calvaire ; enfin, d’une réa­li­té future (signum pro­gnos­ti­cum), l’Église du Ciel.

André de Bovis pro­longe toutes ces réflexions. Qu’est-ce qui, dans l’Église, est sacre­ment, au juste ? Il dresse des cercles concen­triques, avec l’eucharistie et les six autres canaux de la grâce, d’abord ; puis, la Parole de Dieu et la doc­trine ; enfin la juri­dic­tion visible qui conduit à la vie éter­nelle. Karl Rahner s’étend de son côté sur le rap­port entre Parole et sacre­ment. Certaines consi­dé­ra­tions théo­lo­giques des auteurs de l’époque ne sont pas dénuées d’intérêt : c’est la com­pa­rai­son de Semmelroth, par exemple, qui explique que, de même que la main de l’homme sai­sit un objet en le tou­chant par les doigts à des endroits dif­fé­rents de la super­fi­cie de l’objet, de même l’Église, qui est comme « la main de Dieu », sai­sit l’homme en l’atteignant par les sacre­ments aux divers moments et situa­tions de son exis­tence ; ce sont aus­si les longues et belles expli­ca­tions de Karl Rahner, expli­quant que si les sacre­ments de la nou­velle Alliance sont non seule­ment signes de grâce (comme l’étaient les sacre­ments de l’ancienne Alliance), mais éga­le­ment pro­duc­teurs de grâce, c’est in fine parce que la nou­velle Alliance est la der­nière. Mais le même Rahner, hélas, vient à nou­veau fri­ser ce qu’il faut bien appe­ler l’hérésie, voire y tom­ber fran­che­ment, lorsqu’il se pose la ques­tion sui­vante : étant don­né que l’Église est le sacre­ment pri­mor­dial, d’où les sept canaux de la grâce découlent, ne faut-​il pas dire que ces sept ont été ins­ti­tués impli­ci­te­ment, en même temps que la fon­da­tion de l’Église, et non pas l’un après l’autre, à des moments divers ? Venant ain­si sup­po­ser que seraient fausses les croyances éta­blies de l’Église sur l’institution expli­cite, par Jésus-​Christ lui-​même, du bap­tême, de l’eucharistie, etc. Alois Spindeler ne manque pas d’y voir une contra­dic­tion du concile de Trente. Même Schillebeckx, à cet endroit, se démarque de Rahner.

Lorsqu’arrive le concile Vatican II, la théo­lo­gie de l’Église comme sacre­ment est lar­ge­ment répan­due : l’Église serait le signe effi­cace du salut du monde. Beaucoup la pré­fèrent à d’autres façons de pré­sen­ter l’Église, jugées trop tra­di­tion­nelles (l’Église socié­té) ou mys­tiques (l’Église corps de Jésus-​Christ). Cette pré­sen­ta­tion de l’Église a l’avantage de don­ner la pré­fé­rence à l’esprit sur les choses visibles, puisque par nature le signe est ordon­né à la chose signi­fiée [15].

L’influence de la théo­rie sacra­men­telle de l’Église est nette, non seule­ment chez des théo­lo­giens qui ins­pi­re­ront les textes conci­liaires comme Rahner, Congar ou Henri de Lubac, mais éga­le­ment dans l’esprit de cer­taines per­son­na­li­tés qui, à Vatican II, auront un rôle cru­cial dans la rédac­tion des sché­mas ou dans leur appro­ba­tion. On peut citer par exemple Mgr Philips, qui écrit que l’Église est le sacre­ment, c’est-à-dire « le signe et l’instrument par les­quels Dieu élève les hommes à sa propre inti­mi­té et réa­lise ain­si, au sein de son Être éter­nel, l’unification totale de la race humaine ». Et encore : « L’Église est donc le sacre­ment de l’union avec Dieu et, par là, de l’union mutuelle des croyants en un même élan d’amour vers lui. Ainsi elle a valeur de signe pour le genre humain tout entier. Ce n’est pas son rôle, il est vrai, d’œuvrer direc­te­ment en vue de la paix uni­ver­selle : la tâche d’édifier un ordre pla­né­taire paci­fique revient aux nations. Mais pour la réa­li­sa­tion de cet idéal, l’unité de l’Église est pour tous les hommes une per­pé­tuelle invi­ta­tion, un vivant exemple, une source d’énergie indé­fec­tible » [16]. Pour l’archevêque de Vienne, le car­di­nal Koenig, « nombre de théo­lo­giens consi­dèrent aujourd’hui l’Église comme le sacre­ment radi­cal du genre humain, de sorte que les non bap­ti­sés sont ordon­nés à l’Église non seule­ment par un vœu pure­ment sub­jec­tif, mais pour des rai­sons objec­tives, par exemple leur par­ti­ci­pa­tion à la même nature humaine, que le Christ a assu­mée » [17] : où l’on recon­naît les théo­ries de Rahner et Schillebeckx. On com­prend donc, à la lumière de cet his­to­rique et des cita­tions qui l’achèvent, com­ment une idée aus­si récente (sa vraie genèse est du 19e siècle) a pu s’introduire dans le Concile. Suite à Vatican II, le thème de l’Église sacre­ment a été très sol­li­ci­té quelque temps, puis il a per­du de sa pré­gnance, et aujourd’hui s’efface devant la pré­pon­dé­rance de l’Église comme com­mu­nion ou comme peuple de Dieu. C’est à la lumière de toute l’ecclésiologie résu­mée dans la par­tie qui s’achève ici, qu’il faut com­prendre les asser­tions du Concile.

