Jean-Paul II

264e pape ; de 1978 à 2005

14 septembre 1981

Lettre encyclique Laborem Exercens

Sur le travail de l'homme

Table des matières

Donné à Castel Gandolfo, le 14 septembre 1981,
fête de l’Exaltation de la sainte Croix, en la troisième année de mon pontificat. 

A ses frères dans l’e­pi­sco­pat aux prètres, aux familles reli­gieuses a ses fils et filles dans l’Église et a tous les hommes de bonne volon­té sur le tra­vail humain à l’oc­ca­sion du 90e anni­ver­saire de l’en­cy­clique Rerum Novarum

Vénérables Frères, chers Fils et Filles, salut et Bénédiction Apostolique !

C’EST PAR LE TRAVAIL que l’homme doit se pro­cu­rer le pain quo­ti­dien 1 et contri­buer au pro­grès conti­nuel des sciences et de la tech­nique, et sur­tout à l’é­lé­va­tion constante, cultu­relle et morale, de la socié­té dans laquelle il vit en com­mu­nau­té avec ses frères. Le mot « tra­vail » désigne tout tra­vail accom­pli par l’homme, quelles que soient les carac­té­ris­tiques et les cir­cons­tances de ce tra­vail, autre­ment dit toute acti­vi­té humaine qui peut et qui doit être recon­nue comme tra­vail par­mi la richesse des acti­vi­tés dont l’homme est capable et aux­quelles il est pré­dis­po­sé par sa nature même, en ver­tu de son carac­tère humain. Fait à l’i­mage, à la res­sem­blance de Dieu lui-​même 2 dans l’u­ni­vers visible et éta­bli dans celui-​ci pour domi­ner la terre 3, l’homme est donc dès le com­men­ce­ment appe­lé au tra­vail. Le tra­vail est l’une des carac­té­ris­tiques qui dis­tinguent l’homme du reste des créa­tures dont l’ac­ti­vi­té, liée à la sub­sis­tance, ne peut être appe­lée tra­vail ; seul l’homme est capable de tra­vail, seul l’homme l’ac­com­plit et par le fait même rem­plit de son tra­vail son exis­tence sur la terre. Ainsi, le tra­vail porte la marque par­ti­cu­lière de l’homme et de l’hu­ma­ni­té, la marque d’une per­sonne qui agit dans une com­mu­nau­té de per­sonnes ; et cette marque déter­mine sa qua­li­fi­ca­tion inté­rieure, elle consti­tue en un cer­tain sens sa nature même.

I. INTRODUCTION

1. Le tra­vail humain quatre-​vingt-​dix ans après « Rerum Novarum »

A la date du 15 mai de cette année, quatrevingt-​dix ans se sont écou­lés depuis la publi­ca­tion _​par le grand Pontife de la « ques­tion sociale », Léon XIII _​de l’en­cy­clique d’im­por­tance déci­sive qui com­mence par les mots « Rerum nova­rum ». C’est pour­quoi je désire consa­crer le pré­sent docu­ment au tra­vail humain, et je désire encore plus le consa­crer à l’homme dans le vaste contexte de la réa­li­té qu’est le tra­vail. Si, en effet, comme je l’ai dit dans l’en­cy­clique Redemptor homi­nis publiée au début de mon ser­vice sur le siège romain de saint Pierre, l’homme « est la pre­mière route et la route fon­da­men­tale de l’Eglise » 4, et cela en ver­tu du mys­tère inson­dable de la Rédemption dans le Christ, il faut alors reve­nir sans cesse sur cette route et la suivre tou­jours de nou­veau selon les divers aspects sous les­quels elle nous révèle toute la richesse et en même temps toute la dif­fi­cul­té de l’exis­tence humaine sur la terre.

Le tra­vail est l’un de ces aspects, un aspect per­ma­nent et fon­da­men­tal, tou­jours actuel et exi­geant constam­ment une atten­tion renou­ve­lée et un témoi­gnage déci­dé. De nou­velles inter­ro­ga­tions, de nou­veaux pro­blèmes se posent sans cesse, et ils font naître tou­jours de nou­velles espé­rances, mais aus­si des craintes et des menaces liées à cette dimen­sion fon­da­men­tale de l’exis­tence humaine, par laquelle la vie de l’homme est construite chaque jour, où elle puise sa propre digni­té spé­cifìque, mais dans laquelle est en même temps conte­nue la constante mesure de la peine humaine, de la souf­france et aus­si du pré­ju­dice et de l’in­jus­tice qui pénètrent pro­fon­dé­ment la vie sociale de cha­cune des nations et des nations entre elles. S’il est vrai que l’homme se nour­rit du pain gagné par le tra­vail de ses mains 5, c’est-​à-​dire non seule­ment du pain quo­ti­dien qui main­tient son corps en vie, mais aus­si du pain de la science et du pro­grès, de la civi­li­sa­tion et de la culture, c’est éga­le­ment une véri­té per­ma­nente qu’il se nour­rit de ce pain en le gagnant à la sueur de son front 6, autre­ment dit par son effort et sa peine per­son­nels, et aus­si au milieu de mul­tiples ten­sions, conflits et crises qui, en rap­port avec la réa­li­té du tra­vail, bou­le­versent la vie de chaque socié­té et même de toute l’humanité.

Nous célé­brons le quatre-​vingt-​dixième anni­ver­saire de l’en­cy­clique Rerum nova­rum à la veille de nou­veaux déve­lop­pe­ments dans les condi­tions tech­no­lo­giques, éco­no­miques et poli­tiques qui, selon nombre d’ex­perts, n’au­ront pas moins d’in­fluence sur le monde du tra­vail et de la pro­duc­tion que n’en eut la révo­lu­tion indus­trielle du siècle der­nier. Les fac­teurs de por­tée géné­rale sont mul­tiples : l’in­tro­duc­tion géné­ra­li­sée de l’au­to­ma­tion dans de nom­breux sec­teurs de la pro­duc­tion, l’aug­men­ta­tion du prix de l’éner­gie et des matières de base, la prise de conscience tou­jours plus vive du carac­tère limi­té du patri­moine natu­rel et de son insup­por­table pol­lu­tion, l’ap­pa­ri­tion sur la scène poli­tique des peuples qui, après des siècles de sujé­tion, réclament leur place légi­time par­mi les nations et dans les déci­sions inter­na­tio­nales. Ces nou­velles condi­tions et exi­gences requé­re­ront une réor­ga­ni­sa­tion et un réamé­na­ge­ment des struc­tures de l’é­co­no­mie d’au­jourd’­hui comme aus­si de la dis­tri­bu­tion du tra­vail. Malheureusement de tels chan­ge­ments pour­ront éven­tuel­le­ment signi­fier aus­si, pour des mil­lions de tra­vailleurs qua­li­flés, le chô­mage, au moins tem­po­raire, ou la néces­si­té d’un nou­vel appren­tis­sage ; ils com­por­te­ront selon toute pro­ba­bi­li­té une dimi­nu­tion ou une crois­sance moins rapide du bien-​être maté­riel pour les pays les plus déve­lop­pés ; mais ils pour­ront éga­le­ment appor­ter sou­la­ge­ment et espoir aux mil­lions de per­sonnes qui vivent actuel­le­ment dans des condi­tions de misère hon­teuse et indigne.

Il n’ap­par­tient pas à l’Eglise d’a­na­ly­ser scien­ti­fi­que­ment les consé­quences pos­sibles de tels chan­ge­ments sur la vie de la socié­té humaine. Mais l’Eglise estime de son devoir de rap­pe­ler tou­jours la digni­té et les droits des tra­vailleurs, de stig­ma­ti­ser les condi­tions dans les­quelles ils sont vio­lés, et de contri­buer pour sa part à orien­ter ces chan­ge­ments vers un authen­tique pro­grès de l’homme et de la société.

2. Dans le déve­lop­pe­ment orga­nique de l’ac­tion et de l’in­sei­gne­ment social de l’Eglise

Il est cer­tain que le tra­vail, comme pro­blème de l’homme, se trouve au centre même de la « ques­tion sociale » vers laquelle, pen­dant les presque cent années qui se sont écou­lées depuis l’en­cy­clique men­tion­née ci-​dessus, se sont orien­tés d’une manière spé­ciale l’en­sei­gne­ment de l’Eglise et les mul­tiples ini­tia­tives liées à sa mis­sion apos­to­lique. Si je désire concen­trer sur le tra­vail les pré­sentes réflexions, je veux le faire non pas d’une manière ori­gi­nale mais plu­tôt en lien orga­nique avec toute la tra­di­tion de cet ensei­gne­ment et de ces ini­tia­tives. En même temps, je le fais selon l’o­rien­ta­tion de l’Evangile, afin de tirer du patri­moine de l’Evangile du vieux et du neuf 7. Le tra­vail, c’est cer­tain, est quelque chose de « vieux », d’aus­si vieux que l’homme et que sa vie sur terre. Toutefois, la situa­tion géné­rale de l’homme dans le monde d’au­jourd’­hui, telle qu’elle est diag­nos­ti­quée et ana­ly­sée sous ses divers aspects _​géo­gra­phie, culture, civi­li­sa­tion _​exige que l’on découvre les nou­velles signi­fi­ca­tions du tra­vail humain et que l’on for­mule aus­si les nou­velles tâches qui, dans ce sec­teur, se pré­sentent à tout homme, à la famille, aux nations par­ti­cu­lières, à tout le genre humain, et enfin à l’Eglise elle-même.

Durant les années écou­lées depuis la publi­ca­tion de l’en­cy­clique Rerum nova­rum, la ques­tion sociale n’a pas ces­sé d’oc­cu­per l’at­ten­tion de l’Eglise. Nous en avons le témoi­gnage dans les nom­breux docu­ments du Magistère, qu’ils émanent des Souverains Pontifes ou du Concile Vatican II ; nous en avons le témoi­gnage dans les docu­ments des divers Episcopats ; nous en avons le témoi­gnage dans l’ac­ti­vi­té des dif­fé­rents centres de pen­sée et d’i­ni­tia­tives apos­to­liques concrètes, tant au niveau inter­na­tio­nal qu’au niveau des Eglises locales. Il est dif­fi­cile d’é­nu­mé­rer ici en détail toutes les mani­fes­ta­tions de l’en­ga­ge­ment vital de l’Eglise et des chré­tiens dans la ques­tion sociale car elles sont fort nom­breuses. Comme résul­tat du Concile, la Commission pon­ti­fi­cale « Iustitia et Pax » est deve­nue le prin­ci­pal centre de coor­di­na­tion dans ce domaine, avec ses Organismes cor­res­pon­dants dans le cadre des Conférences épis­co­pales. Le nom de cette ins­ti­tu­tion est très expres­sif : il signi­fie que la ques­tion sociale doit être trai­tée dans sa dimen­sion inté­grale, dans son ensemble. L’engagement en faveur de la jus­tice doit être inti­me­ment lié à l’en­ga­ge­ment pour la paix dans le monde contem­po­rain. C’est bien en faveur de ce double enga­ge­ment qu’a plai­dé la dou­lou­reuse expé­rience des deux grandes guerres mon­diales qui, durant les quatre-​vingt-​dix der­nières années, ont bou­le­ver­sé nombre de pays tant du conti­nent euro­péen que, du moins par­tiel­le­ment, des autres conti­nents. C’est en sa faveur aus­si que plaident, spé­cia­le­ment depuis la fin de la seconde guerre mondiaIe, la menace per­ma­nente d’une guerre nucléaire et la pers­pec­tive de la ter­rible auto-​destruction qui en résulte.

Si nous sui­vons la ligne prin­ci­pale de déve­lop­pe­ment des docu­ments du Magistère suprême de l’Eglise, nous trou­vons pré­ci­sé­ment dans ces der­niers la confir­ma­tion expli­cite d’une telle manière de poser le pro­blème. La posi­tion clé, en ce qui concerne la ques­tion de la paix dans le monde, est celle de l’en­cy­clique Pacem in ter­ris de Jean XXIII. Si l’on consi­dère par ailleurs l’é­vo­lu­tion de la ques­tion de la jus­tice sociale, on doit noter que, si dans la période qui va de Rerum nova­rum à Quadragesimo anno de Pie XI, l’en­sei­gne­ment de l’Eglise se concentre sur­tout sur la juste solu­tion de ce qu’on appelle la ques­tion ouvrière, dans le cadre des nations par­ti­cu­lières, au cours de la phase sui­vante, cet ensei­gne­ment élar­git l’ho­ri­zon aux dimen­soins du monde. La dis­tri­bu­tion inégale des richesses et de la misère, l’exis­tence de pays et de conti­nents déve­lop­pés et d’autres qui ne le sont pas, exigent une péréqua­tion et aus­si la recherche des che­mins menant à un juste déve­lop­pe­ment pour tous. C’est dans cette direc­tion que va l’en­sei­gne­ment conte­nu dans l’en­cy­clique Mater et magis­tra de Jean XXIII, dans la consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes du Concile Vatican II et dans l’en­cy­clique Populorum pro­gres­sio de Paul VI.

Cette orien­ta­tion dans laquelle se déve­loppent l’en­sei­gne­ment et l’en­ga­ge­ment de l’Eglise dans la ques­tion sociale cor­res­pond exac­te­ment à l’ob­ser­va­tion objec­tive des situa­tions de fait. Si, autre­fois, on met­tait sur­tout en évi­dence, au centre de cette ques­tion, le pro­blème de la « classe », à une époque plus récente on met au pre­mier plan le pro­blème du « monde ». On consi­dère donc non seule­ment le cadre de la classe mais, à l’é­che­lon mon­dial, celui des inéga­li­tés et des injus­tices, et, par voie de consé­quence, non seule­ment la dimen­sion de classe mais la dimen­sion mon­diale des tâches à accom­plir pour avan­cer vers la réa­li­sa­tion de la jus­tice dans le monde contem­po­rain. L’analyse com­plète de la situa­tion du monde d’au­jourd’­hui a mis en évi­dence de manière encore plus pro­fonde et plus pleine la signi­fi­ca­tion de l’a­na­lyse anté­rieure des injus­tices sociales, signi­fi­ca­tion qui doit être aujourd’­hui don­née aux efforts ten­dant à éta­blir la jus­tice sur la terre, sans pour autant cacher les struc­tures injustes mais en sol­li­ci­tant au contraire leur exa­men et leur trans­for­ma­tion à une échelle plus universelle.

3. Le pro­blème du tra­vail, clé de la ques­tion sociale

Au milieu de tous ces pro­ces­sus _​qu’il s’a­gisse du diag­nos­tic de la réa­li­té sociale objec­tive ou même de l’en­sei­gne­ment de l’Eglise dans le domaine de la ques­tion sociale com­plexe et à mul­tiple face _​, le pro­blème du tra­vail humain appa­raît natu­rel­le­ment fort sou­vent. Il est d’une cer­taine façon une com­po­sante fixe de l’en­sei­gne­ment de l’Eglise comme il l’est de la vie sociale. Dans cet ensei­gne­ment, du reste, l’at­ten­tion por­tée à un tel pro­blème remonte bien au-​delà des quatre-​vingt-​dix der­nières années. La doc­trine sociale de l’Eglise, en effet, trouve sa source dans l’Ecriture Sainte, à com­men­cer par le Livre de la Genèse, et par­ti­cu­liè­re­ment dans l’Evangile et dans les écrits apos­to­liques. Elle fai­sait par­tie, dès le début, de l’en­sei­gne­ment de l’Eglise elle-​même, de sa concep­tion de l’homme et de la vie sociale, et spé­cia­le­ment de la morale sociale éla­bo­rée selon les néces­si­tés des diverses époques. Ce patri­moine tra­di­tion­nel a été ensuite reçu en héri­tage et déve­lop­pé par l’en­sei­gne­ment des Souverains Pontifes sur la moderne « ques­tion sociale », à par­tir de l’en­cy­clique Rerum nova­rum. Dans le contexte de cette ques­tion, les appro­fon­dis­se­ments du pro­blème du tra­vail ont connu une mise à jour conti­nuelle, en conser­vant tou­jours la base chré­tienne de véri­té que nous pou­vons qua­li­fier de permanente.

Si, dans le pré­sent docu­ment, nous reve­nons de nou­veau sur ce pro­blème, _​sans d’ailleurs avoir l’in­ten­tion de tou­cher tous les thèmes qui le concernent _​, ce n’est pas tel­le­ment pour recueillir et répé­ter ce qui est déjà conte­nu dans l’en­sei­gne­ment de l’Eglise, mais plu­tôt pour mettre en évi­dence _​peut-​être plus qu’on ne l’a jamais effec­tué _​le fait que le tra­vail humain est une clé, et pro­ba­ble­ment la clé essen­tielle, de toute la ques­tion sociale, si nous essayons de la voir vrai­ment du point de vue du bien de l’homme. Et si la solu­tion _​ou plu­tôt la solu­tion pro­gres­sive _​de la ques­tion sociale, qui conti­nue sans cesse à se pré­sen­ter et qui se fait tou­jours plus com­plexe, doit être cher­chée dans un effort pour « rendre la vie humaine plus humaine » 8, alors pré­ci­sé­ment la clé qu’est le tra­vail humain acquiert une impor­tance fon­da­men­tale et décisive.

II. LE TRAVAIL ET L’HOMME

4. Au Livre de la Genèse

L’Eglise est convain­cue que le tra­vail consti­tue une dimen­sion fon­da­men­tale de l’exis­tence de l’homme sur la terre. Elle est confir­mée dans cette convic­tion par la prise en compte de l’en­semble du patri­moine des mul­tiples sciences consa­crées à l’homme : l’an­thro­po­lo­gie, la paléon­to­lo­gie, l’his­toire, la socio­lo­gie, la psy­cho­lo­gie, etc.; toutes semblent témoi­gner de cette réa­li­té de façon irré­fu­table. Toutefois, l’Eglise tire cette convic­tion avant tout de la source qu’est la parole de Dieu révé­lée, et c’est pour­quoi ce qui est une convic­tion de l’in­tel­li­gence acquiert aus­si le carac­tère d’une convic­tion de foi. La rai­son en est que l’Eglise _​il vaut la peine de le noter dès main­te­nant _​croit en l’homme : elle pense à l’homme et s’a­dresse à lui, non seule­ment à la lumière de l’ex­pé­rience his­to­rique ou avec l’aide des mul­tiples méthodes de la connais­sance scien­ti­fique, mais encore et sur­tout à la lumière de la parole révé­lée du Dieu vivant. Se réfé­rant à l’homme, elle cherche à expri­mer les des­seins éter­nels et les des­tins trans­cen­dants que le Dieu vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme. L’Eglise trouve dès les pre­mières pages du Livre de la Genèse la source de sa convic­tion que le tra­vail consti­tue une dimen­sion fon­da­men­tale de l’exis­tence humaine sur la terre. L’analyse de ces textes nous rend conscients de ce que en eux _​par­fois sous un mode archaïque de mani­fes­ter la pen­sée _​ont été expri­mées les véri­tés fon­da­men­tales sur l’homme, et cela déjà dans le contexte du mys­tère de la créa­tion. Ces véri­tés sont celles qui décident de l’homme depuis le com­men­ce­ment et qui, en même temps, tracent les grandes lignes de son exis­tence ter­restre, aus­si bien dans l’é­tat de jus­tice ori­gi­nelle qu’a­près la rup­ture, déter­mi­née par le péché, de l’al­liance ori­gi­nelle du Créateur avec la créa­tion dans l’homme. Lorsque celui-​ci, fait « à l’i­mage de Dieu …, homme et femme » 9, entend ces mots : « Soyez féconds, multipliez-​vous, emplis­sez la terre et soumettez-​la » 10, même si ces paroles ne se réfèrent pas direc­te­ment et expli­ci­te­ment au tra­vail, elles y font sans aucun doute allu­sion indi­rec­te­ment, comme une acti­vi­té à exer­cer dans le monde. Bien plus, elles en démontrent l’es­sence la plus pro­fonde. L’homme est l’i­mage de Dieu notam­ment par le man­dat qu’il a reçu de son Créateur de sou­mettre, de domi­ner la terre. En accom­plis­sant ce man­dat, l’homme, tout être humain, reflète l’ac­tion même du Créateur de l’univers.

Le tra­vail, enten­du comme une acti­vi­té « tran­si­tive » _​c’est-​à-​dire que, pre­nant sa source dans le sujet humain, il est tour­né vers un objet externe _​, sup­pose une domi­na­tion spé­ci­fique de l’homme sur la « terre », et à son tour il confirme et déve­loppe cette domi­na­tion. Il est clair que sous le nom de « terre » dont parle le texte biblique, il faut entendre avant tout la por­tion de l’u­ni­vers visible dans laquelle l’homme habite ; mais par exten­sion on peut l’en­tendre de tout le monde visible en tant que se trou­vant à la por­tée de l’in­fluence de l’homme, notam­ment lorsque ce der­nier cherche à répondre à ses propres besoins. L’expression « domi­nez la terre » a une por­tée immense. Elle indique toutes les res­sources que la terre (et indi­rec­te­ment le monde visible) cache en soi et qui, par l’ac­ti­vi­té consciente de l’homme, peuvent être décou­vertes et uti­li­sées à sa conve­nance. Ainsi ces mots, pla­cés au début de la Bible, ne cessent jamais d’être actuels. Ils s’ap­pliquent aus­si bien à toutes les époques pas­sées de la civi­li­sa­tion et de l’é­co­no­mie qu’à toute la réa­li­té contem­po­raine et aux phases futures du déve­lop­pe­ment qui se des­sinent déjà peut-​être dans une cer­taine mesure, mais qui pour une grande part res­tent encore pour l’homme qua­si­ment incon­nues et cachées.

