Y a‑t-il rapport et suite d’enseignement entre l’Apparition du 16 juillet et celles qui miment les mystères du Rosaire ? C’est ce qu’il est malaisé de voir. L’on demeure hésitant devant cette vision du 16 juillet qui se présente comme une sorte d’épilogue, exactement cent jours après la vision du 7 avril. Tous les écrivains lui découvrent une physionomie très à part, un caractère d’intimité contrastant avec les précédentes. Le Père Petitot résumant l’impression générale écrit : « Cette Apparition fut non point solennelle et publique comme les précédentes, mais privée et familiale ».
Quoi qu’il en soit, la signification profonde n’est pas douteuse. Après s’être révélée comme la Vierge du Rosaire, Notre-Dame se montre à nous le 16 juillet comme la Reine du Mont Carmel, et il semble que tous les détails de l’Apparition prennent leur pleine signification, quand on les met en parallèle avec la vision du prophète Elie, que la liturgie rappelait et fêtait ce jour-là.
Notre-Dame du Carmel était particulièrement honorée à Lourdes. Une confrérie y avait été érigée depuis des siècles. Les confrères étant contraints d’aller à Tarbes pour gagner l’indulgence, on avait obtenu du provincial des Carmes l’autorisation de la gagner dans l’église paroissiale, à condition qu’on bâtît une chapelle ; pour l’édifier on avait démoli une partie du collège de la ville. Toutes les familles chrétiennes de Lourdes portaient le scapulaire, y compris la famille Soubirous. Le matin même du 16 juillet, Bernadette, à une époque où la communion n’était pas fréquente, avait reçu l’Eucharistie.
Notre-Dame voulut apparaître ce jour-là afin d’encourager sans doute la piété lourdaise, de mieux sanctionner cette dévotion qui, parmi les dévotions mariales, prend place immédiatement après le Rosaire, et pour adresser un salut reconnaissant à l’Ordre religieux qui le premier, et de longs siècles avant les autres, avait salué sa venue immaculée sur terre.
Il convenait surtout – Lourdes n’étant que la rétrospective du mystère marial – qu’elle évoquât avant de clore le jeu de Massabielle, la célèbre vision de l’Ancien Testament, où sa figure prophétique avait apparu dans le ciel, sous un symbole si prodigieusement réconfortant.
Qu’on se rappelle la scène décrite au IIIe Livre des Rois (ch. XVIII). Baal régnait en Israël. Image de l’aridité des âmes, une sécheresse persistante épuisait partout les sources de la vie. Elie de Thesbé fut alors attiré par le Seigneur sur le sommet du Carmel. Prosterné le front dans la poussière, il fit une très humble et très fervente prière pour implorer la miséricorde divine en faveur du peuple éprouvé. Puis il dit à son serviteur : « Va et vois du côté de la mer ». Lui donc étant allé et ayant regardé, revint dire : « Il n’y a rien ». Elie lui dit : « Retourne ». Et jusqu’à sept fois il fut fait ainsi. Or, à la septième fois, voici qu’un petit nuage « comme la plante du pied d’un homme » s’éleva de la mer. « C’est la pluie », dit le Prophète. Et en effet, « en peu de temps, le ciel fut assombri par les nuages et le vent, et il tomba une forte pluie ».
Cette petite nuée, disent unanimement les saints Pères, était la figure de la Vierge qui allait naître au septième âge du monde petite par son humilité, nuée par sa fécondité ; s’élevant de la mer, parce que Marie s’est élevée de notre nature viciée sans participer à son amertume ; toute brillante, parce que le soleil de justice l’a enveloppée de ses rayons ; marquée de l’empreinte du pied d’un homme pour rappeler au serpent maudit le talon qui doit l’écraser.
Le 16 juillet 1858, Bernadette sera l’Elie des temps nouveaux.
Quelques semaines auparavant, elle s’était nourrie de cet aliment qu’annonçait le mystérieux gâteau que l’ange de Yahweh avait offert au prophète pour le réconforter.
Comme lui, elle a été persécutée. On l’a importunée, ridiculisée et menacée de toute manière. On n’a pas craint de la faire passer pour une hallucinée. Une administration tracassière a tenté de discréditer l’œuvre de Massabielle ; elle a fait enlever les objets de piété entassés au lieu des Apparitions par la dévotion et la reconnaissance populaires. Une barricade a été dressée devant la Grotte et défense a été faite de descendre à Massabielle.
Enfin – comble d’humiliations – les rives du Gave sont devenues le théâtre du culte des visionnaires. Baal règne aussi à Lourdes et les visions de « la confidente de l’Immaculée » menacent d’être oubliées.
C’est alors qu’un appel intime, l’invitant à un dernier rendez-vous, retentit dans le cœur de Bernadette. C’était à l’heure où Elie lui-même avait été convié sur le sommet du Carmel, « à l’heure, dit la Bible, où l’on offre l’oblation du soir » (XVIII-36). Elle communiqua son désir aux siens, et particulièrement à sa tante Lucile, qui l’accompagna. Parce que le terrain de la Grotte était interdit, elle prit le chemin qui conduit à la Nibère et vint s’agenouiller sur la rive droite du Gave, là où plus tard en souvenir de cette Apparition devait être édifié un Carmel, là où, en attendant, les contrefaçons diaboliques déroutaient les esprits.
Soudain, elle tressaille. « La voilà ! La voilà ! » s’écrie-t-elle. Et elle entre en extase. Le rocher et les barricades ont disparu. Elle n’aperçoit plus que la Vierge, plus belle et plus brillante que jamais, vêtue comme toujours d’une robe blanche avec voile et ceinture bleue.
Or, de loin, la ligne qui cintrait la niche royale de Notre-Dame de Lourdes dessinait assez exactement la figure du nuage de la vision d’Elie. Et donc, se détachant sur le ciel déjà obscur, la lumière qui enveloppait la Vierge reproduisait au-dessus du torrent – à cette époque fort large en cet endroit – la nuée lumineuse qui avait surgi du sein de la mer. Mais, pour Bernadette, la réalité remplaçait le symbole. La nuée du prophète livrait son mystère.
Et de même qu’Elie fut comblé de joie à ce spectacle, songeant à la pluie qui allait tomber sur les campagnes désolées de la Judée, de même, parce que le mystère de Lourdes se clôture sur cette vision, une immense allégresse fait tressaillir notre espérance. La nuée mystique est apparue à Lourdes. La rosée fécondante ne peut tarder à se déverser sur la terre assoiffée…
Fin