3e partie : Est-​ce vrai ?

Rappelons d’abord que le concile Vatican II, comme tout concile, relève du Magistère de l’Église. Or il y a plu­sieurs formes d’exercice de magis­tère en général.

Selon que le magis­tère s’exprime en tâchant de convaincre au moyen d’arguments qui démontrent la véri­té de sa doc­trine, ou bien en usant de l’argument d’autorité, c’est-à-dire de la confiance dans le témoi­gnage de celui qui enseigne, on a affaire à un magis­tère ensei­gnant ou bien attes­tant. Selon que le Magistère s’en tient à gar­der un dépôt clos de véri­tés qu’il déclare, explique et défend, ou bien qu’il peut trou­ver de nou­velles véri­tés, il s’agit d’un magis­tère tra­di­tion­nel ou bien inven­tif [18].

Le pro­fes­seur de mathé­ma­tiques qui, au col­lège de France, démontre le théo­rème de Bernouilli, use d’un magis­tère ensei­gnant et tra­di­tion­nel. Le cher­cheur en mathé­ma­tiques qui, au col­lège de France, expose une théo­rie des dis­tri­bu­tions à laquelle il a lui-​même don­né nais­sance, use d’un magis­tère ensei­gnant et inven­tif.

Or le Magistère de l’Église est d’abord attes­tant et tra­di­tion­nel. Il est attes­tant car sa force obli­ga­toire vient de l’autorité divine. Il est tra­di­tion­nel ; le concile Vatican I nous l’assure en disant : « le Saint Esprit n’a pas été pro­mis aux suc­ces­seurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître, sous sa révé­la­tion, une nou­velle doc­trine, mais pour qu’avec son assis­tance ils gardent sain­te­ment et exposent fidè­le­ment la révé­la­tion trans­mise par les Apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi ». Le pape n’est donc ni un pro­fes­seur ni un cher­cheur de mathé­ma­tiques. Le magis­tère se réfère essen­tiel­le­ment à un dépôt, qu’il défend, pro­meut, explique, dis­tri­bue, explicite.

Le Magistère est attes­tant lorsqu’il trans­met ce qui fait vrai­ment par­tie du dépôt de la foi, et qui s’appelle « for­mel­le­ment révé­lé ». C’est conte­nu par­fois expli­ci­te­ment, par­fois impli­ci­te­ment dans la Révélation : et cela se trouve ou bien dans la Sainte Ecriture, ou bien dans la Tradition orale. Citons comme exemple le dogme de la Sainte Trinité.

Cependant, le Magistère de l’Église est secon­dai­re­ment ensei­gnant [19]. Ce qui ne fait pas vrai­ment par­tie du dépôt de la foi s’appelle « vir­tuel­le­ment révé­lé » : il s’agit de véri­tés qui ne sont ni expli­ci­te­ment ni impli­ci­te­ment conte­nues dans ce que Dieu a révé­lé aux hommes, mais sont néces­sai­re­ment connexes des véri­tés for­mel­le­ment révé­lées. On compte par­mi ces véri­tés ce qu’on appelle les « faits dog­ma­tiques » (comme par exemple le fait que le Concile de Trente était légi­time : s’il ne l’était pas, les dogmes qu’il a défi­nis ne seraient plus cer­tains) ; les décrets dis­ci­pli­naires et sur­tout les véri­tés spé­cu­la­tives tel­le­ment liées au dépôt de la foi qu’on ne peut tenir celui-​ci sans celles-​là : par exemple, le fait que l’homme a une âme immor­telle est pré­re­quis au dogme de la vie éter­nelle ; ou encore, que la peine du feu de l’enfer ne dimi­nue pas est consé­quent au dogme de l’éternité de l’enfer. Dans ce der­nier exemple, la véri­té spé­cu­la­tive dont il s’agit se déduit du dogme par voie de consé­quence ; on dit qu’il y a « conclu­sion théologique ».