Si par­fois on parle de périodes « d’ac­cé­lé­ra­tion » dans la vie éco­no­mique et dans la civi­li­sa­tion de l’hu­ma­ni­té ou des diverses nations, en rap­pro­chant ces « accé­lé­ra­tions » des pro­grès de la science et de la tech­nique et spé­cia­le­ment des décou­vertes déci­sives pour la vie socio-​économique, on peut dire en même temps qu’au­cune de ces « accé­lé­ra­tions » ne dépasse le conte­nu essen­tiel de ce qui a été dit dans ce très antique texte biblique. En deve­nant tou­jours plus maître de la terre grâce à son tra­vail et en affer­mis­sant, par le tra­vail éga­le­ment, sa domi­na­tion sur le monde visible, l’homme reste, dans chaque cas et à chaque phase de ce pro­ces­sus, dans la ligne du plan ori­gi­nel du Créateur ; et ce plan est néces­sai­re­ment et indis­so­lu­ble­ment lié au fait que l’être humain a été créé, en qua­li­té d’homme et de femme, « à l’i­mage de Dieu ». Ce pro­ces­sus est éga­le­ment uni­ver­sel : il concerne tous les hommes, chaque géné­ra­tion, chaque phase du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et cultu­rel, et en même temps c’est un pro­ces­sus qui se réa­lise en chaque homme, en chaque être humain conscient. Tous et cha­cun sont en même temps concer­nés par lui. Tous et cha­cun, dans une mesure appro­priée et avec un nombre incal­cu­lable de moda­li­tés, prennent part à ce gigan­tesque pro­ces­sus par lequel l’homme « sou­met la terre » au moyen de son travail.

5. Le tra­vail au sens objec­tif : la technique

Ce carac­tère uni­ver­sel et mul­tiple du pro­ces­sus par lequel l’homme « sou­met la terre » éclaire bien le tra­vail de l’homme, puisque la domi­na­tion de l’homme sur la terre se réa­lise dans le tra­vail et par le tra­vail. Ainsi appa­raît la signi­fi­ca­tion du tra­vail au sens objec­tif, qui trouve son expres­sion selon les diverses époques de la culture et de la civi­li­sa­tion. L’homme domine la terre déjà par le fait qu’il domes­tique les ani­maux, les éle­vant et tirant d’eux sa nour­ri­ture et les vête­ments néces­saires, et par le fait qu’il peut extraire de la terre et de la mer diverses res­sources natu­relles. Mais l’homme domine bien plus la terre lors­qu’il com­mence à la culti­ver, puis lors­qu’il trans­forme ses pro­duits pour les adap­ter à ses besoins. L’agriculture consti­tue ain­si un sec­teur pri­maire de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique ; elle est, grâce au tra­vail de l’homme, un fac­teur indis­pen­sable de la pro­duc­tion. L’industrie à son tour consis­te­ra tou­jours à com­bi­ner les richesses de la terre _​res­sources brutes de la nature, pro­duits de l’a­gri­cul­ture, res­sources minières ou chi­miques _​et le tra­vail de l’homme, son tra­vail phy­sique comme son tra­vail intel­lec­tuel. Cela vaut aus­si en un cer­tain sens dans le sec­teur de ce que l’on appelle l’in­dus­trie de ser­vice, et dans celui de la recherche, pure ou appliquée.

Aujourd’hui, dans l’in­dus­trie et dans l’a­gri­cul­ture, l’ac­ti­vi­té de l’homme a ces­sé dans de nom­breux cas d’être un tra­vail sur­tout manuel parce que la fatigue des mains et des muscles est sou­la­gée par l’emploi de machines et de méca­nismes tou­jours plus per­fec­tion­nés. Dans l’in­dus­trie mais aus­si dans l’a­gri­cul­ture, nous sommes témoins des trans­for­ma­tions ren­dues pos­sibles par le déve­lop­pe­ment gra­duel et conti­nuel de la science et de la tech­nique. Et cela, dans son ensemble, est deve­nu his­to­ri­que­ment une cause de tour­nants impor­tants dans la civi­li­sa­tion, depuis le début de « l’ère indus­trielle » jus­qu’aux phases sui­vantes de déve­lop­pe­ment grâce à de nou­velles tech­niques comme l’élec­tro­nique ou, ces der­nières années, les microprocesseurs.

Il peut sem­bler que dans le pro­ces­sus indus­triel c’est la machine qui « tra­vaille » tan­dis que l’homme se contente de la sur­veiller, ren­dant pos­sible son fonc­tion­ne­ment et le sou­te­nant de diverses façons ; mais il est vrai aus­si que, pré­ci­sé­ment à cause de cela, le déve­lop­pe­ment indus­triel éta­blit un point de départ pour repo­ser d’une manière nou­velle le pro­blème du tra­vail humain. La pre­mière indus­tria­li­sa­tion qui a créé la ques­tion dite ouvrière comme les chan­ge­ments indus­triels et post-​industriels inter­ve­nus par la suite démontrent clai­re­ment que, même à l’é­poque du « tra­vail » tou­jours plus méca­ni­sé, le sujet propre du tra­vail reste l’homme.

Le déve­lop­pe­ment de l’in­dus­trie et des divers sec­teurs connexes, jus­qu’aux tech­no­lo­gies les plus modernes de l’élec­tro­nique, spé­cia­le­ment dans le domaine de la minia­tu­ri­sa­tion, de l’in­for­ma­tique, de la télé­ma­tique, etc., montre le rôle immense qu’as­sume jus­te­ment, dans l’in­te­rac­tion du sujet et de l’ob­jet du tra­vail (au sens le plus large du mot), cette alliée du tra­vail, engen­drée par la pen­sée de l’homme, qu’est la technique.

Entendue dans ce cas, non comme une capa­ci­té ou une apti­tude au tra­vail, mais comme un ensemble d’ins­tru­ments dont l’homme se sert dans son tra­vail, la tech­nique est indu­bi­ta­ble­ment une alliée de l’homme. Elle lui faci­lite le tra­vail, le per­fec­tionne, l’ac­cé­lère et le mul­ti­plie. Elle favo­rise l’aug­men­ta­tion de la quan­ti­té des pro­duits du tra­vail, et elle per­fec­tionne éga­le­ment la qua­li­té de beau­coup d’entre eux. C’est un fait, par ailleurs, qu’en cer­tains cas, cette alliée qu’est la tech­nique peut aus­si se trans­for­mer en qua­si adver­saire de l’homme, par exemple lorsque la méca­ni­sa­tion du tra­vail « sup­plante » l’homme en lui ôtant toute satis­fac­tion per­son­nelle, et toute inci­ta­tion à la créa­ti­vi­té et à la res­pon­sa­bi­li­té, lors­qu’elle sup­prime l’emploi de nom­breux tra­vailleurs ou lorsque, par l’exal­ta­tion de la machine, elle réduit l’homme à en être l’esclave.

Si l’ex­pres­sion biblique « sou­met­tez la terre », adres­sée à l’homme dès le com­men­ce­ment, est com­prise dans le contexte de toute notre époque moderne, indus­trielle et post-​industrielle, elle contient indu­bi­ta­ble­ment aus­si un rap­port avec la tech­nique, avec le monde de la méca­ni­sa­tion et de la machine, rap­port qui est le fruit du tra­vail de l’in­tel­li­gence humaine et qui confirme his­to­ri­que­ment la domi­na­tion de l’homme sur la nature.

L’époque récente de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, et spé­cia­le­ment de cer­taines socié­tés, porte en soi une juste affir­ma­tion de la tech­nique comme élé­ment fon­da­men­tal de pro­grès éco­no­mique ; mais, en même temps, de cette affir­ma­tion ont sur­gi et sur­gissent encore conti­nuel­le­ment les ques­tions essen­tielles concer­nant le tra­vail humain dans ses rap­ports avec son sujet qui est jus­te­ment l’homme. Ces ques­tions contiennent un ensemble par­ti­cu­lier d’élé­ments et de ten­sions de carac­tère éthique et même éthico-​social. Et c’est pour­quoi elles consti­tuent un défi conti­nuel pour de mul­tiples ins­ti­tu­tions, pour les Etats et les gou­ver­ne­ments, pour les sys­tèmes et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales ; elles consti­tuent éga­le­ment un défi pour l’Eglise.

6. Le tra­vail au sens sub­jec­tif : l’homme, sujet du travail 

Pour conti­nuer notre ana­lyse du tra­vail liée à la parole de la Bible selon laquelle l’homme doit sou­mettre la terre, il nous faut main­te­nant concen­trer notre atten­tion sur le tra­vail au sens sub­jec­tif, beau­coup plus que nous ne l’a­vons fait en nous réfé­rant au sens objec­tif du tra­vail : nous avons tout juste effleu­ré ce vaste pro­blème qui est par­fai­te­ment connu, et dans tous ses détails, des spé­cia­listes des divers sec­teurs et aus­si des hommes mêmes du monde du tra­vail, cha­cun dans son domaine. Si les paroles du Livre de la Genèse aux­quelles nous nous réfé­rons dans cette ana­lyse parlent de façon indi­recte du tra­vail au sens objec­tif, c’est de la même façon qu’elles parlent aus­si du sujet du tra­vail ; mais ce qu’elles disent est fort élo­quent et rem­pli d’une grande signification.

L’homme doit sou­mettre la terre, il doit la domi­ner, parce que comme « image de Dieu » il est une per­sonne, c’est-​à-​dire un sujet, un sujet capable d’a­gir d’une manière pro­gram­mée et ration­nelle, capable de déci­der de lui-​même et ten­dant à se réa­li­ser lui-​même. C’est en tant que per­sonne que l’homme est sujet du tra­vail. C’est en tant que per­sonne qu’il tra­vaille, qu’il accom­plit diverses actions appar­te­nant au pro­ces­sus du tra­vail ; et ces actions, indé­pen­dam­ment de leur conte­nu objec­tif, doivent toutes ser­vir à la réa­li­sa­tion de son huma­ni­té, à l’ac­com­plis­se­ment de la voca­tion qui lui est propre en rai­son de son huma­ni­té même : celle d’être une per­sonne. Les prin­ci­pales véri­tés sur ce thème ont été rap­pe­lées der­niè­re­ment par le Concile Vatican II dans la consti­tu­tion Gaudium et spes, en par­ti­cu­lier par le cha­pitre I consa­cré à la voca­tion de l’homme.

Ainsi la « domi­na­tion » dont parle le texte biblique que nous médi­tons ici ne se réfère pas seule­ment à la dimen­sion objec­tive du tra­vail : elle nous intro­duit en même temps à la com­pré­hen­sion de sa dimen­sion sub­jec­tive. Le tra­vail enten­du comme pro­ces­sus par lequel l’homme et le genre humain sou­mettent la terre ne cor­res­pond à ce concept fon­da­men­tal de la Bible que lorsque, dans tout ce pro­ces­sus, l’homme se mani­feste en même temps et se confirme comme celui qui « domine ». Cette domi­na­tion, en un cer­tain sens, se réfère à la dimen­sion sub­jec­tive plus encore qu’à la dimen­sion objec­tive : cette dimen­sion condi­tionne la nature éthique du tra­vail. Il n’y a en effet aucun doute que le tra­vail humain a une valeur éthique qui, sans moyen terme, reste direc­te­ment liée au fait que celui qui l’exé­cute est une per­sonne, un sujet conscient et libre, c’est-​à-​dire un sujet qui décide de lui-même.

Cette véri­té, qui consti­tue en un cer­tain sens le noyau cen­tral et per­ma­nent de la doc­trine chré­tienne sur le tra­vail humain, a eu et conti­nue d’a­voir une signi­fi­ca­tion fon­da­men­tale pour la for­mu­la­tion des impor­tants pro­blèmes sociaux au cours d’é­poques entières.

L’âge antique a intro­duit par­mi les hommes une dif­fé­ren­cia­tion typique par groupes selon le genre de tra­vail qu’ils fai­saient. Le tra­vail qui exi­geait du tra­vailleur l’emploi des forces phy­siques, le tra­vail des muscles et des mains, était consi­dé­ré comme indigne des hommes libres, et on y des­ti­nait donc les esclaves. Le chris­tia­nisme, élar­gis­sant cer­tains aspects déjà propres à l’Ancien Testament, a accom­pli ici une trans­for­ma­tion fon­da­men­tale des concepts, en par­tant de l’en­semble du mes­sage évan­gé­lique et sur­tout du fait que Celui qui, étant Dieu, est deve­nu en tout sem­blable à nous 11, a consa­cré la plus grande par­tie de sa vie sur terre au tra­vail manuel, à son éta­bli de char­pen­tier. Cette cir­cons­tance consti­tue par elle-​même le plus élo­quent « évan­gile du tra­vail ». Il en résulte que le fon­de­ment per­met­tant de déter­mi­ner la valeur du tra­vail humain n’est pas avant tout le genre de tra­vail que l’on accom­plit mais le fait que celui qui l’exé­cute est une per­sonne. Les sources de la digni­té du tra­vail doivent être cher­chées sur­tout, non pas dans sa dimen­sion objec­tive mais dans sa dimen­sion subjective.

Avec une telle concep­tion dis­pa­raît pra­ti­que­ment le fon­de­ment même de l’an­cienne dis­tinc­tion des hommes en groupes déter­mi­nés par le genre de tra­vail qu’ils exé­cutent. Cela ne veut pas dire que le tra­vail humain ne puisse et ne doive en aucune façon être valo­ri­sé et qua­li­fié d’un point de vue objec­tif. Cela veut dire seule­ment que le pre­mier fon­de­ment de la valeur du tra­vail est l’homme lui-​même, son sujet. Ici vient tout de suite une conclu­sion très impor­tante de nature éthique : bien qu’il soit vrai que l’homme est des­ti­né et est appe­lé au tra­vail, le tra­vail est avant tout « pour l’homme » et non l’homme « pour le tra­vail ». Par cette conclu­sion, on arrive fort jus­te­ment à recon­naître la pré­émi­nence de la signi­fi­ca­tion sub­jec­tive du tra­vail par rap­port à sa signi­fi­ca­tion objec­tive. En par­tant de cette façon de com­prendre les choses et en sup­po­sant que dif­fé­rents tra­vaux accom­plis par les hommes puissent avoir une plus ou moins grande valeur objec­tive, nous cher­chons tou­te­fois à mettre en évi­dence le fait que cha­cun d’eux doit être esti­mé sur­tout à la mesure de la digni­té du sujet même du tra­vail, c’est-​à-​dire de la per­sonne, de l’homme qui l’exé­cute. D’un autre côté, indé­pen­dam­ment du tra­vail que tout homme accom­plit, et en sup­po­sant qu’il consti­tue un but _​par­fois fort absor­bant _​de son acti­vi­té, ce but ne pos­sède pas par lui-​même une signi­fi­ca­tion défi­ni­tive. En fin de compte, le but du tra­vail, de tout tra­vail exé­cu­té par l’homme _​fût-​ce le plus humble ser­vice, le tra­vail le plus mono­tone selon l’é­chelle com­mune d’é­va­lua­tion, voire le plus mar­gi­na­li­sant _​reste tou­jours l’homme lui-même.

7. Une menace contre la véri­table hié­rar­chie des valeurs 

Ces affir­ma­tions essen­tielles sur le tra­vail ont tou­jours résul­té des richesses de la véri­té chré­tienne, spé­cia­le­ment du mes­sage même de l”«évangile du tra­vail », et elles ont créé le fon­de­ment de la nou­velle façon de pen­ser, de juger et d’a­gir des hommes. A l’é­poque moderne, dès le début de l’ère indus­trielle, la véri­té chré­tienne sur le tra­vail devait s’op­po­ser aux divers cou­rants de la pen­sée maté­ria­liste et « économiste ».

Pour cer­tains par­ti­sans de ces idées, le tra­vail était com­pris et trai­té comme une espèce de « mar­chan­dise » que le tra­vailleur _​et spé­cia­le­ment l’ou­vrier de l’in­dus­trie _​vend à l’employeur, lequel est en même temps le pos­ses­seur du capi­tal, c’est-​à-​dire de l’en­semble des ins­tru­ments de tra­vail et des moyens qui rendent pos­sible la pro­duc­tion. Cette façon de conce­voir le tra­vail s’est répan­due plus spé­cia­le­ment, peut-​être, dans la pre­mière moi­tié du XIXe siècle. Par la suite, les for­mu­la­tions expli­cites de ce genre ont presque com­plè­te­ment dis­pa­ru, lais­sant la place à une façon plus humaine de pen­ser et d’é­va­luer le tra­vail. L’interaction du tra­vailleur et de l’en­semble des ins­tru­ments et des moyens de pro­duc­tion a don­né lieu au déve­lop­pe­ment de diverses formes de capi­ta­lisme _​paral­lè­le­ment à diverses formes de col­lec­ti­visme _​dans les­quelles se sont insé­rés d’autres élé­ments socio-​économiques à la suite de nou­velles cir­cons­tances concrètes, de l’ac­tion des asso­cia­tions de tra­vailleurs et des pou­voirs publics, de l’ap­pa­ri­tion de grandes entre­prises trans­na­tio­nales. Malgré cela, le dan­ger de trai­ter le tra­vail comme une « mar­chan­dise sui gene­ris », ou comme une « force » ano­nyme néces­saire à la pro­duc­tion (on parle même de « force-​travail »), existe tou­jours, lorsque la manière d’a­bor­der les pro­blèmes éco­no­miques est carac­té­ri­sée par les prin­cipes de l”«économisme » matérialiste.

Ce qui, pour cette façon de pen­ser et de juger, consti­tue une occa­sion sys­té­ma­tique et même, en un cer­tain sens, un sti­mu­lant, c’est le pro­ces­sus accé­lé­ré de déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion uni­la­té­ra­le­ment maté­ria­liste, dans laquelle on donne avant tout de l’im­por­tance à la dimen­sion objec­tive du tra­vail, tan­dis que la dimen­sion sub­jec­tive _​tout ce qui est en rap­port indi­rect ou direct avec le sujet même du tra­vail _​reste sur un plan secon­daire. Dans tous les cas de ce genre, dans chaque situa­tion sociale de ce type, sur­vient une confu­sion, ou même une inver­sion de l’ordre éta­bli depuis le com­men­ce­ment par les paroles du Livre de la Genèse : l’homme est alors trai­té comme un ins­tru­ment de pro­duc­tion 12 alors que lui _​lui seul, quel que soit le tra­vail qu’il accom­plit _​devrait être trai­té comme son sujet effi­cient, son véri­table arti­san et son créa­teur. C’est pré­ci­sé­ment cette inver­sion d’ordre, abs­trac­tion faite du pro­gramme et de la déno­mi­na­tion sous les aus­pices des­quels elle se pro­duit, qui méri­te­rait _​au sens indi­qué plus ample­ment ci-​dessous _​le nom de « capi­ta­lisme ». On sait que le capi­ta­lisme a sa signi­fi­ca­tion his­to­rique bien défi­nie en tant que sys­tème, et sys­tème économico-​social qui s’op­pose au « socia­lisme » ou « com­mu­nisme ». Mais si l’on prend en compte l’a­na­lyse de la réa­li­té fon­da­men­tale de tout le pro­ces­sus éco­no­mique et, avant tout, des struc­tures de pro­duc­tion _​ce qu’est, jus­te­ment, le tra­vail _​, il convient de recon­naître que l’er­reur du capi­ta­lisme pri­mi­tif peut se répé­ter par­tout où l’homme est en quelque sorte trai­té de la même façon que l’en­semble des moyens maté­riels de pro­duc­tion, comme un ins­tru­ment et non selon la vraie digni­té de son tra­vail, c’est-​à-​dire comme sujet et auteur, et par là même comme véri­table but de tout le Processus de production.

Cela étant, on com­prend que l’a­na­lyse du tra­vail humain faite à la lumière de ces paroles, qui concernent la « domi­na­tion » de l’homme sur la terre, s’in­sère au centre même de la pro­blé­ma­tique éthico-​sociale. Cette concep­tion devrait même trou­ver une place cen­trale dans toute la sphère de la poli­tique sociale et éco­no­mique, à l’é­chelle des divers pays comme à celle, plus vaste, des rap­ports inter­na­tio­naux et inter­con­ti­nen­taux, avec une réfé­rence par­ti­cu­lière aux ten­sions qui se font sen­tir dans le monde non seule­ment sur l’axe Orient-​Occident mais aus­si sur l’axe Nord-​Sud. Le Pape Jean XXIII dans son ency­clique Mater et magis­tra, puis le Pape Paul VI dans l’en­cy­clique Populorum pro­gres­sio, ont por­té une grande atten­tion à ces dimen­sions des pro­blèmes éthiques et sociaux contemporains.

8. Solidarité des travailleurs 

S’il s’a­git du tra­vail humain, envi­sa­gé dans la dimen­sion fon­da­men­tale de celui qui en est le sujet, c’est-​à-​dire de l’homme en tant que per­sonne exé­cu­tant ce tra­vail, on doit de ce point de vue faire au moins une esti­ma­tion som­maire des déve­lop­pe­ments qui sont inter­ve­nus, au cours des quatre-​vingt-​dix ans écou­lés depuis l’en­cy­clique Rerum nova­rum, quant à la dimen­sion sub­jec­tive du tra­vail. En effet, si le sujet du tra­vail est tou­jours le même, à savoir l’homme, des modi­fi­ca­tions notables se pro­duisent dans l’as­pect obiec­tif du tra­vail. Bien que l’on puisse dire que le tra­vail, en rai­son de son sujet, est un (un et tel qu’on n’en trouve jamais d’exac­te­ment sem­blable), un exa­men de ses condi­tions objec­tives amène à consta­ter qu’il existe beau­coup de tra­vaux, un très grand nombre de tra­vaux divers. Le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion humaine apporte en ce domaine en enri­chis­se­ment conti­nuel. En même temps, cepen­dant, on ne peut s’empêcher de noter que, dans le pro­ces­sus de ce déve­lop­pe­ment, on voit appa­raître de nou­velles formes de tra­vail, tan­dis que d’autres dis­pa­raissent. En admet­tant qu’en prin­cipe il s’a­gisse là d’un phé­no­mène nor­mal, il y a lieu cepen­dant de bien voir si en lui ne se glissent pas, plus ou moins pro­fon­dé­ment, cer­taines irré­gu­la­ri­tés qui peuvent être dan­ge­reuses pour des motifs d’é­thique sociale.

