Les désaccords qui ont apparu, dans l’Église, suite aux réformes de Vatican II, ont été si vifs qu’ils pourraient donner l’impression que le fond du problème que nous vivons, dans l’Église, aujourd’hui, consiste dans le concile Vatican II. Or, chacun s’en doute au moins un peu, tel n’est pas le cas. Les sources de dissensions ne datent pas du Concile : elles lui sont antérieures.
Les tournants pris par l’enseignement dans les cadres officiels de l’Église étaient manifestes déjà avant 1962. Cependant, les tournants désastreux se sont manifestés à l’occasion de Vatican II, et ont été exprimés dans ses textes : de sorte que celui-ci est pour nous un biais pour appréhender la pensée moderne dans l’Église ; il est comme notre « prise », en tant qu’expression adéquate d’au moins une partie des tendances nouvelles de la doctrine.
Parmi ces tendances nouvelles, celles qui concernent la doctrine de l’Église, autant dire l’ecclésiologie, ont été nombreuses. Le Concile s’est donc exprimé beaucoup sur l’Église. Il l’a évoquée sous de multiples aspects, tels que le « peuple de Dieu », la « communion » ou le « sacrement ». C’est cette dernière façon de décrire l’Église, utilisée par le Concile, que l’article présent voudrait étudier. Cette manière d’envisager la sainte Église de Dieu n’a pas influencé la théologie moderne autant que d’autres (comme le « peuple de Dieu »). La sacramentalité de l’Église, cependant, est une conception suffisamment emblématique pour justifier que, dans ce colloque, elle vous soit présentée. Le plan de cette présentation sera simple : une première partie fera le point des enseignements du Concile sur la sacramentalité de l’Église ; une deuxième partie tâchera d’expliquer le sens et la portée de ces enseignements à la lumière de certaines études théologiques qui ont précédé Vatican II ; une troisième et dernière partie se donnera pour but d’en juger la vérité ou la fausseté.
1ere partie – Ce que le Concile a dit
Les principaux lieux où Vatican II traite de l’Église comme sacrement se trouvent dans deux documents. Dans la Constitution sur la liturgie (Sacrosanctum concilium), le Concile parle de « l’admirable sacrement de l’Église tout entière » [1], puis il décrit l’Église comme « le sacrement de l’unité », c’est-à-dire « le peuple saint réuni et organisé sous l’autorité des évêques » [2]. Dans la Constitution sur l’Église (Lumen Gentium), le Concile commence par affirmer solennellement que « l’Église est dans le Christ en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain » [3] ; elle est donc à la fois signe et instrument de deux choses : l’union intime avec Dieu, d’un côté ; le genre humain, de l’autre. Un peu plus loin, il présente l’Église cette fois comme le « sacrement visible de l’unité » [4] en Jésus-Christ. Enfin, il ajoute qu’elle est le « sacrement universel du salut » [5]. Ramassant en quelques propositions synthétiques ces éléments épars, on dira que, selon les Pères conciliaires, l’Église est…
- 1° un sacrement, c’est-à-dire à la fois un signe et un instrument ;
- 2° un sacrement universel :
- 3° un sacrement du salut ; de l’unité ; de l’union intime avec Dieu ainsi que de l’unité des membres de l’Église sous l’autorité de l’évêque ; et même de l’unité du genre humain.
Parler ainsi surprend nos oreilles chrétiennes. En effet, le Concile, non seulement affirme que l’Église est un sacrement, mais en outre il précise le sens dans lequel il entend ce dernier terme : « signe et instrument », c’est-à-dire les deux vocables utilisés, dans le catéchisme, pour désigner les sept canaux de la grâce. Car le catéchisme, lorsqu’il définit le sacrement de la Nouvelle Loi, emploie peu ou prou les locutions suivantes : « signe sensible de la grâce, institué par Jésus-Christ pour non seulement signifier mais aussi produire – comme un instrument – la grâce dans les âmes ». Si donc l’Église est « sacrement » dans le sens où elle est « signe et instrument », et que les sacrements qui sont « signes et instruments » de la grâce sont le baptême, la confirmation, l’eucharistie, etc., alors faut-il considérer l’Église comme un huitième sacrement ? Voilà de quoi dérouter les chrétiens passés par les bancs des salles de catéchisme !
La définition du sacrement implique le terme de « signe ». Qu’est-ce qu’un signe ? Ce que le bon sens nous indique. Lorsqu’une fumée se montre, le feu n’est pas loin : la fumée en est un signe. Un drapeau national, selon les couleurs qu’il arbore, nous renvoie à l’idée de tel pays, ou bien de tel autre : il est un signe (et même un symbole) de la nation. Une façon énergique et prolongée de donner une poignée de main à quelqu’un est un signe de la sympathie qu’on lui porte.
Lorsque je connais, que je perçois un signe, à partir de cette connaissance ou de cette perception, je suis conduit à une autre connaissance : je suis renvoyé à ce que le signe signifie. Il est un guide, un chemin, une relation. Si l’on veut le définir plus précisément, on dira que le signe est « ce qui, par la médiation d’une connaissance de lui-même, représente quelque chose d’autre ». Les facultés sont donc comme « conduites » de la connaissance précédente à une autre connaissance.
Notre vie est remplie de signes. La douleur est un signe de la présence de la maladie ; le bruit que fait le lion est un signe de danger pour la gazelle… Certains signes, on le voit, sont d’ailleurs très utiles. Si l’existence humaine fait appel à des signes, c’est surtout parce que l’homme est fait de corps et d’âme. Son intelligence ne peut connaître certaines réalités spirituelles que par le moyen de signes sensibles accessibles à ses facultés sensibles (vue, ouïe, etc.). Prenons le langage, par exemple : les mots, les phrases sont des signes de la pensée, et finalement des choses que connaît la pensée, parmi lesquelles des réalités telles que la justice, la vérité… La justice est représentée par une balance, l’amour par un cœur. Or c’est Dieu qui a fait l’homme, ainsi composé de corps et d’âme. Le Créateur, qui a voulu élever l’homme à l’ordre surnaturel, s’est donc adapté à la condition humaine, pour faire connaître à l’homme cette élévation, pour lui communiquer sa Révélation. C’est pourquoi notre sainte religion est remplie de signes, ne serait-ce que les mots utilisés par Notre Seigneur Jésus-Christ pour enseigner les mystères divins.