Si à pré­sent l’on revient à la sacra­men­ta­li­té de l’Église, les théo­lo­giens qui la pro­meuvent et que nous avons cités recon­naissent qu’elle ne se trouve pas expli­ci­te­ment dans la Révélation : ni dans la sainte Ecriture [20], ni dans la Tradition orale ; leur aveu, pour être com­plet, devrait ajou­ter qu’elle ne s’y trouve pas non plus impli­ci­te­ment . Ainsi, par exemple, l’expression conci­liaire de « sacre­ment de l’unité », uti­li­sée à pro­pos de l’Église, se trouve bien sous la plume de saint Cyprien [21]. Mais elle signi­fie « mys­tère » de grâce (ou ce qui contient et cache un mys­tère de grâce) et non pas signe ins­tru­ment du salut. Les mots sont les mêmes, les concepts dif­fèrent. On n’a donc pas le droit de pré­tendre qu’il y a là une quel­conque preuve de l’origine révé­lée de la théo­rie. De même, le Samedi Saint, aux leçons des ténèbres, dans le mis­sel romain qui a pré­cé­dé l’instauration de la Semaine sainte réfor­mée, une orai­son qui suit la deuxième leçon parle de l’ « admi­rable sacre­ment de l’Église tout entière ». Mais cette expres­sion est tirée du sacra­men­taire Gélasien, à une époque (Ve siècle) où sacra­men­tum, uti­li­sé pour dési­gner l’Église, ne pou­vait être pris dans le sens de sacre­ment ; car ce n’est que très pro­gres­si­ve­ment que le mot « sacre­ment » en est venu à dési­gner non seule­ment le mys­tère mais le sym­bole pro­duc­teur de grâce, et encore a‑t‑il reçu cette dési­gna­tion lorsqu’il a été employé pour les canaux de la grâce (bap­tême, eucha­ris­tie, etc.), et non pour l’Église [22]… Aucun doute n’est pos­sible : que l’Église serait signe effi­cace du salut ne se trouve ni expli­ci­te­ment ni impli­ci­te­ment dans la Révélation.

En revanche, les études por­tant sur cette ques­tion tendent, comme on a pu le consta­ter, à faire valoir que l’Église comme sacre­ment se déduit légi­ti­me­ment de cer­taines pro­po­si­tions révé­lées (ce qui revient à dire que ce serait une pro­po­si­tion vir­tuel­le­ment révé­lée, pré­ci­sé­ment par mode de conclu­sion théo­lo­gique) [23]. L’argumentation serait par exemple la sui­vante : l’Église est un signe du salut qui, non seule­ment le montre, mais le donne ; or tout signe pro­duc­teur de salut est un sacre­ment ; donc l’Église est un sacre­ment. Si tel était le cas, alors on peut par­ler de « nou­veau­té » : ce qui n’est pas nou­veau, c’est que cette véri­té est objec­ti­ve­ment connexe du dépôt de la foi ; ce qui est nou­veau, c’est la décou­verte de la connexion.

Cette connexion est-​elle véri­table ? La sacra­men­ta­li­té de l’Église fait-​elle par­tie du « vir­tuel­le­ment révé­lé » ? Distinguons la réponse en fonc­tion de ce dont l’Église pour­rait être dite signe.

1° L’Église est-​elle signe, ou sacre­ment de Jésus-Christ ?

  1. Ni évi­dem­ment ce qui est dans l’Église, ni l’Église elle-​même ne sau­raient être sacre­ment au sens strict de Jésus-​Christ : car le Verbe incar­né n’est cau­sé ni par l’Église, ni par personne.
  2. Au sens large du sacre­ment (signe mais non cause), en revanche :
  3. Il y a, dans l’Église, de nom­breux sacre­ments de Jésus-​Christ : non seule­ment les sept canaux de la grâce, mais éga­le­ment l’autel, le cierge pas­cal, et même tous les noms sacrés qui dési­gnent le Sauveur du monde.
  4. L’Église elle-​même est-​elle le sacre­ment de Jésus-​Christ ? Des argu­ments militent pour cela : la socié­té visible des catho­liques per­pé­tue l’œuvre de Jésus-​Christ ; ayant quit­té la terre au moment de l’Ascension, il s’est ren­du invi­sible, mais celle qui le conti­nue est l’Église, dont tous les aspects visibles semblent ren­voyer à son Auteur et son Consommateur. Cependant, Jésus-​Christ est la tête du corps mys­tique. Or, au moins dans l’ordre phy­sique, la tête fait par­tie du corps. Par consé­quent Jésus-​Christ, « pre­mier né d’un grand nombre de frères », est inté­rieur à l’Église. Mais pré­ci­sé­ment il est néces­saire à tout signe d’être dis­tinct de ce dont il est signe – le signi­fié ; il est donc néces­saire à tout sacre­ment d’être dis­tinct de ce dont il est sacre­ment. Jésus-​Christ, tête du corps mys­tique, est-​il alors suf­fi­sam­ment dis­tinct de l’Église pour qu’elle puisse en être le sacre­ment ? Il serait utile de répondre à cette ques­tion avant d’accepter l’idée, pour­tant sédui­sante, d’une Église sacre­ment du Christ.