C’est pré­ci­sé­ment en rai­son d’une telle ano­ma­lie aux réper­cus­sions impor­tantes qu’est née, au siècle der­nier, ce qu’on a appe­lé la ques­tion ouvrière, défi­nie par­fois comme « ques­tion du pro­lé­ta­riat ». Cette ques­tion _​comme les pro­blèmes qui lui sont connexes _​a sus­ci­té une juste réac­tion sociale ; elle a fait sur­gir, on pour­rait même dire jaillir, un grand élan de soli­da­ri­té entre les tra­vailleurs et, avant tout, entre les tra­vailleurs de l’in­dus­trie. L’appel à la soli­da­ri­té et à l’ac­tion com­mune, lan­cé aux hommes du tra­vail, avait sa valeur, une valeur impor­tante, et sa force per­sua­sive, du point de vue de l’é­thique sociale, sur­tout lors­qu’il s’a­gis­sait du tra­vail sec­to­riel, mono­tone, déper­son­na­li­sant dans les com­plexes indus­triels, quand la machine avait ten­dance à domi­ner sur l’homme.

C’était la réac­tion contre la dégra­da­tion de l’homme comme sujet du tra­vail et contre l’ex­ploi­ta­tion inouie qui l’ac­com­pa­gnait dans le domaine des pro­fits, des condi­tions de tra­vail et de pré­voyance en faveur de la per­sonne du tra­vailleur. Une telle réac­tion a uni le monde ouvrier en un ensemble com­mu­nau­taire carac­té­ri­sé par une grande solidarité.

Dans le sillage de l’en­cy­clique Rerum nova­rum et des nom­breux docu­ments du Magistère de l’Eglise qui ont sui­vi, il faut fran­che­ment recon­naître que se jus­ti­fiait, du point de vue de la morale sociale, la réac­tion contre le sys­tème d’in­jus­tice et de pré­ju­dices qui criait ven­geance vers le Ciel 13 et qui pesait sur le tra­vailleur dans cette période de rapide indus­tria­li­sa­tion. Cet état de choses était favo­ri­sé par le sys­tème socio-​politique libé­ral qui, selon ses prin­cipes éco­no­miques, ren­for­çait et assu­rait l’i­ni­tia­tive éco­no­mique des seuls pos­ses­seurs de capi­taux, mais ne se pré­oc­cu­pait pas suf­fi­sam­ment des droits du tra­vailleur, en affir­mant que le tra­vail humain est seule­ment un ins­tru­ment de pro­duc­tion, et que le capi­tal est le fon­de­ment, le fac­teur et le but de la production.

Depuis lors, la soli­da­ri­té des tra­vailleurs, en même temps que, chez les autres, une prise de conscience plus nette et plus enga­gée concer­nant les droits des tra­vailleurs, ont pro­duit en beau­coup de cas des chan­ge­ments pro­fonds. On a ima­gi­né divers sys­tèmes nou­veaux. Diverses formes de néo-​capitalisme ou de col­lec­ti­visme se sont déve­lop­pées. Il n’est pas rare que les tra­vailleurs puissent par­ti­ci­per, et qu’ils par­ti­cipent effec­ti­ve­ment, à la ges­tion et au contrôle de la pro­duc­ti­vi­té des entre­prises. Au moyen d’as­so­cia­tions appro­priées, ils ont une influence sur les condi­tions de tra­vail et de rému­né­ra­tion, comme aus­si sur la légis­la­tion sociale. Mais en même temps, divers sys­tèmes fon­dés sur l’i­déo­lo­gie ou sur le pou­voir, comme aus­si de nou­veaux rap­ports appa­rus aux dif­fé­rents niveaux de la vie sociale, ont lais­sé per­sis­ter des injus­tices fla­grantes ou en ont créé de nou­velles. Au plan mon­dial, le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion et des com­mu­ni­ca­tions a ren­du pos­sible un diag­nos­tic plus com­plet des condi­tions de vie et de tra­vail de l’homme dans le monde entier, mais il a aus­si mis en lumière d’autres formes d’in­jus­tice bien plus éten­dues que celles qui, au siècle pas­sé, ont sus­ci­té l’u­nion des tra­vailleurs en vue d’une soli­da­ri­té par­ti­cu­lière dans le monde ouvrier. Il en est ain­si dans les pays qui ont déjà accom­pli un cer­tain pro­ces­sus de révo­lu­tion indus­trielle ; il en est éga­le­ment ain­si dans les pays où le pre­mier chan­tier de tra­vail conti­nue à être la culture de la terre ou d’autres occu­pa­tions du même type.

Des mou­ve­ments de soli­da­ri­té dans le domaine du tra­vail _​d’une soli­da­ri­té qui ne doit jamais être fer­me­ture au dia­logue et à la col­la­bo­ra­tion avec les autres _​peuvent être néces­saires, même par rap­port aux condi­tions de groupes sociaux qui aupa­ra­vant n’é­taient pas com­pris par­mi ces mou­ve­ments, mais qui subissent, dans les muta­tions des sys­tèmes sociaux et des condi­tions de vie, une « pro­lé­ta­ri­sa­tion » effec­tive ou même se trouvent déjà en réa­li­té dans une situa­tion de « pro­lé­ta­riat » qui, même si on ne la connaît pas encore sous ce nom, est telle qu’en fait elle le mérite. Dans cette situa­tion peuvent se trou­ver plu­sieurs caté­go­ries ou groupes de l”«intelligentsia » du tra­vail, spé­cia­le­ment lorsque l’ac­cès tou­jours plus large à l’ins­truc­tion, le nombre tou­jours crois­sant des per­sonnes ayant obte­nu des diplômes par leur pré­pa­ra­tion cultu­relle, vont de pair avec une dimi­nu­tion de demandes de leur tra­vail. Un tel chô­mage des intel­lec­tuels arrive ou aug­mente lorsque l’ins­truc­tion acces­sible n’est pas orien­tée vers les types d’emplois ou de ser­vices que requièrent les vrais besoins de la socié­té, ou quand le tra­vail pour lequel on exige l’ins­truc­tion, au moins pro­fes­sion­nelle, est moins recher­ché ou moins bien payé qu’un tra­vail manuel. Il est évident que l’ins­truc­tion, en soi, consti­tue tou­jours une valeur et un enri­chis­se­ment impor­tant de la per­sonne humaine ; néan­moins, cer­tains pro­ces­sus de « pro­lé­ta­ri­sa­tion » res­tent pos­sibles indé­pen­dam­ment de ce fait.

Aussi faut-​il conti­nuer à s’in­ter­ro­ger sur le sujet du tra­vail et sur les condi­tions dans les­quelles il vit. Pour réa­li­ser la jus­tice sociale dans les dif­fé­rentes par­ties du monde, dans les divers pays, et dans les rap­ports entre eux, il faut tou­jours qu’il y ait de nou­veaux mou­ve­ments de soli­da­ri­té des tra­vailleurs et de soli­da­ri­té avec les tra­vailleurs. Une telle soli­da­ri­té doit tou­jours exis­ter là où l’exigent la dégra­da­tion sociale du sujet du tra­vail, l’ex­ploi­ta­tion des tra­vailleurs et les zones crois­santes de misère et même de faim. L’Eglise est vive­ment enga­gée dans cette cause, car elle la consi­dère comme sa mis­sion, son ser­vice, comme un test de sa fidé­li­té au Christ, de manière à être vrai­ment l”«Eglise des pauvres ». Et les « pauvres » appa­raissent sous bien des aspects ; ils appa­raissent en des lieux divers et à dif­fé­rents moments ; ils appa­raissent en de nom­breux cas comme un résul­tat de la vio­la­tion de la digni­té du tra­vail humain : soit parce que les pos­si­bi­li­tés du tra­vail humain sont limi­tées _​c’est la plaie du chô­mage _​, soit parce qu’on més­es­time la valeur du tra­vail et les droits qui en pro­viennent, spé­cia­le­ment le droit au juste salaire, à la sécu­ri­té de la per­sonne du tra­vailleur et de sa famille.

9. Travail et digni­té de la personne 

En demeu­rant encore dans la pers­pec­tive de l’homme comme sujet du tra­vail, il convient que nous abor­dions, au moins de façon syn­thé­tique, quelques pro­blèmes qui défi­nissent de plus près la digni­té du tra­vail humain, car ils per­mettent de carac­té­ri­ser plus plei­ne­ment sa valeur morale spé­ci­fique. Il faut le faire en ayant tou­jours sous les yeux l’ap­pel biblique de « sou­mettre la terre » 14, par lequel s’est expri­mée la volon­té du Créateur, afin que le tra­vail per­mette à l’homme d’at­teindre cette « domi­na­tion » qui lui est propre dans le monde visible.

L’intention fon­da­men­tale et pri­mor­diale de Dieu par rap­port à l’homme qu”«il créa … à sa res­sem­blance, à son image » 15, n’a pas été rétrac­tée ni effa­cée, même pas lorsque l’homme, après avoir rom­pu l’al­liance ori­gi­nelle avec Dieu, enten­dit les paroles : « A la sueur de ton front tu man­ge­ras ton pain » 16. Ces paroles se réfèrent à la fatigue par­fois pesante qui depuis lors accom­pagne le tra­vail humain ; elles ne changent pas pour autant le fait que celui-​ci est la voie condui­sant l’homme à réa­li­ser la « domi­na­tion » qui lui est propre sur le monde visible en « sou­met­tant » la terre. Cette fatigue est un fait uni­ver­sel­le­ment connu, parce qu’u­ni­ver­sel­le­ment expé­ri­men­té. Ils le savent bien, ceux qui accom­plissent un tra­vail phy­sique dans des condi­tions par­fois excep­tion­nel­le­ment pénibles. Ils le savent bien les agri­cul­teurs qui, en de longues jour­nées, s’usent à culti­ver une terre qui, par­fois, « pro­duit des ronces et des épines » 17, et aus­si les mineurs dans les mines ou les car­rières de pierre, les tra­vailleurs de la sidé­rur­gie auprès des hauts­four­neaux, les hommes qui tra­vaillent dans les chan­tiers de construc­tion et dans le sec­teur du bâti­ment, alors qu’ils risquent fré­quem­ment leur vie ou l’in­va­li­di­té. Ils le savent bien éga­le­ment, les hommes atta­chés au chan­tier du tra­vail intel­lec­tuel, ils le savent bien les hommes de science, ils le savent bien, les hommes qui ont sur leurs épaules la grave res­pon­sa­bi­li­té de déci­sions des­ti­nées à avoir une vaste réso­nance sur le plan social. Ils le savent bien les méde­cins et les infir­miers, qui veillent jour et nuit auprès des malades. Elles le savent bien les femmes qui, sans que par­fois la socié­té et leurs proches eux-​mêmes le recon­naissent de façon suf­fi­sante, portent chaque jour la fatigue et la res­pon­sa­bi­li­té de leur mai­son et de l’é­du­ca­tion de leurs enfants. Oui, ils le savent bien, tous les tra­vailleurs et, puisque le tra­vail est vrai­ment une voca­tion uni­ver­selle, on peut même dire : tous les hommes.

Et pour­tant, avec toute cette fatigue _​et peut-​être, en un cer­tain sens, à cause d’elle _​le tra­vail est un bien de l’homme. Si ce bien porte la marque d’un bonum arduum, d’un « bien ardu », selon la ter­mi­no­lo­gie de saint Thomas 18, cela n’empêche pas que, comme tel, il est un bien de l’homme. Il n’est pas seule­ment un bien « utile » ou dont on peut « jouir », mais il est un bien « digne », c’est-​à-​dire qu’il cor­res­pond à la digni­té de l’homme, un bien qui exprime cette digni­té et qui l’ac­croît. En vou­lant mieux pré­ci­ser le sens éthique du tra­vail, il faut avant tout prendre en consi­dé­ra­tion cette vérite. Le tra­vail est un bien de l’homme _​il est un bien de son huma­ni­té _​car, par le tra­vail, non seule­ment l’homme trans­forme la nature en l’a­dap­tant à ses propres besoins, mais encore il se réa­lise lui-​même comme homme et même, en un cer­tain sens, « il devient plus homme ».

Sans cette consi­dé­ra­tion, on ne peut com­prendre le sens de la ver­tu de l’ar­deur au tra­vail, plus pré­ci­sé­ment on ne peut com­prendre pour­quoi l’ar­deur au tra­vail devrait être une ver­tu ; en effet la ver­tu, comme dis­po­si­tion morale, est ce qui per­met à l’homme de deve­nir bon en tant qu’­homme 19. Ce fait ne change en rien notre pré­oc­cu­pa­tion d’é­vi­ter que dans le tra­vail l’homme lui-​même ne subisse une dimi­nu­tion de sa propre digni­té, alors qu’il per­met à la matière d’être enno­blie 20. On sait aus­si que, de bien des façons, il est pos­sible de se ser­vir du tra­vail contre l’homme, qu’on peut punir l’homme par le sys­tème du tra­vail for­cé dans les camps de concen­tra­tion, qu’on peut faire du tra­vail un moyen d’op­pres­sion de l’homme, qu’en­fin on peut, de dif­fé­rentes façons, exploi­ter le tra­vail humain, c’est-​à-​dire le tra­vailleur. Tout ceci plaide pour l’o­bli­ga­tion morale d’u­nir l’ar­deur au tra­vail comme ver­tu à un ordre social du tra­vail, qui per­mette à l’homme de « deve­nir plus homme » dans le tra­vail, et lui évite de s’y dégra­der en usant ses forces phy­siques (ce qui est inévi­table, au moins jus­qu’à un cer­tain point), et sur­tout en enta­mant la digni­té et la sub­jec­ti­vi­té qui lui sont propres.

10. Travail et socié­té : famille, nation 

La dimen­sion per­son­nelle du tra­vail humain étant ain­si confir­mée, on doit en venir à la seconde sphère de valeurs qui lui est néces­sai­re­ment unie. Le tra­vail est le fon­de­ment sur lequel s’é­di­fie la vie fami­liale, qui est un droit natu­rel et une voca­tion pour l’homme. Ces deux sphères de valeurs _​l’une liée au tra­vail, l’autre déri­vant du carac­tère fami­lial de la vie humaine _​doivent s’u­nir et s’in­fluen­cer de façon cor­recte. Le tra­vail est, d’une cer­taine manière, la condi­tion qui rend pos­sible la fon­da­tion d’une famille, puisque celle-​ci exige les moyens de sub­sis­tance que l’homme acquiert nor­ma­le­ment par le tra­vail. Le tra­vail et l’ar­deur au tra­vail condi­tionnent aus­si tout le pro­ces­sus d’é­du­ca­tion dans la famille, pré­ci­sé­ment pour la rai­son que cha­cun « devient homme », entre autres, par le tra­vail, et que ce fait de deve­nir homme exprime jus­te­ment le but prin­ci­pal de tout le pro­ces­sus édu­ca­tif. C’est ici qu’entrent en jeu, dans un cer­tain sens, deux aspects du tra­vail : celui qui assure la vie et la sub­sis­tance de la famille, et celui par lequel se réa­lisent les buts de la famille, sur­tout l’é­du­ca­tion. Néanmoins ces deux aspects du tra­vail sont unis entre eux et se com­plètent sur dif­fé­rents points.

Dans l’en­semble, on doit se sou­ve­nir et affir­mer que la famille consti­tue l’un des termes de réfé­rence les plus inm­por­tants, selon les­quels doit se for­mer l’ordre social et éthique du tra­vail humain. La doc­trine de l’Eglise a tou­jours réser­vé une atten­tion spé­ciale à ce pro­blème et, dans le pré­sent docu­ment, il fau­dra que nous y reve­nions encore. Car la famille est à la fois une com­mu­nau­té ren­due pos­sible par le tra­vail et la pre­mière école interne de tra­vail pour tout homme.

La troi­sième sphère de valeurs que nous ren­con­trons dans la pers­pec­tive rete­nue ici _​celle du sujet du tra­vail _​regarde la grande socié­té à laquelle l’homme appar­tient en ver­tu de liens cultu­rels et his­to­riques par­ti­cu­liers. Cette socié­té, même si elle n’a pas encore pris la forme ache­vée d’une nation, est la grande « édu­ca­trice » de tout homme, encore qu’in­di­rec­te­ment (car cha­cun assume dans sa famille les élé­ments et les valeurs dont l’en­semble com­pose la culture d’une nation don­née), et elle est aus­si une grande incar­na­tion his­to­rique et sociale du tra­vail de toutes les géné­ra­tions. Le résul­tat de tout cela est que l’homme lie son iden­ti­té humame la plus pro­fonde à l’ap­par­te­nance à sa nation, et qu’il voit aus­si dans son tra­vail un moyen d’ac­croître le bien com­mun éla­bo­ré avec ses com­pa­triotes, en se ren­dant compte ain­si que, par ce moyen, le tra­vail sert à mul­ti­plier le patri­moine de toute la famille humaine, de tous les hommes vivant dans le monde.

Ces trois sphères conservent de façon per­ma­nente leur impor­tance pour le tra­vail humain dans sa dimen­sion sub­jec­tive. Cette dimen­sion, c’est-​à-​dire la réa­li­té concrète de l’homme au tra­vail, l’emporte sur la dimen­sion objec­tive. Dans la dimen­sion sub­jec­tive se réa­lise avant tout la « domi­na­tion » sur le monde de la nature, a laquelle l’homme est appe­lé depuis les ori­gines selon les paroles du Livre de la Genèse. Si le pro­ces­sus de sou­mis­sion de la terre, c’est-​à-​dire le tra­vail sous l’as­pect de la tech­nique, est carac­té­ri­sé au cours de l’his­toire, et spé­cia­le­ment ces der­niers siècles, par un immense déve­lop­pe­ment des moyens de pro­duc­tion, il s’a­git là d’un phé­no­mène avan­ta­geux et posi­tif, à condi­tion que la dimen­sion objec­tive du tra­vail ne prenne pas le des­sus sur la dimen­sion sub­jec­tive, en enle­vant à l’homme ou en dimi­nuant sa digni­té et ses droits inaliénables.

III. LE CONFLIT ENTRE LE TRAVAIL ET LE CAPITAL DANS LA PHASE ACTUELLE DE L’HISTOIRE

11. Dimension de ce conflit 

L’ébauche de la pro­blé­ma­tique fon­da­men­tale du tra­vail, telle qu’elle a été esquis­sée ci-​dessus, de même qu’elle se réfère aux pre­miers textes bibliques, consti­tue, en un cer­tain sens, l’ar­ma­ture de l’en­sei­gne­ment de l’Eglise, qui se main­tient inchan­gé à tra­vers les siècles, dans le contexte des diverses expé­riences de l’his­toire. Toutefois, sur la toile de fond des expé­riences qui ont pré­cé­dé la publi­ca­tion de l’en­cy­clique Rerum nova­rum et qui l’ont sui­vie, cet ensei­gne­ment acquiert une pos­si­bi­li­té par­ti­cu­lière d’ex­pres­sion et un carac­tère de vive actua­li­té. Le tra­vail appa­raît dans cette ana­lyse comme une grande réa­li­té, qui exerce une influence fon­da­men­tale sur la for­ma­tion, au sens humain, du monde conflé à l’homme par le Créateur et sur son huma­ni­sa­tion ; il est aus­si une réa­li­té étroi­te­ment liée à l’homme, comme à son propre sujet, et à sa façon ration­nelle d’a­gir. Cette réa­li­té, dans le cours nor­mal des choses, rem­plit la vie humaine et a une forte inci­dence sur sa valeur et sur son sens. Même s’il est asso­cié à la fatigue et à l’ef­fort, le tra­vail ne cesse pas d’être un bien, en sorte que l’homme se déve­loppe en aimant son tra­vail. Ce carac­tère du tra­vail humain, tout à fait posi­tif et créa­teur, édu­ca­tif et méri­toire, doit consti­tuer le fon­de­ment des esti­ma­tions et des déci­sions qui se prennent aujourd’­hui à son égard, même en réfé­rence aux droits sub­jec­tifs de l’homme, comme l’at­testent les Déclarations inter­na­tio­nales et aus­si les mul­tiples Codes du tra­vail, éla­bo­rés par les ins­ti­tu­tions légis­la­tives com­pé­tentes des divers pays comme par les orga­ni­sa­tions qui consacrent leur acti­vi­té sociale ou scientifico-​sociale à la pro­blé­ma­tique du tra­vail. Il y a un orga­nisme qui pro­meut de telles ini­tia­tives au niveau inter­na­tio­nal : c’est l’Organisation inter­na­tio­nale du Travail, la plus ancienne Institution spé­cia­li­sée de l’Organisation des Nations Unies.

Dans une par­tie sub­sé­quente des pré­sentes consi­dé­ra­tions, j’ai l’in­ten­tion de reve­nir de façon plus détaillée sur ces pro­blèmes impor­tants, en rap­pe­lant au moins les élé­ments fon­da­men­taux de la doc­trine de l’Eglise sur ce thème. Auparavant cepen­dant, il convient d’a­bor­der une sphère très impor­tante de pro­blèmes qui ont ser­vi de cadre à la for­ma­tion de cet ensei­gne­ment dans la der­nière étape, autre­ment dit dans la période dont le début, en un cer­tain sens sym­bo­lique, cor­res­pond à l’an­née de la publi­ca­tion de l’en­cy­clique Rerum nova­rum.