Parmi les signes les plus augustes du christianisme, il y a les sacrements. Dans l’ancien Testament, il y avait déjà des sacrements ; ils étaient signes des choses surnaturelles, et surtout signes de la grâce. Mais là s’arrêtait leur relation à la grâce : ils ne faisaient que la signifier. Dans le nouveau Testament, en revanche, les sacrements ne sont pas seulement signes de la grâce, mais encore ils la produisent, ce qui les rend très supérieurs aux précédents.
Par exemple, l’eau qui a coulé sur notre front, le jour de notre baptême, unie aux paroles prononcées par le prêtre, constituait le sacrement, et ce sacrement fut pour nous 1° signe de la grâce (les assistants savaient que l’âme était lavée de la tâche du péché originel parce qu’ils voyaient l’eau qui coulait, or l’eau lave des tâches de saleté, il y a donc ressemblance entre les deux lavements) ; 2° cause de la grâce, plus précisément « instrument » de la production de la grâce (l’eau, unie aux paroles, contient la grâce, de façon transitoire, et la produit dans l’âme). Instauration merveilleuse de l’organisme des sacrements par la sainte Trinité !
Or le concile Vatican II dit précisément que l’Église est, comme le baptême, l’extrême-onction, et les autres sacrements, 1° signe et 2° instrument. Veut-il dire que l’Église est sacrement exactement dans le même sens que ces sept canaux de la grâce ? Il nous faut bien comprendre le Concile pour le savoir.
2e partie – Ce que le Concile a voulu dire
Pour comprendre les affirmations conciliaires, on ne peut faire l’économie de l’ecclésiologie au préalable. Elle montre comment cette notion d’Église-sacrement s’est tout naturellement introduite au Concile. Un peu d’histoire s’impose [6].
L’expression apparaît probablement pour la première fois en Allemagne (où fleurissent au 19e siècle des études ecclésiologiques), sous la plume d’Anton Günther : l’Église est « sacrement ». Johann Heinrich Pabst, Heinrich Klee, Johann Heinrich Oswald disent de même. « De même que l’on comprend le Christ comme sacrement et les sacrements dans l’Église, ainsi doit-on comprendre l’Église comme sacrement », écrit Günther [7] ; l’Église est « sacrement chrétien par excellence », va jusqu’à dire Oswald. Le thomiste Matthias Joseph Scheeben, qui unifie la doctrine chrétienne autour du concept de mystère, intègre dans cette unification la sacramentalité de l’Église : il est l’un des principaux promoteurs de l’idée de l’Église comme sacrement. Prolongeant les réflexions des théologiens allemands que l’on vient de citer, il affirme que Notre Seigneur Jésus-Christ est, certes, mystère, mais aussi, dans sa nature humaine visible, à la fois signe de la divinité et cause de la grâce. Il est donc « sacrement », non seulement au sens de mystère, mais au sens de signe efficace du salut. L’Église, corps mystique du Christ, est par conséquent sacrement : elle est visible extérieurement, mais sa visibilité conduit à son essence cachée. Les sept canaux de la grâce sont eux aussi sacrements, évidemment, et c’est en eux que se reflète le mieux l’essence sacramentelle de l’Église.
Après Scheeben, l’idée de l’Église comme sacrement marque un peu le pas. Le concile Vatican I, au milieu d’autres considérations très traditionnelles sur l’Église, la voit tout de même comme un signum levatum in nationes, mais il faut être bien partisan pour considérer cela comme une grande concession aux recherches théologiques récentes. Cette expression renvoie simplement au pouvoir apologétique de l’Église, dont les perfections sont un motif de crédibilité posé devant les yeux du monde entier.
Après le Concile, l’ecclésiologie représentée par Scheeben gagne du terrain. Pour Dom Gréa, « nous n’entendrions pas dans toute sa plénitude le sacrement de la communion (divine), c’est-à-dire l’admirable unité de l’Église et de Jésus-Christ étendue en elle, si nous n’étions pas amenés par cette unité même à la contemplation du mystère qui la consomme et en achève la divine économie » [8]. Le renouveau du thomisme initié par Léon XIII amène au 20e siècle des théologiens à militer en faveur de l’Église comme sacrement. Ils s’appuient pour cela sur saint Thomas, qui voit dans l’humanité du Christ l’instrument conjoint de la divinité. On peut citer le néothomiste Ernst Commer, qui fait de l’Église un super sacrement (über-Sakrament) : elle est l’instrument de Jésus-Christ, formant avec lui une seule personne mystique, et opérant surnaturellement la Rédemption de façon sacramentelle, à la fois signe et cause. Plus tard, Sertillanges résume les développements antérieurs : le Christ est le sacrement premier, manifestation sensible de Dieu ; il se prolonge dans l’Église, qui est « symbole et moyen d’unité entre l’homme et Dieu » [9].
Dom Casel, figure prépondérante du Mouvement liturgique, reprend le thème, mais pour l’intégrer dans une vision plus large de la sacramentalité, sur l’analogie de laquelle il joue à fond : le Christ, l’Église sont sacrements, et comme symboles, et comme mystères ; la liturgie est tout entière sacrement, le culte nous mettant en contact avec le sacrement source qu’est le Christ. L’Église est un sacrement qui contient tous les autres.
Avec Maurice Zundel, la théologie de la sacramentalité s’affranchit davantage. Le monde créé tout entier, parce qu’il montre son auteur, est déjà un sacrement de Dieu. Or le Verbe de Dieu a pris chair, la nature humaine du Christ est alors devenue sacrement de sa divinité. Et par l’intermédiaire de cette chair de Jésus, c’est le monde charnel tout entier qui devient sacrement de la divinité du Verbe ! « Tout l’univers, pour finir, tend à devenir sacrement, comme l’ostensoir immense de la Présence divine », écrit-il. Le Christ, donc l’Église, devient le relais par lequel la dignité sacramentelle est communiquée au monde. C’est alors que des théologiens se mettent à appeler l’Église le « sacrement du monde » [10]. Teilhard de Chardin n’est pas loin.
Fait significatif : avec Carl Feckes, la sacramentalité est introduite pour la première fois dans un traité de l’Église. Il décrit l’économie du salut ainsi : l’humanité du Christ comme sacrement originel ; l’Église, corps mystique de Notre-Seigneur, comme « super-sacrement » ; l’eucharistie, corps réel de Jésus-Christ, comme sacrement central ; les six autres canaux de la grâce, sacrements ultimes. Désormais, la sacramentalité de l’Église devient un lieu commun, qui prend une place conséquente dans la théologie du Corps mystique d’Emile Mersch, et chez des théologiens qui « renouvellent » la théologie et préludent au Concile : Henri de Lubac, Yves Congar. Tant et si bien que Mannes Dominicus Koster ou Gottlieb Söhngen finissent par réagir contre le danger de « monopolisation » sacramentelle de l’Église : pour ce dernier, à tant mettre en valeur le culte, on aboutit à déprécier la place de la Parole de Dieu dans l’Église.