2° L’Église est-​elle sacre­ment du salut éter­nel (glo­ri­fi­ca­tion) ?

  • a. Ni ce qui est dans l’Église, ni l’Église elle-​même, ne sau­raient être sacre­ment au sens strict du salut éter­nel, car celui-​ci est octroyé par Dieu direc­te­ment à l’âme, et non par l’intermédiaire des élé­ments visibles de l’Église.
  • b. Au sens large du sacre­ment, en revanche : 
    • Il y a, dans l’Église, de nom­breux sacre­ments de la vie éter­nelle : par exemple l’édifice qu’est l’église, la litur­gie de la Toussaint, la sainte communion…
    • On ne voit pas de dif­fi­cul­té à admettre que l’Église mili­tante est le sacre­ment du salut éter­nel : en se sens que tout ce qu’il y a, dans l’Église ici-​bas, de visible ou de sen­sible, est fina­le­ment ordon­né à faire connaître aux hommes leur des­ti­née en Paradis (et à la leur faire atteindre).

3° L’Église est-​elle sacre­ment de la grâce (jus­ti­fi­ca­tion et sanctification) ?

  • a. Au sens strict du mot sacrement : 
    • Il n’y a, dans l’Église, en dehors des sept canaux de la grâce, aucune réa­li­té qui serait à la fois signe et cause de la grâce sanc­ti­fiante ; c’est un article de foi.
    • Quant à l’Église elle-​même, pourrait-​on dire, puisqu’elle contient les sept canaux de la grâce, qu’elle est à la fois signe et cause de la grâce ? Ce serait oublier, d’une part, que ce qui est dit de la par­tie n’est pas néces­sai­re­ment dit du tout, et sur­tout, d’autre part, que la sacra­men­ta­li­té ne peut être dite de l’Église à l’égard de la grâce ni dans le sens strict, ni même dans le sens large, pour la bonne rai­son qu’aucun signe ne peut conte­nir son signi­fié [24]. Or la grâce fait par­tie des biens intrin­sèques à l’Église [25]. Nous ren­con­trons ici une dif­fi­cul­té ori­gi­nale, qui ne menace pas les sept canaux de la grâce : car la grâce dont ils sont sacre­ments est extrin­sèque à eux ; tan­dis qu’elle est intrin­sèque à l’Église, empê­chant du coup que celle-​ci la signi­fie adéquatement.
  • b. Au sens large du mot sacrement : 
    • Il y a de toute évi­dence, dans l’Église, de nom­breux sacre­ments de la grâce, en dehors même des sept canaux de la vie sur­na­tu­relle : pen­sons par exemple au feu du cierge, à la blan­cheur des orne­ments, etc.
    • Quant à l’Église elle-​même, la ques­tion a été inci­dem­ment réso­lue dans le § (a) qui précède.

Ce bilan, dans la mesure où il est exact, montre la néces­si­té d’opérer des dis­tinc­tions dans la théo­lo­gie sacramentaire.

Si l’on s’intéresse à tout ce dont l’Église est consti­tuée (y com­pris les chré­tiens eux-​mêmes), dès lors qu’on s’en tient à la sacra­men­ta­li­té dans le sens large (signi­fi­ca­tion sans cau­sa­li­té pro­duc­trice), nom­breux sont les sacre­ments, qu’ils ren­voient à Jésus-​Christ, au salut éter­nel ou à d’autres réa­li­tés sacrées. L’encens montre que celui qui l’offre veut hono­rer Dieu : il est donc signe d’adoration. Le cierge pas­cal est signe du Christ. L’aspect visible des tri­bu­naux ecclé­sias­tiques est signe du juge­ment divin. Le caté­chisme et la sainte Ecriture sont signes de la véri­té divine, la parole du pré­di­ca­teur est signe des mys­tères qu’il exprime, etc.