On sait que, durant toute cette période qui n’est d’ailleurs pas ter­mi­née, le pro­blème du tra­vail s’est posé en fonc­tion du grand conflit qui, à l’é­poque du déve­lop­pe­ment indus­triel et en liai­son avec lui, s’est mani­fes­té entre le « monde du capi­tal » et le « monde du tra­vail », autre­ment dit entre le groupe res­treint, mais très influent, des entre­pre­neurs, des pro­prié­taires ou déten­teurs des moyens de pro­duc­tion et la mul­ti­tude plus large des gens qui, pri­vés de ces moyens, ne par­ti­ci­paient au pro­ces­sus de pro­duc­tion que par leur tra­vail. Ce conflit a eu son ori­gine dans le fait que les tra­vailleurs met­taient leurs forces à la dis­po­si­tion du groupe des entre­pre­neurs, et que ce der­nier, gui­dé par le prin­cipe du plus grand pro­fit, cher­chait à main­te­nir le salaire le plus bas pos­sible pour le tra­vail exé­cu­té par les ouvriers. A cela il faut encore ajou­ter d’autres élé­ments d’ex­ploi­ta­tion, liés au manque de sécu­ri­té dans le tra­vail et à l’ab­sence de garan­ties quant aux condi­tions de san­té et de vie des ouvriers et de leurs familles.

Ce conflit, inter­pré­té par cer­tains comme un conflit socio-​économique à carac­tère de classe, a trou­vé son expres­sion dans le conflit idéo­lo­gique entre le libé­ra­lisme, enten­du comme idéo­lo­gie du capi­ta­lisme, et le mar­xisme, enten­du comme idéo­lo­gie du socia­lisme scien­tifque et du com­mu­nisme, qui pré­tend inter­ve­nir en qua­li­té de porte-​parole de la classe ouvrière, de tout le pro­lé­ta­riat mon­dial. De cette façon, le conflit réel qui exis­tait entre le monde du tra­vail et celui du capi­tal s’est trans­for­mé en lutte de classe sys­té­ma­tique, conduite avec des méthodes non seule­ment idéo­lo­giques mais aus­si et sur­tout poli­tiques. On connaît l’his­toire de ce conflit, comme on connaît aus­si les exi­gences de l’une et de l’autre par­tie. Le pro­gramme mar­xiste, basé sur la phi­lo­so­phie de Marx et d’Engels, voit dans la lutte des classes l’u­nique moyen d’é­li­mi­ner les injus­tices de classe exis­tant dáns la socié­té, et d’é­li­mi­ner les classes elles-​mêmes. La réa­li­sa­tion de ce pro­gramme envi­sage tout d’a­bord de « col­lec­ti­vi­ser » des moyens de pro­duc­tion, afin que, par le trans­fert de ces moyens des per­sonnes pri­vées à la col­lec­ti­vi­té, le tra­vail humain soit pré­ser­vé de l’exploitation.

C’est à cela que tend la lutte conduite par des méthodes idéo­lo­giques et aus­si poli­tiques. Les regrou­pe­ments ins­pi­rés par l’i­déo­lo­gie mar­xiste, comme par­tis poli­tiques, tendent, confor­mé­ment au prin­cipe de la « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » et en exer­çant des influences de divers types, y com­pris la pres­sion révo­lu­tion­naire, au mono­pole du pou­voir dans cha­cune des socié­tés, et veulent y intro­duire le sys­tème col­lec­ti­viste grâce à l’é­li­mi­na­tion de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion. Selon les prin­ci­paux idéo­logues et les chefs de cet ample mou­ve­ment inter­na­tio­nal, le but d’un tel pro­gramme d’ac­tion est d’ac­com­plir la révo­lu­tion sociale et d’in­tro­duire dans le monde entier le socia­lisme et, en défi­ni­tive, le sys­tème communiste.

En abor­dant cette sphère extrê­me­ment impor­tante de pro­blèmes qui consti­tuent non seule­ment une théo­rie mais la trame de la vie socio-​économique, poli­tique et inter­na­tio­nale, de notre époque, on ne peut entrer dans les détails, et d’ailleurs ce n’est pas néces­saire, puisque ces pro­blèmes sont connus aus­si bien grâce à une abon­dante lit­té­ra­ture qu’à par­tir des expé­riences pra­tiques. On doit, par contre, remon­ter de leur contexte au pro­blème fon­da­men­tal du tra­vail humain auquel sont consa­crées avant tout les consi­dé­ra­tions du pré­sent docu­ment. Il est en effet évident que ce pro­blème capi­tal, tou­jours du point de vue de l’homme _​pro­blème qui consti­tue l’une des dimen­sions fon­da­men­tales de son exis­tence ter­restre et de sa voca­tion _​, ne sau­rait être expli­qué autre­ment qu’en tenant compte de tout le contexte de la réa­li­té contemporaine.

12. Priorité du travail 

En face de cette réa­li­té contem­po­raine, dont la struc­ture porte si pro­fon­dé­ment ins­crits tant de conflits cau­sés par l’homme et dans laquelle les moyens tech­niques, fruits du tra­vail humain, jouent un rôle de pre­mier plan (on pense éga­le­ment ici à la pers­pec­tive d’un cata­clysme mon­dial dans l’é­ven­tua­li­té d’une guerre nucléaire dont les pos­si­bi­li­tés de des­truc­tion seraient qua­si inima­gi­nables), on doit avant tout rap­pe­ler un prin­cipe tou­jours ensei­gné par l’Eglise. C’est le prin­cipe de la prio­ri­té du « tra­vail » par rap­port au « capi­tal ». Ce prin­cipe concerne direc­te­ment le pro­ces­sus même de la pro­duc­tion dont le tra­vail est tou­jours une cause effi­ciente pre­mière, tan­dis que le « capi­tal », comme ensemble des moyens de pro­duc­tion, demeure seule­ment un ins­tru­ment ou la cause ins­tru­men­tale. Ce prin­cipe est une véri­té évi­dente qui res­sort de toute l’ex­pé­rience his­to­rique de l’homme.

Lorsque, dans le pre­mier cha­pitre de la Bible, nous lisons que l’homme doit sou­mettre la terre, nous savons que ces paroles se réfèrent à toutes les res­sources que le monde visible ren­ferme en lui-​même et qui sont mises à la dis­po­si­tion de l’homme. Toutefois ces res­sources ne peuvent ser­vir à l’homme que par le tra­vail. Au tra­vail demeure éga­le­ment lié depuis les ori­gines le pro­blème de la pro­prié­té, car, pour faire ser­vir à soi et aux autres les res­sources cachées dans la nature, l’homme a comme unique moyen son tra­vail. Et afin de pou­voir faire fruc­ti­fier ces res­sources par son tra­vail, l’homme s’ap­pro­prie des petites par­ties des diverses richesses de la nature : du sous-​sol, de la mer, de la terre, de l’es­pace. L’homme s’ap­pro­prie tout cela en en fai­sant le chan­tier de son tra­vail. Il se l’ap­pro­prie par le tra­vail et pour avoir encore du travail.

Le même prin­cipe s’ap­plique aux phases suc­ces­sives de ce pro­ces­sus, dans lequel la pre­mière phase demeure tou­jours le rap­port de l’homme avec les res­sources et les richesses de la nature. Tout l’ef­fort de connais­sance qui tend à décou­vrir ces richesses, à déter­mi­ner leurs diverses pos­si­bi­li­tés d’u­ti­li­sa­tion par l’homme et pour l’homme, nous fait prendre conscience de ceci : tout ce qui, dans l’en­semble de l’œuvre de pro­duc­tion éco­no­mique, pro­vient de l’homme, aus­si bien le tra­vail que l’en­semble des moyens de pro­duc­tion et la tech­nique qui leur est liée (c’est-​à-​dire la capa­ci­té de mettre en œuvre ces moyens dans le tra­vail), sup­pose ces richesses et ces res­sources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. Il les trouve, en un cer­tain sens, déjà prêtes, pré­pa­rées pour leur décou­verte et leur uti­li­sa­tion cor­recte dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion. En toute phase du déve­lop­pe­ment de son tra­vail, l’homme ren­contre le fait que tout lui est prin­ci­pa­le­ment don­né par la « nature », autre­ment dit, en défi­ni­tive, par le Créateur. Au début du tra­vail humain, il y a le mys­tère de la créa­tion. Cette affir­ma­tion, déjà indi­quée comme point de départ, consti­tue le fil conduc­teur de ce docu­ment et sera déve­lop­pée ulté­rieu­re­ment, dans la der­nière par­tie de ces réflexions.

La consi­dé­ra­tion qui vient ensuite sur le même pro­blème doit nous confir­mer dans la convic­tion de la prio­ri­té du tra­vail humain par rap­port à ce que, avec le temps, on a pris l’ha­bi­tude d’ap­pe­ler « capi­tal ». Si en effet, dans le cadre de ce der­nier concept, on fait entrer, outre les res­sources de la nature mises à la dis­po­si­tion de l’homme, l’en­semble des moyens par les­quels l’homme se les appro­prie en les trans­for­mant à la mesure de ses besoins (et ain­si, en un sens, en les « huma­ni­sant »), on doit alors consta­ter dès main­te­nant que cet ensemble de moyens est le fruit du patri­moine his­to­rique du tra­vail humain. Tous les moyens de pro­duc­tion, des plus pri­mi­tifs aux plus modernes, c’est l’homme qui les a pro­gres­si­ve­ment éla­bo­rés : l’ex­pé­rience et l’in­tel­li­gence de l’homme. De cette façon sont appa­rus, non seule­ment les ins­tru­ments les plus simples qui servent à la culture de la terre, mais aus­si _​grâce au pro­grès adé­quat de la science et de la tech­nique _​les plus modernes et les plus com­plexes : les machines, les usines, les labo­ra­toires et les ordi­na­teurs. Ainsi, tout ce qui sert au tra­vail, tout ce qui consti­tue, dans l’é­tat actuel de la tech­nique, son « ins­tru­ment » tou­jours plus per­fec­tion­né, est le fruit du travail.

Cet ins­tru­ment gigan­tesque et puis­sant, à savoir l’en­semble des moyens de pro­duc­tion consi­dé­rés en un cer­tain sens comme syno­nyme de « capi­tal », est né du tra­vail et porte les marques du tra­vail humain. Au stade pré­sent de l’a­van­ce­ment de la tech­nique, l’homme, qui est le sujet du tra­vail, quand il veut se ser­vir de cet ensemble d’ins­tru­ments modernes, c’est-​à-​dire des moyens de pro­duc­tion, doit com­men­cer par assi­mi­ler, au plan de la connais­sance, le fruit du tra­vail des hommes qui ont décou­vert ces ins­tru­ments, qui les ont pro­gram­més, construits et per­fec­tion­nés, et qui conti­nuent à le faire. La capa­ci­té de tra­vail _​c’est-​à-​dire la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per effi­ca­ce­ment au pro­ces­sus moderne de pro­duc­tion _​exige une pré­pa­ra­tion tou­jours plus grande et, avant tout, une ins­truc­tion adé­quate. Evidemment, il reste clair que tout homme, par­ti­ci­pant au pro­ces­sus de pro­duc­tion, même dans le cas où il exé­cute seule­ment un type de tra­vail qui ne requiert pas une ins­truc­tion par­ti­cu­lière et des qua­li­fi­ca­tions spé­ciales, conti­nue à être, dans ce pro­ces­sus de pro­duc­tion, le vrai sujet effi­cace, tan­dis que l’en­semble des ins­tru­ments, fût-​il le plus par­fait, est seule­ment et exclu­si­ve­ment un ins­tru­ment subor­don­né au tra­vail de l’homme.

Cette véri­té, qui appar­tient au patri­moine stable de la doc­trine de l’Eglise, doit être tou­jours sou­li­gnée en rap­port avec le pro­blème du sys­tème de tra­vail et aus­si de tout le sys­tème socio-​économique. Il faut sou­li­gner et mettre en relief le pri­mat de l’homme dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion, le pri­mat de l’homme par rap­port aux choses. Tout ce qui est conte­nu dans le concept de « capi­tal », au sens res­treint du terme, est seule­ment un ensemble de choses. Comme sujet du tra­vail, et quel que soit le tra­vail qu’il accom­plit, l’homme, et lui seul, est une per­sonne. Cette véri­té contient en elle-​même des consé­quences impor­tantes et décisives.

13. « Economisme » et matérialisme

Avant tout, à la lumière de cette véri­té, on voit clai­re­ment qu’on ne sau­rait sépa­rer le « capi­tal » du tra­vail, qu’on ne sau­rait en aucune manière oppo­ser le tra­vail au capi­tal, ni le capi­tal au tra­vail, et moins encore _​comme on l’ex­pli­que­ra plus loin _​les hommes concrets, dési­gnés par ces concepts. Le sys­tème de tra­vail qui peut être juste, c’est-​à-​dire conforme à l’es­sence même du pro­blème ou, encore, intrin­sè­que­ment vrai et en même temps mora­le­ment légi­time, est celui qui, en ses fon­de­ments, dépasse l’an­ti­no­mie entre tra­vail et capi­tal, en cher­chant à se struc­tu­rer selon le prin­cipe énon­cé plus haut de la prio­ri­té sub­stan­tielle et effec­tive du tra­vail, de l’as­pect sub­jec­tif du tra­vail humain et de sa par­ti­ci­pa­tion effi­ciente à tout le pro­ces­sus de pro­duc­tion, et cela quelle que soit la nature des pres­ta­tions four­nies par le travailleur.

L’antinomie entre tra­vail et capi­tal ne trouve sa source ni dans la struc­ture du pro­ces­sus de pro­duc­tion ni dans celle du pro­ces­sus éco­no­mique en géné­ral. Ce pro­ces­sus révèle en effet une com­pé­né­tra­tion réci­proque entre le tra­vail et ce que nous sommes habi­tués à nom­mer le capi­tal ; il montre leur lien indis­so­luble. L’homme, à quelque tâche qu’il soit atte­lé, rela­ti­ve­ment pri­mi­tive ou, au contraire, ultra-​moderne, peut aisé­ment se rendre compte de ce que, par son tra­vail, il hérite d’un double patri­moine : il hérite d’une part de ce qui est don­né à tous les hommes sous forme de res­sources natu­relles et, d’autre part, de tout ce que les autres ont déjà éla­bo­ré à par­tir de ces res­sources, avant tout en déve­lop­pant la tech­nique, c’est-​à-​dire en réa­li­sant un ensemble d’ins­tru­ments de tra­vail tou­jours plus par­faits. Tout en tra­vaillant, l’homme « hérite du tra­vail d’au­trui » 21. Nous accep­tons sans dif­fi­cul­té cette vision du domaine et du pro­ces­sus du tra­vail humain, gui­dés que nous sommes tant par l’in­tel­li­gence que par la foi qui reçoit sa lumière de la parole de Dieu. Il s’a­git là d’une vision cohé­rente, à la fois théo­lo­gique et huma­niste. En elle, l’homme appa­raît comme le « patron » des créa­tures, mises à sa dis­po­si­tion dans le monde visible. Si, dans le pro­ces­sus du tra­vail, on découvre quelque dépen­dance, il s’a­git de celle qui lie au dona­teur de toutes les res­sources de la créa­tion, et qui devient à son tour dépen­dance envers d’autres hommes, envers ceux qui, par leur tra­vail et leurs ini­tia­tives, ont don­né à notre propre tra­vail des pos­si­bi­li­tés déjà per­fec­tion­nées et accrues. De tout ce qui, dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion, consti­tue un ensemble de « choses », des ins­tru­ments, du capi­tal, nous pou­vons seule­ment affir­mer qu’il « condi­tionne » le tra­vail de l’homme. Mais nous ne pou­vons pas affir­mer qu’il soit comme le « sujet » ano­nyme qui met en posi­tion dépen­dante l’homme et son travail.

La rup­ture de cette vision cohé­rente, dans laquelle est stric­te­ment sau­ve­gar­dé le prin­cipe du pri­mat de la per­sonne sur les choses, s’est réa­li­sée dans la pen­sée humaine, par­fois après une longue période de pré­pa­ra­tion dans la vie pra­tique. Elle s’est opé­rée de telle sorte que le tra­vail a été sépa­ré du capi­tal et oppo­sé à lui, de même que le capi­tal a été oppo­sé au tra­vail, presque comme s’il s’a­gis­sait de deux forces ano­nymes, de deux fac­teurs de pro­duc­tion envi­sa­gés tous les deux dans une même pers­pec­tive « éco­no­miste ». Dans cette façon de poser le pro­blème, il y avait l’er­reur fon­da­men­tale que l’on peut appe­ler l’er­reur de l”«économisme » et qui consiste à consi­dé­rer le tra­vail humain exclu­si­ve­ment sous le rap­port de sa fina­li­té éco­no­mique. On peut et on doit appe­ler cette erreur fon­da­men­tale de la pen­sée l’er­reur du maté­ria­lisme en ce sens que l”«économisme » com­porte, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, la convic­tion du pri­mat et de la supé­rio­ri­té de ce qui est maté­riel, tan­dis qu’il place, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, ce qui est spi­ri­tuel et per­son­nel (l’a­gir de l’homme, les valeurs morales et simi­laires) dans une posi­tion subor­don­née à la réa­li­té maté­rielle. Cela ne consti­tue pas encore le maté­ria­lisme théo­rique au sens plé­nier du mot ; mais c’est déjà cer­tai­ne­ment un maté­ria­lisme pra­tique qui, moins en ver­tu des pré­misses déri­vant de la théo­rie maté­ria­liste qu’en rai­son d’un mode déter­mi­né de por­ter des juge­ments de valeur _​et donc en ver­tu d’une cer­taine hié­rar­chie des biens, fon­dée sur l’at­trac­tion forte et immé­diate de ce qui est maté­riel _​, est jugé capable de satis­faire les besoins de l’homme.

L’erreur de pen­ser selon les caté­go­ries de l”«économisme » est allée de pair avec l’ap­pa­ri­tion de la phi­lo­so­phie maté­ria­liste et avec le déve­lop­pe­ment de cette phi­lo­so­phie depuis sa phase la plus élé­men­taire et la plus com­mune (encore appel­lée maté­ria­lisme vul­gaire parce qu’il pré­tend réduire la réa­li­té spi­ri­tuelle à un phé­no­mène super­flu) jus­qu’à celle de ce qu’on nomme maté­ria­lisme dia­lec­tique. Il semble pour­tant que, dans le cadre des consi­dé­ra­tions pré­sentes, pour le pro­blème fon­da­men­tal du tra­vail humain et, en par­ti­cu­lier, pour cette sépa­ra­tion et cette oppo­si­tion entre « tra­vail » et « capi­tal », comme entre deux fac­teurs de la pro­duc­tion envi­sa­gés dans la même pers­pec­tive « éco­no­miste » dont nous avons par­lé, l”« éco­no­misme » ait eu une impor­tance déci­sive et ait influé sur cette manière non huma­niste de poser le pro­blème, avant le sys­tème phi­lo­so­phique maté­ria­liste. Néanmoins il est évident que le maté­ria­lisme, même sous sa forme dia­lec­tique, n’est pas en état de four­nir à la réflexion sur le tra­vail humain des bases suf­fi­santes et défi­ni­tives pour que le pri­mat de l’homme sur l’instrument-​capital, le pri­mat de la per­sonne sur la chose, puissent trou­ver en lui une véri­fi­ca­tion adé­quate et irré­fu­table et un véri­table sou­tien. Même dans le maté­ria­lisme dia­lec­tique, l’homme n’est pas d’a­bord sujet du tra­vail et cause effi­ciente du pro­ces­sus de pro­duc­tion, mais il reste trai­té et com­pris en dépen­dance de ce qui est maté­riel, comme une sorte de « résul­tante » des rap­ports éco­no­miques et des rap­ports de pro­duc­tion qui pré­do­minent à une époque donnée.

Evidemment, l’an­ti­no­mie, envi­sa­gée ici, entre le tra­vail et le capi­tal _​anti­no­mie dans le cadre de laquelle le tra­vail a été sépa­ré du capi­tal et oppo­sé à lui, en un cer­tain sens de façon ontique, comme s’il était un élé­ment quel­conque du pro­ces­sus éco­no­mique _​a son ori­gine, non seule­ment dans la phi­lo­so­phie et les théo­ries éco­no­miques du XVIIIe siècle, mais plus encore dans la pra­tique économico-​sociale de cette époque qui fut celle de l’in­dus­tria­li­sa­tion nais­sant et se déve­lop­pant de manière impé­tueuse et dans laquelle on per­ce­vait en pre­mier lieu la pos­si­bi­li­té de mul­ti­plier abon­dam­ment les richesses maté­rielles, c’est-​à-​dire les moyens, mais en per­dant de vue la fin, c’est-​à-​dire l’homme à qui ces moyens doivent ser­vir. Cette erreur d’ordre pra­tique a tou­ché d’a­bord le tra­vail humain, l’homme au tra­vail, et a cau­sé la réac­tion sociale éthi­que­ment juste dont on a par­lé plus haut. La même erreur, qui a désor­mais son aspect his­to­rique déter­mi­né, lié à la période du capi­ta­lisme et du libé­ra­lisme pri­mi­tifs, peut encore se répé­ter en d’autres cir­cons­tances de temps et de lieu si, dans le rai­son­ne­ment, on part des mêmes pré­misses tant théo­riques que pra­tiques. On ne voit pas d’autre pos­si­bi­li­té de dépas­se­ment radi­cal de cette erreur si n’in­ter­viennent pas des chan­ge­ments adé­quats dans le domaine de la théo­rie comme dans celui de la pra­tique, chan­ge­ments allant dans une ligne de ferme convic­tion du pri­mat de la per­sonne sur la chose, du tra­vail de l’homme sur le capi­tal enten­du comme ensemble des moyens de production.