Par ailleurs, l’Église, on le sait, est l’institution exclusive du salut pour les hommes (« hors de l’Église, point de salut »). Elle est donc le sacrement du salut. Or ce sont tous les hommes qui sont appelés au salut. Les recherches théologiques de cette première moitié du 20e siècle concluent : l’Église est le sacrement universel du salut. Or ce même siècle est précisément celui de l’abandon, par un grand nombre d’êtres humains, de la religion salutaire. Pour concilier ce fait avec un certain optimisme, on en vient à regarder la relation entre l’Église et l’humanité de façon moins conflictuelle que par le passé, en insistant moins sur la différence entre l’une et l’autre (ceux qui font partie actuellement de l’Église ne sont pas les autres hommes), que sur l’appel fait à tout homme de s’intégrer à l’Église (ceux qui ne font pas partie de l’Église, sont cependant catholiques potentiellement, autrement dit en puissance, et ils sont faits pour être, un jour, actuellement greffés sur l’Église, car la puissance est ordonnée à l’acte), ce qui conduit même à considérer (thème teilhardien et lubacien) que l’Église est faite pour englober toute l’humanité : son but serait la réunification spirituelle de tous les hommes, elle serait donc non seulement le sacrement universel du salut mais le sacrement de l’unité du genre humain.
Cette conception de la mission de l’Église repose sur une confusion, et constitue un égarement.
Elle repose sur une confusion : que Dieu veuille le salut de tous les hommes, c’est une vérité si établie qu’elle est jugée « proche de la foi » (fidei proximum) ; le genre humain en son entier est donc concerné par la mission de l’Eglise ; mais c’est pour que les hommes soient intégrés à l’Eglise et non réunis dans une humanité pacifiée. Matériellement, l’Eglise désire atteindre tous les hommes. Formellement, l’unité à laquelle elle souhaite les agréger est la sienne, autrement dit l’unité surnaturelle de l’Eglise catholique. Or les théories dont nous venons de parler tendent, de façon plus ou moins explicite, à réduire l’action de l’Eglise à une œuvre de rassemblement de l’humanité en vue d’une unité temporelle, naturelle, sociale et pacifique, même si ce rassemblement inclut un travail spirituel, autour de « valeurs ». En un mot, on a confondu l’unité surnaturelle de l’Eglise, à laquelle tous les hommes sont appelés, et l’unité naturelle du genre humain.
Elle constitue un égarement, car elle mène à une conception faussée de la finalité du corps mystique, à l’obtention de laquelle les dons du Saint-Esprit n’ont plus tant de part, et elle invite à courir après une chimère, car il est hélas très certain qu’une partie de l’humanité continue et continuera à refuser la voie du salut, selon les paroles mêmes du Christ dans l’Evangile : « Qu’il en est peu… ! » (Mt 7, 14)
Malgré ces égarements, force est de reconnaître qu’à aucun moment, en désignant l’Église comme sacrement, les théologiens ne prétendent en donner là une définition [11]. Attribuer un prédicat à un sujet ne se fait pas toujours de façon essentielle.
Vient enfin la dernière période significative de l’histoire de l’idée Église-sacrement : celle qui précède immédiatement le concile Vatican II. Trois noms émergent : Otto Semmelroth, Karl Rahner et Edward Schillebeeckx.
Rappelons, au préalable, la distinction thomiste entre ce qui n’est que signe sacramentel (sacramentum tantum), ce qui est à la fois signe et signifié (res et sacramentum), et ce qui n’est que signifié sans être signe (res tantum) : dans le sacrement de l’eucharistie, par exemple, les espèces du pain et du vin sont purs signes sacramentels (sacramentum tantum) ; le Christ lui-même en sa présence vraie, réelle et substantielle, est à la fois signe et signifié (res et sacramentum) ; enfin, la grâce donnée à l’âme qui communie est signifiée sans être signe (res tantum).
Semmelroth est un chantre de la sacramentalité. Reprenant à son compte, pour manifester la structure sacramentelle, cette distinction thomiste, il propose les applications suivantes : ce que l’Église a de visible (son organisation, son droit, les choses liturgiques, l’expression de la foi, etc.) est sacramentum tantum. La grâce créée est res et sacramentum. Quant à la res tantum, c’est le Christ, ou bien le Saint-Esprit, ou même la sainte Trinité. Semmelroth ajoute que Jésus-Christ est le sacrement de Dieu, que l’Église est sacrement de Jésus-Christ, mais que Jésus-Christ, ainsi que les autres réalités dont elle est signe, sont en elle-même : l’Église conduit à l’intérieur d’elle-même [12]. Enfin, les sept canaux de la grâce sont des sacrements qui conduisent hors d’eux-mêmes. De toute cette analogie de la sacramentalité, Semmelroth ne veut qu’un analogué premier : Jésus-Christ. Quant à l’Église, elle est donc sacramentelle dans un sens second, mais propre tout de même et non pas métaphorique. De notre côté, nous aurions tendance à dire : les sept canaux sont sacrements au sens fort, et peut-être que le mot sacrement peut être attribué à d’autres réalités… Ces théologiens parlent en sens inverse : ce qui mérite au sens le plus fort l’appellation de sacrement, c’est Notre-Seigneur ; puis vient l’Église ; enfin, les sept canaux de la grâce.