Quant à l’Église elle-​même, il faut dire, au rebours de nom­breux théo­lo­giens dont nous avons évo­qué les prises de posi­tion plus haut, que, de ce dont on pour­rait [26] consi­dé­rer qu’elle est cause (la grâce), elle n’est pas vrai­ment signe (parce que c’est par­tie d’elle) ; et que de ce dont elle est vrai­ment signe (le salut éter­nel, et peut-​être Jésus-​Christ), elle n’est pas du tout cause. Autant dire qu’il n’est pas pos­sible, au regard tant de la foi que de la plus élé­men­taire phi­lo­so­phie du signe, de lui attri­buer une sacra­men­ta­li­té au sens strict. Ce qui lui reste, et ne manque pas d’intérêt, c’est la signi­fi­ca­tion sacrée dénuée de cau­sa­li­té, mais tel­le­ment adap­tée à notre condi­tion de voya­geur. L’Église d’ici-bas est sacre­ment dans un sens large, au moins de la Jérusalem céleste, et peut-​être de son Maître divin.

Si telle est la res­tric­tion qu’il faut appor­ter à la sacra­men­ta­li­té de l’Église, l’analogie, tant de fois déve­lop­pée par les théo­lo­giens dont nous avons rap­por­té les doc­trines [27], de la sacra­men­ta­li­té à trois degrés (Jésus-​Christ, l’Église, les sept canaux de la grâce), est frap­pée de la même res­tric­tion : on accor­de­ra – pour­quoi pas ? – que dans le sens large du mot sacre­ment, il se pour­rait bien que Notre-​Seigneur soit le pre­mier sacre­ment du salut, lui qui est une épi­pha­nie de Dieu (« Qui me voit, voit le Père » Jn 14,9) ; que l’Église soit après lui sacre­ment du salut ; qu’enfin les sept canaux de la grâce tirent de l’Église et fina­le­ment de Notre-​Seigneur leur ins­ti­tu­tion sacra­men­telle. Mais on main­tien­dra, au rebours de ceux qui pré­tendent le contraire, que le sacre­ment du nou­veau Testament au sens propre, qui ne relève pas que du connaître (rela­tion de signe) mais de l’agir, du faire (pro­duc­tion de vie sur­na­tu­relle) ; qui donc ne se can­tonne pas à un pou­voir d’évocation mais qui trans­forme vrai­ment l’âme à l’image de Jésus-​Christ ; qu’être sacre­ment, donc, ne se dit en véri­té que des sept canaux de la grâce. Eux seuls, et non l’Église, sont à la fois signi­fiants et ins­tru­ments de grâce.

Ayant fait ain­si la part de ce qu’on peut accor­der et de ce qu’on doit refu­ser, une ques­tion se pose en der­nier, qui touche non à la véri­té mais à la pru­dence. Etant acquis que l’analogie de la sacra­men­ta­li­té vaut, au moins quant à la sacra­men­ta­li­té qui ne cause pas, et même qu’une part de cette ana­lo­gie se trouve dans l’enseignement de saint Thomas d’Aquin (les exemples ne manquent pas), est-​il, aujourd’hui, pru­dent d’y recou­rir ? Ne risque-​t-​on pas de semer le doute dans les esprits ? La réponse se mesu­re­ra, sans doute, au public auquel on s’adresse. En tout cas, dès le Concile, le car­di­nal Ruffini a cri­ti­qué, au sein de l’aula, l’application du mot « sacre­ment » à l’Église : Vatican II ne s’est-il pas attri­bué un carac­tère pas­to­ral, a‑t‑il expli­qué ? Or le soin des pas­teurs ne demande-​t-​il pas que l’on ne trouble pas les fidèles, qui ont appris au caté­chisme qu’il y avait sept sacre­ments, et pas un de plus ?

Le Concile avait en effet dit de l’Église qu’elle était (cf. la syn­thèse de la 1e partie) :

  • 1° un sacre­ment, c’est-à-dire à la fois un signe et un ins­tru­ment : pro­po­si­tion irre­ce­vable de notre point de vue ;
  • 2° un sacre­ment uni­ver­sel : thèse admis­sible, à condi­tion d’entendre la sacra­men­ta­li­té comme une pure signification ;
  • 3° un sacre­ment (au sens large)… 
    • a. du salut défi­ni­tif, ou de l’union intime avec Dieu dans la vie éter­nelle, ou de l’union de tous les élus dans l’Église triom­phante : on peut y acquiescer ;
    • b. du salut ici-​bas c’est-à-dire de la grâce, ou de l’union intime avec Dieu dans le temps ; ou de l’unité des membres de l’Église sous l’autorité de l’évêque ; ou encore de l’unité du genre humain : cer­tai­ne­ment pas.