14. Travail et propriété 

Le pro­ces­sus his­to­rique _​qui est ici briè­ve­ment pré­sen­té _​est assu­ré­ment sor­ti de sa phase ini­tiale, mais il conti­nue et tend même à s’é­tendre dans les rap­ports entre nations et conti­nents. Il appelle encore un éclair­cis­se­ment sous un autre point de vue. Il est évident que lorsque l’on parle de l’an­ti­no­mie entre tra­vail et capi­tal, il ne s’a­git pas seulemnt de concepts abs­traits ou de « forces ano­nymes » agis­sant dans la pro­duc­tion éco­no­mique. Derrière ces concepts, il y a des hommes, des hommes vivants, concrets. D’un côté, il y a ceux qui exé­cutent le tra­vail sans être pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion, et, de l’autre, il y a ceux qui rem­plissent la fonc­tion d’en­tre­pre­neurs et sont pro­prié­taires de ces moyens, ou du moins repré­sentent ces der­niers. Ainsi donc s’in­sère dans l’en­semble de ce dif­fi­cile pro­ces­sus his­to­rique, et depuis le début, le pro­blème de la pro­prié­té. L’encycliqueRerum nova­rum, qui a pour thème la ques­tion sociale, met aus­si l’ac­cent sur ce pro­blème, en rap­pe­lant et en confir­mant la doc­trine de l’Eglise sur la pro­prié­té, sur le droit à la pro­prié­té pri­vée, même lors­qu’il s’a­git des moyens de pro­duc­tion. L’encyclique Mater et magis­tra a une posi­tion identique.

Ce prin­cipe, rap­pe­lé alors par l’Eglise et qu’elle enseigne tou­jours, diverge radi­ca­le­ment d’a­vec le pro­gramme du col­lec­ti­visme, pro­cla­mé par le mar­xisme et réa­li­sé dans divers pays du monde au cours des décen­nies qui ont sui­vi l’en­cy­clique de Léon XIII. Il dif­fère encore du pro­gramme du capi­ta­lisme, pra­ti­qué par le libé­ra­lisme et les sys­tèmes poli­tiques qui se réclament de lui. Dans ce second cas, la dif­fé­rence réside dans la manière de com­prendre le droit de pro­prié­té. La tra­di­tion chré­tienne n’a jamais sou­te­nu ce droit comme un droit abso­lu et intan­gible. Au contraire, elle l’a tou­jours enten­du dans le contexte plus vaste du droit com­mun de tous à uti­li­ser les biens de la créa­tion entière : le droit à la pro­prié­té pri­vée est subor­don­né à celui de l’u­sage com­mun, à la des­ti­na­tion uni­ver­selle des biens.

En outre, la pro­prié­té, selon l’en­sei­gne­ment de l’Eglise, n’a jamais été com­prise de façon à pou­voir consti­tuer un motif de désac­cord social dans le tra­vail. Comme il a déjà été rap­pe­lé plus haut, la pro­prié­té s’ac­quiert avant tout par le tra­vail et pour ser­vir au tra­vail. Cela concerne de façon par­ti­cu­lière la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion. Les consi­dé­rer sépa­ré­ment comme un ensemble de pro­prié­tés à part dans le but de les oppo­ser, sous forme de « capi­tal », au « tra­vail » et, qui plus est, dans le but d’ex­ploi­ter ce tra­vail, est contraire à la nature de ces moyens et à celle de leur pos­ses­sion. Ils ne sau­raient être pos­sé­dés contre le tra­vail, et ne peuvent être non plus pos­sé­dés pour pos­sé­der, parce que l’u­nique titre légi­time à leur pos­ses­sion _​et cela aus­si bien sous la forme de la pro­prié­té pri­vée que sous celle de la pro­prié­té publique ou col­lec­tive _​est qu’ils servent au tra­vail et qu’en consé­quence, en ser­vant au tra­vail, ils rendent pos­sible la réa­li­sa­tion du pre­mier prin­cipe de cet ordre qu’est la des­ti­na­tion uni­ver­selle des biens et le droit à leur usage com­mun. De ce point de vue, en consi­dé­ra­tion du tra­vail humain et de l’ac­cès com­mun aux biens des­ti­nés à l’homme, on ne peut pas exclure non plus la socia­li­sa­tion, sous les condi­tions qui conviennent, de cer­tains moyens de pro­duc­tion. Dans l’es­pace des décen­nies nous sépa­rant de la publi­ca­tion de l’en­cy­clique Rerum nova­rum, l’en­sei­gne­ment de l’Eglise a tou­jours rap­pe­lé tous ces prin­cipes, en remon­tant aux argu­ments for­mu­lés dans une tra­di­tion beau­coup plus ancienne, par exemple aux argu­ments connus de la Somme théo­lo­gique de saint Thomas d’Aquin 22.

Dans le pré­sent docu­ment, dont le thème prin­ci­pal est le tra­vail humain, il convient de confir­mer tout l’ef­fort par lequel l’en­sei­gne­ment de l’Eglise sur la pro­prié­té a cher­ché et cherche tou­jours à assu­rer le pri­mat du tra­vail et, par là, la sub­jec­ti­vi­té de l’homme dans la vie sociale et, spé­cia­le­ment, dans la struc­ture dyna­mique de tout le pro­ces­sus éco­no­mique. De ce point de vue, demeure inac­cep­table la posi­tion du capi­ta­lisme « rigide », qui défend le droit exclu­sif de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, comme un « dogme » intan­gible de la vie éco­no­mique. Le prin­cipe du res­pect du tra­vail exige que ce droit soit sou­mis à une révi­sion construc­tive, tant en théo­rie qu’en pra­tique. S’il est vrai que le capital_​enten­du comme l’en­semble des moyens de pro­duc­tion _​est en même temps le pro­duit du tra­vail des géné­ra­tions, il est alors tout aus­si vrai qu’il se crée sans cesse grâce au tra­vail effec­tué avec l’aide de cet ensemble de moyens de pro­duc­tion, qui appa­raissent comme un grand ate­lier où œuvre, jour après jour, l’ac­tuelle géné­ra­tion des tra­vailleurs. Il s’a­git, à l’é­vi­dence, des diverses sortes de tra­vail, non seule­ment du tra­vail dit manuel, mais aus­si des divers tra­vaux intel­lec­tuels, depuis le tra­vail de concep­tion jus­qu’à celui de direction.

A cette lumière, les nom­breuses pro­po­si­tions avan­cées par les experts de la doc­trine sociale catho­lique et aus­si par le magis­tère suprême de l’Eglise 23 acquièrent une signi­fi­ca­tion toute par­ti­cu­lière. Il s’a­git des pro­po­si­tions concer­nant la copro­prié­té des moyens de tra­vail, la par­ti­ci­pa­tion des tra­vailleurs à la ges­tion et/​ou aux pro­fits des entre­prises, ce que l’on nomme l’ac­tion­na­riat ouvrier, etc. Quelles que soient les appli­ca­tions concrètes qu’on puisse faire de ces diverses pro­po­si­tions, il demeure évident que la recon­nais­sance de la posi­tion juste du tra­vail et du tra­vailleur dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion exige des adap­ta­tions variées même dans le domaine du droit de pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion. En disant cela, on prend en consi­dé­ra­tion, non seule­ment les situa­tions les plus anciennes, mais d’a­bord la réa­li­té et la pro­blé­ma­tique qui se sont créées dans la seconde moi­tié de ce siècle, en ce qui concerne le tiers monde et les divers pays indé­pen­dants qui, spé­cia­le­ment en Afrique, mais aus­si ailleurs, ont rem­pla­cé les ter­ri­toires colo­niaux d’autrefois.

Si donc la posi­tion du capi­ta­lisme « rigide » doit être conti­nuel­le­ment sou­mise à révi­sion en vue d’une réforme pre­nant en consi­dé­ra­tion les droits de l’homme, enten­dus dans leur sens le plus large et dans leurs rap­ports avec le tra­vail, alors on doit affir­mer, du même point de vue, que ces réformes mul­tiples et tant dési­rées ne peuvent pas être réa­li­sées par l’é­li­mi­na­tion a prio­ri de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion. Il convient en effet d’ob­ser­ver que le simple fait de reti­rer ces moyens de pro­duc­tion (le capi­tal) des mains de leurs pro­prié­taires pri­vés ne suf­fit pas à les socia­li­ser de manière satis­fai­sante. Ils cessent d’être la pro­prié­té d’un cer­tain groupe social, les pro­prié­taires pri­vés, pour deve­nir la pro­prié­té de la socié­té orga­ni­sée, pas­sant ain­si sous l’ad­mi­nis­tra­tion et le contrôle direct d’un autre groupe de per­sonnes qui, sans en avoir la pro­prié­té mais en ver­tu du pou­voir qu’elles exercent dans la socié­té, dis­posent d’eux à l’é­chelle de l’é­co­no­mie natio­nale tout entière, ou à celle de l’é­co­no­mie locale.

Ce groupe diri­geant et res­pon­sable peut s’ac­quit­ter de ses tâches de façon satis­fai­sante du point de vue du pri­mat du tra­vail, mais il peut aus­si s’en acquit­ter mal, en reven­di­quant en même temps pour lui-​même le mono­pole de l’ad­mi­nis­tra­tion et de la dis­po­si­tion des moyens de pro­duc­tion, et en ne s’ar­rê­tant même pas devant l’of­fense faite aux droits fon­da­men­taux de l’homme. Ainsi donc, le fait que les moyens de pro­duc­tion deviennent la pro­prié­té de l’Etat dans le sys­tème col­lec­ti­viste ne signi­fie pas par lui-​même que cette pro­prié­té est « socia­li­sée ». On ne peut par­ler de socia­li­sa­tion que si la sub­jec­ti­vi­té de la socié­té est assu­rée, c’est-​à-​dire si cha­cun, du fait de son tra­vail, a un titre plé­nier à se consi­dé­rer en même temps comme co-​propriétaire du grand chan­tier de tra­vail dans lequel il s’en­gage avec tous. Une des voies pour par­ve­nir à cet objec­tif pour­rait être d’as­so­cier le tra­vail, dans la mesure du pos­sible, à la pro­prié­té du capi­tal, et de don­ner vie à une série de corps inter­mé­diaires à fina­li­tés éco­no­miques, sociales et cultu­relles : ces corps joui­raient d’une auto­no­mie effec­tive vis-​à-​vis des pou­voirs publics ; ils pour­sui­vraient leurs objec­tifs spé­ci­fiques en entre­te­nant entre eux des rap­ports de loyale col­la­bo­ra­tion et en se sou­met­tant aux exi­gences du bien com­mun, il revê­ti­raient la forme et la sub­stance d’une com­mu­nau­té vivante. Ainsi leurs membres res­pec­tifs seraient-​ils consi­dé­rés et trai­tés comme des per­sonnes et sti­mu­lés à prendre une part active à leur vie 24.

15. Argument personnaliste 

Ainsi, le prin­cipe de la prio­ri­té du tra­vail sur le capi­tal est un pos­tu­lat qui appar­tient à l’ordre de la morale sociale. Ce pos­tu­lat a une impor­tance clé aus­si bien dans le sys­tème fon­dé sur le prin­cipe de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion que dans celui où la pro­prié­té pri­vée de ces moyens a été limi­tée même radi­ca­le­ment. Le tra­vail est, en un cer­tain sens, insé­pa­rable du capi­tal, et il ne tolère sous aucune forme l’an­ti­no­mie _​c’est-​à-​dire la sépa­ra­tion et l’op­po­si­tion par rap­port aux moyens de pro­duc­tion _​qui, résul­tant de pré­misses uni­que­ment éco­no­miques, a pesé sur la vie humaine au cours des der­niers siècles. Lorsque l’homme tra­vaille, en uti­li­sant l’en­semble des moyens de pro­duc­tion, il désire en même temps que les fruits de son tra­vail soient utiles, à lui et à autrui, et que, dans le pro­ces­sus même du tra­vail, il puisse appa­raître comme co-​responsable et co-​artisan au poste de tra­vail qu’il occupe.

De là découlent divers droits spé­ci­fiques des tra­vailleurs, droits qui cor­res­pondent à l’o­bli­ga­tion du tra­vail. On en par­le­ra par la suite. Mais il est dès main­te­nant néces­saire de sou­li­gner, de manière géné­rale, que l’homme qui tra­vaille désire non seule­ment rece­voir la rému­né­ra­tion qui lui est due pour son tra­vail, mais aus­si qu’on prenne en consi­dé­ra­tion, dans le pro­ces­sus même de pro­duc­tion, la pos­si­bi­li­té pour lui d’a­voir conscience que, même s’il tra­vaille dans une pro­prié­té col­lec­tive, il tra­vaille en même temps « à son compte ». Cette conscience se trouve étouf­fée en lui dans un sys­tème de cen­tra­li­sa­tion bureau­cra­tique exces­sive où le tra­vailleur se per­çoit davan­tage comme l’en­gre­nage d’un grand méca­nisme diri­gé d’en haut et _​à plus d’un titre _​comme un simple ins­tru­ment de pro­duc­tion que comme un véri­table sujet du tra­vail, doué d’i­ni­tia­tive propre. L’enseignement de l’Eglise a tou­jours expri­mé la convic­tion ferme et pro­fonde que le tra­vail humain ne concerne pas seule­ment l’é­co­no­mie, mais implique aus­si et avant tout des valeurs per­son­nelles. Le sys­tème éco­no­mique lui-​même et le pro­ces­sus de pro­duc­tion trouvent leur avan­tage à ce que ces valeurs per­son­nelles soient plei­ne­ment res­pec­tées. Dans la pen­sée de saint Thomas d’Aquin 25, c’est sur­tout cette rai­son qui plaide en faveur de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion. Si nous accep­tons que, pour cer­tains motifs fon­dés, des excep­tions puissent être faites au prin­cipe de la pro­prié­té pri­vée _​et, à notre époque, nous sommes même témoins que, dans la vie, a été intro­duit le sys­tème de la pro­prié­té « socia­li­sée » _​, l’ar­gu­ment per­son­na­liste ne perd cepen­dant pas sa force, ni au niveau des prin­cipes, ni au plan pra­tique. Pour être ration­nelle et fruc­tueuse, toute socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion doit prendre cet argu­ment en consi­dé­ra­tion. On doit tout faire pour que l’homme puisse conser­ver même dans un tel sys­tème la conscience de tra­vailler « à son compte ». Dans le cas contraire, il s’en­suit néces­sai­re­ment dans tout le pro­ces­sus éco­no­mique des dom­mages incal­cu­lables, dom­mages qui ne sont pas seule­ment éco­no­miques mais qui atteignent avant tout l’homme.

16. Dans le vaste contexte des droits de l’homme 

Si le tra­vail, aux divers sens du terme, est une obli­ga­tion, c’est-​à-​dire un devoir, il est aus­si en même temps une source de droits pour le tra­vailleur. Ces droits doivent être exa­mi­nés dans le vaste contexte de l’en­semble des droits de l’homme, droits qui lui sont conna­tu­rels et dont beau­coup ont été pro­cla­més par diverses ins­tances inter­na­tio­nales et sont tou­jours davan­tage garan­tis par les Etats à leurs citoyens. Le res­pect de ce vaste ensemble de droits de l’homme consti­tue la condi­tion fon­da­men­tale de la paix dans le monde contem­po­rain : la paix à l’in­té­rieur de chaque pays, de chaque socié­té aus­si bien que dans le domaine des rap­ports inter­na­tio­naux, comme cela a été rele­vé bien des fois par le magis­tère de l’Eglise, par­ti­cu­liè­re­ment depuis l’é­poque de l’en­cy­clique Pacem in ter­ris. Les droits humains qui découlent du tra­vail rentrent pré­ci­sé­ment dans l’en­semble plus large des droits fon­da­men­taux de la personne.

Cependant, à l’in­té­rieur de cet ensemble, ils ont un carac­tère propre qui répond à la nature spé­ci­fique du tra­vail humain tel qu’on vient d’en tra­cer les grandes lignes, et c’est en fonc­tion de ces carac­té­ris­tiques qu’il faut les consi­dé­rer. Le tra­vail est, comme on l’a dit, une obli­ga­tion, c’est-​à-​dire un devoir de l’homme, et ceci à plu­sieurs titres. L’homme doit tra­vailler parce que le Créateur le lui a ordon­né, et aus­si du fait de son huma­ni­té même dont la sub­sis­tance et le déve­lop­pe­ment exigent le tra­vail. L’homme doit tra­vailler par égard pour le pro­chain, spé­cia­le­ment pour sa famille, mais aus­si pour la socié­té à laquelle il appar­tient, pour la nation dont il est fils ou fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héri­tier du tra­vail des géné­ra­tions qui l’ont pré­cé­dé et en même temps co-​artisan de l’a­ve­nir de ceux qui vien­dront après lui dans la suite de l’his­toire. Tout cela consti­tue l’o­bli­ga­tion morale du tra­vail enten­due en son sens le plus large. Lorsqu’il fau­dra consi­dé­rer les droits moraux de chaque homme par rap­port au tra­vail, droits cor­res­pon­dants à cette obli­ga­tion, on devra avoir tou­jours devant les yeux ce cercle entier de points de réfé­rence dans lequel prend place le tra­vail de chaque sujet au travail.

En effet, en par­lant de l’o­bli­ga­tion du tra­vail et des droits du tra­vailleur cor­res­pon­dants à cette obli­ga­tion, nous avons avant tout dans l’es­prit le rap­port entre l’employeur _​celui qui four­nit le tra­vail, de façon directe ou indi­recte _​et le travailleur.

La dis­tinc­tion entre employeur direct et indi­rect semble très impor­tante en consi­dé­ra­tion aus­si bien de l’or­ga­ni­sa­tion réelle du tra­vail que de la pos­si­bi­li­té d’é­ta­blir des rap­ports justes ou injustes dans le domaine du travail.

Si l’employeur direct est la per­sonne ou l’ins­ti­tu­tion avec les­quelles le tra­vailleur conclut direc­te­ment le contrat de tra­vail selon des condi­tions déter­mi­nées, il faut alors com­prendre sous le terme d’employeur indi­rect les nom­breux fac­teurs dif­fé­ren­ciés qui, outre l’employeur direct, exercent une influence déter­mi­née sur la manière dont se forment le contrat de tra­vail et, par voie de consé­quence, les rap­ports plus ou moins justes dans le domaine du tra­vail humain.

17. Employeur : « indi­rect » et « direct » 

Dans le concept d’employeur indi­rect entrent les per­sonnes, les ins­ti­tu­tions de divers types, comme aus­si les conven­tions col­lec­tives de tra­vail et les prin­cipes de com­por­te­ment, qui, éta­blis par ces per­sonnes et ins­ti­tu­tions, déter­minent tout le sys­tème socio-​économique ou en découlent. Le concept d’employeur indi­rect se réfère ain­si à des élé­ments nom­breux et variés. La res­pon­sa­bi­li­té de l’employeur indi­rect est dif­fé­rente de celle de l’employeur direct _​comme les termes eux-​mêmes l’in­diquent : la res­pon­sa­bi­li­té est moins directe _​mais elle demeure une véri­table res­pon­sa­bi­li­té : l’employeur indi­rect déter­mine sub­stan­tiel­le­ment l’un ou l’autre aspect du rap­port de tra­vail et condi­tionne ain­si le com­por­te­ment de l’employeur direct lorsque ce der­nier déter­mine concrè­te­ment le contrat et les rap­ports de tra­vail. Une consta­ta­tion de ce genre n’a pas pour but de déchar­ger ce der­nier de la res­pon­sa­bi­li­té qui lui appar­tient en propre, mais seule­ment d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur l’im­bri­ca­tion des condi­tion­ne­ments qui influent sur son com­por­te­ment. Lorsqu’il s’a­git d’ins­tau­rer une poli­tique du tra­vail cor­recte du point de vue éthique, il est néces­saire d’a­voir tous ces condi­tion­ne­ments devant les yeux. Et cette poli­tique est cor­recte lorsque les droits objec­tifs du tra­vailleur sont plei­ne­ment respectés.

Le concept d’employeur indi­rect peut être appli­qué à chaque socié­té par­ti­cu­lière, et avant tout à l’Etat. C’est l’Etat, en effet, qui doit mener une juste poli­tique du tra­vail. On sait cepen­dant que, dans le sys­tème actuel des rap­ports éco­no­miques dans le monde, on constate de mul­tiples liai­sons entre les divers Etats, liai­sons qui s’ex­priment par exemple dans les mou­ve­ments d’im­por­ta­tion et d’ex­por­ta­tion, c’est-​à-​dire dans l’é­change réci­proque de biens éco­no­miques, qu’il s’a­gisse de matières pre­mières, de pro­duits semi-​finis ou de pro­duits indus­triels finis. Ces rap­ports créent aus­si des dépen­dances réci­proques et il serait par consé­quent dif­fi­cile de par­ler de pleine auto-​suffisance, c’est-​à-​dire d’au­tar­cie, pour quelque Etat que ce soit, fût-​il éco­no­mi­que­ment le plus puissant.