Il faut bien se garder de donner trop d’importance à cette notion de sacramentalité de l’Église, si tant est qu’elle est vraie. On s’en apercevra aisément en considérant la question de l’appartenance à l’Église. Si l’Église est essentiellement un sacrement du salut, donc un signe, alors sa nature est de montrer la justification (en même temps que de la produire). Or ce qui compte d’abord, c’est le signifié et non le signe. Qui nous dira à quel point Dieu est libre de donner le signifié sans le signe ? Un homme pourra bien recevoir la grâce de Dieu sans que cela soit visible, sans qu’il soit passé par les signes du salut, spécialement par l’appartenance visible à l’Église visible. On voit déjà qu’une insistance excessive sur cette façon « mystique » et très analogique de l’Église peut mener à une conception latitudinariste du salut. Rien ne vaut le recours à l’idée de société pour décrire l’Église…
Karl Rahner profite d’ailleurs de ce risque inhérent au schème de la sacramentalité : pour lui, l’humanité a été consacrée par l’Incarnation du Verbe. Elle est donc « devenue réellement le peuple des enfants de Dieu [13] ». Toute décision libre et personnelle de l’homme par rapport à lui-même, à sa nature d’homme, membre de l’humanité, devient une ratification de son appartenance au peuple de Dieu et, de ce fait, une expression de la volonté salvifique de Dieu. Nous reconnaissons là la théorie du « chrétien anonyme », qui tend à identifier, et même qui identifie Église et humanité. Même Yves Congar émet des réserves sur la théorie ! On peut retrouver des traces de cette conception dans les spéculations de Schillebeckx. Développant une théorie très ample de la sacramentalité en rapport avec l’humanité et le christianisme, il déclare en particulier que le Verbe, en assumant la nature humaine, donc par l’Incarnation, accueille la Rédemption en lui, et que, comme il est le représentant de toute l’humanité, c’est en lui toute l’humanité qui accueille cette invitation au salut et y répond. « Au sens large, toute l’humanité est devenue « Église » dans le sacrifice de Jésus sur la croix », écrit-il [14]. Reprenant à son compte la distinction que fait saint Thomas d’Aquin des différents degrés de signification dans le sacrement, Schillebeckx explique que l’Église est signe d’une réalité actuelle (signum demonstrativum) : la grâce ; d’une réalité passée (signum commemorativum), la Rédemption sur le Calvaire ; enfin, d’une réalité future (signum prognosticum), l’Église du Ciel.
André de Bovis prolonge toutes ces réflexions. Qu’est-ce qui, dans l’Église, est sacrement, au juste ? Il dresse des cercles concentriques, avec l’eucharistie et les six autres canaux de la grâce, d’abord ; puis, la Parole de Dieu et la doctrine ; enfin la juridiction visible qui conduit à la vie éternelle. Karl Rahner s’étend de son côté sur le rapport entre Parole et sacrement. Certaines considérations théologiques des auteurs de l’époque ne sont pas dénuées d’intérêt : c’est la comparaison de Semmelroth, par exemple, qui explique que, de même que la main de l’homme saisit un objet en le touchant par les doigts à des endroits différents de la superficie de l’objet, de même l’Église, qui est comme « la main de Dieu », saisit l’homme en l’atteignant par les sacrements aux divers moments et situations de son existence ; ce sont aussi les longues et belles explications de Karl Rahner, expliquant que si les sacrements de la nouvelle Alliance sont non seulement signes de grâce (comme l’étaient les sacrements de l’ancienne Alliance), mais également producteurs de grâce, c’est in fine parce que la nouvelle Alliance est la dernière. Mais le même Rahner, hélas, vient à nouveau friser ce qu’il faut bien appeler l’hérésie, voire y tomber franchement, lorsqu’il se pose la question suivante : étant donné que l’Église est le sacrement primordial, d’où les sept canaux de la grâce découlent, ne faut-il pas dire que ces sept ont été institués implicitement, en même temps que la fondation de l’Église, et non pas l’un après l’autre, à des moments divers ? Venant ainsi supposer que seraient fausses les croyances établies de l’Église sur l’institution explicite, par Jésus-Christ lui-même, du baptême, de l’eucharistie, etc. Alois Spindeler ne manque pas d’y voir une contradiction du concile de Trente. Même Schillebeckx, à cet endroit, se démarque de Rahner.
Lorsqu’arrive le concile Vatican II, la théologie de l’Église comme sacrement est largement répandue : l’Église serait le signe efficace du salut du monde. Beaucoup la préfèrent à d’autres façons de présenter l’Église, jugées trop traditionnelles (l’Église société) ou mystiques (l’Église corps de Jésus-Christ). Cette présentation de l’Église a l’avantage de donner la préférence à l’esprit sur les choses visibles, puisque par nature le signe est ordonné à la chose signifiée [15].
L’influence de la théorie sacramentelle de l’Église est nette, non seulement chez des théologiens qui inspireront les textes conciliaires comme Rahner, Congar ou Henri de Lubac, mais également dans l’esprit de certaines personnalités qui, à Vatican II, auront un rôle crucial dans la rédaction des schémas ou dans leur approbation. On peut citer par exemple Mgr Philips, qui écrit que l’Église est le sacrement, c’est-à-dire « le signe et l’instrument par lesquels Dieu élève les hommes à sa propre intimité et réalise ainsi, au sein de son Être éternel, l’unification totale de la race humaine ». Et encore : « L’Église est donc le sacrement de l’union avec Dieu et, par là, de l’union mutuelle des croyants en un même élan d’amour vers lui. Ainsi elle a valeur de signe pour le genre humain tout entier. Ce n’est pas son rôle, il est vrai, d’œuvrer directement en vue de la paix universelle : la tâche d’édifier un ordre planétaire pacifique revient aux nations. Mais pour la réalisation de cet idéal, l’unité de l’Église est pour tous les hommes une perpétuelle invitation, un vivant exemple, une source d’énergie indéfectible » [16]. Pour l’archevêque de Vienne, le cardinal Koenig, « nombre de théologiens considèrent aujourd’hui l’Église comme le sacrement radical du genre humain, de sorte que les non baptisés sont ordonnés à l’Église non seulement par un vœu purement subjectif, mais pour des raisons objectives, par exemple leur participation à la même nature humaine, que le Christ a assumée » [17] : où l’on reconnaît les théories de Rahner et Schillebeckx. On comprend donc, à la lumière de cet historique et des citations qui l’achèvent, comment une idée aussi récente (sa vraie genèse est du 19e siècle) a pu s’introduire dans le Concile. Suite à Vatican II, le thème de l’Église sacrement a été très sollicité quelque temps, puis il a perdu de sa prégnance, et aujourd’hui s’efface devant la prépondérance de l’Église comme communion ou comme peuple de Dieu. C’est à la lumière de toute l’ecclésiologie résumée dans la partie qui s’achève ici, qu’il faut comprendre les assertions du Concile.
3e partie : Est-ce vrai ?
Rappelons d’abord que le concile Vatican II, comme tout concile, relève du Magistère de l’Église. Or il y a plusieurs formes d’exercice de magistère en général.