Conclusion

On le voit, ce n’est qu’avec des dis­tinc­tions qu’on peut envi­sa­ger l’Église comme sacre­ment : le Concile va donc trop loin. Soutenu par aucun consen­sus anté­cé­dent, il fait siennes des thèses au moins dis­cu­tables, voire erro­nées, et leur confère l’autorité magis­té­rielle. Sans consi­dé­ra­tions pru­den­tielles, il porte à la connais­sance du monde entier, auquel il aime à s’adresser, des spé­cu­la­tions théo­lo­giques qui, faute de pré­ci­sions, sont sources de confu­sion, et dont d’ailleurs des maîtres du Concile comme Rahner ont abu­sé, jusqu’à s’opposer aux don­nées de la foi.

La pro­mo­tion conci­liaire de l’Église comme sacre­ment, spé­cia­le­ment, de l’unité du genre humain est une ini­tia­tive tout à fait rui­neuse. Car l’unité du genre humain signi­fie, en soi, une uni­té natu­relle, et en tout pre­mier poli­tique. L’unité de l’Église est, quant à elle, une réa­li­té sur­na­tu­relle. Il n’est pas per­mis de confondre les deux, pas plus qu’il n’est auto­ri­sé de faire de l’unité de l’Église comme le signe de l’unité natu­relle du genre humain : comme si la grâce pou­vait être signe de la nature ! On n’a pas davan­tage le droit de faire accroire qu’un jour le genre humain tout entier pour­rait jouir de l’unité de l’Église, tous les hommes par­ti­ci­pant au salut en Jésus-​Christ. L’unité sur­na­tu­relle de tous les hommes dans l’Église ne se pro­dui­ra pas, ce qui ne signi­fie pas qu’on soit dis­pen­sé de l’effort mis­sion­naire. Toutes ces expres­sions ambi­guës favo­risent l’idée selon laquelle Église et huma­ni­té sont une seule et même réa­li­té. Le Concile ne le dit pas, mais il ouvre la porte [28].

Il faut ain­si bel et bien recon­naître, une fois de plus, que le fond du pro­blème qui agite l’Église aujourd’hui réside moins dans le Concile que dans les théo­ries qui l’ont pré­cé­dé et nour­ri. Elles ont trou­vé une expres­sion ramas­sée en lui, par lui nous avons prise sur elles. Toute cette pen­sée moderne a recueilli un héri­tage véri­table dans l’antique Tradition de l’Église, mais l’a ou mal enten­du (confon­dant mys­tère et signe pro­duc­teur de grâce), ou bien mal­me­né, tirant de cet héri­tage, par des déduc­tions non fon­dées, des pro­po­si­tions qui parais­saient rele­ver de ce qui est « vir­tuel­le­ment révé­lé ». Mais elles n’en avaient, la plu­part du temps, que l’apparence. On a fait, de théo­ries hasar­deuses ou mal digé­rées par la théo­lo­gie, des pro­po­si­tions magis­té­rielles. Il n’est ni conve­nable ni conce­vable, par consé­quent, d’exiger l’assentiment des catho­liques sur de telles billevesées.

Abbé Philippe Toulza

Source : Vu de Haut n°20, « Vatican II, les points de rup­ture : actes du col­loque des 10 et 11 novembre 2012 ». Vu de haut est la revue de l’Institut Universitaire Saint-​Pie X.

Bibliographie com­plé­men­taire :