Ce sys­tème de dépen­dances réci­proques est en lui-​même nor­mal ; cepen­dant, il peut faci­le­ment don­ner lieu à diverses formes d’ex­ploi­ta­tion ou d’in­jus­tice et avoir ain­si une influence sur la poli­tique du tra­vail des Etats et, en défi­ni­tive, sur le tra­vailleur indi­vi­duel qui est le sujet propre du tra­vail. Par exemple, les pays hau­te­ment indus­tria­li­sés et plus encore les entre­prises qui contrôlent sur une grande échelle les moyens de pro­duc­tion indus­trielle (ce qu’on appelle les socié­tés mul­ti­na­tio­nales ou trans­na­tio­nales) imposent les prix les plus éle­vés pos­sible pour leurs pro­duits et cherchent en même temps à fixer les prix les plus bas pos­sible pour les matières pre­mières ou les pro­duits semi-​finis. Cela, par­mi d’autres causes, a pour résul­tat de créer une dis­pro­por­tion tou­jours crois­sante entre les reve­nus natio­naux des dif­fé­rents pays. La dis­tance entre la plu­part des pays riches et les pays les plus pauvres ne dimi­nue pas et ne se nivelle pas mais aug­mente tou­jours davan­tage et, natu­rel­le­ment, au détri­ment des seconds. Il est évident que cela ne peut pas demeu­rer sans effet sur la poli­tique locale du tra­vail ni sur la situa­tion du tra­vailleur dans les socié­tés éco­no­mi­que­ment désa­van­ta­gées. L’employeur direct qui se trouve dans un tel sys­tème de condi­tion­ne­ments fixe les condi­tions du tra­vail au-​dessous des exi­gences objec­tives des tra­vailleurs, sur­tout s’il veut lui-​même tirer le pro­fit le plus éle­vé pos­sible de l’en­tre­prise qu’il dirige (ou des entre­prises qu’il dirige lors­qu’il s’a­git d’une situa­tion de pro­prié­té « socia­li­sée » des moyens de production).

Ce cadre des dépen­dances rela­tives au concept d’employeur indi­rect est, comme il est facile de le déduire, extrê­me­ment éten­du et com­plexe. Pour le déter­mi­ner, on doit prendre en consi­dé­ra­tion, en un cer­tain sens, l’en­semble des élé­ments déci­sifs pour la vie éco­no­mique dans le contexte d’une socié­té ou d’un Etat don­nés ; mais on doit éga­le­ment tenir compte de liai­sons et de dépen­dances beau­coup plus vastes. La mise en œuvre des droits du tra­vailleur ne peut cepen­dant pas être condam­née à consti­tuer seule­ment une consé­quence des sys­tèmes éco­no­miques qui, à une échelle plus ou moins large, auraient sur­tout pour cri­tère le pro­fit maxi­mum. Au contraire, c’est pré­ci­sé­ment la prise en consi­dé­ra­tion des droits objec­tifs du tra­vailleur, quel qu’en soit le type : tra­vailleur manuel, intel­lec­tuel, indus­triel ou agri­cole, etc., qui doit consti­tuer le cri­tère adé­quat et fon­da­men­tal de la for­ma­tion de toute l’é­co­no­mie, aus­si bien à l’é­chelle de chaque socié­té ou de chaque Etat qu’à celui de l’en­semble de la poli­tique éco­no­mique mon­diale ain­si que des sys­tèmes et des rap­ports inter­na­tio­naux qui en dérivent.

C’est dans cette direc­tion que devrait s’exer­cer l’ac­tion de toutes les Organisations inter­na­tio­nales dont c’est la voca­tion, à com­men­cer par l’Organisation des Nations Unies. Il semble que l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ain­si que l’Organisation des Nations Unies pour l’a­li­men­ta­tion et l’a­gri­cul­ture (FAO) et d’autres encore aient à appor­ter de nou­velles contri­bu­tions pré­ci­sé­ment dans ce domaine. Dans le cadre des dif­fé­rents Etats, il y a des minis­tères, des orga­nismes du pou­voir public et aus­si divers orga­nismes sociaux ins­ti­tués dans ce but. Tout cela indique effi­ca­ce­ment la grande impor­tance que revêt, comme on l’a dit ci-​dessus, l’employeur indi­rect dans la mise en œuvre du plein res­pect des droits du tra­vailleur, parce que les droits de la per­sonne humaine consti­tuent l’élé­ment clé de tout l’ordre moral social.

18. Le pro­blème de l’emploi

En consi­dé­rant les droits des tra­vailleurs en rela­tion avec cet « employeur indi­rect », c’est-​à-​dire en rela­tion avec l’en­semble des ins­tances qui, aux niveaux natio­nal et inter­na­tio­nal, sont res­pon­sables de l’o­rien­ta­tion de la poli­tique du tra­vail, on doit por­ter son atten­tion avant tout sur un pro­blème fon­da­men­tal. Il s’a­git de la ques­tion d’a­voir un tra­vail, ou, en d’autres termes, du pro­blème qui consiste à trou­ver un emploi adap­té à tous les sujets qui en sont capables. Le contraire d’une situa­tion juste et cor­recte dans ce domaine est le chô­mage, c’est-​à-​dire le manque d’emplois pour les sujets capables de tra­vailler. Il peut s’a­gir de manque de tra­vail en géné­ral ou dans des sec­teurs déter­mi­nés. Le rôle des ins­tances dont on parle ici sous le nom d’employeur indi­rect est d’a­gir contre le chô­mage, qui est tou­jours un mal et, lors­qu’il en arrive à cer­taines dimen­sions, peut deve­nir une véri­table cala­mi­té sociale. Il devient un pro­blème par­ti­cu­liè­re­ment dou­lou­reux lorsque sont frap­pés prin­ci­pa­le­ment les jeunes qui, après s’être pré­pa­rés par une for­ma­tion cultu­relle, tech­nique et pro­fes­sion­nelle appro­priée, ne réus­sissent pas à trou­ver un emploi et, avec une grande peine, voient frus­trées leur volon­té sin­cère de tra­vailler et leur dis­po­ni­bi­li­té à assu­mer leur propre res­pon­sa­bi­li­té dans le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social de la com­mu­nau­té. L’obligation de pres­ta­tions en faveur des chô­meurs, c’est-​à-​dire le devoir d’as­su­rer les sub­ven­tions indis­pen­sables à la sub­sis­tance des chô­meurs et de leurs familles, est un devoir qui découle du prin­cipe fon­da­men­tal de l’ordre moral en ce domaine, c’est-​à-​dire du prin­cipe de l’u­sage com­mun des biens ou, pour s’ex­pri­mer de manière encore plus simple, du droit à la vie et à la subsistance.

Pour faire face au dan­ger du chô­mage et assu­rer un tra­vail à cha­cun, les ins­tances qui ont été défi­nies ici comme employeur indi­rect doivent pour­voir à une pla­ni­fi­ca­tion glo­bale qui soit en fonc­tion de ce chan­tier de tra­vail dif­fé­ren­cié au sein duquel se forme la vie non seule­ment éco­no­mique mais aus­si cultu­relle d’une socié­té don­née ; elles doivent faire atten­tion, en outre, à l’or­ga­ni­sa­tion cor­recte et ration­nelle du tra­vail dans ce chan­tier. Ce sou­ci glo­bal pèse en défi­ni­tive sur l’Etat mais il ne peut signi­fier une cen­tra­li­sa­tion opé­rée uni­la­té­ra­le­ment par les pou­voirs publics. Il s’a­git au contraire d’une coor­di­na­tion juste et ration­nelle dans le cadre de laquelle doit être garan­tie l’i­ni­tia­tive des per­sonnes, des groupes libres, des centres et des ensembles de tra­vail locaux, en tenant compte de ce qui a déjà été dit ci-​dessus au sujet du carac­tère sub­jec­tif du tra­vail humain.

Le fait de la dépen­dance réci­proque des diverses socié­tés et des divers Etats ain­si que la néces­si­té de col­la­bo­rer en divers domaines exigent que, tout en main­te­nant les droits sou­ve­rains des Etats en matière de pla­ni­fi­ca­tion et d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail à l’é­chelle de chaque socié­té, on agisse en même temps, en ce sec­teur impor­tant, dans le cadre de la col­la­bo­ra­tion inter­na­tio­nale et que l’on signe les trai­tés et les accords néces­saires. Là aus­si, il est indis­pen­sable que le cri­tère de ces trai­tés et de ces accords devienne tou­jours davan­tage le tra­vail humain, com­pris comme un droit fon­da­men­tal de tous les hommes, le tra­vail qui donne à tous des droits ana­logues de telle sorte que le niveau de vie des tra­vailleurs dans les diverses socié­tés soit de moins en moins mar­qué par ces dif­fé­rences cho­quantes qui, dans leur injus­tice, sont sus­cep­tibles de pro­vo­quer de vio­lentes réac­tions. Les Organisations inter­na­tio­nales ont des tâches immenses à accom­plir dans ce sec­teur. Il est néces­saire qu’elles se laissent gui­der par une éva­lua­tion exacte de la com­plexi­té des situa­tions ain­si que des condi­tion­ne­ments natu­rels, his­to­riques, sociaux, etc.; il est néces­saire aus­si qu’elles aient, face aux plans d’ac­tion éta­blis en com­mun, un meilleur fonc­tion­ne­ment, c’est-​à-​dire davan­tage d’ef­fi­ca­ci­té réalisatrice.

C’est en cette direc­tion que peut se mettre en œuvre le plan d’un pro­grès uni­ver­sel et har­mo­nieux de tous, confor­mé­ment au fil conduc­teur de l’en­cy­clique Populorum pro­gres­sio de Paul VI. Il faut sou­li­gner que l’élé­ment consti­tu­tif et en même temps la véri­fi­ca­tion la plus adé­quate de ce pro­grès dans l’es­prit de jus­tice et de paix que l’Eglise pro­clame et pour lequel elle ne cesse de prier le Père de tous les hommes et de tous les peuples, est la rééva­lua­tion conti­nue du tra­vail humain, sous l’as­pect de sa fina­li­té objec­tive comme sous l’as­pect de la digni­té du sujet de tout tra­vail qu’est l’homme. Le pro­grès dont on parle doit s’ac­com­plir grâce à l’homme et pour l’homme, et il doit pro­duire des fruits dans l’homme. Une véri­fi­ca­tion du pro­grès sera la recon­nais­sance tou­jours plus consciente de la fina­li­té du tra­vail et le res­pect tou­jours plus uni­ver­sel des droits qui lui sont inhé­rents, confor­mé­ment à la digni­té de l’homme, sujet du travail.

Une pla­ni­fi­ca­tion ration­nelle et une orga­ni­sa­tion adé­quate du tra­vail humain, à la mesure des diverses socié­tés et des divers Etats, devraient faci­li­ter aus­si la décou­verte des justes pro­por­tions entre les divers types d’ac­ti­vi­tés : le tra­vail de la terre, celui de l’in­dus­trie, des mul­tiples ser­vices, le tra­vail intel­lec­tuel comme le tra­vail scien­ti­fique ou artis­tique, selon les capa­ci­tés de cha­cun et pour le bien com­mun de la socié­té et de toute l’hu­ma­ni­té. A l’or­ga­ni­sa­tion de la vie humaine selon les pos­si­bi­li­tés mul­tiples du tra­vail devrait cor­res­pondre un sys­tème d’ins­truc­tion et d’é­du­ca­tion adap­té, qui ait avant tout comme but le déve­lop­pe­ment de l’hu­ma­ni­té et sa matu­ri­té, mais aus­si la for­ma­tion spé­ci­fique néces­saire pour occu­per de manière pro­fi­table une juste place dans le chan­tier de tra­vail vaste et socia­le­ment différencié.

En jetant les yeux sur l’en­semble de la famille humaine, répan­due sur toute la terre, on ne peut pas ne pas être frap­pé par un fait décon­cer­tant d’im­mense pro­por­tion : alors que d’une part des res­sources natu­relles impor­tantes demeurent inuti­li­sées, il y a d’autre part des foules de chô­meurs, de sous-​employés, d’im­menses mul­ti­tudes d’af­fa­més. Ce fait tend sans aucun doute à mon­trer que, à l’in­té­rieur de chaque com­mu­nau­té poli­tique comme dans les rap­ports entre elles au niveau conti­nen­tal et mon­dial _​pour ce qui concerne l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail et de l’emploi _​il y a quelque chose qui ne va pas, et cela pré­ci­sé­ment sur les points les plus cri­tiques et les plu impor­tants au point de vue social.

19. Salaire et autres pres­ta­tions sociales 

Après avoir décrit à grands traits le rôle impor­tant que tient le sou­ci de don­ner un emploi à tous les tra­vailleurs pour assu­rer le res­pect des droits inalié­nables de l’homme par rap­port à son tra­vail, il convient d’a­bor­der plus direc­te­ment ces droits qui, en défi­ni­tive, se forment dans le rap­port entre le tra­vailleur et l’employeur direct. Tout ce qui a été dit jus­qu’i­ci sur le thème de l’employeur indi­rect a pour but de pré­ci­ser de plus près ces rap­ports grâce à la démons­tra­tion des mul­tiples condi­tion­ne­ments à l’in­té­rieur des­quels ils se forment indi­rec­te­ment. Cette consi­dé­ra­tion, cepen­dant, n’a pas un sens pure­ment des­crip­tif ; elle n’est pas un bref trai­té d’é­co­no­mie ou de poli­tique. Il s’a­git de mettre en évi­dence l’as­pect déon­to­lo­gique et moral. Le pro­blème clé de l’é­thique sociale dans ce cas est celui de la juste rému­né­ra­tion du tra­vail accom­pli. Dans le contexte actuel, il n’y a pas de manière plus impor­tante de réa­li­ser la jus­tice dans les rap­ports entre tra­vailleurs et employeurs que la rému­né­ra­tion du tra­vail. Indépendamment du fait que le tra­vail s’ef­fec­tue dans le sys­tème de la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion ou dans un sys­tème où cette pro­prié­té a subi une sorte de « socia­li­sa­tion », le rap­port entre employeur (avant tout direct) et tra­vailleur se résout sur la base du salaire, c’est-​à-​dire par la juste rému­né­ra­tion du tra­vail accompli.

Il faut rele­ver aus­si que la jus­tice d’un sys­tème socio-​économique, et, en tout cas, son juste fonc­tion­ne­ment, doivent être appré­ciés en défi­ni­tive d’a­près la manière dont on rému­nère équi­ta­ble­ment le tra­vail humain dans ce sys­tème. Sur ce point, nous en arri­vons de nou­veau au pre­mier prin­cipe de tout l’ordre éthico-​social, c’est-​à-​dire au prin­cipe de l’u­sage com­mun des biens. En tout sys­tème, indé­pen­dam­ment des rap­ports fon­da­men­taux qui existent entre le capi­tal et le tra­vail, le salaire, c’est-​à-​dire la rému­né­ra­tion du tra­vail, demeure la voie par laquelle la très grande majo­ri­té des hommes peut accé­der concrè­te­ment aux biens qui sont des­ti­nés à l’u­sage com­mun, qu’il s’a­gisse des biens natu­rels ou des biens qui sont le fruit de la pro­duc­tion. Les uns et les autres deviennent acces­sibles au tra­vailleur grâce au salaire qu’il reçoit comme rému­né­ra­tion de son tra­vail. Il découle de là que le juste salaire devient en chaque cas la véri­fi­ca­tion concrète de la jus­tice de tout le sys­tème socio-​économique et en tout cas de son juste fonc­tion­ne­ment. Ce n’en est pas l’u­nique véri­fi­ca­tion, mais celle-​ci est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante et elle en est, en un cer­tain sens, la véri­fi­ca­tion clé.

Cette véri­fi­ca­tion concerne avant tout la famille. Une juste rému­né­ra­tion du tra­vail de l’a­dulte char­gé de famille est celle qui sera suf­fi­sante pour fon­der et faire vivre digne­ment sa famille et pour en assu­rer l’a­ve­nir. Cette rému­né­ra­tion peut être réa­li­sée soit par l’in­ter­mé­diaire de ce qu’on appelle le salaire fami­lial, c’est-​à-​dire un salaire unique don­né au chef de famille pour son tra­vail, et qui est suf­fi­sant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obli­gée de prendre un tra­vail rétri­bué hors de son foyer, soit par l’in­ter­mé­diaire d’autres mesures sociales, telles que les allo­ca­tions fami­liales ou les allo­ca­tions de la mère au foyer, allo­ca­tions qui doivent cor­res­pondre aux besoins effec­tifs, c’est-​à-​dire au nombre de per­sonnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’as­su­mer digne­ment la res­pon­sa­bi­li­té de leur propre vie.

L’expérience confirme qu’il est néces­saire de s’employer en faveur de la reva­lo­ri­sa­tion sociale des fonc­tions mater­nelles, du labeur qui y est lié, et du besoin que les enfants ont de soins, d’a­mour et d’af­fec­tion pour être capables de deve­nir des per­sonnes res­pon­sables, mora­le­ment et reli­gieu­se­ment adultes, psy­cho­lo­gi­que­ment équi­li­brées. Ce sera l’hon­neur de la socié­té d’as­su­rer à la mère _​sans faire obs­tacle à sa liber­té, sans dis­cri­mi­na­tion psy­cho­lo­gique ou pra­tique, sans qu’elle soit péna­li­sée par rap­port aux autres femmes _​la pos­si­bi­li­té d’é­le­ver ses enfants et de se consa­crer à leur édu­ca­tion selon les dif­fé­rents besoins de leur âge. Qu’elle soit contrainte à aban­don­ner ces tâches pour prendre un emploi rétri­bué hors de chez elle n’est pas juste du point de vue du bien de la socié­té et de la famille si cela contre­dit ou rend dif­fi­ciles les buts pre­miers de la mis­sion mater­nelle 26.

Dans ce contexte, on doit sou­li­gner que, d’une façon plus géné­rale, il est néces­saire d’or­ga­ni­ser et d’a­dap­ter tout le pro­ces­sus du tra­vail de manière à res­pec­ter les exi­gences de la per­sonne et ses formes de vie, et avant tout de sa vie de famille, en tenant compte de l’âge et du sexe de cha­cun. C’est un fait que, dans beau­coup de socié­tés, les femmes tra­vaillent dans presque tous les sec­teurs de la vie. Il convient cepen­dant qu’elles puissent rem­plir plei­ne­ment leurs tâches selon le carac­tère qui leur est propre, sans dis­cri­mi­na­tion et sans exclu­sion des emplois dont elles sont capables, mais aus­si sans man­quer au res­pect de leurs aspi­ra­tions fami­liales et du rôle spé­ci­fique qui leur revient, à côté de l’homme, dans la for­ma­tion du bien com­mun de la socié­té. La vraie pro­mo­tion de la femme exige que le tra­vail soit struc­tu­ré de manière qu’elle ne soit pas obli­gée de payer sa pro­mo­tion par l’a­ban­don de sa propre spé­ci­fi­ci­té et au détri­ment de sa famille dans laquelle elle a, en tant que mère, un rôle irremplacable.

A côté du salaire, entrent encore ici en jeu diverses pres­ta­tions sociales qui ont pour but d’as­su­rer la vie et la san­té des tra­vailleurs et de leurs familles. Les dépenses concer­nant les soins de san­té néces­saires, spé­cia­le­ment en cas d’ac­ci­dent du tra­vail, exigent que le tra­vailleur ait faci­le­ment accès à l’as­sis­tance sani­taire et cela, dans la mesure du pos­sible, à prix réduit ou même gra­tui­te­ment. Un autre sec­teur qui concerne les pres­ta­tions est celui du droit au repos : il s’a­git avant tout ici du repos heb­do­ma­daire régu­lier, com­pre­nant au moins le dimanche, et en outre d’un repos plus long, ce qu’on appelle le congé annuel, ou éven­tuel­le­ment le congé pris en plu­sieurs fois au cours de l’an­née en périodes plus courtes. Enfin, il s’a­git ici du droit à la retraite, à l’as­su­rance vieillesse et à l’as­su­rance pour les acci­dents du tra­vail. Dans le cadre de ces droits prin­ci­paux, tout un sys­tème de droits par­ti­cu­liers se déve­loppe : avec la rému­né­ra­tion du tra­vail, ils sont l’in­dice d’une juste défi­ni­tion des rap­ports entre le tra­vailleur et l’employeur. Parmi ces droits, il ne faut jamais oublier le droit à des lieux et des méthodes de tra­vail qui ne portent pas pré­ju­dice à la san­té phy­sique des tra­vailleurs et qui ne blessent pas leur inté­gri­té morale.

20. L’importance des syndicats 

Sur le fon­de­ment de tous ces droits et en rela­tion avec la néces­si­té où sont les tra­vailleurs de les défendre eux-​mêmes, se pré­sente un autre droit : le droit d’as­so­cia­tion, c’est-​à-​dire le droit de s’as­so­cier, de s’u­nir, pour défendre les inté­rêts vitaux des hommes employés dans les dif­fé­rentes pro­fes­sions. Ces unions portent le nom de syn­di­cats. Les inté­rêts vitaux des tra­vailleurs sont, jus­qu’à un cer­tain point, com­muns à tous ; en même temps, cepen­dant, chaque genre de tra­vail, chaque pro­fes­sion a une spé­ci­fi­ci­té propre, qui devrait se reflé­ter de manière par­ti­cu­lière dans ces organisations.