Selon que le magistère s’exprime en tâchant de convaincre au moyen d’arguments qui démontrent la vérité de sa doctrine, ou bien en usant de l’argument d’autorité, c’est-à-dire de la confiance dans le témoignage de celui qui enseigne, on a affaire à un magistère enseignant ou bien attestant. Selon que le Magistère s’en tient à garder un dépôt clos de vérités qu’il déclare, explique et défend, ou bien qu’il peut trouver de nouvelles vérités, il s’agit d’un magistère traditionnel ou bien inventif [18].
Le professeur de mathématiques qui, au collège de France, démontre le théorème de Bernouilli, use d’un magistère enseignant et traditionnel. Le chercheur en mathématiques qui, au collège de France, expose une théorie des distributions à laquelle il a lui-même donné naissance, use d’un magistère enseignant et inventif.
Or le Magistère de l’Église est d’abord attestant et traditionnel. Il est attestant car sa force obligatoire vient de l’autorité divine. Il est traditionnel ; le concile Vatican I nous l’assure en disant : « le Saint Esprit n’a pas été promis aux successeurs de Pierre pour qu’ils fassent connaître, sous sa révélation, une nouvelle doctrine, mais pour qu’avec son assistance ils gardent saintement et exposent fidèlement la révélation transmise par les Apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi ». Le pape n’est donc ni un professeur ni un chercheur de mathématiques. Le magistère se réfère essentiellement à un dépôt, qu’il défend, promeut, explique, distribue, explicite.
Le Magistère est attestant lorsqu’il transmet ce qui fait vraiment partie du dépôt de la foi, et qui s’appelle « formellement révélé ». C’est contenu parfois explicitement, parfois implicitement dans la Révélation : et cela se trouve ou bien dans la Sainte Ecriture, ou bien dans la Tradition orale. Citons comme exemple le dogme de la Sainte Trinité.
Cependant, le Magistère de l’Église est secondairement enseignant [19]. Ce qui ne fait pas vraiment partie du dépôt de la foi s’appelle « virtuellement révélé » : il s’agit de vérités qui ne sont ni explicitement ni implicitement contenues dans ce que Dieu a révélé aux hommes, mais sont nécessairement connexes des vérités formellement révélées. On compte parmi ces vérités ce qu’on appelle les « faits dogmatiques » (comme par exemple le fait que le Concile de Trente était légitime : s’il ne l’était pas, les dogmes qu’il a définis ne seraient plus certains) ; les décrets disciplinaires et surtout les vérités spéculatives tellement liées au dépôt de la foi qu’on ne peut tenir celui-ci sans celles-là : par exemple, le fait que l’homme a une âme immortelle est prérequis au dogme de la vie éternelle ; ou encore, que la peine du feu de l’enfer ne diminue pas est conséquent au dogme de l’éternité de l’enfer. Dans ce dernier exemple, la vérité spéculative dont il s’agit se déduit du dogme par voie de conséquence ; on dit qu’il y a « conclusion théologique ».
Si à présent l’on revient à la sacramentalité de l’Église, les théologiens qui la promeuvent et que nous avons cités reconnaissent qu’elle ne se trouve pas explicitement dans la Révélation : ni dans la sainte Ecriture [20], ni dans la Tradition orale ; leur aveu, pour être complet, devrait ajouter qu’elle ne s’y trouve pas non plus implicitement . Ainsi, par exemple, l’expression conciliaire de « sacrement de l’unité », utilisée à propos de l’Église, se trouve bien sous la plume de saint Cyprien [21]. Mais elle signifie « mystère » de grâce (ou ce qui contient et cache un mystère de grâce) et non pas signe instrument du salut. Les mots sont les mêmes, les concepts diffèrent. On n’a donc pas le droit de prétendre qu’il y a là une quelconque preuve de l’origine révélée de la théorie. De même, le Samedi Saint, aux leçons des ténèbres, dans le missel romain qui a précédé l’instauration de la Semaine sainte réformée, une oraison qui suit la deuxième leçon parle de l’ « admirable sacrement de l’Église tout entière ». Mais cette expression est tirée du sacramentaire Gélasien, à une époque (Ve siècle) où sacramentum, utilisé pour désigner l’Église, ne pouvait être pris dans le sens de sacrement ; car ce n’est que très progressivement que le mot « sacrement » en est venu à désigner non seulement le mystère mais le symbole producteur de grâce, et encore a‑t‑il reçu cette désignation lorsqu’il a été employé pour les canaux de la grâce (baptême, eucharistie, etc.), et non pour l’Église [22]… Aucun doute n’est possible : que l’Église serait signe efficace du salut ne se trouve ni explicitement ni implicitement dans la Révélation.
En revanche, les études portant sur cette question tendent, comme on a pu le constater, à faire valoir que l’Église comme sacrement se déduit légitimement de certaines propositions révélées (ce qui revient à dire que ce serait une proposition virtuellement révélée, précisément par mode de conclusion théologique) [23]. L’argumentation serait par exemple la suivante : l’Église est un signe du salut qui, non seulement le montre, mais le donne ; or tout signe producteur de salut est un sacrement ; donc l’Église est un sacrement. Si tel était le cas, alors on peut parler de « nouveauté » : ce qui n’est pas nouveau, c’est que cette vérité est objectivement connexe du dépôt de la foi ; ce qui est nouveau, c’est la découverte de la connexion.
Cette connexion est-elle véritable ? La sacramentalité de l’Église fait-elle partie du « virtuellement révélé » ? Distinguons la réponse en fonction de ce dont l’Église pourrait être dite signe.
1° L’Église est-elle signe, ou sacrement de Jésus-Christ ?
- Ni évidemment ce qui est dans l’Église, ni l’Église elle-même ne sauraient être sacrement au sens strict de Jésus-Christ : car le Verbe incarné n’est causé ni par l’Église, ni par personne.
- Au sens large du sacrement (signe mais non cause), en revanche :
- Il y a, dans l’Église, de nombreux sacrements de Jésus-Christ : non seulement les sept canaux de la grâce, mais également l’autel, le cierge pascal, et même tous les noms sacrés qui désignent le Sauveur du monde.
- L’Église elle-même est-elle le sacrement de Jésus-Christ ? Des arguments militent pour cela : la société visible des catholiques perpétue l’œuvre de Jésus-Christ ; ayant quitté la terre au moment de l’Ascension, il s’est rendu invisible, mais celle qui le continue est l’Église, dont tous les aspects visibles semblent renvoyer à son Auteur et son Consommateur. Cependant, Jésus-Christ est la tête du corps mystique. Or, au moins dans l’ordre physique, la tête fait partie du corps. Par conséquent Jésus-Christ, « premier né d’un grand nombre de frères », est intérieur à l’Église. Mais précisément il est nécessaire à tout signe d’être distinct de ce dont il est signe – le signifié ; il est donc nécessaire à tout sacrement d’être distinct de ce dont il est sacrement. Jésus-Christ, tête du corps mystique, est-il alors suffisamment distinct de l’Église pour qu’elle puisse en être le sacrement ? Il serait utile de répondre à cette question avant d’accepter l’idée, pourtant séduisante, d’une Église sacrement du Christ.