  • Karl Rahner, Ecrits théo­lo­giques, Desclée, 1958, tome II.
  • Edward Schillebeeckx, L’Economie sacra­men­telle du salut, Academic Press Fribourg, 2004
  • Otto Semmelroth, L’Église sacre­ment de la Rédemption, Saint-​Paul, 1953
  • Dom Casel, Le Mystère de l’Église, Mame, 1965.
Notes de bas de page
  1. « C’est du côté du Christ endor­mi sur la croix qu’est né “l’admirable sacre­ment de l’Église tout entière”» (n. 5).[]
  2. « Les actions litur­giques ne sont pas des actions pri­vées, mais des célé­bra­tions de l’Église, qui est “le sacre­ment de l’unité”, c’est-à-dire le peuple saint réuni et orga­ni­sé sous l’autorité des évêques » (n. 26).[]
  3. « Comme l’Église est dans le Christ, en quelque sorte le sacre­ment, c’est-à-dire à la fois le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain, elle se pro­pose de mettre dans une plus vive lumière, pour ses fidèles et pour le monde entier, en se rat­ta­chant à l’enseignement des pré­cé­dents conciles, sa propre nature et sa mis­sion uni­ver­selle » (n. 1).[]
  4. « L’ensemble de ceux qui dans la foi regardent vers Jésus, auteur du salut, prin­cipe d’unité et de paix, Dieu les a convo­qués et il en fait l’Église, pour qu’elle soit pour tous et pour cha­cun le sacre­ment visible de cette uni­té salu­taire » (n. 9).[]
  5. « Le Christ, éle­vé de terre, a atti­ré à lui tous les hommes ; res­sus­ci­té des morts, il a envoyé à ses dis­ciples son Esprit vivi­fiant, et par lui il a consti­tué son corps qui est l’Église comme sacre­ment uni­ver­sel du salut ; assis à la droite du Père, il agit sans cesse dans le monde pour conduire les hommes à l’Église et par elle se les unir plus étroi­te­ment, et en les nour­ris­sant de son corps et de son sang, il les fait par­ti­ci­per à sa vie glo­rieuse. La res­tau­ra­tion qui nous a été pro­mise et que nous atten­dons a donc déjà com­men­cé dans le Christ, elle se pour­suit dans la mis­sion de l’Esprit Saint, et par lui conti­nue dans l’Église » (n. 48).[]
  6. Pour cette par­tie, l’ouvrage de réfé­rence est Jean-​Marie Pasquier, L’Église comme sacre­ment, Academic Press Fribourg, 2008. Les réfé­rences et cita­tions sont prises de cet ouvrage, sauf indi­ca­tion contraire.[]
  7. Ibid., p. 23.[]
  8. Ibid., p. 60.[]
  9. Ibid., p. 68.[]
  10. Le père Pierre Charles donne ce nom à un ouvrage (L’Église, sacre­ment du monde, Desclée, 1960), mais à vrai dire cette com­pi­la­tion inté­res­sante d’études éparses ne relève que de façon loin­taine de la théo­lo­gie.[]
  11. Même Semmelroth, qui pour­tant revoit toute l’ecclésiologie à l’aune de la sacra­men­ta­li­té de l’Église, se refuse à défi­nir celle-​ci comme sacre­ment. Ce n’est qu’en tant que corps mys­tique du Christ, donc sous l’un de ses aspects, que l’Église pour­rait être défi­nie dans une pers­pec­tive sacra­men­telle.[]
  12. On ver­ra en 3e par­tie la dif­fi­cul­té que pose cette « inté­rio­ri­té ».[]
  13. Ibid., p. 143.[]
  14. Ibid., p. 156.[]
  15. « Des siècles durant, l’Église a été sur­tout consi­dé­rée sous l’aspect du droit. Maintenant, « un tel juri­disme est dépas­sé par le Concile », puisque, grâce à lui, la struc­ture juri­dique est coor­don­née à l’Esprit » Peter Smulders, s.j., « L’Église, sacre­ment du salut », in Vatican II, textes et com­men­taires des décrets conci­liaires, La Constitution dog­ma­tique sur l’Église, tome II, com­men­taires, Cerf, coll. Unam sanc­tam, p. 313.[]
  16. Mgr Philips, « L’Église et son mys­tère au deuxième concile du Vatican » (his­toire, texte et com­men­taire de LG), Desclée, p. 74.[]
  17. Pierre Pasquier, op. cit., p. 206.[]
  18. Joachim Salaverri s.j., De Ecclesia Christi, B.A.C§ 502 et sui­vantes.[]
  19. James T. Bretzke s.j., Consecrated phrases : a latin theo­lo­gi­cal dic­tion­na­ry, Michael Glazier, 1998, pp. 134 et 135.[]
  20. « (…) il serait sans doute vain de vou­loir rat­ta­cher l’idée de l’Église comme sacre­ment à un thème pré­cis de l’ancien Testament ou du nou­veau Testament ». Jean-​Marie Pasquier, op. cit., p. 5.[]
  21. De cath. Eccl. Unitate, 7.[]