Les syn­di­cats ont en un cer­tain sens pour ancêtres les anciennes cor­po­ra­tions d’ar­ti­sans du moyen-​âge, dans la mesure où ces orga­ni­sa­tions regrou­paient des hommes du même métier, c’est-​à-​dire les regrou­paient en fonc­tion de leur tra­vail. Mais les syn­di­cats dif­fèrent des cor­po­ra­tions sur un point essen­tiel : les syn­di­cats modernes ont gran­di à par­tir de la lutte des tra­vailleurs, du monde du tra­vail et sur­tout des tra­vailleurs de l’in­dus­trie, pour la sau­ve­garde de leurs justes droits vis-​à-​vis des entre­pre­neurs et des pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion. Leur tâche consiste dans la défense des inté­rêts exis­ten­tiels des tra­vailleurs dans tous les sec­teurs où leurs droits sont en cause. L’expérience his­to­rique apprend que les orga­ni­sa­tions de ce type sont un élé­ment indis­pen­sable de la vie sociale, par­ti­cu­liè­re­ment dans les socié­tés modernes indus­tria­li­sées. Cela ne signi­fie évi­dem­ment pas que seuls les ouvriers de l’in­dus­trie puissent consti­tuer des asso­cia­tions de ce genre. Les repré­sen­tants de toutes les pro­fes­sions peuvent s’en ser­vir pour défendre leurs droits res­pec­tifs. En fait, il y a des syn­di­cats d’a­gri­cul­teurs et des syn­di­cats de tra­vailleurs intel­lec­tuels ; il y a aus­si des orga­ni­sa­tions patro­nales. Ils se sub­di­visent tous, comme on l’a déjà dit, en groupes et sous-​groupes selon les spé­cia­li­sa­tions professionnelles.

La doc­trine sociale catho­lique ne pense pas que les syn­di­cats soient seule­ment le reflet d’une struc­ture « de classe » de la socié­té ; elle ne pense pas qu’ils soient les porte-​parole d’une lutte de classe qui gou­ver­ne­rait inévi­ta­ble­ment la vie sociale. Certes, ils sont les porte-​parole de la lutte pour la jus­tice sociale, pour les justes droits des tra­vailleurs selon leurs diverses pro­fes­sions. Cependant, cette « lutte » doit être com­prise comme un enga­ge­ment nor­mal « en vue » du juste bien : ici, du bien qui cor­res­pond aux besoins et aux mérites des tra­vailleurs asso­ciés selon leurs pro­fes­sions ; mais elle n’est pas une « lutte contre » les autres. Si, dans les ques­tions contro­ver­sées, elle prend un carac­tère d’op­po­si­tion aux autres, cela se pro­duit parce qu’on recherche le bien qu’est la jus­tice sociale, et non pas la « lutte » pour elle-​même, ou l’é­li­mi­na­tion de l’ad­ver­saire. La carac­té­ris­tique du tra­vail est avant tout d’u­nir les hommes et c’est en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une com­mu­nau­té. En défi­ni­tive, dans cette com­mu­nau­té, doivent s’u­nir de quelque manière et les tra­vailleurs et ceux qui dis­posent des moyens de pro­duc­tion ou en sont pro­prié­taires. A la lumière de cette struc­ture fon­da­men­tale de tout tra­vail _​à la lumière du fait que, en défi­ni­tive, le « tra­vail » et le « capi­tal » sont les com­po­santes indis­pen­sables de la pro­duc­tion dans quelque sys­tème social que ce soit _​, l’u­nion des hommes pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exi­gences du tra­vail, demeure un élé­ment créa­teur d’ordre social et de soli­da­ri­té, élé­ment dont on ne sau­rait faire abstraction.

Les justes efforts pour défendre les droits des tra­vailleurs unis dans la même pro­fes­sion doivent tou­jours tenir compte des limi­ta­tions impo­sées par la situa­tion éco­no­mique géné­rale du pays. Les requêtes syn­di­cales ne peuvent pas se trans­for­mer en une sorte d”« égoïsme » de groupe ou de classe, bien qu’elles puissent et doivent tendre à cor­ri­ger aus­si, eu égard au bien com­mun de toute la socié­té, tout ce qui est défec­tueux dans le sys­tème de pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion ou dans leur ges­tion et leur usage. La vie sociale et économico-​sociale est cer­tai­ne­ment comme un sys­tème de « vases com­mu­ni­cants » et chaque acti­vi­té sociale qui a pour but de sau­ve­gar­der les droits des groupes par­ti­cu­liers doit s’y adapter.

En ce sens, l’ac­ti­vi­té des syn­di­cats entre de manière indu­bi­table dans le domaine de la « poli­tique » enten­due comme un sou­ci pru­dent du bien com­mun. Mais, en même temps, le rôle des syn­di­cats n’est pas de « faire de la poli­tique » au sens que l’on donne géné­ra­le­ment aujourd’­hui à ce terme. Les syn­di­cats n’ont pas le carac­tère de « par­tis poli­tiques » qui luttent pour le pou­voir, et ils ne devraient jamais non plus être sou­mis aux déci­sions des par­tis poli­tiques ni avoir des liens trop étroits avec eux. En effet, si telle est leur situa­tion, ils perdent faci­le­ment le contact avec ce qui est leur rôle spé­ci­fique, celui de défendre les justes droits des tra­vailleurs dans le cadre du bien com­mun de toute la socié­té, et ils deviennent, au contraire, un ins­tru­ment pour d’autres buts.

Parlant de la sau­ve­garde des justes droits des tra­vailleurs selon leurs diverses pro­fes­sions, il faut natu­rel­le­ment avoir tou­jours davan­tage devant les yeux ce dont dépend le carac­tère sub­jec­tif du tra­vail dans chaque pro­fes­sion, mais en même temps ou avant tout ce qui condi­tionne la digni­té propre du sujet qui tra­vaille. Ici s’ouvrent de mul­tiples pos­si­bi­li­tés pour l’ac­tion des orga­ni­sa­tions syn­di­cales, y com­pris leur enga­ge­ment en faveur de l’en­sei­gne­ment, de l’é­du­ca­tion et de la pro­mo­tion de l’auto-​éducation. L’action des écoles, de ce qu’on appelle les « uni­ver­si­tés ouvrières » ou « popu­laires », des pro­grammes et des cours de for­ma­tion qui ont déve­lop­pé et déve­lopppent encore ce type d’ac­ti­vi­té, est très méri­tante. On doit tou­jours sou­hai­ter que, grâce à l’ac­tion de ses syn­di­cats, le tra­vailleur non seule­ment puisse « avoir » plus, mais aus­si et sur­tout puisse « être » davan­tage, c’est-​à-​dire qu’il puisse réa­li­ser plus plei­ne­ment son huma­ni­té sous tous ses aspects.

En agis­sant pour les justes droits de leurs membres, les syn­di­cats ont éga­le­ment recours au pro­cé­dé de la « grève », c’est-​à-​dire de l’ar­rêt du tra­vail conçu comme une sorte d’ul­ti­ma­tum adres­sé aux orga­nismes com­pé­tents et, avant tout, aux employeurs. C’est un pro­cé­dé que la doc­trine sociale catho­lique recon­naît comme légi­time sous cer­taines condi­tions et dans de justes limites. Les tra­vailleurs devraient se voir assu­rer le droit de grève et ne pas subir de sanc­tions pénales per­son­nelles pour leur par­ti­ci­pa­tion à la grève. Tout en admet­tant que celle-​ci est un moyen juste et légi­time, on doit éga­le­ment sou­li­gner qu’elle demeure, en un sens, un moyen extrême. On ne peut pas en abu­ser ; on ne peut pas en abu­ser spé­cia­le­ment pour faire le jeu de la poli­tique. En outre, on ne peut jamais oublier que, lors­qu’il s’a­git de ser­vices essen­tiels à la vie de la socié­té, ces der­niers doivent être tou­jours assu­rés, y com­pris, si c’est néces­saire, par des mesures légales adé­quates. L’abus de la grève peut conduire à la para­ly­sie de toute la vie socio-​économique. Or cela est contraire aux exi­gences du bien com­mun de la socié­té qui cor­res­pond éga­le­ment à la nature bien com­prise du tra­vail lui-même.

21. Dignité du tra­vail agricole 

Tout ce qui a été dit pré­cé­dem­ment sur la digni­té du tra­vail, sur la dimen­sion objec­tive et sub­jec­tive du tra­vail de l’homme, s’ap­plique direc­te­ment au pro­blème du tra­vail agri­cole et à la situa­tion de l’homme qui cultive la terre par le dur labeur des champs. Il s’a­git en effet d’un sec­teur très vaste du milieu de tra­vail de notre pla­nète, sec­teur qui ne se limite point à l’un ou l’autre des conti­nents ni non plus aux socié­tés qui sont déjà par­ve­nues à un cer­tain niveau de déve­lop­pe­ment et de pro­grès. Le monde agri­cole, qui offre à la socié­té les biens néces­saires à son ali­men­ta­tion quo­ti­dienne, a une impor­tance fon­da­men­tale. Les condi­tions du monde rural et du tra­vail agri­cole ne sont pas égales par­tout, et les situa­tions sociales des tra­vailleurs agri­coles sont dif­fé­rentes selon les pays. Cela ne dépend pas seule­ment du degré de déve­lop­pe­ment de la tech­nique agri­cole, mais aus­si, et peut-​être plus encore, de la recon­nais­sance des justes droits des tra­vailleurs agri­coles, et enfin du niveau de conscience dans le domaine de toute l’é­thique sociale du travail.

Le tra­vail des champs connaît de lourdes dif­fi­cul­tés, telles que l’ef­fort phy­sique pro­lon­gé et par­fois exté­nuant, le peu d’es­time que la socié­té lui accorde au point de créer chez les agri­cul­teurs le sen­ti­ment d’être socia­le­ment des mar­gi­naux et d’ac­cé­lé­rer par­mi eux le phé­no­mène de l’exode mas­sif de la cam­pagne vers les villes et, mal­heu­reu­se­ment, vers des condi­tions de vie encore plus déshu­ma­ni­santes. S’ajoutent à tout cela le manque de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle adé­quate et d’ou­tils appro­priés, un cer­tain indi­vi­dua­lisme latent, et aus­si des situa­tions objec­ti­ve­ment injustes. En cer­tains pays en voie de déve­lop­pe­ment, des mil­lions d’hommes sont obli­gés de culti­ver les terres d’au­trui et sont exploi­tés par les grands pro­prié­taires fon­ciers, sans espoir de pou­voir jamais accé­der per­son­nel­le­ment à la pos­ses­sion du moindre mor­ceau de terre. Il n’existe aucune forme de pro­tec­tion légale de la per­sonne du tra­vailleur agri­cole et de sa famille en cas de vieillesse, de mala­die ou de chô­mage. De longues jour­nées de dur tra­vail phy­sique sont misé­ra­ble­ment payées. Des terres culti­vables sont lais­sées à l’a­ban­don par les pro­prié­taires ; des titres légaux de pos­ses­sion d’un petit ter­rain, culti­vé en compte propre depuis des années, sont tenus pour rien ou ne peuvent être défen­dus devant la « faim de terre » qui anime des indi­vi­dus ou des groupes plus puis­sants. Mais même dans les pays éco­no­mi­que­ment déve­lop­pés, où la recherche scien­ti­fique, les conquêtes tech­no­lo­giques ou la poli­tique de l’Etat ont por­té l’a­gri­cul­ture à un niveau très avan­cé, le droit au tra­vail peut être lésé lors­qu’on refuse au pay­san la facul­té de par­ti­ci­per aux choix qui déter­minent ses pres­ta­tions de tra­vail, ou quand est nié le droit à la libre asso­cia­tion en vue de la juste pro­mo­tion sociale, cultu­relle et éco­no­mique du tra­vailleur agricole.

Dans de nom­breuses situa­tions, des chan­ge­ments radi­caux et urgents sont donc néces­saires pour redon­ner à l’a­gri­cul­ture _​et aux culti­va­teurs _​leur juste valeur comme base d’une saine éco­no­mie, dans l’en­semble du déve­lop­pe­ment de la com­mu­nau­té sociale. C’est pour­quoi il faut pro­cla­mer et pro­mou­voir la digni­té du tra­vail, de tout tra­vail, et spé­cia­le­ment du tra­vail agri­cole, grâce auquel l’homme, de manière si élo­quente, « sou­met » la terre reçue comme un don de Dieu et affer­mit sa « domi­na­tion » sur le monde visible.

22. La per­sonne han­di­ca­pée et le travail 

Récemment, les com­mu­nau­tés natio­nales et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales ont por­té leur atten­tion sur un autre pro­blème lié au tra­vail et qui com­porte de nom­breuses consé­quences : celui des per­sonnes han­di­ca­pées. Elles sont, elles aus­si, des sujets plei­ne­ment humains et elles pos­sèdent à ce titre des droits innés, sacrés et invio­lables, qui, en dépit des limites et des souf­frances ins­crites dans leur corps et dans leurs facul­tés, mettent davan­tage en relief la digni­té et la gran­deur de l’homme. Puisque la per­sonne han­di­ca­pée est un sujet doté de tous ses droits, on doit lui faci­li­ter la par­ti­ci­pa­tion à la vie de la socié­té dans toutes ses dimen­sions et à tous les niveaux qui sont acces­sibles à ses capa­ci­tés. La per­sonne han­di­ca­pée est l’un de nous et par­ti­cipe plei­ne­ment à notre huma­ni­té. Il serait pro­fon­dé­ment indigne de l’homme et ce serait une néga­tion de l’hu­ma­ni­té com­mune de n’ad­mettre à la vie sociale, et donc au tra­vail, que des membres dotés du plein usage de leurs moyens, car, en agis­sant ain­si, on retom­be­rait dans une forme impor­tante de dis­cri­mi­na­tion, celle des gens forts et sains contre les per­sonnes faibles et les malades. Le tra­vail au sens objec­tif doit être subor­don­né, même dans ce cas, à la digni­té de l’homme, au sujet du tra­vail, et non à l’a­van­tage économique.

Il revient donc aux diverses ins­tances impli­quées dans le monde du tra­vail, à l’employeur direct comme à l’employeur indi­rect, de pro­mou­voir par des mesures effi­caces et appro­priées le droit de la per­sonne han­di­ca­pée à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle et au tra­vail, de telle sorte qu’elle puisse trou­ver place dans une acti­vi­té pro­duc­trice dont elle soit capable. Ici se posent de nom­breux pro­blèmes d’ordre pra­tique, légal et aus­si éco­no­mique ; mais il revient à la com­mu­nau­té, c’est-​à-​dire aux auto­ri­tés publiques, aux asso­cia­tions et aux groupes inter­mé­diaires, aux entre­prises et aux han­di­ca­pés eux-​mêmes, de mettre en com­mun idées et res­sources pour par­ve­nir au but auquel on ne sau­rait renon­cer, à savoir que soit offert un tra­vail aux per­sonnes han­di­ca­pées, selon leurs pos­si­bi­li­tés, parce que leur digni­té d’hommes et de sujets du tra­vail le requiert. Chaque com­mu­nau­té sau­ra se don­ner les struc­tures adap­tées pour trou­ver ou pour créer des postes de tra­vail pour ces per­sonnes, soit dans les entre­prises publiques ou pri­vées, qui leur offri­ront un poste de tra­vail ordi­naire ou adap­té à leur cas, soit dans les entre­prises et les milieux dits « protégés ».

Une grande atten­tion devra être por­tée, comme pour tous les autres tra­vailleurs, aux condi­tions de tra­vail phy­siques et psy­cho­lo­giques des han­di­ca­pés, à leur juste rému­né­ra­tion, à leur pos­si­bi­li­té de pro­mo­tion, et à l’é­li­mi­na­tion des divers obs­tacles. Sans se cacher qu’il s’a­git d’une tâche com­plexe et dif­fi­cile, on peut sou­hai­ter qu’une concep­tion exacte du tra­vail au sens sub­jec­tif per­mette d’at­teindre une situa­tion qui donne à la per­sonne han­di­ca­pée la pos­si­bi­li­té de se sen­tir, non point en marge du monde du tra­vail ou en dépen­dance de la socié­té, mais comme un sujet du tra­vail de plein droit, utile, res­pec­té dans sa digni­té humaine et appe­lé à contri­buer au pro­grès et au bien de sa famille et de la com­mu­nau­té selon ses propres capacités.

23. Le tra­vail et le pro­blème de l’émigration 

Il faut enfin dire au moins quelques mots sur la ques­tion de l’é­mi­gra­tion pour cause de tra­vail. Il y a là un phé­no­mène ancien mais qui se répète sans cesse et prend même aujourd’­hui des dimen­sions de nature à com­pli­quer la vie actuelle. L’homme a le droit de quit­ter son pays d’o­ri­gine pour divers motifs _​comme aus­si d’y retour­ner _​et de cher­cher de meilleures condi­tions de vie dans un autre pays. Ce fait, assu­ré­ment, n’est pas dépour­vu de dif­fi­cul­tés de nature diverse. Avant tout, il consti­tue, en géné­ral, une perte pour le pays d’où on émigre. C’est l’é­loi­gne­ment d’un homme qui est en même temps membre d’une grande com­mu­nau­té uni­fiée par son his­toire, sa tra­di­tion, sa culture, et qui recom­mence une vie au milieu d’une autre socié­té, uni­fiée par une autre culture et très sou­vent aus­si par une autre langue. Dans ce cas, vient à man­quer un sujet du tra­vail qui, par l’ef­fort de sa pen­sée ou de ses mains, pour­rait contri­buer à l’aug­men­ta­tion du bien com­mun dans son pays ; et voi­ci que cet effort, cette contri­bu­tion sont don­nés à une autre socié­té, qui en un cer­tain sens y a moins droit que la patrie d’origine.

Et pour­tant, même si l’é­mi­gra­tion est sous cer­tains aspects un mal, celui-​ci est, en des cir­cons­tances déter­mi­nées, ce que l’on appelle un mal néces­saire. On doit tout faire _​et on fait assu­ré­ment beau­coup dans ce but _​pour que ce mal au sens maté­riel ne com­porte pas de plus impor­tants dom­mages au sens moral, pour qu’au contraire, et autant que pos­sible, il apporte même un bien dans la vie per­son­nelle, fami­liale et sociale de l’é­mi­gré, par rap­port au pays d’ar­ri­vée comme par rap­port au pays de départ. En ce domaine, énor­mé­ment de choses dépendent d’une juste légis­la­tion, en par­ti­cu­lier quand il s’a­git des droits du tra­vailleur. On com­prend que ce pro­blème ait sa place dans le contexte des pré­sentes consi­dé­ra­tions, sur­tout de ce point de vue.

La chose la plus impor­tante est que l’homme qui tra­vaille en dehors de son pays natal comme émi­gré per­ma­nent ou comme tra­vailleur sai­son­nier ne soit pas désa­van­ta­gé dans le domaine des droits rela­tifs au tra­vail par rap­port aux autres tra­vailleurs de cette socié­té. L’émigration pour motif de tra­vail ne peut d’au­cune manière deve­nir une occa­sion d’ex­ploi­ta­tion finan­cière ou sociale. En ce qui concerne la rela­tion de tra­vail avec le tra­vailleur immi­gré doivent valoir les mêmes cri­tères que pour tout autre tra­vailleur de la socié­té. La valeur du tra­vail doit être esti­mée avec la même mesure et non en consi­dé­ra­tion de la dif­fé­rence de natio­na­li­té, de reli­gion ou de race. A plus forte rai­son ne peut-​on exploi­ter la situa­tion de contrainte dans laquelle se trouve l’im­mi­gré. Toutes ces cir­cons­tances doivent caté­go­ri­que­ment céder _​natu­rel­le­ment après qu’aient été prises en consi­dé­ra­tion les qua­li­fi­ca­tions spé­ciales _​devant la valeur fon­da­men­tale du tra­vail, valeur qui est liée à la digni­té de la per­sonne humaine.

Il faut répé­ter encore une fois le prin­cipe fon­da­men­tal : la hié­rar­chie des valeurs, le sens pro­fond du tra­vail exigent que le capi­tal soit au ser­vice du tra­vail et non le tra­vail au ser­vice du capital.

V. ELÉMENTS POUR UNE SPIRITUALITÉ DU TRAVAIL

24. Rôle par­ti­cu­lier de l’Eglise 

Il convient de consa­crer la der­nière par­tie de ces réflexions, faites sur le thème du tra­vail à l’oc­ca­sion du quatre-​vingt-​dixième anni­ver­saire de l’en­cy­clique Rerum nova­rum, à la spi­ri­tua­li­té du tra­vail au sens chré­tien du terme. Etant don­né que le tra­vail dans sa dimen­sion sub­jec­tive est tou­jours une action per­son­nelle, actus per­so­nae, il en découle que c’est l’homme tout entier qui y par­ti­cipe, avec son corps comme avec son esprit, indé­pen­dam­ment du fait qu’il soit un tra­vail manuel ou intel­lec­tuel. C’est éga­le­ment à l’homme entier qu’est adres­sée la parole du Dieu vivant, le mes­sage évan­gé­lique du salut dans lequel on trouve de nom­breux ensei­gne­ments qui, tels des lumières par­ti­cu­lières, concernent le tra­vail humain. Il faut donc bien assi­mi­ler ces ensei­gne­ments : il faut l’ef­fort inté­rieur de l’es­prit gui­dé par la foi, l’es­pé­rance et la cha­ri­té, pour don­ner au tra­vail de l’homme concret, grâce à ces ensei­gne­ments, le sens qu’il a aux yeux de Dieu et par lequel il entre dans l’œuvre du salut comme un de ses élé­ments à la fois ordi­naires et par­ti­cu­liè­re­ment importants.

Si l’Eglise consi­dère comme son devoir de se pro­non­cer au sujet du tra­vail du point de vue de sa valeur humaine et de l’ordre moral dont il fait par­tie, si elle recon­naît en cela l’une des tâches impor­tantes que com­porte son ser­vice de l’en­semble du mes­sage évan­gé­lique, elle voit en même temps qu’elle a le devoir par­ti­cu­lier de for­mer une spi­ri­tua­li­té du tra­vail sus­cep­tible d’ai­der tous les hommes à s’a­van­cer grâce à lui vers Dieu, Créateur et Rédempteur, à par­ti­ci­per à son plan de salut sur l’homme et le monde, et à appro­fon­dir dans leur vie l’a­mi­tié avec le Christ, en par­ti­ci­pant par la foi de manière vivante à sa triple mis­sion de prêtre, de pro­phète et de roi, comme l’en­seigne en des expres­sions admi­rables le Concile Vatican II.