2° L’Église est-elle sacrement du salut éternel (glorification) ?
- a. Ni ce qui est dans l’Église, ni l’Église elle-même, ne sauraient être sacrement au sens strict du salut éternel, car celui-ci est octroyé par Dieu directement à l’âme, et non par l’intermédiaire des éléments visibles de l’Église.
- b. Au sens large du sacrement, en revanche :
- Il y a, dans l’Église, de nombreux sacrements de la vie éternelle : par exemple l’édifice qu’est l’église, la liturgie de la Toussaint, la sainte communion…
- On ne voit pas de difficulté à admettre que l’Église militante est le sacrement du salut éternel : en se sens que tout ce qu’il y a, dans l’Église ici-bas, de visible ou de sensible, est finalement ordonné à faire connaître aux hommes leur destinée en Paradis (et à la leur faire atteindre).
3° L’Église est-elle sacrement de la grâce (justification et sanctification) ?
- a. Au sens strict du mot sacrement :
- Il n’y a, dans l’Église, en dehors des sept canaux de la grâce, aucune réalité qui serait à la fois signe et cause de la grâce sanctifiante ; c’est un article de foi.
- Quant à l’Église elle-même, pourrait-on dire, puisqu’elle contient les sept canaux de la grâce, qu’elle est à la fois signe et cause de la grâce ? Ce serait oublier, d’une part, que ce qui est dit de la partie n’est pas nécessairement dit du tout, et surtout, d’autre part, que la sacramentalité ne peut être dite de l’Église à l’égard de la grâce ni dans le sens strict, ni même dans le sens large, pour la bonne raison qu’aucun signe ne peut contenir son signifié [24]. Or la grâce fait partie des biens intrinsèques à l’Église [25]. Nous rencontrons ici une difficulté originale, qui ne menace pas les sept canaux de la grâce : car la grâce dont ils sont sacrements est extrinsèque à eux ; tandis qu’elle est intrinsèque à l’Église, empêchant du coup que celle-ci la signifie adéquatement.
- b. Au sens large du mot sacrement :
- Il y a de toute évidence, dans l’Église, de nombreux sacrements de la grâce, en dehors même des sept canaux de la vie surnaturelle : pensons par exemple au feu du cierge, à la blancheur des ornements, etc.
- Quant à l’Église elle-même, la question a été incidemment résolue dans le § (a) qui précède.
Ce bilan, dans la mesure où il est exact, montre la nécessité d’opérer des distinctions dans la théologie sacramentaire.
Si l’on s’intéresse à tout ce dont l’Église est constituée (y compris les chrétiens eux-mêmes), dès lors qu’on s’en tient à la sacramentalité dans le sens large (signification sans causalité productrice), nombreux sont les sacrements, qu’ils renvoient à Jésus-Christ, au salut éternel ou à d’autres réalités sacrées. L’encens montre que celui qui l’offre veut honorer Dieu : il est donc signe d’adoration. Le cierge pascal est signe du Christ. L’aspect visible des tribunaux ecclésiastiques est signe du jugement divin. Le catéchisme et la sainte Ecriture sont signes de la vérité divine, la parole du prédicateur est signe des mystères qu’il exprime, etc.
Quant à l’Église elle-même, il faut dire, au rebours de nombreux théologiens dont nous avons évoqué les prises de position plus haut, que, de ce dont on pourrait [26] considérer qu’elle est cause (la grâce), elle n’est pas vraiment signe (parce que c’est partie d’elle) ; et que de ce dont elle est vraiment signe (le salut éternel, et peut-être Jésus-Christ), elle n’est pas du tout cause. Autant dire qu’il n’est pas possible, au regard tant de la foi que de la plus élémentaire philosophie du signe, de lui attribuer une sacramentalité au sens strict. Ce qui lui reste, et ne manque pas d’intérêt, c’est la signification sacrée dénuée de causalité, mais tellement adaptée à notre condition de voyageur. L’Église d’ici-bas est sacrement dans un sens large, au moins de la Jérusalem céleste, et peut-être de son Maître divin.
Si telle est la restriction qu’il faut apporter à la sacramentalité de l’Église, l’analogie, tant de fois développée par les théologiens dont nous avons rapporté les doctrines [27], de la sacramentalité à trois degrés (Jésus-Christ, l’Église, les sept canaux de la grâce), est frappée de la même restriction : on accordera – pourquoi pas ? – que dans le sens large du mot sacrement, il se pourrait bien que Notre-Seigneur soit le premier sacrement du salut, lui qui est une épiphanie de Dieu (« Qui me voit, voit le Père » Jn 14,9) ; que l’Église soit après lui sacrement du salut ; qu’enfin les sept canaux de la grâce tirent de l’Église et finalement de Notre-Seigneur leur institution sacramentelle. Mais on maintiendra, au rebours de ceux qui prétendent le contraire, que le sacrement du nouveau Testament au sens propre, qui ne relève pas que du connaître (relation de signe) mais de l’agir, du faire (production de vie surnaturelle) ; qui donc ne se cantonne pas à un pouvoir d’évocation mais qui transforme vraiment l’âme à l’image de Jésus-Christ ; qu’être sacrement, donc, ne se dit en vérité que des sept canaux de la grâce. Eux seuls, et non l’Église, sont à la fois signifiants et instruments de grâce.
Ayant fait ainsi la part de ce qu’on peut accorder et de ce qu’on doit refuser, une question se pose en dernier, qui touche non à la vérité mais à la prudence. Etant acquis que l’analogie de la sacramentalité vaut, au moins quant à la sacramentalité qui ne cause pas, et même qu’une part de cette analogie se trouve dans l’enseignement de saint Thomas d’Aquin (les exemples ne manquent pas), est-il, aujourd’hui, prudent d’y recourir ? Ne risque-t-on pas de semer le doute dans les esprits ? La réponse se mesurera, sans doute, au public auquel on s’adresse. En tout cas, dès le Concile, le cardinal Ruffini a critiqué, au sein de l’aula, l’application du mot « sacrement » à l’Église : Vatican II ne s’est-il pas attribué un caractère pastoral, a‑t‑il expliqué ? Or le soin des pasteurs ne demande-t-il pas que l’on ne trouble pas les fidèles, qui ont appris au catéchisme qu’il y avait sept sacrements, et pas un de plus ?