  22. La signi­fi­ca­tion du vocable « sacre­ment », dans le nou­veau Testament puis chez les Pères, a son his­toire propre. Les sept canaux de la grâce ont tou­jours exis­té dans l’Église. Leur essence com­mune n’a donc pas chan­gé, mais la com­pré­hen­sion qu’en a eu l’Église a évo­lué : d’imparfaite, elle est deve­nu par­faite. L’Ecriture sainte ne défi­nit pas les sacre­ments, mais pré­sente tour à tour les sept canaux de la grâce et mani­feste, pour cha­cun d’entre eux, deux élé­ments essen­tiels : une signi­fi­ca­tion ou un sym­bole, d’une part ; une pro­duc­tion de sanc­ti­fi­ca­tion, d’autre part. Par exemple, l’Eucharistie est signe de l’unité dans le Christ (1 Cor 10, 17) et elle donne la vie éter­nelle (Jo 6, 56–58). Chez les Pères grecs, dès les Pères apos­to­liques et jusqu’au IVe siècle, l’aspect à la fois sym­bo­lique et effi­cace du bap­tême, de l’eucharistie et de la confir­ma­tion. Origène, le pre­mier, déve­loppe une théo­rie géné­rale du signe. Les Pères latins, forts de la pen­sée des Grecs, font faire, sur­tout au IVe siècle, un bond consi­dé­rable à la théo­lo­gie sacra­men­taire : Tertullien, dès le IIIe siècle, uti­lise un terme com­mun – celui de sacre­ment – pour quatre des sept canaux de la grâce. Ainsi, à la fin du IVe siècle, en Occident comme en Orient, le bap­tême, la confir­ma­tion et l’eucharistie ont en com­mun, pour les Pères, d’être des signes effi­caces de la grâce. Ce double aspect (signe, effi­cace) n’est en revanche pas encore véri­ta­ble­ment mani­fes­té pour la péni­tence, le mariage, l’ordre, l’extrême-onction. L’apport de saint Augustin est quant à lui consi­dé­rable. Le pre­mier, il abs­trait le concept de sacre­ment in genere, plus pré­ci­sé­ment la notion de signe effi­cace. De saint Augustin au XIIe siècle, la notion de sacre­ment fait peu de pro­grès. Pierre Lombard énonce l’efficacité du signe sacra­men­tel grâce au vocable de « cause ».[]
  23. « On peut du moins affir­mer qu’elle [l’idée de l’Église comme sacre­ment] s’enracine prin­ci­pa­le­ment dans la théo­lo­gie pau­lienne du Mystère, Mystère du Christ et de son Corps qui est l’Église, sans exclure pour autant les autres images de l’Église (…). » Ainsi, « ce don­né biblique sur le mys­tère de l’Église a pas­sé dans la tra­di­tion patris­tique pour y trou­ver pro­gres­si­ve­ment son expres­sion « sacra­men­telle » pro­pre­ment dite, chez les Pères latins. » Jean-​Marie Pasquier, op. cit., p. 5.[]
  24. Karl Semmelroth avait (cf. plus haut) d’ailleurs per­çu, dans la sacra­men­ta­li­té de l’Église, cette inclu­sion du signi­fié dans le signe, mais elle ne lui a pas fait dif­fi­cul­té.[]
  25. Ce qui consti­tue la visi­bi­li­té de l’Église, c’est tout ce qu’elle a d’extérieur, de mani­feste à la per­cep­tion (expres­sion de la foi, obéis­sance à une auto­ri­té visible, par­ti­ci­pa­tion aux mêmes sacre­ments…) Mais cet élé­ment visible de l’Église n’est pas à lui tout seul toute l’Église, comme l’explique Léon XIII dans l’encyclique Satis Cognitum. L’Église n’est pas pure­ment exté­rieure. Elle est le corps de Jésus-​Christ ani­mé de sa vie sur­na­tu­relle. Les par­ties visibles de l’Église tirent leur force et leur vie des dons sur­na­tu­rels (cf. E. Dublanchy, « Église », D.T.C., col. 2144). L’Église est faite ana­lo­gi­que­ment d’un corps et d’une âme, et les dons du Saint-​Esprit (dont la grâce) sont appro­pria­tive de l’âme de l’Église ; c’est appar­te­nir à l’âme de l’Église que de par­ti­ci­per à la vie sur­na­tu­relle (Michel d’Herbigny, Theologica de Ecclesia, Beauchesne, Paris, 1921, tome 2, p. 236 à 239).[]
  26. En rigueur de termes, c’est le sacre­ment (par­tie de l’Église), et non l’Église en son entier, qui cause la grâce. D’où l’emploi du condi­tion­nel.[]
  27. Elle est en par­ti­cu­lier expo­sée de façon péda­go­gique dans l’article de Smulders cité plus haut.[]
  28. « Tout le bien que le peuple de Dieu, au temps de son pèle­ri­nage ter­restre, peut pro­cu­rer à la famille humaine, découle de cette réa­li­té que l’Église est le « sacre­ment uni­ver­sel du salut », mani­fes­tant et actua­li­sant tout à la fois le mys­tère de l’amour de Dieu pour l’homme. » (Gaudium et Spes, n. 45) L’Église a pour mis­sion « de réunir en un seul Esprit tous les hommes » (n. 92 et 42), de sorte que « l’union de la famille humaine » trouve son achè­ve­ment (com­ple­tur) et une plus grande vigueur dans « l’unité de la famille des fils de Dieu » (n. 42). « En effet, pro­mou­voir l’unité s’harmonise avec la mis­sion pro­fonde de l’Église, puisqu’elle est « dans le Christ » comme le sacre­ment… de l’unité de tout le genre humain. Sa propre réa­li­té mani­feste ain­si au monde qu’une véri­table union sociale visible découle de l’union des esprits et des cœurs, à savoir de cette foi et de cette cha­ri­té, sur les­quelles, dans l’Esprit saint, son uni­té est indis­so­lu­ble­ment fon­dée » (n. 42, 3).[]