25. Le tra­vail comme par­ti­ci­pa­tion à l’œuvre du Créateur 

Comme dit le Concile Vatican II, « pour les croyants, une chose est cer­taine : l’ac­ti­vi­té humaine, indi­vi­duelle et col­lec­tive, le gigan­tesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’a­charnent à amé­lio­rer leurs condi­tions de vie, consi­dé­ré en lui-​même, cor­res­pond au des­sein de Dieu. L’homme, créé à l’i­mage de Dieu, a en effet reçu la mis­sion de sou­mettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gou­ver­ner le cos­mos en sain­te­té et jus­tice et, en recon­nais­sant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui réfé­rer son être ain­si que l’u­ni­vers : en sorte que, tout étant sou­mis à l’homme, le nom même de Dieu soit glo­ri­fié par toute la terre » 27.

Dans les paroles de la Révélation divine, on trouve très pro­fon­dé­ment ins­crite cette véri­té fon­da­men­tale que l’homme, créé à l’i­mage de Dieu, par­ti­cipe par son tra­vail à l’œuvre du Créateur, et conti­nue en un cer­tain sens, à la mesure de ses pos­si­bi­li­tés, à la déve­lop­per et à la com­plé­ter, en pro­gres­sant tou­jours davan­tage dans la décou­verte des res­sources et des valeurs incluses dans l’en­semble du monde créé. Nous trou­vons cette véri­té dès le com­men­ce­ment de la Sainte Ecriture, dans le Livre de la Genèse, où l’œuvre même de la créa­tion est pré­sen­tée sous la forme d’un « tra­vail » accom­pli par Dieu durant « six jours » 28 et abou­tis­sant au « repos » du sep­tième jour 29. D’autre part, le der­nier livre de la Sainte Ecriture résonne encore des mêmes accents de res­pect pour l’œuvre que Dieu a accom­plie par son « tra­vail » créa­teur lors­qu’il pro­clame : « Grandes et admi­rables sont tes œuvres, ô Seigneur Dieu tout-​puissant » 30, pro­cla­ma­tion qui fait écho à celle du Livre de la Genèse dans lequel la des­crip­tion de chaque jour de la créa­tion s’a­chève par l’af­fir­ma­tion : « Et Dieu vit que cela était bon » 31.

Cette des­crip­tion de la créa­tion, que nous trou­vons déjà dans le pre­mier cha­pitre de la Genèse, est en même temps et en un cer­tain sens le pre­mier « évan­gile du tra­vail ». Elle montre en effet en quoi consiste sa digni­té : elle enseigne que, par son tra­vail, l’homme doit imi­ter Dieu, son Créateur, parce qu’il porte en soi _​et il est seul à le faire _​l’élé­ment par­ti­cu­lier de res­sem­blance avec Lui. L’homme doit imi­ter Dieu lors­qu’il tra­vaille comme lors­qu’il se repose, étant don­né que Dieu lui-​même a vou­lu lui pré­sen­ter son œuvre créa­trice sous la forme du tra­vail et sous celle du repos. Cette œuvre de Dieu dans le monde conti­nue tou­jours, comme l’at­testent ces paroles du Christ : « Mon Père agit tou­jours …» 32 ; il agit par sa puis­sance créa­trice, en sou­te­nant dans l’exis­tence le monde qu’il a appe­lé du néant à l’être, et il agit par sa puis­sance sal­vi­fique dans les cœurs des hommes qu’il a des­ti­nés dès le com­men­ce­ment au « repos » 33 en union avec lui, dans la « mai­son du Père » 34. C’est pour­quoi le tra­vail de l’homme, lui aus­si, non seule­ment exige le repos chaque « sep­tième jour » 35, mais en outre ne peut se limi­ter à la seule mise en œuvre des forces humaines dans l’ac­tion exté­rieure : il doit lais­ser un espace inté­rieur dans lequel l’homme, en deve­nant tou­jours davan­tage ce qu’il doit être selon la volon­té de Dieu, se pré­pare au « repos » que le Seigneur réserve à ses ser­vi­teurs et amis 36.

La conscience que le tra­vail humain est une par­ti­ci­pa­tion à l’œuvre de Dieu doit, comme l’en­seigne le Concile, impré­gner même « les acti­vi­tés les plus quo­ti­diennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs acti­vi­tés de manière à bien ser­vir la socié­té, sont fon­dés à voir dans leur tra­vail un pro­lon­ge­ment de l’œuvre du Créateur, un ser­vice de leurs frères, un apport per­son­nel à la réa­li­sa­tion du plan pro­vi­den­tiel dans l’his­toire » 37.

Il faut donc que cette spi­ri­tua­li­té chré­tienne du tra­vail devienne le patri­moine com­mun de tous. Il faut que, sur­tout à l’é­poque actuelle, la spi­ri­tua­li­té du tra­vail mani­feste la matu­ri­té qu’exigent les ten­sions et les inquié­tudes des esprits et des cœurs : « Loin de croire que les conquêtes du génie et du cou­rage de l’homme s’op­posent à la puis­sance de Dieu et de consi­dé­rer la créa­ture rai­son­nable comme une sorte de rivale du Créateur, les chré­tiens sont au contraire bien per­sua­dés que les vic­toires du genre humain sont un signe de la gran­deur divine et une consé­quence de son des­sein inef­fable. Mais plus gran­dit le pou­voir de l’homme, plus s’é­lar­git le champ de ses res­pon­sa­bi­li­tés, per­son­nelles et com­mu­nau­taires… Le mes­sage chré­tien ne détourne pas les hommes de la construc­tion du monde et ne les incite pas à se dés­in­té­res­ser du sort de leurs sem­blables : il leur en fait au contraire un devoir plus pres­sant » 38.

La conscience de par­ti­ci­per par le tra­vail à l’œuvre de la créa­tion consti­tue la moti­va­tion la plus pro­fonde pour l’en­tre­prendre dans divers sec­teurs : « C’est pour­quoi les fidèles _​lisons-​nous dans la consti­tu­tion Lumen gen­tium _​doivent recon­naître la nature pro­fonde de toute la créa­tion, sa valeur et sa fina­li­té qui est la gloire de Dieu ; ils doivent, même à tra­vers des acti­vi­tés pro­pre­ment sécu­lières, s’ai­der mutuel­le­ment en vue d’une vie plus sainte, afin que le monde s’im­prègne de l’Esprit du Christ et atteigne plus effi­ca­ce­ment sa fin dans la jus­tice, la cha­ri­té et la paix… Par leur com­pé­tence dans les dis­ci­plines pro­fanes et par leur acti­vi­té que la grâce du Christ élève au-​dedans, qu’ils s’ap­pliquent de toutes leurs forces à obte­nir que les biens créés soient culti­vés…, selon les fins du Créateur et l’illu­mi­na­tion de son Verbe, grâce au tra­vail de l’homme, à la tech­nique et à la culture de la cité…» 39.

26. Le Christ, l’homme du travail

Cette véri­té d’a­près laquelle l’homme par­ti­cipe par son tra­vail à l’œuvre de Dieu lui-​même, son Créateur, a été par­ti­cu­liè­re­ment mise en relief par Jésus-​Christ, ce Jésus dont beau­coup de ses pre­miers audi­teurs à Nazareth « demeu­raient frap­pés de stu­pé­fac­tion et disaient : « D’où lui vient tout cela ? Et quelle est la sagesse qui lui a été don­née ? … N’est-​ce pas là le char­pen­tier ? »» 40. En effet, Jésus pro­cla­mait et sur­tout met­tait d’a­bord en pra­tique l”«Evangile » qui lui avait été confié, les paroles de la Sagesse éter­nelle. Pour cette rai­son, il s’a­gis­sait vrai­ment de l”«évangile du tra­vail » parce que celui qui le pro­cla­mait était lui-​même un tra­vailleur, un arti­san comme Joseph de Nazareth 41. Même si nous ne trou­vons pas dans les paroles du Christ l’ordre par­ti­cu­lier de tra­vailler _​mais bien plu­tôt, une fois, l’in­ter­dic­tion de se pré­oc­cu­per de manière exces­sive du tra­vail et des moyens de vivre 42 _​, sa vie n’en a pas moins une élo­quence sans équi­voque : il appar­tient au « monde du tra­vail» ; il appré­cie et il res­pecte le tra­vail de l’homme ; on peut même dire davan­tage : il regarde avec amour ce tra­vail ain­si que ses diverses expres­sions, voyant en cha­cune une manière par­ti­cu­lière de mani­fes­ter la res­sem­blance de l’homme avec Dieu Créateur et Père. N’est-​ce pas lui qui dit : « Mon Père est le vigne­ron…» 43, trans­po­sant de diverses manières dans son ensei­gne­ment la véri­té fon­da­men­tale sur le tra­vail expri­mée déjà dans toute la tra­di­tion de l’Ancien Testament, depuis le Livre de la Genèse ?

Dans les livres de l’Ancien Testament, les réfé­rences au tra­vail ne manquent pas, pas plus qu’aux diverses pro­fes­sions que l’homme exerce : le méde­cin 44, l’a­po­thi­caire 45, l’ar­ti­san ou l’ar­tiste 46, le for­ge­ron 47 _​on pour­rait appli­quer ces paroles au tra­vail des sidé­rur­gistes modernes _​, le potier 48, l’a­gri­cul­teur 49, le sage qui scrute les Ecritures 50, le marin 51, le maçon 52, le musi­cien 53, le ber­ger 54 le pêcheur 55. On sait les belles paroles consa­crées au tra­vail des femmes 56. Dans ses para­boles sur le Royaume de Dieu, Jésus-​Christ se réfère constam­ment au tra­vail : celui du ber­ger 57, du pay­san 58, du méde­cin 59, du semeur 60, du maître de mai­son 61, du ser­vi­teur 62, de l’in­ten­dant 63, du pêcheur 64, du mar­chand 65, de l’ou­vrier 66. Il parle aus­si des divers tra­vaux des femmes 67. Il pré­sente l’a­pos­to­lat à l’i­mage du tra­vail manuel des mois­son­neurs 68 ou des pêcheurs 69. Il se réfère aus­si au tra­vail des scribes 70.

Cet ensei­gne­ment du Christ sur le tra­vail, fon­dé sur l’exemple de sa vie durant les années de Nazareth, trouve un écho très vif dans l’en­sei­gne­ment de l’Apôtre Paul. Paul, qui fabri­quait pro­ba­ble­ment des tentes, se van­tait de pra­ti­quer son métier 71 grâce auquel il pou­vait, tout en étant apôtre, gagner seul son pain 72. « Au labeur et à la peine nuit et jour, nous avons tra­vaillé pour n’être à charge à aucun d’entre vous » 73. De là découlent ses ins­truc­tions au sujet du tra­vail, qui ont un carac­tère d’ex­hor­ta­tion et de com­man­de­ment : « A ces gens-​là … nous pres­cri­vons, et nous les y exhor­tons dans le Seigneur Jésus-​Christ : qu’ils tra­vaillent dans le calme, pour man­ger un pain qui soit à eux », écrit-​il aux Thessaloniciens 74. Notant en effet que cer­tains « vivent dans le désordre … sans rien faire » 75, l’Apôtre, dans ce contexte, n’hé­site pas à dire : « Si quel­qu’un ne veut pas tra­vailler, qu’il ne mange pas non plus » 76. Au contraire, dans un autre pas­sage, il encou­rage : « Quoi que vous fas­siez, tra­vaillez de toute votre âme, comme pour le Seigneur et non pour les hommes, sachant que vous rece­vrez du Seigneur l’hé­ri­tage en récom­pense » 77.

Les ensei­gne­ments de l’Apôtre des nations ont, comme on le voit, une impor­tance capi­tale pour la morale et la spi­ri­tua­li­té du tra­vail. Ils sont un com­plé­ment impor­tant au grand, bien que dis­cret, évan­gile du tra­vail que nous trou­vons dans la vie du Christ et dans ses para­boles, dans ce que Jésus « a fait et a ensei­gné » 78.

A cette lumière éma­nant de la Source même, l’Eglise a tou­jours pro­cla­mé ce dont nous trou­vons l’ex­pres­sion contem­po­raine dans l’en­sei­gne­ment de Vatican II : « De même qu’elle pro­cède de l’homme, l’ac­ti­vi­té humaine lui est ordon­née. De fait, par son action, l’homme ne trans­forme pas seule­ment les choses et la socié­té, il se par­fait lui-​même. Il apprend bien des choses, il déve­loppe ses facul­tés, il sort de lui-​même et se dépasse. Cette crois­sance, si elle est bien com­prise, est d’un tout autre prix que l’ac­cu­mu­la­tion de richesses exté­rieures… Voici donc la règle de l’ac­ti­vi­té humaine : qu’elle serve au bien authen­tique de l’hu­ma­ni­té, confor­mé­ment au des­sein et à la volon­té de Dieu, et qu’elle per­mette à l’homme, consi­dé­ré comme indi­vi­du ou comme membre de la socié­té, de déve­lop­per et de réa­li­ser sa voca­tion dans toute sa plé­ni­tude » 79.

Dans une telle vision des valeurs du tra­vail humain, c’est-​à-​dire dans une telle spi­ri­tua­li­té du tra­vail, on s’ex­plique plei­ne­ment ce qu’on peut lire au même endroit de la consti­tu­tion pas­to­rale du Concile sur la juste signi­fi­ca­tion du pro­grès : « L’homme vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il a. De même, tout ce que font les hommes pour faire régner plus de jus­tice, une fra­ter­ni­té plus éten­due, un ordre plus humain dans les rap­ports sociaux, dépasse en valeur les pro­grès tech­niques. Car ceux-​ci peuvent bien four­nir la base maté­rielle de la pro­mo­tion humaine, mais ils sont tout à fait impuis­sants, par eux seuls, à la réa­li­ser » 80.

Cette doc­trine sur le pro­blème du pro­grès et du déve­lop­pe­ment _​thème si domi­nant dans la men­ta­li­té contem­po­raine _​peut être com­prise seule­ment comme fruit d’une spi­ri­tua­li­té du tra­vail éprou­vée, et c’est seule­ment sur la base d’une telle spi­ri­tua­li­té qu’elle peut être réa­li­sée et mise en pra­tique. C’est la doc­trine et en même temps le pro­gramme qui plongent leurs racines dans l”«évangile du travail ».

27. Le tra­vail humain à la lumière de la croix et de la résur­rec­tion du Christ 

Il est encore un autre aspect du tra­vail humain, une de ses dimen­sions essen­tielles, dans lequel la spi­ri­tua­li­té fon­dée sur l’Evangile pénètre pro­fon­dé­ment. Tout tra­vail, qu’il soit manuel ou intel­lec­tuel, est inévi­ta­ble­ment lié à la peine. Le Livre de la Genèse exprime ce fait de manière vrai­ment péné­trante en oppo­sant à la béné­dic­tion ori­gi­nelle du tra­vail, conte­nue dans le mys­tère même de la créa­tion et liée à l’é­lé­va­tion de l’homme comme image de Dieu, la malé­dic­tion que le péché porte avec lui : « Maudit soit le sol à cause de toi ! Avec peine tu en tire­ras ta nour­ri­ture tous les jours de ta vie » 81. Cette peine liée au tra­vail indique la route que sui­vra la vie de l’homme sur la terre et consti­tue l’an­nonce de sa mort : « A la sueur de ton front tu man­ge­ras ton pain jus­qu’à ce que tu retournes à la terre car c’est d’elle que tu as été tiré…» 82. Comme un écho à ces paroles, un des auteurs des livres sapien­tiaux s’ex­prime ain­si : « J’ai consi­dé­ré toutes les œuvres que mes mains avaient faites, et toute la peine que j’a­vais eue à les faire…» 83. Il n’y a pas un homme sur terre qui ne pour­rait faire siennes ces paroles.

L’Evangile annonce, en un cer­tain sens, sa parole ultime _​même à ce sujet _​dans le mys­tère pas­cal de Jésus-​Christ. Et c’est là qu’il faut cher­cher la réponse à ces pro­blèmes, si impor­tants pour la spi­ri­tua­li­té du tra­vail humain. Dans le mys­tère pas­cal est conte­nue la croix du Christ, son obéis­sance jus­qu’à la mort, que l’Apôtre oppose à la déso­béis­sance qui a pesé dès son com­men­ce­ment sur l’his­toire de l’homme sur la terre 84. Y est conte­nue aus­si l’é­lé­va­tion du Christ qui, en pas­sant par la mort de la croix, revient vers ses dis­ciples avec la puis­sance de l’Esprit Saint par sa résurrection.

La sueur et la peine que le tra­vail com­porte néces­sai­re­ment dans la condi­tion pré­sente de l’hu­ma­ni­té offrent au chré­tien et à tout homme qui est appe­lé, lui aus­si, à suivre le Christ, la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per dans l’a­mour à l’œuvre que le Christ est venu accom­plir 85. Cette œuvre de salut s’est réa­li­sée par la souf­france et la mort sur la croix. En sup­por­tant la peine du tra­vail en union avec le Christ cru­ci­fié pour nous, l’homme col­la­bore en quelque manière avec le Fils de Dieu à la rédemp­tion de l’hu­ma­ni­té. Il se montre le véri­table dis­ciple de Jésus en por­tant à son tour la croix chaque jour 86 dans l’ac­ti­vi­té qui est la sienne.

Le Christ, « en accep­tant de mou­rir pour nous tous, pécheurs, nous apprend, par son exemple, que nous devons aus­si por­ter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui pour­suivent la jus­tice et la paix» ; en même temps, cepen­dant, « consti­tué Seigneur par sa résur­rec­tion, le Christ, à qui tout pou­voir a été don­né au ciel et sur la terre, agit désor­mais dans le cœur des hommes par la puis­sance de son Esprit…, il puri­fie et for­ti­fie ces aspi­ra­tions géné­reuses par les­quelles la famille humaine cherche à rendre sa vie plus humaine et à sou­mettre à cette fin la terre entière » 87.

Dans le tra­vail de l’homme, le chré­tien retrouve une petite part de la croix du Christ et l’ac­cepte dans l’es­prit de rédemp­tion avec lequel le Christ a accep­té sa croix pour nous. Dans le tra­vail, grâce à la lumière dont nous pénètre la résur­rec­tion du Christ, nous trou­vons tou­jours une lueur de la vie nou­velle, du bien nou­veau, nous trou­vons comme une annonce des « cieux nou­veaux et de la terre nou­velle » 88 aux­quels par­ti­cipent l’homme et le monde pré­ci­sé­ment par la peine au tra­vail. Par la peine, et jamais sans elle. D’une part, cela confirme que la croix est indis­pen­sable dans la spi­ri­tua­li­té du tra­vail ; mais, d’autre part, un bien nou­veau se révèle dans cette croix qu’est la peine, un bien nou­veau qui débute par le tra­vail lui-​même, par le tra­vail enten­du dans toute sa pro­fon­deur et tous ses aspects, et jamais sans lui.

Ce bien nou­veau, fruit du tra­vail humain, est-​il déjà une petite part de cette « terre nou­velle » où habite la jus­tice ? 89 Dans quel rap­port est-​il avec la résur­rec­tion du Christ, s’il est vrai que les mul­tiples peines du tra­vail de l’homme sont une petite part de la croix du Christ ? Le Concile cherche à répondre aus­si à cette ques­tion en pui­sant la lumière aux sources mêmes de la parole révé­lée : « Certes, nous savons bien qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’u­ni­vers s’il vient à se perdre lui-​même (cf. Lc 9, 25). Cependant, l’at­tente de la terre nou­velle, loin d’af­fai­blir en nous le sou­ci de culti­ver cette terre, doit plu­tôt le réveiller : le corps de la nou­velle famille humaine y gran­dit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pour­quoi, s’il faut soi­gneu­se­ment dis­tin­guer le pro­grès ter­restre de la crois­sance du règne du Christ, ce pro­grès a cepen­dant beau­coup d’im­por­tance pour le Royaume de Dieu » 90.

Dans ces réflexions consa­crées au tra­vail de l’homme, nous avons cher­ché à mettre en relief tout ce qui sem­blait indis­pen­sable, étant don­né que, grâce au tra­vail, doivent se mul­ti­plier sur la terre non seule­ment « les fruits de notre acti­vi­té » mais aus­si « la digni­té de l’homme, la com­mu­nion fra­ter­nelle et la liber­té » 91. Puisse le chré­tien qui se tient à l’é­coute de la parole du Dieu vivant et qui unit le tra­vail à la prière savoir quelle place son tra­vail tient non seule­ment dans le pro­grès ter­restre, mais aus­si dans le déve­lop­pe­ment du Royaume de Dieu auquel nous sommes tous appe­lés par la puis­sance de l’Esprit Saint et par la parole de l’Evangile !

Au terme de ces réflexions, je suis heu­reux de vous don­ner à tous, Frères véné­rés, chers Fils et Filles, la Bénédiction Apostolique.

J’avais pré­pa­ré ce docu­ment de manière à le publier le 15 mai der­nier, au moment du 90e anni­ver­saire de l’en­cy­clique Rerum nova­rum ; mais je n’ai pu le revoir de façon défi­ni­tive qu’a­près mon séjour à l’hôpital.

Donné à Castel Gandolfo, le 14 sep­tembre 1981, fête de l’Exaltation de la sainte Croix, en la troi­sième année de mon pontificat.

Jean-​Paul II

21 janvier 2000
Discours pour l'inauguration de l'année judiciaire
  • Jean-Paul II