Le Concile avait en effet dit de l’Église qu’elle était (cf. la synthèse de la 1e partie) :
- 1° un sacrement, c’est-à-dire à la fois un signe et un instrument : proposition irrecevable de notre point de vue ;
- 2° un sacrement universel : thèse admissible, à condition d’entendre la sacramentalité comme une pure signification ;
- 3° un sacrement (au sens large)…
- a. du salut définitif, ou de l’union intime avec Dieu dans la vie éternelle, ou de l’union de tous les élus dans l’Église triomphante : on peut y acquiescer ;
- b. du salut ici-bas c’est-à-dire de la grâce, ou de l’union intime avec Dieu dans le temps ; ou de l’unité des membres de l’Église sous l’autorité de l’évêque ; ou encore de l’unité du genre humain : certainement pas.
Conclusion
On le voit, ce n’est qu’avec des distinctions qu’on peut envisager l’Église comme sacrement : le Concile va donc trop loin. Soutenu par aucun consensus antécédent, il fait siennes des thèses au moins discutables, voire erronées, et leur confère l’autorité magistérielle. Sans considérations prudentielles, il porte à la connaissance du monde entier, auquel il aime à s’adresser, des spéculations théologiques qui, faute de précisions, sont sources de confusion, et dont d’ailleurs des maîtres du Concile comme Rahner ont abusé, jusqu’à s’opposer aux données de la foi.
La promotion conciliaire de l’Église comme sacrement, spécialement, de l’unité du genre humain est une initiative tout à fait ruineuse. Car l’unité du genre humain signifie, en soi, une unité naturelle, et en tout premier politique. L’unité de l’Église est, quant à elle, une réalité surnaturelle. Il n’est pas permis de confondre les deux, pas plus qu’il n’est autorisé de faire de l’unité de l’Église comme le signe de l’unité naturelle du genre humain : comme si la grâce pouvait être signe de la nature ! On n’a pas davantage le droit de faire accroire qu’un jour le genre humain tout entier pourrait jouir de l’unité de l’Église, tous les hommes participant au salut en Jésus-Christ. L’unité surnaturelle de tous les hommes dans l’Église ne se produira pas, ce qui ne signifie pas qu’on soit dispensé de l’effort missionnaire. Toutes ces expressions ambiguës favorisent l’idée selon laquelle Église et humanité sont une seule et même réalité. Le Concile ne le dit pas, mais il ouvre la porte [28].
Il faut ainsi bel et bien reconnaître, une fois de plus, que le fond du problème qui agite l’Église aujourd’hui réside moins dans le Concile que dans les théories qui l’ont précédé et nourri. Elles ont trouvé une expression ramassée en lui, par lui nous avons prise sur elles. Toute cette pensée moderne a recueilli un héritage véritable dans l’antique Tradition de l’Église, mais l’a ou mal entendu (confondant mystère et signe producteur de grâce), ou bien malmené, tirant de cet héritage, par des déductions non fondées, des propositions qui paraissaient relever de ce qui est « virtuellement révélé ». Mais elles n’en avaient, la plupart du temps, que l’apparence. On a fait, de théories hasardeuses ou mal digérées par la théologie, des propositions magistérielles. Il n’est ni convenable ni concevable, par conséquent, d’exiger l’assentiment des catholiques sur de telles billevesées.
Abbé Philippe Toulza
Source : Vu de Haut n°20, « Vatican II, les points de rupture : actes du colloque des 10 et 11 novembre 2012 ». Vu de haut est la revue de l’Institut Universitaire Saint-Pie X.
Bibliographie complémentaire :
- Karl Rahner, Ecrits théologiques, Desclée, 1958, tome II.
- Edward Schillebeeckx, L’Economie sacramentelle du salut, Academic Press Fribourg, 2004
- Otto Semmelroth, L’Église sacrement de la Rédemption, Saint-Paul, 1953
- Dom Casel, Le Mystère de l’Église, Mame, 1965.
- « C’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’est né “l’admirable sacrement de l’Église tout entière”» (n. 5).[↩]
- « Les actions liturgiques ne sont pas des actions privées, mais des célébrations de l’Église, qui est “le sacrement de l’unité”, c’est-à-dire le peuple saint réuni et organisé sous l’autorité des évêques » (n. 26).[↩]
- « Comme l’Église est dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain, elle se propose de mettre dans une plus vive lumière, pour ses fidèles et pour le monde entier, en se rattachant à l’enseignement des précédents conciles, sa propre nature et sa mission universelle » (n. 1).[↩]
- « L’ensemble de ceux qui dans la foi regardent vers Jésus, auteur du salut, principe d’unité et de paix, Dieu les a convoqués et il en fait l’Église, pour qu’elle soit pour tous et pour chacun le sacrement visible de cette unité salutaire » (n. 9).[↩]
- « Le Christ, élevé de terre, a attiré à lui tous les hommes ; ressuscité des morts, il a envoyé à ses disciples son Esprit vivifiant, et par lui il a constitué son corps qui est l’Église comme sacrement universel du salut ; assis à la droite du Père, il agit sans cesse dans le monde pour conduire les hommes à l’Église et par elle se les unir plus étroitement, et en les nourrissant de son corps et de son sang, il les fait participer à sa vie glorieuse. La restauration qui nous a été promise et que nous attendons a donc déjà commencé dans le Christ, elle se poursuit dans la mission de l’Esprit Saint, et par lui continue dans l’Église » (n. 48).[↩]
- Pour cette partie, l’ouvrage de référence est Jean-Marie Pasquier, L’Église comme sacrement, Academic Press Fribourg, 2008. Les références et citations sont prises de cet ouvrage, sauf indication contraire.[↩]
- Ibid., p. 23.[↩]
- Ibid., p. 60.[↩]
- Ibid., p. 68.[↩]
- Le père Pierre Charles donne ce nom à un ouvrage (L’Église, sacrement du monde, Desclée, 1960), mais à vrai dire cette compilation intéressante d’études éparses ne relève que de façon lointaine de la théologie.[↩]
- Même Semmelroth, qui pourtant revoit toute l’ecclésiologie à l’aune de la sacramentalité de l’Église, se refuse à définir celle-ci comme sacrement. Ce n’est qu’en tant que corps mystique du Christ, donc sous l’un de ses aspects, que l’Église pourrait être définie dans une perspective sacramentelle.[↩]
- On verra en 3e partie la difficulté que pose cette « intériorité ».[↩]
- Ibid., p. 143.[↩]
- Ibid., p. 156.[↩]
- « Des siècles durant, l’Église a été surtout considérée sous l’aspect du droit. Maintenant, « un tel juridisme est dépassé par le Concile », puisque, grâce à lui, la structure juridique est coordonnée à l’Esprit » Peter Smulders, s.j., « L’Église, sacrement du salut », in Vatican II, textes et commentaires des décrets conciliaires, La Constitution dogmatique sur l’Église, tome II, commentaires, Cerf, coll. Unam sanctam, p. 313.[↩]
- Mgr Philips, « L’Église et son mystère au deuxième concile du Vatican » (histoire, texte et commentaire de LG), Desclée, p. 74.[↩]
- Pierre Pasquier, op. cit., p. 206.[↩]
- Joachim Salaverri s.j., De Ecclesia Christi, B.A.C, § 502 et suivantes.[↩]
- James T. Bretzke s.j., Consecrated phrases : a latin theological dictionnary, Michael Glazier, 1998, pp. 134 et 135.[↩]
- « (…) il serait sans doute vain de vouloir rattacher l’idée de l’Église comme sacrement à un thème précis de l’ancien Testament ou du nouveau Testament ». Jean-Marie Pasquier, op. cit., p. 5.[↩]
- De cath. Eccl. Unitate, 7.[↩]
- La signification du vocable « sacrement », dans le nouveau Testament puis chez les Pères, a son histoire propre. Les sept canaux de la grâce ont toujours existé dans l’Église. Leur essence commune n’a donc pas changé, mais la compréhension qu’en a eu l’Église a évolué : d’imparfaite, elle est devenu parfaite. L’Ecriture sainte ne définit pas les sacrements, mais présente tour à tour les sept canaux de la grâce et manifeste, pour chacun d’entre eux, deux éléments essentiels : une signification ou un symbole, d’une part ; une production de sanctification, d’autre part. Par exemple, l’Eucharistie est signe de l’unité dans le Christ (1 Cor 10, 17) et elle donne la vie éternelle (Jo 6, 56–58). Chez les Pères grecs, dès les Pères apostoliques et jusqu’au IVe siècle, l’aspect à la fois symbolique et efficace du baptême, de l’eucharistie et de la confirmation. Origène, le premier, développe une théorie générale du signe. Les Pères latins, forts de la pensée des Grecs, font faire, surtout au IVe siècle, un bond considérable à la théologie sacramentaire : Tertullien, dès le IIIe siècle, utilise un terme commun – celui de sacrement – pour quatre des sept canaux de la grâce. Ainsi, à la fin du IVe siècle, en Occident comme en Orient, le baptême, la confirmation et l’eucharistie ont en commun, pour les Pères, d’être des signes efficaces de la grâce. Ce double aspect (signe, efficace) n’est en revanche pas encore véritablement manifesté pour la pénitence, le mariage, l’ordre, l’extrême-onction. L’apport de saint Augustin est quant à lui considérable. Le premier, il abstrait le concept de sacrement in genere, plus précisément la notion de signe efficace. De saint Augustin au XIIe siècle, la notion de sacrement fait peu de progrès. Pierre Lombard énonce l’efficacité du signe sacramentel grâce au vocable de « cause ».[↩]
- « On peut du moins affirmer qu’elle [l’idée de l’Église comme sacrement] s’enracine principalement dans la théologie paulienne du Mystère, Mystère du Christ et de son Corps qui est l’Église, sans exclure pour autant les autres images de l’Église (…). » Ainsi, « ce donné biblique sur le mystère de l’Église a passé dans la tradition patristique pour y trouver progressivement son expression « sacramentelle » proprement dite, chez les Pères latins. » Jean-Marie Pasquier, op. cit., p. 5.[↩]
- Karl Semmelroth avait (cf. plus haut) d’ailleurs perçu, dans la sacramentalité de l’Église, cette inclusion du signifié dans le signe, mais elle ne lui a pas fait difficulté.[↩]
- Ce qui constitue la visibilité de l’Église, c’est tout ce qu’elle a d’extérieur, de manifeste à la perception (expression de la foi, obéissance à une autorité visible, participation aux mêmes sacrements…) Mais cet élément visible de l’Église n’est pas à lui tout seul toute l’Église, comme l’explique Léon XIII dans l’encyclique Satis Cognitum. L’Église n’est pas purement extérieure. Elle est le corps de Jésus-Christ animé de sa vie surnaturelle. Les parties visibles de l’Église tirent leur force et leur vie des dons surnaturels (cf. E. Dublanchy, « Église », D.T.C., col. 2144). L’Église est faite analogiquement d’un corps et d’une âme, et les dons du Saint-Esprit (dont la grâce) sont appropriative de l’âme de l’Église ; c’est appartenir à l’âme de l’Église que de participer à la vie surnaturelle (Michel d’Herbigny, Theologica de Ecclesia, Beauchesne, Paris, 1921, tome 2, p. 236 à 239).[↩]
- En rigueur de termes, c’est le sacrement (partie de l’Église), et non l’Église en son entier, qui cause la grâce. D’où l’emploi du conditionnel.[↩]
- Elle est en particulier exposée de façon pédagogique dans l’article de Smulders cité plus haut.[↩]
- « Tout le bien que le peuple de Dieu, au temps de son pèlerinage terrestre, peut procurer à la famille humaine, découle de cette réalité que l’Église est le « sacrement universel du salut », manifestant et actualisant tout à la fois le mystère de l’amour de Dieu pour l’homme. » (Gaudium et Spes, n. 45) L’Église a pour mission « de réunir en un seul Esprit tous les hommes » (n. 92 et 42), de sorte que « l’union de la famille humaine » trouve son achèvement (completur) et une plus grande vigueur dans « l’unité de la famille des fils de Dieu » (n. 42). « En effet, promouvoir l’unité s’harmonise avec la mission profonde de l’Église, puisqu’elle est « dans le Christ » comme le sacrement… de l’unité de tout le genre humain. Sa propre réalité manifeste ainsi au monde qu’une véritable union sociale visible découle de l’union des esprits et des cœurs, à savoir de cette foi et de cette charité, sur lesquelles, dans l’Esprit saint, son unité est indissolublement fondée » (n. 42, 3).[↩]